UN SAUVETAGE ONTOLOGIQUE DE LA RÉVOLUTION
Sur la théorie sociale de Cornelius Castoriadis 1
Rares sont les théories qui résistent au mouvement actuel de dépérissement de la critique sociale. Elles émergent comme des îlots solitaires au milieu de l’océan des diagnostics néoconservateurs, dans la vogue des pronostics de décadence. Parmi les entreprises théoriques qui se dressent ainsi contre l’esprit du temps, celle de Cornelius Castoriadis représente l’une des plus marquantes. Castoriadis est un philosophe et psychanalyste d’origine grecque, installé à Paris depuis quarante ans. Son œuvre est portée par la même dynamique qui, dès le départ, a alimenté toutes les théories critiques de la société dans notre siècle : il s’agit ici aussi de préserver les visées politiques et pratiques de l’œuvre de Marx, en tournant résolument le dos à ses hypothèses centrales. En trente-cinq ans de travail scientifique et philosophique, Castoriadis s’est détaché du cadre théorique du marxisme, à seule fin de sauvegarder pour le temps présent ce qui en constitue le noyau pratique, c’est-à-dire l’idée d’un renversement révolutionnaire du capitalisme. Parmi les théories sociales contemporaines, seule sans doute celle de Herbert Marcuse tourne autant que celle-ci autour du problème de la révolution. Mais où Marcuse s’engageait dans une exploration psychanalytique de la nature pulsionnelle de l’homme, pour revenir par ce biais à la révolution comme possibilité de pensée dans l’ordre théorique et pratique, Castoriadis convoque un élément central de la philosophie traditionnelle. C’est en effet par l’ontologie qu’il pense pouvoir réintégrer l’idée de révolution, évincée de la conscience de notre époque. La théorie ontologique qu’il développe à cette fin est certes rien moins que traditionnaliste : au lieu de partir de la détermination catégorielle de l’être, Castoriadis procède en effet du caractère fondamentalement indéterminé du monde naturel et social. Sa théorie s’enracine dans la conviction que c’est le processus permanent de création de nouvelles formes d’être qui constitue le mode d’être véritable de la réalité. Dans cette pensée ontologique fondamentale, qu’il cherche à développer sous la forme d’une critique de la logique de l’identité, les fils divergents de son œuvre se rejoignent en quelque sorte dans un nœud central.
Si la théorie castoriadienne trouve ainsi son centre de gravité dans une ontologie audacieuse, voire téméraire, la voie par laquelle le philosophe cherche à fonder cette approche ontologique n’en est pas moins dictée par la problématique actuelle des sciences. La portée théorique et l’attrait intellectuel de son œuvre résident précisément dans le fait que Castoriadis développe son projet philosophique comme une réponse aux difficultés auxquelles sont aujourd’hui confrontées, au premier chef, les sciences sociales, mais aussi les sciences de la nature. Comme tous les philosophes français qui ont compté dans ce siècle, Castoriadis dégage ses hypothèses de base en référence et en constante confrontation constant avec les sciences de son temps. Aussi le chemin qui l’a conduit à son ontologie peut-il être reconstitué comme un processus au cours duquel il a développé son idée politique maîtresse, l’idée de la révolution, en la mettant à l’épreuve des sciences.
I
L’œuvre de Castoriadis est d’abord et avant tout une autocritique du marxisme 2. Le philosophe occupe une place éminente dans ce courant critique souterrain de la tradition théorique du marxisme qui va de Karl Korsch à Merleau-Ponty et E. P. Thompson. Ce ne sont pas au premier chef des réflexions théorico-philosophiques, mais plutôt les expériences de la pratique politique, qui éveillent d’abord ses soupçons sur les hypothèses fondamentales du marxisme. Après avoir personnellement éprouvé les effets de la stratégie autoritaire et répressive du PC stalinien de Grèce, Castoriadis rejoint la IVe Internationale trotskiste avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale. Désormais étudiant en philosophie en France, il ne tarde pas à s’opposer à sa propre organisation, avec laquelle il ne parvient à s’accorder ni sur l’évaluation de la société soviétique, ni sur l’analyse du capitalisme avancé. En compagnie de Claude Lefort, un élève de Merleau-Ponty, Castoriadis fonde un groupe d’opposition, qui, après leur rupture commune avec la IVe Internationale, deviendra le vecteur intellectuel de la revue Socialisme ou barbarie. Celle-ci constitue de 1949 à 1966 à la fois le noyau organisationnel et le centre intellectuel d’une confrontation extraordinairement féconde avec les problèmes théoriques et pratiques posés par le marxisme.
Le travail rédactionnel de la revue vise expressément à établir les principes d’une théorie actuelle de la révolution. La répression des soulèvements populaires en RDA, en Pologne, en Hongrie, le processus de bureaucratisation croissante dans les deux systèmes de société, l’essor inattendu de l’économie capitaliste et l’influence croissante de l’industrie culturelle : toutes ces évolutions ont aiguisé chez les membres du groupe la conscience des insuffisances et de l’obsolescence du marxisme traditionnel. La position qu’ils revendiquent est dictée par la conviction que le marxisme dans sa forme traditionnelle n’offre plus les moyens adéquats pour mener à bien la transformation révolutionnaire des sociétés développées ; c’est pourquoi l’effort de réflexion commun, dont la revue constitue le médium, vise à clarifier les présupposés théoriques d’une réactualisation du marxisme. Le noyau normatif de cette entreprise collective est fourni par la perspective d’un socialisme libertaire et radicalement démocratique, son armature conceptuelle lui vient de la philosophie marxiste de la pratique. C’est cet objectif défini collectivement que les collaborateurs de la revue mettent en œuvre, en se concentrant soit sur des questions empiriques d’analyse de la société, soit sur des problèmes philosophiques d’interprétation du marxisme. Mais seul Castoriadis parvient dans ses contributions à combiner les deux points de vue, de manière à commencer à dégager partiellement les linéaments d’une théorie renouvelée de la société. Son argumentation ne le conduit pas seulement au-delà des frontières du marxisme traditionnel, elle sort même du cadre général du matérialisme historique.
Castoriadis part de l’idée que la forme dénaturée prise par le socialisme en Union soviétique ou en Chine doit rétrospectivement susciter des doutes quant à la théorie marxiste elle-même. Un projet théorique qui, comme celui de Marx, demande à être réalisé dans la pratique, ne peut être jugé indépendamment des résultats auxquels aboutit sa mise en œuvre : « Si le marxisme est vrai, alors, d’après ses propres critères, sa vérité historique effective se trouve dans la pratique historique effective qu’il a animée — c’est-à-dire, finalement, dans la bureaucratie russe et chinoise. Weltgeschichte ist Weltgericht 3. » Mais Castoriadis n’utilise pas cet argument comme le font aujourd’hui les « Nouveaux philosophes » français, pour accuser grossièrement et unilatéralement le marxisme d’être une pensée totalitaire. Il admet au contraire que la théorie marxiste a aussi révélé un deuxième potentiel, porteur d’émancipation, dans les rares moments de l’histoire où des soulèvements populaires se sont organisés sur le modèle d’une démocratie des conseils. Le véritable thème de Castoriadis est ainsi, dès les années 1950, le « clivage interne » de la pensée marxienne. Il reconnaît le noyau productif, révolutionnaire, de la pensée de Marx dans le projet seulement ébauché d’une pratique créatrice tendant à transformer la société ; l’histoire y est interprétée comme un processus permanent de « création par les masses en action de nouvelles formes de vie sociale 4. » Cette approche praxéologique de Marx a laissé ses traces les plus visibles dans le modèle de la lutte des classes, qui interprète l’histoire comme un processus ouvert de confrontation active entre les classes sociales. Elle impliquait en outre le congédiement de la conception traditionnelle de la philosophie, puisque — l’histoire dans son ensemble apparaissant comme un processus inachevable de créations pratiques — la théorie philosophique ne pouvait plus être qu’un projet par principe interminable, ancré dans le mouvement historique. C’est pourquoi Marx, dans les meilleures parties de son œuvre, a non seulement introduit une nouvelle conception de la réalité sociale, mais aussi fait éclater le cadre des anciennes théories de l’histoire, en essayant de comprendre sa propre théorie comme une composante immanente de cette pratique créative qui constituait pour lui le moteur de l’histoire.
Mais cette réorientation radicale est remise en question, aux yeux de Castoriadis, par un deuxième modèle théorique également présent dans l’œuvre de Marx. La découverte du caractère créateur de l’évolution sociale se trouve ici sacrifiée à l’affirmation d’une logique mécanique de l’évolution sociale ; la faculté créative de l’homme réduite à un simple don d’innovation technique ; le processus historique ouvert, requérant des choix pratiques, ramené à la mécanique du développement des forces productives ; le projet révolutionnaire, finalement, dégradé en science positive. Parce que Marx, selon Castoriadis, s’est fié à l’esprit positiviste et à l’optimisme technique de son époque plus qu’à ses propres intuitions, cette vision scientiste a sans peine pris le dessus dans son œuvre. Elle n’a pas seulement recouvert la philosophie de la pratique qui constitue l’apport véritable de Marx, elle est très vite arrivée à l’étouffer dans l’œuf. Mais le triomphe de cette philosophie objectiviste de l’histoire créait dans l’œuvre même de Marx les conditions théoriques internes qui allaient amener le marxisme à se transformer en une simple « idéologie de la bureaucratie », en une science brutale de la légitimation. L’histoire politique qui aboutira au stalinisme ne fera que tirer les conséquences pratiques d’une théorie qui réduisait déjà le processus créatif de la vie sociale à une logique du développement des forces productives.
Ce simple survol suffit à montrer l’inhabituelle lucidité de la lecture que Castoriadis élabore pas à pas dans ses articles de Socialisme ou barbarie. Elle anticipe de deux décennies la critique qui domine aujourd’hui la discussion philosophique sur Marx et le marxisme. Si la thèse de Habermas concernant le « positivisme caché » de la pensée marxienne s’est largement imposée dans ce contexte, il faut bien dire que Castoriadis avait formulé la même pensée fondamentale vingt ans plus tôt. Pour lui aussi, la théorie de Marx, en réduisant un concept d’abord très ouvert de la pratique à la seule dimension de l’activité technique, s’était enlisée dans un objectivisme historique immanent. Pour lui aussi, c’est une auto-mésinterprétation productiviste qui a empêché Marx de développer les éléments d’une philosophie de la pratique présents dans son œuvre, et l’a amené à se réfugier dans une mécanique de l’évolution qui allait avoir des conséquences politiques désastreuses. Mais si nous voulons étudier plus avant la construction de la théorie castoriadienne de la société, ce ne sont pas ces points d’accord, c’est sa différence spécifique avec la critique dominante aujourd’hui adressée à Marx qui doit nous intéresser. Car Castoriadis dégage ce qu’il identifie comme le noyau productif, mais bientôt étouffé, de la théorie marxienne dans une direction qui n’est pas celle où nous avons été entre-temps habitués à le chercher : le point de vue à partir duquel il tente de saisir systématiquement l’élément réprimé de la philosophie marxienne de la pratique n’est pas la structure intersubjective de l’action sociale, c’est sa dimension créatrice.
Dans sa critique contre Marx, Castoriadis ne fait que préparer le terrain pour cette interprétation particulière de la catégorie de la pratique à laquelle il adossera ensuite toute sa théorie de la société. Comme nous l’avons vu, il souligne constamment dans l’action révolutionnaire l’aspect de la production créatrice d’un nouvel ordre social : il réfute le déterminisme historique sur le plan anthropologique, en renvoyant à la faculté particulière qu’a l’homme de donner des réponses toujours nouvelles à des situations identiques. Au schéma base/superstructure, il oppose obstinément le potentiel créateur et projectif dont témoignent les réalisations culturelles de l’humanité. De ces réflexions disséminées, il est déjà possible de dégager une catégorie de l’agir social axée sur la production créatrice d’un sens médiatisé symboliquement ; mais c’est seulement par le biais d’un renouvellement du concept aristotélicien de praxis, que Castoriadis parvient à proposer une explication systématique du type d’action auquel il pense.
II
Castoriadis fait un usage spécifique de la praxis aristotélicienne, dont Hannah Arendt a la première signalé la portée pour une philosophie sociale actuelle 5. Comme Hannah Arendt, il commence par établir la différence décisive entre praxis et poiésis : contrairement à toutes les activités techniques, qui visent une fin donnée d’avance, l’agir pratique représente cette forme particulière d’activité qui porte sa fin en elle-même. Tandis que la poiésis est dirigée vers la production d’une œuvre extérieure, la praxis se réalise dans son propre accomplissement. Castoriadis recourt aux exemples traditionnels pour éclairer cette distinction fondamentale : la pratique de la politique, de la médecine et de l’éducation incarnent à ses yeux des formes d’action dont le but, à la différence de toute production rationnelle en finalité, consiste dans l’exercice même de l’activité. Mais les caractères que Castoriadis souligne ensuite dans ces formes d’action sortent déjà du cadre de référence aristotélicien : ainsi, la praxis, au-delà du fait qu’elle ne vise que son propre accomplissement, se caractérise à ses yeux autant par la forme particulière du savoir qui guide l’action, que par un rapport immanent à l’autonomie de l’individu. Dans la praxis, le savoir prend la forme d’un projet qui peut être constamment corrigé et étendu à mesure que le sujet accumule les expériences pratiques : ce n’est pas la mise en œuvre d’une théorie achevée et cohérente en elle-même, c’est l’élargissement continu d’une connaissance anticipée dans l’accomplissement expérimental de l’action, qui fournit le schéma d’après lequel le savoir et le faire se rapportent ici l’un à l’autre. Dans la praxis, en outre, les partenaires restent d’une manière particulière présents comme êtres autonomes ; non seulement les actes visent dans l’Autre le sujet autonome, ils sont en eux-mêmes structurellement destinés à promouvoir l’autonomie : « On pourrait dire que pour la praxis, l’autonomie de l’autre ou des autres est à la fois la fin et le moyen ; la praxis est ce qui vise le développement de l’autonomie comme fin et utilise à cette fin l’autonomie comme moyen. » (p. 103)
Même avec ces déterminations élargies, Castoriadis n’a cependant pas encore explicité tout le contenu du concept de praxis anticipé dans sa critique contre Marx. Si la « praxis », dans ce contexte, désignait avant tout la production créative de nouveaux mondes de signification, le concept, maintenant, ne renvoie d’abord plus qu’à l’accomplissement d’un acte ayant pour fin sa propre autonomie. C’est pourquoi l’explication n’est complétée que lorsque Castoriadis, dans une dernière étape, introduit l’action révolutionnaire comme la forme originelle d’une telle praxis orientée vers l’autonomie, en soulignant par là son aspect novateur : l’activité des groupes révolutionnaires est guidée par le projet créateur d’un nouvel ordre social « organisé et orienté en vue de l’autonomie de tous. » (p. 108) Dans ce modèle d’action, le concept d’une pratique enrichie d’aspects normatifs se trouve associé à l’idée d’un imaginaire collectif. L’agir social authentique se définit dès lors comme une pratique dans laquelle des groupes sociaux, par un acte créatif, imaginent de nouveaux mondes sociaux porteurs d’une plus vaste autonomie, qu’ils cherchent à traduire dans la réalité par la voie révolutionnaire.
Une fois transformé en un modèle d’action si ambitieux, le concept de praxis ne peut certes plus apparaître comme la base catégoriale d’une théorie complète de la société. L’activité révolutionnaire que désigne le concept ainsi reformulé correspond à une situation trop exceptionnelle pour pouvoir être considérée comme un élément constitutif de toute vie sociale. Mais alors comment tirer de ce nouveau modèle d’action une conception solide de la société ? La décision théorique par laquelle Castoriadis résout cette difficulté fondamentale est d’une importance essentielle pour l’élaboration de sa vision de la société. Elle consiste en une généralisation systématique de la praxis révolutionnaire, qui devient le mode de mouvement de la réalité sociale comme telle. Castoriadis dépouille la praxis révolutionnaire de son caractère d’exception temporelle et sociale en l’ontologisant sous la forme d’un événement créateur supra-personnel ; c’est pourtant d’une critique des sciences sociales contemporaines qu’il tire les arguments par lesquels il justifie ce sauvetage ontologique de sa philosophie de la praxis.
III
En effet, si la première phase de l’évolution intellectuelle de Castoriadis est déterminée par la confrontation avec le marxisme, la seconde l’est par une réflexion non moins approfondie sur les sciences sociales de son temps. La psychanalyse, en outre, prend une importance croissante pour son œuvre à partir du début des années 1960. Car Castoriadis pense trouver dans une critique immanente de la pensée sociale dominante l’occasion de prolonger l’idée centrale de son interprétation de Marx, en la fondant au plan d’une théorie générale de la société : le fonctionnalisme de Parsons et le structuralisme initié par Lévi-Strauss sont les deux grands courants qui l’aiguillonnent tout particulièrement. À travers une critique brève, mais convaincante, du fonctionnalisme, il met en évidence l’infrastructure symbolique de la société (p. 162 sq.) : toute tentative pour expliquer la naissance et l’existence des institutions sociales à partir de la contribution fonctionnelle qu’elles apportent au maintien d’un ordre donné ignore que celui-ci est lui-même toujours défini par des interprétations sociales. On ne rencontre pas dans les sociétés des fonctions vitales repérables comme telles, qui permettraient de définir objectivement le fonctionnement d’un système social ; bien au contraire, le critère de survie dépend des interprétations et des images du monde par lesquelles une entité sociale se confère un sens et un ordre. Ce sont donc aussi ces modes d’interprétation qui soutiennent les institutions d’une société : pour prendre acte de la constitution symbolique de l’ordre social, il faut voir dans ces dernières non pas des instances fonctionnelles d’autoconservation, mais les figures singulières dans lesquelles se sont matérialisés des projets historiques de construction d’un sens.
Avec cette argumentation, Castoriadis accomplit à son tour le tournant linguistique qui avait d’abord été opéré dans les sciences sociales par la philosophie analytique et par l’herméneutique philosophique : la société est comprise comme un ensemble de significations symboliquement médiatisées, dans lequel les institutions ont pour fonction particulière de donner, par l’« attachement rigide » des signifiés aux signifiants (p. 168), une validité sociale aux schémas de sens dominants. Pour éclairer les règles auxquelles sont soumises ces associations, Castoriadis se tourne vers le structuralisme. Il voit à juste titre dans ce courant de pensée une approche théorique qui rejoint sa propre critique du fonctionnalisme, au moins dans le principe consistant à analyser la cohésion symbolique d’une société en fonction de son ordre signitif interne ; les textes de Lévi-Strauss sur lesquels se concentre Castoriadis révèlent en particulier, comme l’un des motifs originels du structuralisme, l’intention de tirer les sciences sociales de leur sommeil fonctionnaliste en mettant en avant la logique propre des systèmes symboliques sociaux 6. Castoriadis, toutefois, ne suit la théorie structuraliste que dans ce motif initial : à la manière dont le structuralisme mène cette analyse interne de l’ordre symbolique, il ne tarde pas à opposer des objections qui s’inscrivent dans le prolongement de sa philosophie de la praxis.
On sait que le structuralisme trouve dans la sémiologie générale de Saussure le modèle méthodologique dont l’imitation par les sciences sociales doit permettre d’analyser objectivement les systèmes symboliques. Cette transposition se justifie par un raisonnement simple : si, comme le postule Saussure, la signification des systèmes sémiologiques résulte uniquement de l’agencement particulier de ses unités signitives élémentaires, alors les significations sociales qui trouvent leur expression dans des systèmes symboliques culturels peuvent manifestement aussi être reconstituées par une simple analyse de la constellation de leurs éléments constituants. Sitôt que les systèmes symboliques culturels sont envisagés dans la perspective d’une sémiologie généralisée, ils semblent pouvoir être interprétés indépendamment de tout état de fait externe. C’est précisément à cette thèse que Castoriadis s’oppose vigoureusement. Il souligne avec force que tous les systèmes symboliques à caractère social doivent nécessairement renvoyer à un noyau de pré-signitif, d’où ils tirent leur signification particulière. Toute symbolisation vit de sa référence à quelque chose qui doit être « donné » sous une forme particulière à l’homme dans son expérience : « Il est impossible de soutenir que le sens est simplement ce qui résulte de la combinaison des signes. On peut tout autant dire que la combinaison des signes résulte du sens, car enfin le monde n’est pas fait que de gens qui interprètent le discours des autres ; pour que ceux-là existent, il faut d’abord que ceux-ci aient parlé, et parler c’est déjà choisir des signes, hésiter, se reprendre, rectifier les signes déjà choisis — en fonction d’un sens […] Nous poserons donc qu’il y a des significations relativement indépendantes des signifiants qui les portent, et qui jouent un rôle dans le choix et l’organisation de ces signifiants. » (p. 193-196) Cette objection au structuralisme fait le lien avec la propre tentative de Castoriadis pour analyser la logique de la formation sociale des symboles. Si la signification sociale d’un ordre symbolique ne résulte pas simplement de la combinaison de ses éléments, mais de sa relation avec un état de fait qu’elle veut représenter, alors l’analyse sociologique doit impérativement déterminer avec plus de précision le processus de cette relation symbolique. Castoriadis différencie à cette fin trois ordres de phénomènes qui peuvent intervenir comme référents dans la formation sociale des symboles : le perçu, le rationnel et l’imaginaire. Mais tandis que le rôle des deux premières sphères dans le processus de constitution des significations symboliques se borne à fournir des domaines de référence empiriques ou rationnels, la troisième représente pour lui un élément central du processus. Castoriadis, en effet, est convaincu que toute formation de symbole à caractère social doit inévitablement se rapporter à un état de fait qui ne provient ni d’une intuition empirique, ni d’une construction rationnelle, mais d’un acte de création. Les ordres symboliques de toutes les sociétés ne trouvent leur véritable centre de signification ni dans un monde sensible, ni dans un monde construit rationnellement, mais dans un monde imaginé. C’est à partir de cet imaginaire que se construit un contexte social porteur de sens, c’est là qu’une société puise les interprétations qui lui donnent une signification cohérente.
Castoriadis précise d’abord à l’aide de quelques exemples éclairants ce qu’il entend par cette thèse de vaste portée. Il montre ainsi que la naissance de systèmes symboliques religieux était liée à la production d’une dimension sémantique pour laquelle il ne pouvait y avoir de points d’appui ni dans le monde perçu, ni dans le monde rationnel ; quelle que soit en effet la manière dont « Dieu » était empiriquement représenté ou conceptuellement construit dans les religions monothéistes, à chaque fois sa nouvelle caractérisation ouvrait un horizon de sens jusque-là totalement inconnu, qui devenait le centre organisateur du système symbolique de la société (p. 196 sq.). Un deuxième exemple évoqué par Castoriadis est tout aussi éclairant, quoique plus problématique : d’après lui, le processus capitaliste de réification, mis en lumière par le marxisme, présuppose également un acte social de création de sens, à travers lequel ce qui était auparavant considéré comme un individu humain reçoit la signification imaginaire d’une chose ; car c’est seulement à l’instant historique où cette nouvelle signification est produite et devient le centre d’un nouvel ordre symbolique, que les sujets peuvent être considérés comme des grandeurs chosales au point de devenir de simples « forces de travail » (p. 197 sq.). En rassemblant de tels exemples, Castoriadis parvient à la généralisation finale, qui forme la substance de sa thèse : toute société représente un système de significations symboliquement articulées, qui vit constamment du renvoi à un horizon de sens imaginaire. Cet imaginaire fonctionne comme un schéma catégorial d’organisation qui délimite le cadre de représentations possibles ; il détermine, pour chaque société, « sa façon singulière de vivre, de voir et de faire sa propre existence, son monde et son rapport à lui » (p. 203). Ces horizons de sens imaginaires — qui, comme un « ciment invisible », tiennent ensemble les schémas d’interprétation sociaux d’une époque — sont produits par des actes de création perpétuellement renouvelés, où s’exprime « la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas données dans la représentation et ne l’ont jamais été). » (p. 177)
Dans ce concept d’imaginaire, dont Castoriadis trouve l’origine chez Aristote 7, on entend à nouveau résonner le motif central qui fondait déjà sa philosophie de la praxis. Si c’était alors la vision du monde créative des groupes révolutionnaires qui déterminait l’évolution historique, le même rôle est désormais tenu par ces actes de création du sens à travers lesquels l’imaginaire revêt des formes toujours nouvelles. Dans les deux cas, ce sont les forces de l’imagination, de l’invention créatrice, qui constituent le noyau productif de l’évolution sociale ; la différence est qu’à présent, après le débat avec le structuralisme, les vecteurs de ces actes porteurs de sens ne sont plus des groupes sociaux, mais des processus anonymes. Par là, cependant, les avancées créatrices perdent tout caractère de pratique sociale et prennent de plus en plus les traits d’un événement supra-individuel 8. C’est là le point de départ de l’ontologie que Castoriadis construit sur la base de sa critique des sciences sociales de son temps.
IV
Castoriadis développe cette ontologie, au centre de laquelle se tiendra l’événement anonyme de la création de sens, sous la forme d’une critique de la « logique identitaire ». Il désigne par là la prémisse conceptuelle sur laquelle s’accordent selon lui le marxisme, le fonctionnalisme et le structuralisme. Dans la mesure où ces trois théories procèdent de l’intention commune de dégager du processus de vie sociale des éléments invariants, on peut en effet considérer qu’elles partagent le même préjugé ontologique concernant la définissabilité scientifique de l’être socio-historique. Castoriadis caractérise donc comme « logique identitaire » le procédé théorique qui s’efforce de ramener l’événement social à des déterminations invariantes et de l’arracher ainsi au changement historique. Il voit cependant dans ce principe de pensée des sciences sociales l’expression d’une tradition ontologique dont l’influence est beaucoup plus vaste et largement plus ancienne. L’intention de la logique identitaire de fixer catégorialement la réalité sociale et naturelle constitue le fondement ontologique dans lequel s’enracine la pensée occidentale en général : « Depuis vingt-cinq siècles, la pensée gréco-occidentale se constitue, s’élabore, s’amplifie et s’affine sur cette thèse : être, c’est être quelque chose de déterminé, dire, c’est dire quelque chose de déterminé ; et, bien entendu, dire vrai, c’est déterminer le dire et ce qu’on dit par les déterminations de l’être ou déterminer l’être par les déterminations du dire, et finalement constater que les unes et les autres sont le même. » (p. 303)
Rapportés au principe unique de la logique identitaire, les traits fondamentaux de l’ontologie moderne s’expliquent aisément. Castoriadis utilise la théorie mathématique des ensembles pour développer les règles dont la réunion fournit le système de référence formel de cette ontologie. Les opérations nécessaires pour former un ensemble d’objets clairement différenciés représentent aussi, à ses yeux, les schémas cognitifs à l’aide desquels la logique identitaire construit la réalité comme une combinaison d’entités définissables. Si l’ontologie traditionnelle trouve ainsi son fondement logique dans les opérations de formation des ensembles, sur un plan pratique, elle s’enracine en revanche dans les intérêts de la réalité sociale vécue. Les schémas de base que présuppose la pensée identificatrice dérivent en effet, pour Castoriadis, des tâches pratiques auxquelles les individus socialisés sont confrontés dans la reproduction de leur existence. Dans la pure tradition pragmatiste, il affirme que les actes de « dire » et de « faire », dont dépend fondamentalement toute vie sociale, requièrent toujours l’application des règles d’opération inhérentes à la raison fondée sur la logique identitaire. Castoriadis emprunte à la philosophie antique les deux concepts « legein » et « teukhein », pour désigner les deux opérations élémentaires sans lesquelles une reproduction de la société est impossible (p. 303 sq.). L’accomplissement de ces deux activités, la parole discursive et le faire technique, exige une détermination identificatrice d’états de fait, et, par là, une saisie catégoriale de l’être. Pour pouvoir parler et travailler, il faut décomposer la réalité en entités clairement définies. C’est pourquoi l’ontologie des Temps modernes, qui trouve son centre dans la logique identitaire, doit être comprise comme une généralisation irréfléchie de ces opérations identificatrices indispensables à l’agir quotidien.
Le problème soulevé est d’autant plus difficile à résoudre, que Castoriadis tient la logique identitaire pour une « dimension essentielle et inéliminable du langage » (p. 303). Nous avons vu que sa reconstruction de la logique identitaire des Temps modernes avait pour tâche de dégager les prémisses ontologiques qui avaient empêché les théories sociales de Marx à Lévi-Strauss de découvrir le processus créateur d’horizons de sens imaginaires ; ce n’est d’ailleurs pas seulement pour les sciences sociales, mais aussi pour les sciences de la nature — comme Castoriadis a cherché à le montrer dans des études particulières 9 —, que les présupposés ontologiques de la logique identitaire se sont révélés des obstacles théoriques. Dans ces deux domaines, l’ontologie traditionnelle oppose des barrières infranchissables au développement théorique. Pour les sciences sociales, cela signifie que tant qu’on ne se sera pas entièrement débarrassé des prémisses de la logique identitaire, dont les effets se font sentir jusque dans l’œuvre de Lévi-Strauss, l’idée fondamentale de l’« imaginaire » ne pourra se déployer correctement. Un développement productif de la théorie sociale suppose par conséquent une transformation radicale de notre compréhension de l’être. Mais comment penser la réalité autrement que sous les déterminations de l’ontologie traditionnelle, si nous en faisons déjà usage dans le discours ? Comment dépasser la logique identitaire, si elle est aussi la condition de toute parole porteuse de sens ?
Castoriadis a conscience qu’il lui faut répondre à ces questions avant de pouvoir aborder la construction d’une nouvelle ontologie. Puisqu’il a lui-même établi que la pensée identificatrice constitue une dimension indépassable du discours intersubjectif, il ne sait que trop bien que « nous ne pouvons ni penser ni parler en quittant absolument la logique identitaire, [que] nous ne pouvons la mettre en cause qu’en l’utilisant. » (p. 312) Castoriadis conçoit donc le premier stade de sa propre démarche comme une sorte de déconstruction immanente : la révision de notre compréhension traditionnelle de l’être doit commencer non pas par l’évocation directe d’un autre mode de donation de l’être, mais par l’exploration tâtonnante de ce qui ne peut parvenir à la représentation sous les prémisses de l’ontologie identitaire. Le fil directeur de cette critique immanente est fourni par l’idée d’« altérité », de « différence » : tant que la réalité est conçue comme un ensemble composé d’éléments invariables, les processus d’évolution ne peuvent représenter que des recombinaisons successives des mêmes éléments, sans production d’entités réellement nouvelles. Castoriadis illustre cette situation par référence à notre expérience du temps : les événements temporels et le temps lui-même sont traditionnellement figurés dans un schéma spatial, comme une suite linéaire de points temporels discrets. La logique identitaire opère une spatialisation forcée de nos représentations temporelles, occultant ainsi l’aspect essentiel du temps, l’irruption continuelle, et pourtant toujours imprévisible, de données et de figures nouvelles. Cette dimension du temps ne se découvrirait que si la réalité, au lieu d’être comprise comme une composition d’entités prédéterminées, apparaissait comme un processus ouvert, mouvant et capable de créer du nouveau. Un tel temps n’existe que « pour autant que ce qui émerge n’est pas dans ce qui est, […] qu’il n’est pas actualisation de possibles prédéterminés. » (p. 263) Les insuffisances de la modélisation spatiale du temps révèlent donc à quelles limites doit se heurter une ontologie fondée sur la logique identitaire : il est impossible, dans son cadre, ne serait-ce que de penser la production créative d’ordres nouveaux.
Si cette critique de nos représentations spatialisées du temps présente déjà d’étonnants points d’accord avec la philosophie bergsonienne de la vie, c’est encore plus le cas quand Castoriadis passe de la partie déconstructive à la partie constructive de son projet ontologique. Comme Bergson dans ses derniers ouvrages, Castoriadis tente finalement de transcender le cadre d’une ontologie purement négative, pour prendre une vue directe de la réalité créatrice en tant que telle. Au bout du compte, le voile dont l’ontologie moderne a enveloppé la réalité doit pouvoir être écarté, et révéler dans son immédiateté l’être de l’étant. Si Bergson se tire d’affaire en introduisant ici le mode particulier de connaissance d’une intuition censée nous conduire directement au cœur de l’« élan vital », Castoriadis se montre plus circonspect à la fois sur le plan méthodologique et sur le plan théorique : pour lui, la logique identitaire n’est pas rompue par un acte de connaissance unique, spontané, mais par la démonstration d’une analyse descriptive qui prend progressivement appui sur un langage imagé, sans pour autant rejeter entièrement la discipline acquise au contact de la science. Les métaphores mobilisées pour cette démonstration sont les mêmes que celles qu’utilisait déjà Bergson en son temps pour décrire une réalité affranchie de tous ses habillages utilitaires : comme dans la philosophie de la vie, l’être devient ici « flux du devenir », « écoulement incessant », courant continuel de créations. Mais ce n’est qu’avec le concept métaphorique de « magma » que Castoriadis atteint le véritable but de son argumentation ; tout comme la catégorie bergsonienne de l’élan vital, ce concept désigne la masse palpitante d’énergie créatrice à l’origine de toute réalité donnée — « représentation, nature, signification. » (p. 462)
V
Si aventureuses que paraissent ces spéculations ontologiques, nombre d’arguments invoqués par Castoriadis ne laissent pas d’être instructifs et convaincants. Il fonde d’abord sa démonstration sur deux domaines scientifiques — le psychisme individuel et le langage humain —, qu’il considère comme des régions de l’être dans lesquelles l’existence de ce courant continu de signification peut sans difficulté être établie sur le plan théorique.
Castoriadis envisage la vie psychique dans la perspective d’une psychanalyse nourrie de l’enseignement de Jacques Lacan. C’est dans l’horizon de cette école de pensée qu’il a reçu sa formation de praticien, de là qu’il tire aujourd’hui encore sa propre interprétation de la psychanalyse, même s’il s’est entre-temps distancié avec véhémence des poses lacaniennes 10. Castoriadis part d’un inconscient originel du sujet, consistant en l’expérience intrapsychique d’une unité parfaitement indifférenciée avec le monde ; cet état monadique, dans lequel les élans libidinaux ne sont dirigés que par le principe de plaisir, se trouve cependant brutalement rompu quand l’enfant devient capable de percevoir des objets indépendants de son Moi. À la « perte de l’unité de son monde », par quoi commence le processus de socialisation, le sujet réagit en essayant de restaurer sur le plan fantasmatique l’unité perdue, sans jamais arriver à atteindre cet objectif pulsionnel. Tous les besoins qu’il développera dans sa vie future peuvent donc se comprendre d’une certaine manière comme des substituts de ce premier « désir d’union totale » ; il constitue la source d’énergie pulsionnelle qui pousse l’homme à produire constamment de nouveaux fantasmes. Or c’est précisément en quoi Castoriadis reconnaît le processus psychique d’une permanente production de significations imaginaires : ces fantasmes pulsionnels à travers lesquels s’exprime inconsciemment le désir originaire, éternellement insatisfait, il les interprète comme un « flux représentatif et affectif » qui pousse constamment l’homme au-delà de ses horizons de signification présents. Le sujet humain n’est alors, comme Castoriadis le dit en une formule ramassée, rien d’autre qu’un « flux représentatif » incessant : il acquiert son aptitude à l’agir technique, au teukhein, dans la mesure où il soustrait au flux des significations des représentations à caractère utilitaire et, artificiellement, les installe durablement en lui-même.
Castoriadis développe une argumentation similaire à propos du langage humain. Il commence par s’appuyer ici sur les résultats de sa critique du structuralisme, pour montrer d’abord que les significations langagières doivent fondamentalement être déterminées par des relations avec des états de fait donnés en quelque manière, c’est-à-dire avec des référents. Or ces « relations de désignation », affirme ensuite Castoriadis, sont essentiellement ouvertes dans deux directions : de même que tout signe linguistique s’inscrit toujours déjà dans un rapport de référence indéterminable avec tous les autres signes, de même tout état de fait désigné existe seulement comme un élément rigoureusement indissociable du champ global des réalités données. Dans la désignation linguistique, nous renvoyons donc à une entité en elle-même indéterminée, au moyen de signes essentiellement flottants, sans jamais pouvoir fixer notre pratique désignative dans une règle — qui présupposerait à son tour l’application de cette indéterminable relation de désignation. D’où Castoriadis déduit que le langage humain présente un caractère fondamentalement ouvert, et donc un potentiel de créativité inépuisable. Les significations linguistiques se trouvent elles aussi, comme auparavant la vie psychique, dans un état de fluctuation et d’écoulement permanent : le fait langagier suscite constamment de nouveaux horizons de signification, dans un processus créatif sans fin.
Si nous suivons Castoriadis jusque-là, en mettant de côté les objections évidentes que soulève son modèle théorique de socialisation 11, on peut se demander comment il lui est possible de conclure de l’analyse des deux domaines évoqués à une faculté créatrice inhérente à la réalité comme telle. En effet, le monde des significations linguistiques non moins que la vie psychique de l’individu représentent des régions du réel dont le potentiel créateur repose, sinon sur les opérations intentionnelles, du moins sur l’implication pratique de sujets humains. Il est vrai que l’homme ne dispose pas d’un système de signification linguistique ou de sa propre dynamique pulsionnelle comme de simples moyens qu’il pourrait mettre au service de ses objectifs : bien au contraire, il se trouve d’emblée englobé dans ces puissances, qui dépassent son intentionnalité. Mais d’un autre côté, les créations de sens qui s’effectuent sous la forme d’innovations linguistiques ou de constructions imaginaires sont absolument inconcevables sans son énergie cognitive ou psychique. L’homme n’est peut-être pas l’auteur conscient, mais il est en tout cas le porteur de ces créations. C’est pourquoi les arguments jusqu’à présent exposés par Castoriadis ne fournissent que le fondement théorique d’une « ontologie » du monde humain et social, pas celui de l’avènement de l’être en général. Il est possible de reconstruire sur cette base les conditions psychiques et culturelles qui assurent au sein des sociétés l’ouverture permanente, disons même : le libre flux des systèmes symboliques de signification. On pourrait alors considérer la productivité illimitée du langage humain, l’activité imaginative incontrôlable de la vie pulsionnelle de l’homme, on pourrait considérer les innovations linguistiques quotidiennes et les figures de l’imagination ordinaire comme les banales prémices d’une imagination sociale qui se décharge plus exceptionnellement dans des actes d’institution collective de sens : dans ces rares instants historiques où surgissent de nouveaux horizons de signification, où se fondent de nouvelles structures institutionnelles, on verrait alors se produire sous la forme d’une pratique collective consciente ce qui d’habitude s’accomplit implicitement dans toute vie sociale.
Mais Castoriadis ne s’intéresse plus à des conclusions de ce type, qui offriraient une issue aux difficultés posées par sa première philosophie de la pratique. Dans la mesure où tous ses efforts portent désormais sur une ontologie globale, il ne considère plus les deux arguments évoqués que comme des étapes préparatoires à une doctrine de l’être créateur en tant que tel. La créativité du langage humain et de la vie pulsionnelle libidinale ne représente donc plus pour lui que la manifestation intramondaine d’un événement créateur qui advient à la réalité en général. Mais cette substitution de l’être des choses au monde social humain repose sur un tour de passe-passe : comme l’« élan vital » bergsonien, le concept de « magma » opère une substantialisation des opérations créatrices, que nous avons de bonnes raisons de ne vouloir accorder en premier lieu qu’au monde humain. Parce que Castoriadis identifie la source de toutes les productions créatrices de l’homme dans cette force substantielle qu’est pour lui le « magma », il peut finalement parler d’un « magma de ce qui est » (p. 467), non moins que d’un « magma » des significations linguistiques. Se dérobant devant sa propre radicalité, sa théorie de la société débouche ainsi dans une cosmologie dont il n’est plus guère possible de discuter aujourd’hui d’une manière argumentée.