Chapitre IX

LE MONDE DÉCHIRÉ DES FORMES SYMBOLIQUES

Pierre Bourdieu et la sociologie de la culture 1

Bien que ses ouvrages principaux aient tous été traduits avec une étonnante régularité, l’œuvre théorique de Pierre Bourdieu est restée jusqu’aujourd’hui sans écho ni influence dans le débat des sciences sociales en République fédérale 2 ; le même sort guette La Distinction, son travail le plus volumineux et sans aucun doute le plus important à ce jour, traduit en allemand sous le titre bien venu Die feinen Unterschiede 3 [Les subtiles différences] trois ans après sa sortie en France. L’indifférence du public allemand est peut-être le prix que doit payer un auteur qui ne se conforme pas aux modèles traditionnels de la théorisation sociologique : l’œuvre de Bourdieu, en tout cas, ne correspond pas aux schémas avec lesquels les sciences sociales ont coutume d’opérer de ce côté-ci du Rhin. Le sociologue français a d’emblée porté son attention sur le monde des formations symboliques dans lesquelles se projette la vie sociale : il s’intéresse à cette sphère d’habitudes culturelles et de formes d’expression qu’un marxisme pur et dur écartait sans ambages comme un simple accessoire de la reproduction sociale. Mais Bourdieu est lui-même un marxiste, si cette appellation a encore un sens aujourd’hui : il s’est si peu laissé troubler par les sirènes de cet anti-marxisme global qui tient aujourd’hui le haut du pavé, qu’il a précisément choisi l’un des éléments les plus controversés de la théorie marxiste, le concept de lutte des classes, pour en faire une référence centrale de ses propres recherches. Bourdieu construit son analyse de la structure sociale, sur laquelle se fonde la lutte des classes, de manière à pouvoir la prolonger directement dans une étude de la réalité culturelle — et conjuguer ainsi deux éléments qui à l’esprit de classification habituel de la sociologie paraissent parfaitement incompatibles. Il scrute inlassablement un objet jusque-là réservé à une sociologie d’orientation phénoménologique ou à une sociologie instruite par la psychanalyse, en lui appliquant l’outillage analytique d’une théorie à laquelle on n’accordait traditionnellement une certaine légitimité que dans le traitement des réalités socio-économiques. Mais pour comprendre comment ces deux éléments se fondent aux yeux de Bourdieu dans l’unité d’une seule théorie, comment il conjugue donc l’idée d’une lutte des classes sociales avec l’étude des formes symboliques d’expression, produisant cette théorie de la culture capitaliste tardive que veut être sa vaste étude, il est nécessaire de reconstituer les étapes de sa construction théorique.

I

Depuis Esquisse d’une théorie de la pratique, qui fut longtemps considéré comme un secret d’initiés dans les sciences sociales, le lecteur savait qu’il avait affaire à quelqu’un qui entendait se forger sa propre théorie sociale 4. Dans ce livre, qui rassemble des articles ethnologiques des années 1950 et 1960, Pierre Bourdieu s’était d’une matière originale détourné de l’ethnologie structuraliste, alors dominante en France. Comme beaucoup de chercheurs français de sa génération, il était d’abord entièrement tombé sous l’influence des théories de Claude Lévi-Strauss. Ses premiers travaux personnels, entrepris dans une Algérie encore sous administration coloniale française, étaient marqués par les orientations fondamentales de l’anthropologie structuraliste. Les stratégies matrimoniales non moins que les récits mythiques des indigènes kabyles étaient interprétés par lui sur un modèle linguistique, comme des systèmes signifiants fermés, formés d’après les lois de construction de l’esprit humain — le deuxième chapitre du recueil, en particulier, offre une illustration frappante de cette idée, radicalement alignée sur la pensée de Lévi-Strauss 5. Mais, contre toutes les attentes suscitées par le structuralisme lévi-straussien, les recherches ethnographiques de Bourdieu ne tardèrent pas à découvrir incohérences, imprécisions et contradictions dans le système des classifications symboliques à l’aide desquelles les indigènes ordonnaient leur réalité sociale et leur histoire collective. Les transcriptions écrites des rapports de parenté ou des rites tribaux ne présentaient pas toujours cette rigueur syntactique, qui selon Lévi-Strauss aurait dû dicter les constructions symboliques. Cet embarras empirique ébranla les convictions structuralistes de Bourdieu et le conduisit finalement à élaborer sa propre conception, qui allait dans une certaine mesure le ramener sur le terrain de ce fonctionnalisme sociologique contre lequel Lévi-Strauss avait précisément développé son approche 6.

Pour pouvoir s’expliquer ces ambiguïtés récurrentes dans les formations symboliques, Bourdieu posait maintenant en hypothèse que la mise en œuvre d’un système de classification collectif dépend des rapports d’intérêts fixés par la hiérarchie sociale au sein de la communauté tribale ; les représentations symboliques remplissent non moins que l’accumulation de biens économiques une fonction dans la concurrence pour le statut que se livrent les différents groupes de parenté d’une tribu. Les incohérences et les contradictions trouvées dans les classifications symboliques des indigènes ont leur racine commune dans le fait que les groupes de parenté concurrents cherchent à interpréter diversement, en fonction de leurs intérêts respectifs, le système symbolique en vigueur sur le plan intersubjectif, afin d’améliorer leur propre position dans la hiérarchie sociale : un groupe qui, en jouant habilement des classifications de parenté, parvient à s’attribuer un ancêtre prestigieux, renforce par là sa position dans la tribu.

L’argumentation déployée montre que Bourdieu, dans son effort pour se dégager du structuralisme, s’appuyait sur des schémas utilitaristes. Il partait de l’idée que même les constructions symboliques sur lesquelles l’ethnologue concentre son attention pour étudier l’ordre social des tribus, doivent être rapportées à des activités menées dans un esprit de recherche de l’utilité maximale. L’un des piliers de l’édifice intellectuel de Lévi-Strauss semblait ainsi renversé : les systèmes de classification à partir desquels les indigènes ordonnent leur réalité ne pouvaient plus être considérés comme le produit d’un esprit humain autonome, il fallait désormais y voir le résultat des stratégies utilitaires des groupes sociaux. À la place qu’occupait dans le structuralisme ethnologique l’hypothèse problématique d’un esprit structuré de manière unitaire, Bourdieu introduisait une théorie de l’action qui mettait les pratiques symboliques sur le même plan que les pratiques économiques, pour pouvoir ainsi interpréter les premières comme des stratégies de concurrence pour la meilleure place au sein de la hiérarchie sociale. Les deux modes d’activité, la représentation symbolique et l’accumulation économique, sont les moyens grâce auxquels les groupes sociaux peuvent améliorer leur position sociale. Il est vrai que cette transformation utilitariste du structuralisme ethnologique reposait d’emblée sur une ambiguïté, qui grève aujourd’hui encore la théorie de Bourdieu : les luttes symboliques qu’il met ici en exergue doivent-elles être comprises comme des disputes sur l’interprétation d’un système de classification et de valeurs reconnu intersubjectivement, ou plutôt comme des conflits visant à imposer les modes de classification propres à un groupe spécifique, auxquels fait défaut l’autorité commune basée sur le consensus social ?

Dans ses contributions ethnologiques, déjà, Bourdieu avait essayé de donner à la théorie de l’action qui fonde sa critique du structuralisme la forme générale d’une « économie des actions pratiques » : il voulait exprimer par là le fait que « toutes les pratiques, même celles qui se veulent désintéressées ou gratuites, donc affranchies de l’économie, [sont traitées] comme des pratiques économiques, orientées vers la maximisation du profit matériel ou symbolique 7. » Il était en outre conforme à cette relecture économique de la théorie sociologique que Bourdieu eut entrepris dès les années 1960 de remodeler sur le modèle de l’analyse marxiste du capital les concepts fondamentaux de sa propre analyse. Il assimilait les catégories destinées à décrire les pratiques symboliques aux catégories qui étaient traditionnellement appliquées à la seule sphère économique, de sorte qu’il pouvait pour finir parler de « capital symbolique », comme on parle de « capital économique » : il désignait par là — d’une manière certes seulement métaphorique — la somme de reconnaissance culturelle qu’un individu ou un groupe pouvait acquérir par un usage habile du système symbolique social.

Si l’utilitarisme élargi à la sphère symbolique était l’approche théorique que Bourdieu avait dégagée, pour sa recherche ultérieure, de la critique empirique du structuralisme ethnologique, le concept d’« habitus » en constituait le complément logique. Il représentait le moyen qui devait permettre de passer de l’affirmation générale selon laquelle l’ensemble de la vie sociale est mue par la recherche du profit, à l’analyse des comportements effectifs et de leur orientation. Car pour ne pas devoir attribuer aux sujets agissants l’intention effective de maximiser leur profit, Bourdieu postulait que les calculs d’utilité liés aux différentes positions sociales s’étaient en quelque sorte déposés dans des schémas collectifs de perception et d’évaluation, sans qu’ils fussent nécessairement conscients au niveau individuel : ces orientations comportementales propres à des groupes entiers, dépassant l’horizon de sens individuel, il les appelait des « formes d’habitus ». Le recours à un tel concept — qui ne rappelle pas par hasard le concept de « culture » utilisé dans la discussion anglaise sur le marxisme — permettait à Bourdieu d’affirmer que les sujets sociaux, même quand ils poursuivent d’autres fins sur le plan subjectif, agissent conformément aux points de vue économiques qui se sont déposés dans les schémas d’orientation opératoires au sein de leur groupe : l’intention subjectivement consciente de l’acte ne doit donc pas nécessairement coïncider avec le but visé par l’habitus, qui est, lui, fondamentalement déterminé par le point de vue de l’utilité maximale.

II

Si Bourdieu avait développé dans ses études ethnologiques une théorie « économique » de l’action, c’est avant tout parce qu’il croyait devoir analyser le champ des pratiques symboliques au sein des cultures tribales d’une manière plus concrète que ne l’avait fait Lévi-Strauss. Les communautés villageoises kabyles qu’il étudiait ne lui semblaient pas offrir ce « terrain » libre de rapports de domination sur lequel l’esprit symbolique de l’homme pouvait librement faire éclore les arts classificatoires indigènes. Son expérience fondamentale était au contraire celle de groupes de parenté se livrant, jusque dans les taxinomies symboliques, une concurrence permanente pour le statut. Sous le regard impitoyable que Bourdieu avait acquis dans ses études ethnographiques, le monde des formes symboliques qui suscitait depuis toujours l’admiration de l’ethnologie se transforma en une arène de luttes sociales. Ce scepticisme progressivement acquis envers la gratuité des réalisations symboliques et culturelles fournit à présent le ressort des enquêtes sociologiques que Bourdieu, après l’achèvement de ses études ethnographiques, mena dans la France contemporaine. Le lien entre ces deux thèmes de recherche découlait de l’hypothèse que, tout comme les groupes de parenté dans les sociétés tribales, les groupes socioprofessionnels concourraient dans les sociétés développées pour la meilleure position dans la hiérarchie sociale. La lutte pour une répartition avantageuse du « capital » symbolique ou économique, dont la possession déterminait la position au sein de la société, était certes médiatisée dans ce contexte par un réseau d’institutions sociales ; mais si celles-ci pouvaient être interprétées comme des dispositifs enracinés dans le terreau social, par lesquels les classes dominantes contrôlent l’accès au savoir symbolique ou à la possession économique, alors il devait être en principe possible d’expliquer même l’organisation complexe d’une société capitaliste sur le modèle mis à jour dans les études ethnographiques.

Cette généralisation de l’idée d’une lutte de concurrence symbolique et sa transposition audacieuse à la situation d’une société industrielle avancée, requéraient naturellement des différenciations théoriques capables de rendre compte de la nouvelle fonction des formations symboliques et de l’effet ajouté des mécanismes institutionnels dans ce dernier contexte. Bourdieu avait conscience que les confrontations pour le « capital symbolique » ne se déroulaient plus à la manière d’une simple rivalité directe, mais avaient pris la forme d’une lutte pour l’acquisition et la possession du savoir culturel par l’intermédiaire, principalement, des structures éducatives. C’est pourquoi, dans une série de travaux aussi bien théoriques qu’empiriques menés avec différentes équipes à partir des années 1960, il essaya d’analyser sous ce point de vue le fonctionnement des institutions pédagogiques et le mode de distribution du savoir culturel 8. Vu d’aujourd’hui, ces études ne représentent que les étapes théoriques menant à cette gigantesque réflexion dont nous disposons à présent sous le titre La Distinction. Critique sociale du jugement. L’ouvrage peut sans aucun doute être considéré comme le sommet provisoire de la production sociologique de Bourdieu.

III

Les parties principales de son étude sur les « subtiles différences » s’insèrent entre deux textes qui développent une critique de l’esthétique traditionnelle 9. Ceux-ci ne servent pas seulement à accompagner et à justifier le concept englobant de culture sur lequel se fonde l’analyse sociologique, ils permettent aussi d’habituer le lecteur à l’affect antibourgeois qui traverse toute l’argumentation de Bourdieu. Les jugements esthétiques portés par les membres des différentes classes obéissent, selon la thèse provocante du sociologue, à la même logique sociale que tous les autres jugements de goût. Car notre attitude face aux œuvres d’art n’est pas l’expression spontanée d’un sentiment esthétique, mais le résultat d’un travail de socialisation et d’éducation, dans lequel les jugements esthétiques sont appris selon des critères de classe, au même titre que toutes les autres préférences de goût. Bourdieu expose cette thèse à travers une critique de l’esthétique philosophique de Kant, qui lui a d’ailleurs suggéré le sous-titre de son ouvrage : Critique sociale du jugement. Il est vrai qu’il aurait aussi bien pu utiliser n’importe quelle autre esthétique philosophique pour son préambule iconoclaste : car on discerne sans peine qu’il ne s’agit pas pour lui de se confronter sur le mode argumentatif à telle ou telle théorie de l’art, mais bien de lancer la destruction sociologique de la sphère de l’esthétique en général. Si en effet notre appréciation des œuvres d’art est régie par la même logique que nos goûts alimentaires ou nos préférences en matière de sport, alors les jugements artistiques perdent leur prétention de validité spécifique : on peut tranquillement les ranger dans le domaine diffus des sentiments de goût et des habitudes qui constituent notre culture quotidienne.

Cette critique de l’esthétique, par laquelle Bourdieu veut sans autre forme de procès refuser aux jugements esthétiques tout caractère de rationalité, ne présente certes d’autre signification, pour l’ensemble du travail, que celle d’une première mise au point conceptuelle : elle doit permettre de fonder l’étude sur un concept de « culture » assez large pour pouvoir y ranger pêle-mêle les habitudes alimentaires, les styles vestimentaires et les jugements sur l’art. C’est en fonction de cette conception élargie de la culture quotidienne que le véritable objectif de l’ouvrage se trouve ensuite formulé : il s’agit de déchiffrer la logique sociale qui préside à la formation des habitudes et des goûts caractéristiques des différentes classes, tels qu’ils coexistent dans la culture d’une même société. Bourdieu n’exploite pas seulement des matériaux étrangers, il interprète aussi les résultats de ses propres enquêtes et protocoles d’observation, pour en tirer les indications qui étaieront son hypothèse de travail : à savoir l’idée, nourrie des résultats de ses propres travaux ethnologiques, selon laquelle les styles de goûts et les habitudes de vie des différents groupes sociaux ne représentent rien d’autre que les stratégies, cristallisées en habitus, d’un rapport de concurrence sociale. Il apparaîtra néanmoins que cette thèse ne se retrouvera pas au terme de l’étude aussi claire et univoque qu’elle se présente ici — et qu’elle soulève pour finir au moins autant de questions théoriques qu’elle apporte de témoignages empiriquement éloquents à son appui.

IV

La conception utilitariste de l’agir social explique la théorie très personnelle sur laquelle Bourdieu fonde son analyse de la culture. Puisque les groupes sociaux s’efforcent continuellement d’améliorer ou du moins de préserver leur position, toute analyse empirique d’une structure donnée ne représente qu’un extrait instantané d’un processus de lutte en cours. Bourdieu illustre cette idée par une image instructive : « Pareille à la photographie d’une partie de billes ou de poker qui fixerait le bilan des actifs, billes ou jetons, à un moment donné, l’enquête fixe un instant d’une lutte dans laquelle les agents remettent en jeu, à chaque instant, en tant qu’arme et en tant que mise, le capital qu’ils ont acquis dans les phases antérieures de la lutte et qui peut impliquer un pouvoir sur la lutte elle-même, et par là sur le capital détenu par les autres 10. » Dans l’arène de la concurrence sociale, comme nous le savons, il existe deux sources auxquelles s’alimente la capacité des groupes à améliorer leur position : si Bourdieu introduit parfois la quantité et la qualité des relations (le « capital social ») comme troisième dimension de la formation des classes sociales 11, fondamentalement, il distingue seulement entre les possessions économiques (le « capital économique ») et le savoir culturel (le « capital culturel »), comme ressources centrales déterminant les situations spécifiques des différentes classes. D’une manière inhabituelle pour un marxiste, il inclut dans les possessions économiques tous les biens directement convertibles en argent, sans distinguer entre capital productif et capital non productif ; il comprend dans le savoir culturel tous les savoir-faire et les compétences dont l’apprentissage donne accès au potentiel de la société en matière d’informations scientifiques, de jouissances esthétiques et de plaisirs quotidiens. La difficulté de mesurer quantitativement des capacités de cette nature fait déjà, il est vrai, pressentir les limites auxquelles Bourdieu se heurtera nécessairement du fait de son assimilation métaphorique de la sphère culturelle au médium monétaire ; c’est pourquoi il prend appui, dans ses analyses empiriques, sur le concept beaucoup moins ambitieux de « capital scolaire », qui désigne le « capital culturel reconnu et garanti par l’institution scolaire 12 », c’est-à-dire le nombre et la qualité des cursus et des diplômes acquis.

Il n’est pas difficile de voir que ces deux sources dont se nourrit la position sociale ne remplissent leur fonction que si l’on en contrôle aussi le cours. C’est pourquoi Bourdieu peut décrire la lutte de concurrence sociale comme la juxtaposition permanente d’efforts stratégiques visant d’une part à acquérir, d’autre part à contenir ces ressources : les groupes qui sont déjà parvenus à accumuler le savoir culturel ou la richesse économique devront non seulement protéger l’état de leur fortune contre ceux qui luttent encore pour y parvenir, mais aussi limiter tant que possible la quantité de biens disponibles. Bourdieu intègre ici implicitement le concept de « clôture sociale », que la sociologie de langue anglaise a récemment emprunté à Max Weber pour l’appliquer avec fruit à la théorie des classes : le terme de social closure désigne dans ce contexte les stratégies à l’aide desquelles les groupes sociaux s’efforcent d’accroître leurs occasions de profit par la monopolisation de certains biens 13.

Or les processus de ce genre, qu’il s’agisse de stratégies de clôture sociale ou de stratégies d’acquisition de biens, ne révèlent pas seulement une dimension spécifique de certaines sociétés, ils constituent au contraire le substrat pratique des sociétés en général ; de ce point de vue, toute vie sociale ne représente rien d’autre que le rapport de forces mouvant qui procède des luttes de répartition entre les groupes sociaux — on ne peut donc parler de la « structure sociale » d’une société ainsi comprise que si l’on se rappelle qu’il s’agit du résultat artificiel d’une coupe synchronique dans un événement qui, en réalité, ne se laisse pas fixer sous la forme d’un objet réel.

Bourdieu intègre cette réserve méthodologique, à laquelle le contraint l’hypothèse d’une lutte permanente pour la répartition des ressources, dans le regard qu’il porte sur sa propre analyse de la structure sociale française. Non seulement le statut méthodologique, mais aussi les critères théoriques de son analyse de classes ne peuvent plus être appréciés comme ils l’étaient auparavant. Car la distinction entre le capital économique et le capital culturel — représentant les deux sortes de biens à l’aune desquels se mesurent la position et donc les conditions de vie d’un sujet dans la structure sociale — l’oblige à revoir à certains égards la théorie traditionnelle des classes. Dans la subdivision générale de la société capitaliste, il peut certes se laisser d’abord guider par des conceptions marxistes, dans la mesure où il retient comme premier critère de l’appartenance de classe le volume global de capital disponible ; il est ainsi tout naturellement amené à distinguer lui aussi trois classes sociales, dont les membres respectifs, toutefois, se caractérisent non seulement par leur place dans le processus de production, mais aussi par la possession d’une quantité à peu près équivalente de savoir culturel et de moyens économiques. Cependant, la tentative pour former des sous-groupes au sein de ces classes conduit déjà à une première divergence. D’une manière tout à fait cohérente, c’est dans la « structure » du capital que Bourdieu va trouver le second critère permettant de mesurer la position d’un sujet dans son milieu social. Il faut comprendre sous ce terme de « structure » le rapport spécifique dans lequel se tiennent le niveau d’éducation et la fortune, le capital scolaire et le capital économique. La prise en compte de ce critère débouche, comme dit Bourdieu, sur une représentation « bidimensionnelle » de l’espace social 14 : les sous-groupes (assimilés aux catégories socioprofessionnelles), qui ne se caractérisent donc plus seulement par un volume à peu près identique de ressources disponibles en termes de capital culturel et économique, mais aussi par la même « structure de capital », se répartissent dans la société selon un plan vertical et un plan horizontal. Sur chacun des trois niveaux de la structure de classe, ces différentes fractions s’ordonnent ainsi le long d’un axe qui va d’une extrémité caractérisée par une forte prépondérance du capital culturel, passe par un point médian de répartition symétrique des deux ressources, avant de signaler à l’autre extrémité la domination marquée des moyens économiques.

Cet élargissement de la théorie des classes, qui ajoute à leur construction hiérarchique un principe de différenciation horizontale et permet ainsi de dégager des relations conflictuelles à l’intérieur même des classes sociales, ne constitue cependant que la première des corrections apportées par Bourdieu à l’approche traditionnelle. Pour arriver à analyser les goûts culturels spécifiques à chaque groupe, il lui semble indispensable de prendre aussi en compte la composition et la « trajectoire sociale » des différentes catégories socioprofessionnelles 15. Il va donc, d’une part, s’intéresser à l’origine sociale de leurs membres, d’autre part, essayer d’apprécier en termes de moyenne statistique le passé et l’avenir collectifs des groupes en fonction de l’évolution générale de la division du travail social. Bourdieu intègre ensuite ces deux points de vue dans une troisième dimension, à caractère historique, dont la prise en compte doit permettre de reconnaître, outre l’articulation verticale et l’articulation horizontale, la dynamique temporelle de la structure sociale. Ces réflexions aboutissent finalement à un diagramme impressionnant, rassemblant dans un tableau à trois dimensions de l’« espace social 16 » toutes les données qu’il était possible de recueillir à partir des statistiques officielles sur la structure sociale de la France de l’époque.

V

La théorie des classes ainsi révisée, malgré les intéressants aperçus qu’elle livre sur les processus de mobilité et les stratégies de reproduction des groupes socioprofessionnels, ne constitue pourtant aux yeux de Bourdieu qu’un premier pas vers la thématique qui l’intéresse vraiment : son analyse de la stratification sociale, dont l’importance pour une théorie de l’inégalité sociale semble seulement lentement s’imposer aux esprits ici en Allemagne 17, ne fournit en quelque sorte que le cadre macrosociologique dans lequel s’insère l’étude des cultures du goût spécifiques aux différents groupes. Celle-ci trouve son fondement empirique dans une enquête par questionnaire menée une première fois en 1963, puis à nouveau en 1967-1968, dans laquelle 1 200 personnes choisies selon des critères de représentativité sociale et géographique devaient indiquer, en réponse à vingt-cinq séries de questions, leurs préférences en matière de films, de musique, de style vestimentaire et de décoration intérieure, de cuisine, de sports et de destination de vacances. Ces deux enquêtes avaient été préparées et accompagnées par des entretiens approfondis et par des observations « ethnographiques » qui, sur la base d’un plan préétabli, devaient donner une image directe des conditions de logement et des pratiques vestimentaires des personnes sondées 18. Les données ainsi rassemblées confirmèrent sans peine le présupposé général selon lequel la collecte de jugements individuels devait petit à petit faire apparaître des cultures du goût spécifiques aux différents groupes sociaux. L’exploitation des enquêtes aboutit à une vision panoramique des habitudes de vie des groupes socioprofessionnels français, depuis la prédilection des professeurs d’université pour l’opéra, le théâtre et la cuisine chinoise, jusqu’au penchant des exploitants agricoles pour Fernandel, le football et les pommes de terre. Bourdieu a aussi voulu donner une représentation visuelle de ces résultats, en superposant à son graphique sur « l’espace des positions sociales » un deuxième diagramme, qui relie les différents groupes professionnels aux « styles de vie » correspondants 19. Ce tableau, sur lequel les groupes professionnels ordonnés verticalement et horizontalement apparaissent donc désormais comme les vecteurs de styles de vie et de goûts spécifiques, constitue à vrai dire l’objet qu’il s’agit d’expliquer, en quelque sorte l’énigme théorique dont Bourdieu recherche la solution sociologique : comment expliquer que les membres d’un groupe donné professent régulièrement des goûts similaires, voire identiques, sans recourir à l’argument traditionnel simpliste qui consiste à rapporter la formation des goûts individuels aux seules possibilités de consommation, déterminées par des facteurs économiques ?

On devine aisément que Bourdieu va chercher la réponse à cette question, centrale pour son projet d’ensemble, dans la dimension des luttes de concurrence symboliques et culturelles, qu’il a placée au cœur de sa construction de la société. Il est vrai qu’il doit pour cela s’appuyer sur une caractéristique du savoir culturel qu’il avait tout d’abord occultée en raison de la comparaison établie entre la culture et le médium de l’argent. Il n’existe pas, pour exprimer ce qui fait la valeur sociale d’une certaine forme de comportement culturel, d’équivalent stable, libre de toute interprétation, comme l’argent : c’est pourquoi les jugements de valeur et les habitudes de vie, qui peuvent être considérés comme des sortes de matérialisation du savoir culturel, ne présentent une certaine validité générale qu’à partir du moment où ils portent le stigmate de la supériorité sociale. Les groupes sociaux, s’ils veulent acquérir un statut culturel, doivent donc choisir ou mettre en scène leur mode de vie quotidien de manière à lui donner l’allure d’un style supérieur : l’acte de démarcation culturelle, la « distinction », constitue la stratégie par laquelle on est censé parvenir à ce résultat.

Le concept de la « distinction » constitue aux yeux de Bourdieu la clé théorique pour comprendre la culture quotidienne des classes dominantes. Il désigne par ce terme tous les efforts des individus pour donner à leur propre style de vie l’aura de la supériorité culturelle en se démarquant ostentatoirement des goûts de la masse 20. Pour pouvoir analyser de tels processus d’intensification symbolique du pouvoir, il est donc nécessaire de se faire une idée approximative de cette culture du goût dont les classes supérieures veulent se distinguer. C’est ce que Bourdieu va faire en examinant d’abord les jugements esthétiques portés par les membres des classes populaires : il reconnaît dans la tendance à réduire prosaïquement l’œuvre d’art à sa seule fonction pratique le trait fondamental qui résume en première analyse la culture du goût des classes les plus pauvres en « capital » économique et symbolique. L’image ainsi dégagée est progressivement affinée, au fil de l’enquête, par l’utilisation de la notion d’habitus, dont nous avons déjà vu l’importance pour la théorie bourdieusienne de la culture : l’habitus des classes populaires fait de la nécessité d’une situation matérielle difficile et angoissante la vertu d’un style de vie marqué par un « hédonisme réaliste » et un « matérialisme sceptique », par le goût des biens culturels à finalité pratique et des plaisirs financièrement accessibles 21.

Ces passages où Bourdieu cherche à éclairer par des preuves empiriques et des descriptions schématiques le « goût de nécessité » prolétarien ne comptent pas parmi les meilleures pages de l’ouvrage. Ses analyses ne deviennent captivantes que lorsqu’il s’engage dans des études phénoménologiques de détail et approche au plus près certains traits comportementaux, comme par exemple quand il décrit les mouvements corporels typiques de ces classes sociales et les habitudes alimentaires correspondantes. Le propos déçoit, à l’inverse, sitôt qu’il s’efforce de fourrer à nouveau les observations recueillies dans le schéma théorique de l’habitus prolétarien. De tels passages montrent précisément combien le concept d’« habitus » est fondé sur un modèle de représentation réductionniste : parce que Bourdieu n’inclut sous ce terme que les schémas collectifs de perception et d’orientation qui ont pour fonction de traduire dans l’apparente liberté d’un style de vie individuel les limites et les perspectives économiques d’une situation collective, il ne peut développer aucune sensibilité théorique pour les autres significations d’une culture quotidienne, pour ses éléments expressifs ou ses repères d’identification. Bourdieu interprète si rigoureusement les schémas comportementaux dans la perspective fonctionnaliste de l’adaptation culturelle à une situation de classes, qu’il ne semble pas pouvoir prendre en compte toutes les tâches que la nouvelle historiographie de la culture assigne aux cultures quotidiennes, sur le plan notamment du renforcement des identités collectives. En tout état de cause, l’analyse du « goût de masse » prolétarien joue le rôle d’une simple toile de fond destinée à faciliter l’étude des luttes de concurrence symboliques des autres couches sociales. Car la « culture populaire du nécessaire » — caractérisée par un rapport instrumental à son propre corps, par la consommation conviviale d’une nourriture riche en calories et enfin par une attitude très terre-à-terre envers l’habillement et les œuvres d’art — ne représente pour tous les groupes professionnels supérieurs que l’arrière-plan négatif de leurs propres efforts de distinction : avant toute différenciation interne, l’univers culturel bourgeois, la culture quotidienne des classes moyennes et supérieures se caractérise par le refus commun de ce goût pragmatique et fonctionnel qui caractérise le style de vie des classes populaires. Bourdieu décrit par une série d’antithèses l’opposition de principe qui naît ainsi entre la culture distinguée et la culture populaire du goût : où le goût « vulgaire » s’intéresse à la fonction pratique d’un bien culturel, le goût « raffiné » se concentre sur sa forme esthétique ; quand le goût « ordinaire » se laisse guider par le point de vue de la simple quantité, le goût distingué privilégie dans son jugement le point de vue de la qualité ; enfin, à la place qu’occupe dans la culture populaire du goût la matière d’un objet de consommation apparaît dans le goût bourgeois la manière, c’est-à-dire la façon dont il est consommé 22.

Le dualité du « goût de luxe » et du « goût de nécessité », qui s’exprime à travers cette liste d’antithèses conceptuelles, fonde l’opposition générale qui scinde en deux univers distincts la culture quotidienne des sociétés modernes. Mais ce qui intéresse Bourdieu au premier chef, comme l’indique le titre allemand de son œuvre, ce sont les « subtiles différences » à l’œuvre dans le monde du goût distingué : le but véritable de son enquête est de dévoiler les mécanismes qui conduisent à la formation de styles de vie concurrents dans le monde de la culture distinguée. On se représente sans peine, d’après les éléments argumentatifs présentés jusqu’ici, la manière dont Bourdieu aborde cette analyse. Les différents groupes sociaux qui sont en mesure de se démarquer ensemble de la culture des classes populaires parce qu’ils se trouvent quant à eux à l’abri des besoins élémentaires de la vie quotidienne ne peuvent ensuite améliorer leur statut par le biais de leurs pratiques culturelles que s’ils arrivent à établir les uns contre les autres l’exclusivité de leurs styles de vie respectifs. C’est pourquoi le monde culturel bourgeois n’existe, selon Bourdieu, que dans la lutte permanente pour le plus haut degré possible de distinction sociale. Les groupes professionnels de l’une et l’autre classes participent cependant avec des moyens différents à cet affrontement culturel. Ils ne peuvent utiliser pour se distinguer que les pratiques qui leur sont accessibles en fonction de leurs richesses en capital économique et en capital culturel, en argent et en savoir. Aussi les groupes sociaux qui appartiennent à la classe moyenne mènent-ils un combat sans espoir ; ils peuvent certes s’élever au-dessus du « goût de nécessité » des classes inférieures, puisque leur capital économique leur offre la marge nécessaire pour développer une culture quotidienne affranchie des besoins élémentaires. Mais ils sont sans recours face aux stratégies d’exclusion de la classe dominante, puisqu’il leur manque autant le savoir culturel que les moyens financiers nécessaires pour s’y opposer. C’est pourquoi Bourdieu comprend l’habitus incarné dans le style de vie de la classe moyenne comme une réponse à cet embarras : dans leur culture quotidienne routinière, les membres de cette classe se comportent involontairement de telle sorte que leur défaut de capital économique et culturel se trouve constamment compensé par les énergies supplémentaires du désintéressement et de la bonne volonté culturelle. La culture quotidienne de la petite bourgeoisie déclinante est imprégnée par l’« ethos du consciencieux », celle de la petite bourgeoisie ascendante, au contraire, par le zèle culturel et la volonté de parvenir 23.

C’est seulement maintenant, après avoir analysé les goûts des classes populaires et moyennes, que Bourdieu aborde la sphère culturelle où les luttes de distinction semblent se déployer à l’état pur ; c’est ici seulement qu’il rencontre le phénomène d’une concurrence pour l’exclusivité stylistique qui constituait dès le départ le véritable programme de son étude : « Mais le lieu par excellence des luttes symboliques est la classe dominante elle-même 24. » Trois groupes professionnels, selon la théorie des classes personnelle de Bourdieu, s’y opposent pour occuper la première place dans la hiérarchie sociale : premièrement, le groupe de l’intelligentsia fonctionnarisée, des artistes et des intellectuels bien payés, deuxièmement le groupe des professions libérales (avocats, médecins, architectes), et enfin le groupe des propriétaires et des entrepreneurs du secteur de la grande industrie. Ces groupes sociaux, unis dans la volonté commune de se démarquer des deux autres classes, s’efforcent chacun d’afficher un style de vie qui leur confère vis-à-vis des autres l’aura de la plus grande exclusivité. En cela ils sont, comme tous les autres groupes professionnels, dépendants des moyens spécifiques fournis par leur capital. L’intelligentsia et les milieux artistiques se trouvent ainsi contraints d’affirmer l’exclusivité de leur style de vie en cultivant collectivement des jouissances esthétiques et des plaisirs quotidiens qui exigent certes un niveau élevé de savoir culturel, mais seulement une quantité relativement modeste de moyens financiers ; Bourdieu nomme l’habitus correspondant « l’aristocratisme ascétique », qui s’incarne typiquement dans le goût pour la cuisine exotique, le penchant pour une critique sociale sans engagement et l’ouverture aux nouvelles expériences esthétiques 25. Il en va de même pour les deux autres groupes de la classe dominante : eux aussi utilisent les avantages particuliers de leur « capital » respectif quand, en tant que groupe des « professionnels » indépendants, ils composent un mode de vie à la fois luxueux et culturellement avancé, ou bien, en tant que bourgeoisie de riche tradition, développent un style essentiellement basé sur le faste représentatif et l’étiquette 26.

La lutte que ces trois groupes mènent constamment pour atteindre le plus haut degré d’exclusivité constitue aux yeux de Bourdieu le véritable moteur du développement culturel. Car sitôt que les autres catégories professionnelles s’approprient pour ainsi dire par le bas les pratiques culturelles dont elles étaient jusque-là exclues, les classes dominantes doivent acquérir de nouveaux éléments de style, socialement inédits, pour échapper au danger permanent du nivellement culturel. Mais, plus encore, il leur faut auparavant rivaliser pour la maîtrise des critères qui déterminent la valeur d’un style de vie. Bourdieu — renvoyant à une théorie de la domination qui est également contenue dans son livre, sans donner lieu à un développement spécifique — voit dans de tels affrontements une « lutte pour la définition du principe de domination légitime 27 ». Ce sont donc les « signes distinctifs », les principes de validité culturelle, qui représentent l’enjeu véritable de cette lutte de concurrence que mènent les groupes de la classe dominante à travers leurs stratégies symboliques de représentation : « Les luttes pour l’appropriation des biens économiques ou culturels sont inséparablement des luttes symboliques pour l’appropriation de ces signes distinctifs que sont les biens ou les pratiques classés et classants ou pour la conservation ou la subversion des principes de classement de ces propriétés distinctives 28. » Bourdieu cherche parfois à décrire les dimensions et les caractères d’une telle lutte ; mais c’est précisément dans ces passages de son étude que le matériau empirique ne semble plus vouloir se couler dans son dispositif catégoriel. Ici se révèle la confusion commise au départ de l’analyse : étudier la compétition pour les « signes distinctifs » requérait de distinguer entre une lutte de répartition et une lutte à caractère normatif et pratique, plus rigoureusement que ne le permet une approche qui envisage globalement les formes de vie des groupes sociaux dans la perspective utilitariste d’une « économie des actions pratiques ».

VI

Bourdieu communique au lecteur de son étude des chocs instructifs, en lui faisant découvrir la culture quotidienne de sa propre société comme la scène de luttes de concurrence symboliques. Celui qui est venu à bout des 850 pages de l’ouvrage ne pourra plus considérer avec la même naïveté qu’avant les penchants culturels, les extravagances stylistiques et les prédilections littéraires des groupes auxquels, en tant que lecteur d’un tel ouvrage, il appartient sans doute. Dans cette mesure, l’étude de Bourdieu prolonge le processus de désillusionnement scientifique auquel l’éducation sociologique participe depuis toujours. Pourtant, même les révélations les plus surprenantes, les interprétations les plus pénétrantes que Bourdieu tire des matériaux empiriques de son étude ne peuvent masquer le fait qu’il nous laisse finalement, sur le plan théorique, dans l’incertitude quant au rôle joué par les cultures collectives du goût dans les sociétés actuelles. Sa théorie de la culture quotidienne, l’articulation conceptuelle de ses analyses empiriques, est déroutante, voire ambiguë. Mais quand bien même nous ferions abstraction de ce point, il reste une contradiction qui semble traverser toute la théorie bourdieusienne.

Bourdieu dégage le cadre macrosociologique de son analyse culturelle grâce à une théorie de la stratification qui résulte d’une fusion spécifique d’arguments marxiens et wébériens. Selon cette approche, la position et donc les chances de survie d’un groupe social se mesurent à la quantité de biens économiques et culturels qu’il est en mesure d’acquérir et de conserver dans la lutte de répartition de l’argent et des titres — puisque nous avons vu que le « titre scolaire » constitue ici le médium, comparable à l’« argent », qui signale la détention de quantités discriminatives de savoir. Le rôle que jouent les styles de vie collectifs dans la lutte sociale pour ces biens éclaire le concept d’« habitus », si important pour l’ensemble de la théorie de Bourdieu. Dans cette perspective, en effet, les formes de vie et les goûts que transmettent les différents groupes professionnels à travers les processus de socialisation culturelle remplissent une fonction purement instrumentale ; ils adaptent les individus à leur situation de classe spécifique, de telle sorte qu’ils accomplissent sans le vouloir, sous l’influence de leurs appréciations et de leurs jugements de goût, exactement les actions qui sont stratégiquement requises pour améliorer leur position sociale. Les styles de vie spécifiques aux différents groupes ne sont pour ainsi dire que les matérialisations culturelles d’un calcul d’intérêt basé sur leurs positions respectives, et auquel tous les groupes sociaux semblent se conformer habituellement 29. Mais le concept de « distinction », que Bourdieu introduit programmatiquement à l’ouverture de son enquête, pointe au-delà de cette fonction purement instrumentale des cultures quotidiennes ; il repose en effet sur le postulat selon lequel les groupes sociaux cherchent à se différencier en développant des styles de vie démarqués les uns des autres. Or ces deux déterminations fonctionnelles du style de vie collectif, celle qui renvoie les formes sociales du goût au concept d’habitus et celle qui les impute aux stratégies de distinction, se trouvent simplement juxtaposées, sans que Bourdieu ne les articule de manière satisfaisante 30. C’est dans la seconde perspective, correspondant au modèle de la distinction, qu’il aborde par exemple les styles de vie collectifs quand, avec un raisonnement de type structuraliste, il résume la différence entre les goûts « petits-bourgeois » et les goûts « grands-bourgeois » de la manière suivante : « Et de fait, lors même qu’elle ne s’inspire aucunement du souci conscient de prendre ses distances à l’égard du laxisme populaire, toute profession petite-bourgeoise de rigorisme, tout éloge du propre, du sobre et du soigné enferme une référence tacite à la malpropreté, dans les mots ou les choses, à l’intempérance ou à l’imprévoyance ; et la revendication bourgeoise de l’aisance ou de la discrétion, du détachement et du désintéressement, n’a pas besoin d’obéir à une recherche intentionnelle de la distinction pour enfermer une dénonciation implicite des “prétentions”, toujours marquées en trop ou en trop peu, de la petite bourgeoisie […] : ce n’est pas par hasard que chaque groupe tend à reconnaître ses valeurs propres dans ce qui fait sa valeur, au sens de Saussure, c’est-à-dire dans la dernière différence qui est aussi, bien souvent, la dernière conquête, dans l’écart structural et génétique qui le définit en propre 31. » Même si Bourdieu se sert ici, comme il a été dit, d’une figure de pensée structuraliste, en déterminant formellement l’« importance » ou la « valeur » d’un groupe social par sa simple « différence » d’avec les groupes voisins, le raisonnement a pourtant des implications de plus vaste portée. Car non seulement les styles de vie spécifiques ne jouent plus, dans l’édifice des classes sociales, le même rôle que ceux définis par le concept d’habitus, mais le concept même de style de vie, de « culture quotidienne » présente désormais un nouveau contenu : il ne désigne plus simplement les formes d’expression symboliques des stratégies d’action à l’aide desquelles les différentes catégories professionnelles essayent d’établir leur supériorité vis-à-vis des autres groupes sociaux, il comprend aussi les formes de vie culturelles par lesquelles les groupes sociaux cherchent d’abord à préserver leur identité collective. La distinction symbolique sert maintenant aux groupes sociaux à se démarquer les uns des autres, autant que leurs moyens économiques le leur permettent, afin d’exprimer leur propre situation et de promouvoir socialement les valeurs qui y sont attachées. Bourdieu doit donc postuler maintenant un lien interne entre culture quotidienne et normes d’action, entre les formes symboliques d’expression et certaines représentations axiologiques, ce qui n’était pas le cas auparavant : tant qu’il envisageait les efforts de distinction comme un simple moyen stratégique, il n’avait pas lieu de soupçonner dans les formes de vie culturelles autre chose que l’expression symbolique de considérations d’intérêt collectif. Seul ce deuxième emploi du terme explique ce qui dans la perspective d’une poursuite généralisée de l’intérêt propre devait rester inexpliqué : pourquoi les groupes sociaux concourent pour les « signes distinctifs », comme dit Bourdieu, pourquoi ils essayent de faire valoir leurs propres critères d’autoprésentation culturelle contre ceux de tous les autres groupes. Car si nous ne présupposons pas que les groupes sociaux voient dans leur propre style de vie, non seulement un moyen d’améliorer leur position, mais avant tout l’expression symbolique de leurs valeurs, il paraît absurde d’imaginer une concurrence entre les styles de vie collectifs — dans ce cas, en effet, tout groupe social serait amené, dans le souci de ses intérêts bien entendus, à adapter simplement sa culture quotidienne aux styles de vie dominants. On ne comprend pas, dans le modèle d’explication utilitariste suggéré par Bourdieu, la singulière obstination avec laquelle les groupes se cramponnent, par-delà toutes les transformations historiques et les évolutions sociales, à leurs goûts et à leurs formes de vie spécifiques.

Dans certains passages de son enquête, Bourdieu semble s’ouvrir à une réflexion de ce type : le dernier chapitre en particulier, où il présente la confrontation des classements symboliques du monde social comme une « dimension oubliée de la lutte des classes 32 », rejoint la thèse selon laquelle, à travers les styles de vie collectifs, ce sont aussi les modèles moraux et culturels d’une société qui s’affrontent. Mais le cadre catégorial de sa propre théorie l’empêche de développer d’une manière cohérente cette idée fondamentale : les concepts économiques centraux auxquels il adosse son analyse de la culture l’obligent à comprendre toutes les formes de conflit social sur le modèle des luttes de répartition, bien que la lutte pour la reconnaissance des modèles moraux obéisse de toute évidence à une autre logique. Car la validité qu’un ordre social accorde aux valeurs et aux normes incarnées dans les styles de vie d’un groupe particulier ne dépend pas du volume de savoir ou de richesse, c’est-à-dire des biens quantitativement mesurables que ce groupe a pu accumuler, elle est déterminée par les traditions et les valeurs qui ont pu être généralisées et institutionnalisées dans la société considérée. La validité sociale d’un style de vie et des valeurs qui trouvent en celui-ci leur expression symbolique dépend donc de la mesure dans laquelle les normes d’action et les principes correspondants sont socialement reconnus. Alors que la lutte économique pour la répartition des ressources est une confrontation entre des adversaires uniquement préoccupés de leur propre intérêt, la lutte morale-pratique représente un conflit dans lequel chaque adversaire lutte pour obtenir l’approbation normative de l’autre partie. C’est sans doute cette différence que Max Weber avait en vue, lorsque, dans le célèbre chapitre « Classes, ordres, partis » de son projet pour Économie et société, il cherche à distinguer entre l’« ordre économique » et l’« ordre social » d’une société, entre la répartition des positions économiques et la « répartition de l’honneur social 33 » : certes, les groupes économiquement puissants ont beaucoup plus de chances de donner à leurs valeurs une expression institutionnelle générale, et, par là, d’accroître la validité sociale de leur propre mode de vie, mais le chemin qui mène à ce but n’est pas celui de l’accumulation de biens culturels. Même pour eux, ce chemin passe par la promotion d’un certain style de vie et par l’adhésion qu’il rencontre.

Quelle que soit la manière dont il faille caractériser ce type particulier de conflits culturels et moraux, il est clair que Bourdieu n’est pas en mesure de lui rendre justice dans le cadre théorique de son étude. Quand il s’écarte des perspectives simplificatrices du concept d’habitus, et cherche donc à comprendre les différentes cultures du goût comme autant de formes d’identité symboliques, il envisage leur concurrence sociale pour la validité ou la considération selon la logique des luttes de répartition. Il a pu être poussé dans cette voie par le fait que le « capital culturel » qu’une catégorie professionnelle est en mesure d’accumuler ne se limitait pas pour lui, à l’origine, aux seuls « titres scolaires » proposés par le système éducatif en vigueur : peut-être nourrissait-il secrètement l’idée que la fraction du « capital culturel » qui ne se matérialise pas dans de tels titres peut s’obtenir par l’acquisition d’un goût aussi « distingué » que possible — en quoi il aurait purement et simplement évacué le problème théorique décisif, qu’il signale pourtant lui-même, et qui consiste à se demander comment au sein d’une société la considération, la valeur de distinction d’un style de vie se trouvent socialement définis. En l’état, l’étude de Bourdieu suscite constamment l’idée erronée que la reconnaissance sociale d’un style de vie et des valeurs qu’il incarne s’acquiert de la même manière qu’un bien économique. Il n’aurait pu échapper à cette grave méprise qu’à la condition de renoncer résolument au cadre utilitariste dans lequel il a inscrit ses études empiriques 34.