LIQUÉFACTIONS DU SOCIAL
À propos de la théorie sociale de Luc Boltanski et Laurent Thévenot
Les catégories morales ont aujourd’hui presque disparu du vocabulaire théorique de la sociologie. Ni la conviction de légitimité, ni le sentiment d’injustice, ni le désaccord moral, ni le consensus normatif ne jouent plus aucun rôle significatif dans l’explication des ordres sociaux. Le domaine d’objet de la sociologie est désormais compris soit comme un mécanisme anonyme autorégulé, soit comme le résultat de la coopération d’acteurs mus par des préoccupations stratégiques ; les disciplines de référence sont donc la biologie ou les sciences économiques, dont les modèles paraissent capables d’expliquer un processus aussi compliqué que la reproduction des sociétés. On peut avoir l’impression que la sociologie récente, par cette réorientation théorique, veut rompre définitivement avec la génération des pères fondateurs. Car depuis Weber et Durkheim jusqu’à Talcott Parsons, il était entendu qu’une conception adéquate du monde social ne pouvait s’acquérir qu’à l’aide de concepts, de modèles et d’hypothèses empruntés à la théorie morale. La philosophie pratique était en quelque sorte le terreau et la discipline de tutelle de la sociologie classique. Après La Théorie de l’agir communicationnel, qui a été le dernier grand projet d’une théorie globale de la société nourrie de la philosophie pratique, tout cela semble retomber dans l’oubli ; jusqu’à récemment, on pouvait du moins avoir l’impression que, depuis la publication du livre de Habermas, la tradition d’une sociologie fondée sur un socle normatif s’était définitivement éteinte. S’il n’en est pourtant pas ainsi, s’il existe encore au sein de la théorie de la société un courant qui trouve ses sources dans la philosophie morale, on le doit principalement aux efforts d’un petit groupe de chercheurs français réunis autour de Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Nés d’une critique interne de la sociologie de Pierre Bourdieu, les travaux de ce cercle extraordinairement productif, toujours lancé sur des pistes nouvelles, s’attachent à expliquer l’intégration de nos sociétés par l’interaction conflictuelle de convictions morales divergentes 1. Le texte fondateur de cette nouvelle école sociologique est l’étude de Boltanski et Thévenot publiée en 1991, De la justification 2. Ce livre, qui a depuis été traduit en allemand 3, mérite d’être attentivement discuté, ne serait-ce que parce qu’il représente, avec le recul, la tentative la plus intéressante de ces dernières années pour ancrer à nouveau la sociologie dans l’esprit de la philosophie morale.
I
Par la seule manière dont ils formulent le point de départ de leur étude, Boltanski et Thévenot rejoignent la perspective des sociologues classiques dans leur tentative de fondation d’une théorie de la société. Comme chez Weber, Durkheim et Parsons, le problème central de toute sociologie est pour les deux auteurs de comprendre comment les acteurs individuels parviennent, en temps normal, à ajuster mutuellement leurs intentions d’action et contribuent ainsi à produire l’ordre social. Boltanski et Thévenot entendent cependant expliquer l’accord requis par de telles opérations de coordination sans recourir aux deux stratégies qui prévalaient dans le passé : il ne s’agit ni de renvoyer ce consensus nécessaire — comme le fait Durkheim — à une conscience collective préexistante qui établit d’emblée entre les sujets un rapport harmonieux, ni d’y voir simplement l’heureux résultat de l’imbrication des stratégies individuelles, comme se l’imagine la vulgate économique (p. 39 sq.). Récuser ces deux modèles, cela signifie pour les auteurs se mettre en quête d’un troisième schéma d’explication qui, contre Durkheim, ferait droit à la souveraineté interprétative de l’acteur individuel, sans toutefois contester, comme les sciences économiques, l’effectivité des systèmes d’interprétation collectifs. La réponse au problème ainsi circonscrit se trouve développée par Boltanski et Thévenot en trois étapes, au terme desquelles se trouve posée la première pierre de leur théorie de la société.
Le point de départ de leur argumentation consiste à supposer que les acteurs coordonnent généralement leurs intentions d’action en recourant, par une compétence acquise, à des modèles d’ordre moral qui définissent les manières légitimes de vivre ensemble. Les membres de la société ne sont pas ici, comme chez Bourdieu (dont Boltanski a pourtant été le collaborateur pendant des années), des individus opaques à leurs propres yeux, qui acquièrent leurs critères d’appréciation sociale essentiellement par le biais de puissances d’interprétation inconscientes ; ils doivent au contraire être compris comme des êtres dotés de capacités cognitives d’autodétermination, pour autant que, dans la coordination de leurs intentions d’action individuelles, ils sont capables de mobiliser de leur propre chef des conceptions très différentes de l’ordre social. L’hypothèse contenue dans cette première étape, selon laquelle de tels modèles de coexistence sociale se présentent toujours au pluriel, ne constitue donc pas un ajout arbitraire, mais une composante nécessaire de la thèse générale : pour que les sujets puissent apparaître comme des acteurs compétents, autonomes au plan cognitif, ils doivent au besoin pouvoir recourir à plus d’un modèle d’ordre social, pour effectuer, chacun selon son propre point de vue, un choix parmi ceux-ci.
Dans l’étape suivante de leur argumentation, les auteurs introduisent une distinction empruntée au fonds de pensée du pragmatisme américain, qui relativise d’une manière décisive la thèse précédente : si les sujets effectuent les opérations de coordination pour ainsi dire sans y penser et par automatisme tant que rien ne vient perturber leurs activités communes, ils doivent au contraire, quand survient une telle interruption, porter leur attention sur les présupposés cognitifs et moraux qu’ils admettaient jusque-là par simple routine. En ce sens, c’est seulement dans des situations dites « non naturelles », dans les intermittences de leurs pratiques quotidiennes, que les participants peuvent acquérir un savoir sur les modèles d’ordre social à l’aide desquels ils coordonnent leurs intentions ; dans ces moments-là, comme l’auraient formulé John Dewey ou George H. Mead, ils se trouvent en effet confrontés à la nécessité fonctionnelle de contrôler les hypothèses admises jusque-là, pour les adapter intellectuellement à des conditions changées. Comme d’autres théoriciens de cette mouvance pragmatiste, Boltanski et Thévenot croient que l’observation scientifique doit profiter de ces moments de perturbation, de « panne » et de « crise » (p. 52), pour étudier les véritables règles de l’intégration sociale : nous découvrons les convictions normatives qui sous-tendent l’imbrication des actes individuels dans le monde vécu, lorsque nous adoptons la perspective de participants qui s’efforcent de remédier à une perturbation de leur interaction en thématisant leurs conceptions divergentes de l’ordre social.
Dans une troisième étape, les auteurs suggèrent que ces moments « non naturels », où les modèles d’ordre auparavant acceptés se trouvent soumis à une épreuve discursive, constituent les véritables charnières de la reproduction sociale. La vie sociale se caractérise par une « obligation de justification » qui contraint régulièrement les membres de la société, confrontés à des crises récurrentes, à dévoiler et à justifier les uns pour les autres les notions latentes qui fondent leurs conceptions de l’ordre. De telles périodes de justification discursive représentent le côté réflexif de la reproduction sociale, où se trouve explicité ce qui n’était jusque-là donné qu’implicitement dans le flot des interactions routinisées du monde vécu : les participants de la communication sont maintenant tenus de produire des arguments et des raisons pour expliquer pourquoi ils veulent que les problèmes apparus soient résolus dans l’horizon d’un modèle d’ordre plutôt que dans un autre. Ils doivent expliquer pourquoi la tâche de coordination devenue problématique ne peut être menée à bien que de la manière qu’ils privilégient.
Certes, les auteurs ont conscience que ces moments de démontage réflexif de l’ordre social comportent toujours l’option alternative d’une solution violente. Le parti qui dispose des plus grands moyens de puissance peut interrompre le processus de discussion pour imposer à l’autre ses propres conceptions de l’ordre. Mais Boltanski et Thévenot choisissent délibérément de ne s’occuper que des formes « pacifiques » de résolution des confrontations argumentatives : sont exclues du champ d’investigation « la guerre civile, la tyrannie, qui fait reposer l’ordre de la cité sur la force et sur la peur » (p. 54). Faut-il comprendre que seules les sociétés démocratiques constituent le domaine d’objet de l’étude ? Cela ne ressort pas clairement de la suite de l’argumentation. D’une manière générale, les auteurs restent très prudents quant à la détermination du type de société auquel s’applique leur analyse. Nous apprenons seulement qu’ils veulent se concentrer sur des sociétés « différenciées », « complexes », caractérisées par le fait que plusieurs conceptions concurrentes de l’ordre peuvent assurer la coordination d’une même sphère d’action ; nous ajouterons qu’il s’agit de sociétés dans lesquelles de tels conflits d’interprétation doivent pouvoir être résolus sur le plan de l’argumentation pacifique. Rien n’interdit donc de supposer que les États de droit démocratiques du monde occidental forment le noyau du domaine d’objet de cette étude sur la « justification ».
Ces trois prémisses délimitent le cadre dans lequel le livre de Boltanski et Thévenot doit se développer. Mais leur apport spécifique, leur force de pénétration théorique et leur profond potentiel de stimulation, ne se révèlent qu’à mesure que cette forme vide d’une théorie normative de la société se trouve progressivement remplie par des contenus concrets. Car les deux auteurs ne se contentent pas d’une simple analyse formelle de ces interruptions discursives de la vie sociale : ils s’intéressent moins aux conditions rationnelles auxquelles ces confrontations argumentatives sont soumises, qu’aux thèmes moraux et aux scénarios conflictuels qui les déterminent dans la vie quotidienne de nos sociétés occidentales. Ainsi considérée, l’étude vise à fournir rien de moins qu’une analyse globale, orientée empiriquement, des disputes et des dissensions morales qui peuvent surgir dans un monde vécu comme celui de la société française d’aujourd’hui. Pour cela, les auteurs doivent affronter deux tâches, qui comportent l’une et l’autre des défis de taille : ils doivent d’abord reconstruire tous les modèles d’ordre moral utilisés dans nos sociétés développées comme sources normatives de coordination de l’agir social ; deuxièmement, ils doivent prendre une vue d’ensemble des types de conflits sociaux dans lesquels commencent à se dessiner des désaccords sur la légitimité des modèles d’ordre pratiqués. La grandeur de l’entreprise se signale à la quantité d’observations empiriques, de spéculations herméneutiques et d’analyses textuelles mobilisées dans l’accomplissement de ces deux tâches ; mais ces mêmes traits marquent aussi la limite d’une théorisation sociologique qui essaie de ne pas s’engager sur le terrain des structures sociales.
La thèse générale de nos deux auteurs est que toute forme de coordination d’intentions individuelles d’action requiert un accord sur les normes morales qui doivent à l’avenir réguler les attentes légitimes des personnes concernées. Le plus souvent, tant que l’action se déroule sans accroc, ces idées d’ordre intersubjectivement présupposées restent à l’arrière-plan pré-réflexif du monde vécu. Elles ne viennent à la conscience des acteurs que dans les situations où l’interaction échoue d’une manière qui rend fonctionnellement nécessaire une thématisation des convictions qui jusque-là ne faisaient qu’accompagner tacitement l’agir. Boltanski et Thévenot se donnent pour première tâche de reconstituer de telles situations, afin de dégager les principes de construction auxquels les modèles d’ordre normatifs doivent nécessairement obéir : ils visent ensuite à reconstruire herméneutiquement ceux qui, parmi ces modèles, jouent aujourd’hui un rôle déterminant dans le maintien de notre ordre social.
Dans l’ensemble de l’étude, les auteurs ne nous éclairent guère sur la méthode à l’aide de laquelle ils parviennent à déterminer les caractères formels de ces modèles d’ordre aujourd’hui pratiqués : sans le dire explicitement, ils considèrent manifestement que la modernité est caractérisée par quelques principes normatifs auxquels toute représentation d’un ordre social légitime doit se conformer pour être socialement acceptable (p. 96 sq.). Cette prémisse implicite apparaît d’une manière particulièrement nette dans le passage où ils introduisent le premier principe fondamental des ordres de justification qui ont cours à notre époque : selon eux, en effet, nous n’admettons comme légitimes que les modèles d’ordre social qui obéissent au « principe de commune humanité » (p. 96), c’est-à-dire qui interdisent les formes brutales de discrimination ou d’exclusion de personnes. Cette présupposition d’un universalisme moral n’est justifiée nulle part dans le livre, elle est simplement affirmée comme une donnée empirique de « nos » sociétés ; il aurait certainement été nécessaire, ici, de préciser, du point de vue de l’histoire des structures et de l’histoire sociale, dans quelle mesure une telle conception universaliste de la personne humaine doit être considérée comme une condition normative des sociétés modernes. Cela est encore plus vrai du second principe fondamental qui détermine aux yeux de Boltanski et Thévenot toutes nos représentations d’ordre : ils estiment que les modèles de justification les plus répandus à notre époque sont tous dictés par l’idée qu’une position sociale supérieure peut être justifiée par un mérite particulier relativement au « bien commun » (p. 99 sq.). Même si les auteurs usent ici de formules passablement déroutantes (« formule d’investissement »), ils veulent sans doute dire par là que tout modèle d’un ordre social justifiable se fonde aujourd’hui sur un principe de service ou de mérite, qui définit normativement quelle place revient aux différents membres de la société, égaux « en principe », au sein de la hiérarchie sociale : plus une personne donnée ou un groupe donné de personnes semble apporter de « sacrifices » ou de services au bien commun, plus elle sera justifiée à occuper un rang élevé dans la société. Or le fait que ce second principe est censé valoir pour tous les modèles d’ordre normatifs de l’époque actuelle ne signifie pas seulement qu’il doit exister différentes idées, mutuellement concurrentes, à propos de ces services ou de ces sacrifices, mais surtout que l’idée de mérite individuel domine aujourd’hui tout le spectre de la justification des ordres sociaux : dans les sociétés « modernes », toutes les idées sur ce qui légitime l’ordre social sont sans exceptions déterminées par le principe selon lequel des contributions qui semblent particulièrement précieuses doivent être distinguées par l’attribution d’un rang supérieur, autrement dit d’une « grandeur ».
Sans jamais être explicitement nommé en tant que tel, le principe de mérite devient ainsi la norme absolue de justification des ordres sociaux modernes. Par là, les deux auteurs introduisent subrepticement dans leur étude une prémisse qui ne va nullement de soi et qui aurait exigé d’être établie beaucoup plus solidement. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la littérature de recherche empirique pour constater que les membres des sociétés occidentales tendent à mobiliser des principes très divers dans leurs jugements sur les problèmes de justice sociale : selon le type de relation sociale auquel ils rattachent un problème de répartition particulier, ils invoquent soit le point de vue normatif de l’égalité sociale, soit celui du besoin individuel, soit encore celui de l’investissement personnel dans le service rendu. Ce sont des observations de ce genre qui ont conduit le philosophe anglais David Miller à donner une forme pluraliste à son propre projet d’une théorie de la justice 4. Pour déterminer les normes morales qui établissent dans les sociétés modernes les conditions d’une juste répartition des biens et des charges, il faut partir d’une multiplicité de principes, dont la validité dépend à chaque fois du genre de relation envisagé. Boltanski et Thévenot, bien entendu, ne veulent pas construire une théorie normative de la justice : en tant que sociologues, il s’agit d’abord pour eux d’éclairer les convictions normatives sur fond desquelles les membres des sociétés actuelles créent entre eux des univers pratiques communs. La démarche de Miller n’est pourtant pas sans intérêt pour les deux auteurs, puisqu’il parvient, en se fondant lui aussi sur des études sociologiques, à la conclusion que bien d’autres points de vue que le principe de mérite interviennent aujourd’hui dans le jugement porté sur la légitimité morale des ordres sociaux. Rapporté aux réflexions de Boltanski et Thévenot, ce constat amène à se demander s’il est vraiment avisé de considérer que nos idées sur les ordres sociaux justes sont désormais toutes basées sur le principe de mérite. Il ne semble pas que les individus coordonnent toujours et partout leurs intentions d’action en présupposant tacitement un ordre normatif où les mérites particuliers seraient récompensés par une situation sociale supérieure : au contraire, il existe manifestement non moins de sphères ou de formes de relations dans lesquelles nous mobilisons au même effet des idées de légitimation qui intègrent les points de vue du besoin individuel ou de l’égalité juridique. Ici aussi, il aurait sans doute fallu que les auteurs engagent des réflexions théoriques sur la structure sociale, qui leur auraient permis de mieux cerner leurs prémisses de départ : au lieu de se lancer directement et hors contexte dans une détermination des propriétés formelles des convictions actuelles relatives à la justice, il aurait été pertinent de se demander d’abord si certains types de pratiques ou d’institutions sociales de la modernité ne requièrent pas de tout autres principes de régulation normative que celui de la contribution individuelle. Le fait que Boltanski et Thévenot n’esquissent même pas de telles réflexions nous apparaîtra encore en d’autres endroits du livre comme une inquiétante carence : le lien entre la structure institutionnelle et les sphères de valeurs, entre les subsystèmes sociaux et les normes correspondantes, reste totalement inéclairci, de sorte qu’on peut avoir l’impression que les acteurs ne sont liés, dans leurs actes d’interprétation, à aucune structure sociale préexistante.
Après avoir avec l’universalisme et le principe de mérite déterminé les caractéristiques formelles des conceptions modernes de l’ordre, les deux auteurs vont maintenant s’efforcer de prendre une vue d’ensemble des différents contenus concrets à travers lesquels ces conceptions se réalisent. On pourrait s’attendre à les voir procéder ici à la manière de Charles Taylor dans sa grande étude sur Les Sources du moi 5, c’est-à-dire entreprendre une sorte de reconstruction historico-herméneutique des idées qui servent effectivement à définir aujourd’hui ce qu’est un ordre social juste. On s’attendrait encore davantage, naturellement, à ce qu’ils examinent dans une perspective empirique — soit par des discussions de groupe, soit par des entretiens ou des questionnaires appropriés — le fonds des idées actuelles concernant les formes de la juste coexistence. Mais les deux sociologues ne choisissent aucune de ces stratégies méthodologiques, ils ne s’engagent ni dans une herméneutique historique, ni dans un rappel empirique : ils préfèrent s’appuyer sur l’histoire de la philosophie politique, pensant trouver dans certaines œuvres paradigmatiques les racines et les modèles de toutes les idées encore vivantes aujourd’hui sur la justice sociale. Le texte ne justifie pas à proprement parler ce procédé extrêmement inhabituel, il se contente de suggérer ici et là quelques motifs : on lit ainsi dans une remarque annexe que la philosophie politique moderne a marqué d’une manière décisive plusieurs sociétés du présent (p. 94). Si l’on rassemble plusieurs passages de cette nature, les raisons pour lesquelles les auteurs recourent au canon de la pensée politique se résument à la thèse selon laquelle toutes nos idées sur la justice et la coexistence sociale ont été influencées d’une manière décisive par ces textes classiques : pour être plus complet, on pourrait dire que certaines idées de la tradition philosophique ont pendant des siècles tellement marqué la conscience quotidienne, que même les cultures actuelles de la justification sociale se nourrissent encore, pour l’essentiel, de ces modèles de la pensée politique du passé.
Sur le fond, cette idée n’est pas sans attraits, même si elle surgit d’une manière assez immotivée et présente de forts traits spéculatifs. Les auteurs ne veulent certainement pas dire que les œuvres classiques de la philosophie politique constituent comme telles les sources des idées d’ordre par lesquelles nous coordonnons et justifions nos actions au quotidien ; ce serait verser dans un pur idéalisme culturel, et faire de la conscience sociale quotidienne une simple archive de la pensée des époques révolues. Leur thèse veut sans doute plutôt suggérer que quelques œuvres ont marqué les esprits au point de susciter, par les voies impénétrables de la tradition culturelle, les paradigmes ou les archétypes à l’aide desquels nous nous entendons aujourd’hui sur les formes possibles de la justice sociale : dans de telles situations de justification, nous ne nous référons pas aux écrits d’Aristote ou de Rousseau, mais nous nous servons de schémas argumentatifs qui furent formulés là pour la première fois et qui depuis, à force d’être répétés et diffusés, sont devenus un bien intellectuel commun. Cela étant, Boltanski et Thévenot eux-mêmes semblent parfois hésiter sur la manière dont leur thèse doit être lue : dans certains passages, il semble effectivement que les œuvres citées ne servent qu’à illustrer tel ou tel récit de justification (p. 94), ailleurs prédomine la tendance à traiter ces mêmes textes comme les sources directes de nos idées actuelles (p. 95). Seule la première lecture, la lecture faible, est cependant appropriée pour comprendre la suite, parce qu’elle écarte d’emblée toute teinte d’idéalisme culturel.
En choisissant les textes qu’ils veulent utiliser à cette fin illustrative, les deux auteurs s’appuient naturellement sur les critères qu’ils ont auparavant identifiés dans la discussion sur les caractéristiques formelles des idées d’ordre aujourd’hui opérantes ; seules pourront être envisagées comme paradigmatiques les œuvres de la tradition classique dans lesquelles se trouve développé sur la base d’un universalisme moral un principe de mérite spécifique, capable de justifier une hiérarchie sociale. Boltanski et Thévenot pensent pouvoir distinguer autant de textes fondamentaux de ce genre qu’il se rencontre aujourd’hui de critères de mérite clairement distincts dans nos convictions en matière de justice ; ils n’excluent pourtant ni que d’autres œuvres de référence auraient pu être citées à l’appui des mêmes idées de « grandeur sociale », ni que d’autres paradigmes de justice puissent à l’avenir s’ajouter à cette liste 6 (p. 93). Sous les réserves énoncées, ce sont en tout six textes de l’histoire des idées qui sont mobilisés par les auteurs pour expliquer les idées de justice qui se concurrencent dans notre culture de la justification : la Cité de Dieu d’Augustin fonde le paradigme de la réalisation individuelle sous l’effet de l’inspiration charismatique, Bossuet développe à travers ses écrits l’idée d’une hiérarchie domestique qui culmine dans la fonction protectrice impartie au chef de famille, Hobbes introduit dans son droit naturel le principe d’une hiérarchie de statut, entièrement basée sur le degré d’estime dont jouissent les personnes dans l’opinion publique, Rousseau jette avec son Contrat social les fondements d’un ordre civil où la grandeur s’appuie sur le degré de représentation de la volonté générale, Saint-Simon esquisse dans son œuvre les contours d’un système industriel stratifié, réglé sur la contribution individuelle à la satisfaction des besoins collectifs, et Adam Smith, finalement, esquisse dans sa théorie économique le principe d’une échelle de valeurs du marché, centrée sur l’utilité sociale de la richesse (p. 107-157). Comme je l’ai dit, aucun des textes cités ne doit être compris comme la source directe de nos conceptions actuelles de la justice, au sens où son titre ou, encore moins, son propos littéral, nous seraient encore présents à l’esprit. D’autres auteurs auraient tout aussi bien pu être convoqués en lieu et place des noms cités, pourvu qu’ils eussent fondé un semblable principe de mérite. Le seul facteur déterminant dans cette énumération est qu’il s’agit d’œuvres philosophiques qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à la naissance d’idées de hiérarchie sociale, dont l’efficience normative se fait sentir jusqu’au-jourd’hui.
En ce sens, il serait vain de vouloir critiquer tel ou tel choix particulier dans la composition de cette liste. Certes, les noms et les titres retenus reflètent ouvertement les préférences d’auteurs grandis dans la tradition de la philosophie française : on s’étonne, sur le plan de l’histoire de la diffusion des idées, de les voir invoquer Bossuet comme fondateur d’une hiérarchie domestique, alors qu’ils auraient pu trouver chez leurs voisins allemands des textes incomparablement plus influents pour justifier un système de valeurs patriarcal. D’une manière générale, Boltanski et Thévenot ne consacrent pas une ligne de leur étude à essayer d’éclairer les voies en partie embrouillées, en partie manifestes, par lesquelles s’est exercée la force paradigmatique des écrits cités : pas un mot n’est dit sur l’histoire de leur réception, pas un instant l’attention ne se porte sur les circonstances politiques qui ont accompagné leur diffusion, comme s’il pouvait suffire pour réaliser le projet annoncé d’une généalogie de nos idées actuelles sur la justice, d’exposer le contenu essentiel de quelques textes classiques. La véritable faiblesse de cette liste se situe pourtant sur un tout autre plan, non pas dans l’occultation de l’histoire de la réception ou dans l’étroitesse du champ de vision culturel, mais dans l’exclusion de toute une série d’écrits de philosophie politique, dont l’influence ne s’est pas démentie jusqu’aujourd’hui : ni le républicanisme politique de Kant, ni le libéralisme classique d’un John Locke ne sont évoqués ici, bien que l’égalitarisme fondamental de ces penseurs puisse revendiquer, pour nos conceptions actuelles de la justice, au moins la même importance que les idées des auteurs cités. Cette lacune criante aurait dû alerter Boltanski et Thévenot sur le choix problématique qu’ils faisaient en ancrant dans un principe de mérite tous les modèles de justification de l’époque actuelle : à côté des idées certainement présentes selon lesquelles notre ordre social est normativement basé sur l’évaluation de contributions d’une nature quelconque, et doit donc présenter une structure hiérarchique, il existe aussi d’importants courants d’expression d’un égalitarisme civil dont les germes se trouvent chez Locke ou Kant. L’occultation des œuvres de ces deux auteurs n’est donc pas due au hasard, ni à une simple inadvertance, mais résulte d’une vision réductrice des concepts normatifs de base, qui a ses racines beaucoup plus haut en amont de l’étude.
Cependant, les six notions de justice énumérées ne sont pas seulement censées contenir les principes de formation de différentes hiérarchies, chacune doit aussi définir le noyau normatif d’une vision globale de la société, voire de tout un monde vécu. Ce n’est pas un hasard si les auteurs désignent ces ordres de justification comme des « cités » ou des « communautés », suggérant par là qu’il s’agit de représentations d’un mode de vie, d’un système complet de normes et de pratiques. Boltanski et Thévenot défendent la thèse audacieuse selon laquelle l’horizon de notre agir quotidien, de notre perception ordinaire des choses, est toujours déterminé par les catégories de l’idée d’ordre qui nous sert à interpréter une situation donnée : les réalités factuelles de mon environnement m’apparaissent à la lumière de l’accord normatif qui règle ma relation avec mes partenaires d’interaction dans un secteur particulier du monde social. On mesure pleinement les conséquences que les auteurs attachent à l’idée ainsi ébauchée, quand on se rend compte que même les objets matériels doivent s’intégrer dans cet horizon moralement structuré : « L’accord des personnes […] suppose, pour se réaliser, une détermination de la qualité des choses cohérente avec ces principes de grandeur. » (p. 165) Selon la nature de la hiérarchie acceptée dans une situation donnée, les objets visés par l’action présentent eux aussi une signification différente aux yeux des personnes impliquées : pour paraphraser un exemple des auteurs, on pourrait dire que, sous le régime familial et domestique, une table a le sens d’une invitation à dîner ensemble, tandis qu’elle revêtira dans le contexte d’un ordre industriel la signification d’un plan de travail ou encore, dans le contexte d’un ordre de marché, la signification d’un lieu de réunion. Comme membres de nos sociétés, nous entretenons donc avec le monde autant de rapports normatifs qu’il existe de principes d’accord moral auxquels nous avons précédemment souscrit dans nos interactions : ainsi, l’acteur familier de tous les ordres de valeur constitutifs de la modernité est-il constamment obligé d’évoluer avec la même compétence entre six mondes vécus différents.
À aucun moment nous n’apprenons ce qui a incité les auteurs à prolonger jusque dans l’analyse des mondes vécus leurs réflexions sur le rôle socialement constitutif des ordres de justification. Le texte renvoie occasionnellement aux travaux de Bruno Latour pour cautionner l’intégration des objets matériels dans l’analyse sociologique 7, mais ces remarques ne permettent certainement pas d’établir pourquoi nous devrions entreprendre d’expliquer la constitution de mondes vécus particuliers sur la base de nos conceptions de la justice. Cette thèse présuppose en tout cas que les catégories traditionnelles de la philosophie pratique suffisent parfaitement à expliquer le contenu de toutes nos relations au monde : quelle que soit l’expérience que nous faisons, quelle que soit la manière dont nous percevons les personnes, les circonstances et les choses, nous le faisons toujours à l’aide de schémas catégoriaux tirés de nos représentations collectives de l’ordre social légitime (p. 161 sq.). Ce qui pose problème dans cette hypothèse, ce n’est pas tant que l’environnement social est présenté ici comme quelque chose qui accède au sens dans la mesure seulement où il fait l’objet d’intérêts ou de projets particuliers : Boltanski et Thévenot auront aisément pu intégrer cette perspective à travers la lecture des écrits de Merleau-Ponty ou du jeune Heidegger. Le déroutant dans la prémisse des deux auteurs, c’est plutôt l’idée que l’« utilisabilité » [Zuhandenheit] de notre monde résulterait uniquement de la situation morale instaurée par les représentations d’ordre que nous acceptons les uns des autres. La dimension pragmatique de notre existence sociale se trouve réduite à la seule dimension de la justification normative des ordres sociaux : ce n’est pas dans l’horizon d’intérêts instrumentaux, de besoins de contrôle de notre environnement ou de projets de maîtrise de l’existence que le monde se révèle à nous dans sa signifiance, mais uniquement sous l’effet du profond désir d’établir la légitimité de nos institutions sociales.
On pourrait parler à ce propos d’un tournant phénoménologique, voire « transcendantal », par lequel Boltanski et Thévenot rendent la sociologie largement plus dépendante de la philosophie morale que ne l’admettaient les classiques de leur discipline. Les catégories philosophiques dans lesquelles ces derniers appréhendaient traditionnellement les croyances morales ou les orientations axiologiques étaient comprises comme des incitations à chercher des équivalents dans la structure de la reproduction sociale — c’est ainsi que sont apparus des concepts sociologiques tels que la sphère de valeur, la conscience collective ou le système d’action. Dans De la justification, en revanche, les catégories de la philosophie pratique sont directement envisagées comme des indications quant au contenu de la conscience sociale quotidienne, sans passer par le stade intermédiaire d’une transposition aux structures sédimentées de la société. Et ces contenus moraux, ce que les auteurs appellent des ordres de justification, valent alors comme des cadres « transcendantaux » à l’intérieur desquels s’effectue la construction de différents mondes vécus. Le monde social avec ses différentes sphères n’est en définitive rien d’autre, pour Boltanski et Thévenot, que le produit des pratiques de justification morale. Les difficultés qui résultent de cette valorisation unilatérale de la philosophie morale se révèlent dans l’incapacité à prendre en compte les catégories structurelles de la sociologie, ainsi que les autres orientations possibles, non morales, de l’action : rien n’est fait ici pour étudier la manière dont les convictions morales se traduisent dans des institutions et des systèmes d’action fixes, on ne se demande jamais si les individus, dans leur reproduction sociale, peuvent obéir à d’autres motifs qu’à leurs intérêts moraux. Si les défauts ainsi esquissés ne sont pour l’instant apparus dans le texte que d’une manière indirecte, ils vont maintenant ressortir d’autant plus clairement, au moment où les deux auteurs s’intéressent aux crises ou aux perturbations qui surviennent dans le déroulement d’interactions justifiées.
III
L’étude des deux auteurs nous a donné jusqu’à présent de la société moderne l’image d’une réalité différenciée en de nombreux mondes partiels, chacun organisé autour d’un sens qui résulte du principe de mérite spécifique à l’ordre invoqué : les membres de la société sont contraints de coordonner réciproquement leurs actions à l’aide de modèles d’une socialité justifiée, s’en acquittent en puisant dans un arsenal d’ordres de justification traditionnels et comprennent désormais le système d’interaction ainsi légitimé dans l’horizon de leurs convictions axiologiques communes. Or cette image ne montre, comme Boltanski et Thévenot l’ont clairement établi dès le début (p. 52 sq.), que le côté harmonieux, improbablement harmonieux, de la vie sociale ; or il s’agit au contraire d’examiner les situations marquées par des conflits et des désaccords quant à la manière de justifier adéquatement un rapport d’interaction. C’est seulement quand ils thématisent de telles confrontations quotidiennes que les auteurs abordent le domaine sur lequel porte décisivement le travail de recherche empirique de leur cercle d’études 8. Ici se trouve en outre l’origine de ce qu’ils décrivent comme le projet d’une « sociologie de la critique », qui, à la différence de l’idée d’une sociologie critique, doit s’abstenir de tout jugement normatif et se borner rigoureusement à observer l’activité critique d’acteurs compétents 9. Tout le travail du cercle réuni autour de Boltanski et Thévenot est donc fondé sur l’idée que nous nous disputons régulièrement à propos du sens et de la pertinence des modèles de justification auxquels nous recourons.
Les deux auteurs font un premier pas dans la compréhension de ce que signifient de telles disputes lorsqu’ils distinguent deux types d’événements susceptibles d’interrompre nos routines quotidiennes. Ils observent que l’accord qui sous-tend nos interactions peut se rompre quand soit les conditions de mise en œuvre, soit la justesse de l’appareil normatif correspondant deviennent soudain problématiques. Dans le premier cas, qui est celui du « litige » (p. 168), les acteurs doivent interrompre leur action caractérisée par la routine, parce que l’un d’eux demande si l’ordre de justification présupposé d’un commun accord se trouve réellement appliqué d’une manière équitable et appropriée ; dans le deuxième cas, en revanche, qui renvoie au « différend » (p. 169), l’interaction échoue parce que les avis divergent sur l’ordre de justification qui, parmi tous les ordres concevables, doit s’appliquer en l’espèce. On voit aisément que la distinction, courante en philosophie, entre la critique interne et la critique externe se trouve ici transposée du langage théorique au plan de l’agir quotidien : dans le « litige », les acteurs mobilisent des critères internes de problématisation, pour autant qu’ils s’interrogent sur les conditions de mise en œuvre d’une conception déjà acceptée de la justice, tandis que dans le « différend », ils font valoir des critères externes, au sens où ils mettent en doute, relativement à une situation donnée, la validité du modèle d’ordre pratiqué jusque-là. Par cette transposition, qui constitue un « coup » théorique extrêmement habile, les auteurs veulent nous suggérer que les acteurs ordinaires recourent déjà dans leurs interactions à ces opérations intellectuelles que l’on attend traditionnellement seulement du philosophe ou du théoricien critique : dans notre agir quotidien, tel serait le propos polémique de Boltanski et Thévenot, nous sommes tous attelés à une entreprise de critique normative, avant même qu’entre en action l’artillerie lourde de l’intellectuel universitaire.
Pour pouvoir montrer que la critique « théorique » est de plain-pied avec celle que nous pratiquons déjà dans notre vie quotidienne, les deux auteurs doivent établir en principe que leur propre savoir n’est en rien supérieur à celui de l’acteur normal. Car l’intention de remplacer par une « sociologie de la critique » tout ce qui jusque-là avait cours sous l’appellation de « sociologie critique » demande que soit entièrement comblé le clivage qui existait auparavant entre les deux niveaux de connaissance 10. Dans le cas du « litige », qui est le premier type de conflit auquel ils s’intéressent, cela ne semble poser aucun problème à Boltanski et Thévenot : ils ne font en effet qu’« observer » ce qui se produit chez les acteurs impliqués quand, dans le cadre d’un ordre de justification fondamentalement accepté, des doutes sont émis sur la hiérarchie des statuts qui en découle (p. 168 sq.). Selon les auteurs, de tels désaccords sont généralement réglés par le biais d’institutions discursives qu’ils appellent des « épreuves ». Par ce terme, ils ne désignent pas tant les procédures administratives qui gèrent l’attribution des titres scolaires, que les situations banales, quotidiennement répétées, dans lesquelles on neutralise l’urgence de l’action, pour vérifier en commun si la distribution des statuts, telle qu’elle prévalait jusque-là, correspond effectivement au sens de l’ordre de justification sous-jacent. À chacun de ces mondes normativement régulés revient, comme le montrent d’une manière très parlante les exemples cités dans l’étude (p. 172 sq.), une procédure d’épreuve spécifique et à lui seul réservée. Ainsi, l’ouverture d’une enquête parlementaire sert dans l’ordre civique à vérifier si un député que la rumeur soupçonne de malversations possède réellement la qualité et la « grandeur » qui lui sont attribuées. Au sein du « monde de l’opinion et de la réputation », la mise en place d’une phase expérimentale, intersubjectivement vérifiable, oblige un chercheur à démontrer l’excellence du projet qu’il défend. La particularité de ces procédures de mise à l’épreuve spécifiques aux différentes sphères est, comme le répètent inlassablement Boltanski et Thévenot, qu’elles abolissent la distinction traditionnelle entre les critères de justesse et les critères de justice : puisque les objets matériels se trouvent intégrés, selon la signification que leur confère l’ordre de justification présupposé, dans les procédures de vérification correspondantes, la « juste » localisation d’une personne dans la hiérarchie des statuts doit aussi s’attester au « juste » maniement des objets « utilisables » (p. 50, 59, 165).
On peut d’ores et déjà se demander s’il n’est pas imprudent d’exclure d’emblée les évolutions sociales dans lesquelles les personnes concernées commencent à appliquer délibérément ou involontairement des critères « hétérogènes », normativement inadaptés, d’épreuve de la « grandeur » sociale. Certes, il se peut que nous soyons tous dotés d’un « sens du commun », acquis par socialisation, pour détecter ce qui dans un contexte donné constitue la manière appropriée de reconnaître le véritable savoir-faire et une réussite effective (p. 181 sq.). Nous inclinons d’ordinaire à évaluer l’homme politique à son intégrité morale et à sa connaissance des dossiers, l’artiste à la force de son inspiration et à la puissance de son expression, le travailleurs manuel, enfin, à sa maîtrise du matériau et à ses capacités techniques. Même dans ces sphères relativement faciles à cerner, pourtant, il se rencontre assez souvent des tendances à lier l’évaluation de la grandeur et de la contribution sociales à d’autres critères qu’à ceux qui nous ont été inculqués par la société comme matériellement adaptés au domaine concerné. Nous avons tous lu des enquêtes sur l’importance croissante des facteurs commerciaux dans l’appréciation de la créativité artistique, nous observons que les citoyens dans leur comportement électoral se basent plus volontiers sur l’image médiatique d’un candidat que sur son intégrité morale, et nous entendons souvent dire que l’évaluation des performances scolaires est secrètement dictée par la hiérarchie des habitus socioculturels. Luc Boltanski et Laurent Thévenot ne contestent d’ailleurs pas la possibilité de telles évolutions, entraînant le remodelage [Überformung] d’une sphère sociale autour de critères d’excellence étrangers à sa propre logique. Ce n’est pas un hasard s’ils renvoient occasionnellement aux travaux de Michael Walzer, qui prend justement pour fil directeur de sa théorie de la justice l’accord entre les champs d’activité sociale et les principes correspondants de répartition interne des biens 11. Il importe d’autant plus de se demander comment nos deux auteurs envisagent quant à eux de tels processus de déplacement ou de remodelage. Leur étude ne fournit pas de réponse claire à cette question, elle tend même à escamoter le problème, en le renvoyant au champ possible d’une critique externe. Mais dans les cas évoqués, il ne s’agit nullement de processus de revendication consciente d’un nouveau principe de justification, dans une sphère auparavant soumise à une autre régulation normative : nous avons le plus souvent affaire à des évolutions non intentionnelles, dans lesquelles un principe hétérogène de grandeur sociale s’instaure à l’insu des personnes concernées. L’analyse de la société ne peut pas adopter une attitude neutre face à de tels phénomènes, en se contentant de décrire leur manifestation comme une simple donnée de fait ; car dans l’arsenal des présupposés théoriques de base avec lesquels elle opère, figure aussi la thèse selon laquelle tout ordre de justification, toute sphère de valeurs socialement différenciée se caractérise par une procédure particulière d’épreuve des compétences et des performances. Mais pour une raison ou une autre, Boltanski et Thévenot ne veulent pas prendre acte de cette dimension normative inhérente à leur propre outillage conceptuel. Ils semblent certes régulièrement supposer un lien nécessaire entre l’ordre de justification et les critères de répartition correspondants, mais c’est pour le récuser l’instant d’après. Comme s’ils étaient aiguillonnés par la mauvaise conscience de disposer en définitive de plus de connaissances que les acteurs étudiés, les deux auteurs contestent ce qu’ils avaient pourtant indirectement affirmé auparavant : que tout système normatif socialement assimilé, intersubjectivement accepté, dispose d’un critère d’excellence spécifique, de sorte que son remodelage en fonction de critères hétérogènes, inadaptés au matériau, représente un processus qu’il faudrait décrire théoriquement comme une évolution aberrante ou une pathologie sociale.
On pourrait encore décrire autrement le problème qui commence ainsi à se dessiner dans l’approche sociologico-morale de Boltanski et Thévenot, en disant que les deux sociologues se hâtent de remettre entre parenthèses un certain nombre d’hypothèses vers lesquelles tend et dont dépend pourtant leur argumentation. Nous pensons dans ce contexte à certaines affirmations concernant la capacité des normes et des pratiques intersubjectivement partagées à produire à leur tour des structures sociales sous forme d’institutions : l’analyse sociologique doit tenir compte de tels « systèmes » de régulation normative de l’agir, pour pouvoir reconnaître les éléments solides et provisoirement stables parmi le flot des transformations et des innovations permanentes. De la justification ne semble cependant pas faire place à de telles cristallisations d’un agir normativement coordonné, ancré dans la durée par les mœurs, l’habitude ou le droit. Les auteurs parlent certes des « ordres » de la justification, mais sans vraiment prendre au sérieux ce qu’implique le concept sociologique d’« ordre ». Cette manière de solliciter et de récuser d’un même geste les structures normatives pose un problème, qui ne fait que s’aggraver quand Boltanski et Thévenot entreprennent d’analyser le « différend » comme seconde forme de confrontation sociale relative aux ordres de justification. Ici, il règne d’emblée une grande confusion sur le point de savoir si de tels ordres recouvrent seulement des représentations et des convictions ou de véritables formations structurelles.
Avec le concept de « différend », nous avons vu que les deux auteurs désignaient des dissensions et des disputes portant non pas sur la bonne interprétation d’un ordre de justification, mais sur l’application possible de différents ordres de justification à la même situation. L’agir intersubjectivement orchestré des acteurs peut se trouver bloqué non seulement quand l’une des personnes concernées remet en question la manière dont le système de normes en vigueur était interprété jusque-là, mais aussi quand la légitimité de l’ordre de justification lui-même est mise en doute par les participants, parce qu’elle paraît inadaptée au domaine d’action considéré. À en juger par le nombre de pages qu’ils consacrent à ce deuxième genre de désaccord moral (p. 265-335), Boltanski et Thévenot semblent partir de l’idée qu’il s’agit là de la forme de conflit social la plus répandue dans nos sociétés ; à les en croire, dans les pays démocratiques du monde occidental, on se dispute avant tout pour décider lequel des modèles de mérite culturellement disponibles doit s’appliquer à tel ou tel domaine de l’agir social. À la réserve du fait qu’il est hautement improbable de réduire l’éventail des idées actuelles concernant la justice sociale à celles qui sont basées sur un principe de mérite, l’image que les deux auteurs donnent des sociétés occidentales n’est certainement pas fausse : de nombreux diagnostics s’accordent à dire que les transformations qui se dessinent petit à petit dans les États-providence capitalistes sont essentiellement marquées par des conflits liés aux modifications de la grammaire normative de certaines sphères d’action. Mais l’établissement de cette plausibilité empirique déborde déjà du cadre tracé par les descriptions des auteurs, où il n’est pas question de partir de la situation créée par la constitution normative des sphères sociales : de sorte qu’on ne peut pas vraiment parler ici de modifications ou de transformations. L’étude paraît plutôt opérer avec l’idée que les acteurs règlent leurs conflits moraux dans des conditions où ils ont l’entière liberté de choisir l’ordre de justification à l’aide duquel ils vont essayer de résoudre le problème pratique auquel ils se heurtent. Ce singulier volontarisme met en valeur, plus vigoureusement que tous les autres aspects du livre, le fait que Boltanski et Thévenot ne disposent d’aucun concept pour penser l’existence de sphères d’action normativement régulées.
Les difficultés de cette partie centrale du livre commencent lorsqu’on est amené à se demander si, dans les conflits moraux, ce sont simplement deux images normatives de la société qui entrent en collision, ou plutôt une image de ce type qui se heurte à un système institutionnalisé de normes. Les descriptions du texte donnent généralement l’impression que la première option est la bonne, comme si la proposition d’un nouvel ordre de justification ne se heurtait qu’à la conviction de ceux qui veulent garder le régime qui avait fonctionné jusque-là. Mais d’un autre côté, il ne peut en être ainsi, parce que nous savons qu’un ordre de justification éprouvé constitue tout un monde vécu, et génère donc des habitudes stables d’action et de perception ; l’exigence de modifier l’arrangement normatif ne heurte donc pas de pures idées ou de pures convictions, mais des pratiques marquées par l’habitude, devenues une seconde nature, dont l’état d’agrégation est sensiblement plus solide que celui de simples états mentaux. À quoi s’oppose derechef le fait que Boltanski et Thévenot semblent supposer que de tels conflits sont susceptibles d’être réglés par la « négociation » ou la consultation ; ils répètent inlassablement qu’après la « dénonciation » morale, les deux partis sont contraints d’examiner leurs arguments respectifs pour arriver éventuellement à un compromis (p. 337 sq.). Mais comment une attitude normative — sur laquelle notre volonté n’a guère de prise, dans la mesure où elle est devenue une seconde nature — pourrait-elle être modifiée par des voies purement délibératives ? Si l’ordre de justification accoutumé et jusque-là efficace constitue pour nous une évidence du monde vécu, il présentera une plus grande inertie que ne l’implique l’idée d’un simple règlement de conflits moraux. Les deux auteurs s’empêtrent dans toutes ces contradictions, parce qu’ils ont insuffisamment expliqué ce concept d’« ordre de justification » au moment où ils l’ont introduit : s’il désigne vraiment un ensemble de représentations concernant les règles politiques qui doivent nous permettre de coordonner efficacement nos interactions, alors il présente le caractère d’un système d’action institutionnalisé, où des attentes de rôle, des obligations morales et des pratiques sociales se combinent en une construction holistique. Affirmer qu’une telle construction peut, comme une série de convictions, être transformée par de simples arguments, ce serait commettre une grave erreur catégoriale.
Mais cette incohérence n’est pas le seul problème que révèle dans cette étude le traitement du conflit moral. Ce que nous avons précédemment décrit comme une tendance à nier la normativité immanente à la théorie, revient ici sous une forme accentuée et mène à des difficultés dont on n’aperçoit guère l’issue. Dans la suite de leur analyse, les auteurs semblent supposer que chacun des six modèles de justification peut être invoqué à tout moment et en tout lieu, pour fournir le schéma normatif d’une proposition de transformation de nos relations d’interaction ; qu’il s’agisse d’entreprises industrielles, de ménages, d’hôpitaux ou de manifestations politiques, l’un des participants doit toujours pouvoir mettre en question l’ordre établi en réclamant un réarrangement dans l’esprit de l’une des idées de justice sociale qui étaient restées inexploitées jusque-là. Pour se rendre compte de ce que cela représenterait sur le plan empirique, il suffit d’imaginer un père de famille qui proposerait un jour d’organiser la vie domestique sur le schéma normatif de l’ordre marchand ; ou un scientifique qui voudrait bouleverser l’organisation et la division du travail au sein de son laboratoire en recommandant de coordonner les différentes activités sur le modèle familial d’une autorité pleine de sollicitude. La question n’est pas que ces propositions bizarres et ces révoltes aventureuses ne sont pas concevables dans notre monde social : il s’agit plutôt de savoir si l’analyse de la société peut se rapporter à elles d’une manière aussi neutre que semblent l’envisager Boltanski et Thévenot. Les systèmes normatifs institutionnalisés dont il était question plus haut, ou les ordres de justification bien compris, ne se sont pas constitués par hasard autour du noyau de tel ou tel champ d’activité ; ils sont issus d’expériences pratiques au cours desquelles certaines normes de reconnaissance se sont révélées à la longue pertinentes ou appropriées dans la maîtrise de problèmes centraux de coordination. De ce résultat des processus d’apprentissage normatifs, l’analyse de la société ne peut simplement faire abstraction, elle doit au contraire l’intégrer comme une donnée théorique dans son propre appareil catégorial. Les principaux domaines fonctionnels de la société apparaissent alors comme des sphères d’action qui ne sont pas compatibles avec n’importe quelle série de normes, mais seulement avec celles qui se sont déjà révélées pertinentes et plus efficaces pour nous. Cela ne signifie naturellement pas qu’une tâche sociale donnée ne puisse être résolue que par un régime défini de normes morales : les différentes sphères d’action que nous distinguons aujourd’hui se sont révélées dans cette perspective normative beaucoup plus malléables que ne l’admettait le fonctionnalisme de Talcott Parsons — la famille subit aujourd’hui dans son ordre moral des transformations non moins profondes, peut-être, que le monde du travail industriel ou l’aide sociale de l’État 12. Mais un processus de mises à l’épreuve successives a déjà eu lieu en amont, qui a considérablement réduit le choix des modèles d’ordre qui s’offrent aujourd’hui à nous pour résoudre certains problèmes pratiques : au sein de la famille, nous ne pouvons plus, sans passer pour bornés, irrationnels ou ridicules, revenir au régime de la domination patriarcale ou charismatique ; à l’école, il serait pour la même raison aberrant d’invoquer un pur ordre marchand ou de proposer un système industriel. De telles limitations des options normatives ne sont pas quelque chose que le sociologue ajoute de l’extérieur, à la manière d’un jugement de valeur propre, à la société qu’il observe. Elles représentent des faits normatifs, qui font partie des données empiriques au même titre que l’accroissement du nombre des divorces ou l’individualisation des parcours de vie. C’est pourquoi Boltanski et Thévenot ne peuvent faire semblant que leurs six modèles de justice sont à chaque instant pareillement disponibles pour tous les domaines de la coordination de l’agir individuel : s’ils avaient pris la mesure de la normativité implicite des sociétés démocratiques libérales, ils sauraient que certains de ces modèles ne conviennent pas à telle ou telle tâche pratique, que leur mise en œuvre signifierait même une régression morale.
Dans certains passages, les deux auteurs semblent cependant vouloir tenir compte cette objection. Nous lisons ainsi, à propos du sens commun ou moral, que la compétence de l’acteur implique la capacité « de reconnaître la nature de la situation et de mettre en œuvre le principe de justice qui lui correspond » (p. 183). C’est dire exactement ce que nous affirmions de la normativité implicite d’une société : dans le cas normal, nous avons appris au cours du processus de socialisation quels ordres de justification se sont révélés appropriés ou adaptés à certaines classes de tâches pratiques, de sorte que nous excluons d’emblée les autres options. Le sociologue qui décrit de telles possibilités comme rétrogrades ou absurdes ne fait que généraliser le savoir normatif qu’il a acquis en tant que membre de sa société. En ce sens, la critique qu’il adresse à certaines évolutions aberrantes ne passe pas par-dessus la tête des acteurs, elle se nourrit au contraire de leurs connaissances implicites. Voilà la conclusion à laquelle Boltanski et Thévenot auraient dû parvenir, s’ils avaient su tout au long du livre tenir compte et tirer les conséquences de l’idée développée dans le passage cité. Mais l’on n’entendra plus guère parler de ce « sens moral » des citoyens, et il ne sera question que d’une société dépourvue de toute structure normative. La tendance à liquéfier la structure morale du social est le danger auquel cette étude s’expose presque à chaque page : les ordres de justification prennent rarement la forme d’un système de normes institutionnalisé, et il n’arrive pour ainsi dire jamais que certaines options dans l’arrangement moral des situations sociales se trouvent d’emblée exclues par la simple logique historique.
Cette incapacité à comprendre la constitution normative de la société ne doit certes pas nous inciter à ouvrir une brèche par où reviendraient s’engouffrer le structuralisme de Bourdieu ou le fonctionnalisme de Parsons. Il fallait commencer par déconstruire et élargir radicalement ces approches qui sacrifiaient tout à la cohérence structurelle et à la logique morale autonome. L’étude de Boltanski et Thévenot visait précisément à dégager la voie en ce sens, tout en conservant le primat de l’intégration morale — et elle nous a effectivement permis de mesurer à nouveau toute la fragilité des ordres normatifs, ainsi que la lutte permanente dont ils font l’objet. Mais on pourrait peut-être dire que les deux auteurs ont ouvert au-delà de toute mesure l’arc de leurs objectifs : où, chez Bourdieu, des forces déterminantes contribuaient à forger l’habitus social, où, chez Parsons, ne régnaient que des systèmes d’action unidimensionnels, il ne subsiste chez eux pas même les ruines d’une quelconque situation normative de départ : la société apparaît ici comme un simple champ de l’agir social, ouvert à tous les arrangements règlementaires auxquels peuvent donner lieu les ordres de justification culturellement reçus. Si les deux auteurs avaient gardé conscience du caractère normativement préstructuré de la société observée, ils auraient compris qu’ils ne pouvaient s’en tenir à une simple « sociologie de la critique » : l’analyse de la société, aiguillonnée par son propre objet, est nécessairement poussée vers une critique de la forme donnée du social.