Chapitre XI

LA PHILOSOPHIE COMME RECHERCHE SOCIALE

Sur la théorie de la justice de David Miller

En matière de philosophie politique, l’écart entre la théorie et la pratique semble aujourd’hui plus important qu’il ne l’a jamais été au cours de la longue histoire de cette discipline. La focalisation sur la question de la justification des principes de justice, sous l’impulsion de l’œuvre pionnière de John Rawls, a certes porté la réflexion dans ce domaine à un degré jusque-là inconnu d’abstraction conceptuelle et d’universalité éthique ; elle y a en revanche perdu sa capacité à orienter la compréhension que les acteurs politiques ont d’eux-mêmes, sa force de conseil face aux obstacles institutionnels et aux défis culturels.

Dans cette situation d’éloignement croissant entre la théorie philosophique de la justice et la pratique politique, la traduction allemande de l’étude de David Miller, Principles of Social Justice, aura un effet libérateur 1. Certes l’édition originale de cet ouvrage remonte maintenant à dix ans, c’est-à-dire à une époque où les débats autour du communautarisme assuraient encore aux considérations sur la théorie de la justice un certain écho dans le public attentif aux enjeux politiques. Mais l’objectif que se fixait alors l’auteur est peut-être encore plus important aujourd’hui qu’au moment de la première publication du livre. David Miller, professeur de philosophie politique à Oxford, était depuis longtemps convaincu que quelque chose clochait dans la construction même des théories libérales de la justice. Non que ces projets philosophiques dans le sillage de Rawls n’eussent toujours été fondés avec rigueur et caractérisés par un degré impressionnant de cohérence interne ; non qu’il s’irritât du simple fait qu’on privilégiait la valeur de l’égalité dans le traitement des problèmes de justice au plan politique. Ce qui contrariait Miller, c’était plutôt que cette valeur se trouvait subitement étendue à tous les domaines sociaux, érigée en point de fuite de la justice elle-même. Hypostasier le principe d’égalité pour en faire l’unique principe de la justice devait avoir pour conséquence, selon lui, de dissocier la théorie et la pratique, la conception de la justice et le monde des convictions préscientifiques : les idées que les sujets entretiennent sur la justice ne jouent plus aucun rôle dans la construction de la théorie philosophique, dès lors que celle-ci a commencé par s’établir sur cet unique principe méthodologique. En ce sens, l’état des conceptions théoriques de la justice reflète aux yeux de Miller leur oubli de l’empirie : l’absence d’implications pour la pratique politique, le faible écho rencontré dans les débats publics, l’impuissance face aux difficultés concrètes, tout cela s’explique par le fait que ces théories se basent sur un principe unique, en ignorant la diversité des convictions que les gens nourrissent effectivement relativement à la justice. Combattre une telle approche en développant une conception qui prendra ces idées préthéoriques comme point de départ et comme fil directeur, tel est l’objectif que se propose l’auteur dans son livre. Il s’intéresse aux distinctions opérées aujourd’hui dans la vie sociale quotidienne, lorsqu’il s’agit de trouver une solution juste à des conflits de répartition : la thèse sur laquelle Miller fonde son étude est que ce n’est pas un seul, mais trois principes de justice qui sont habituellement mis en œuvre dans de pareils cas. D’après lui, une théorie de la justice qui veut être de plain-pied avec ses destinataires doit prendre une forme pluraliste. Au lieu de proclamer un principe unique dans une perspective moniste, elle mettra en place un dispositif pluraliste intégrant ces trois principes mobilisés par les acteurs eux-mêmes.

I

Avec sa tentative pour opposer au monisme des théories libérales traditionnelles une conception pluraliste des principes de justice, David Miller ne se tient naturellement pas seul dans le paysage théorique actuel. Dans son livre Spheres of Justice 2, paru en 1983, Michael Walzer avait déjà exposé un modèle de justice « complexe », dont l’idée essentielle consistait à attribuer aux différentes catégories de privilèges et de fardeaux sociaux des principes spécifiques de répartition légitime. L’argument décisif était que toute charge ou tout avantage à affecter dans une société possède un contenu de sens général, intuitivement identifiable, qui détermine par lui-même comment la répartition doit raisonnablement s’effectuer. Du côté de la sociologie, on trouve une proposition similaire chez Luc Boltanski et Laurent Thévenot, qui, dans leur livre De la justification 3, développent l’idée que les différentes sphères d’action d’une société disposent chacune de leurs propres critères d’octroi et de refus des privilèges ; la différence avec Michael Walzer, en l’occurrence, réside seulement dans le fait que les principes de répartition spécifiques aux différents domaines doivent être déterminés sur un plan herméneutique, non sur un plan empirique. Si ces approches s’accordent largement pour estimer que c’est la variété des biens sociaux (ou des charges sociales) qui oblige à diversifier les principes de justice, David Miller choisit pour sa propre théorie un tout autre point de départ. Son argumentation procède de la simple observation que les sujets, selon la nature de la relation qu’ils entretiennent entre eux, appliquent des principes très différents de justice distributive.

David Miller parvient à ce constat en examinant des études empiriques sur les jugements et les décisions de sujets ordinaires face à des problèmes de répartition. Il s’agit principalement d’enquêtes quantitatives à grande échelle, dans lesquelles des individus sélectionnés aléatoirement dans différents pays répondent à des questionnaires portant sur différents conflits relatifs à la juste répartition des biens. Miller est cependant assez prudent pour ne pas se fier aveuglément aux résultats de telles enquêtes, et ne pas les prendre pour base de sa propre théorie sans les avoir interrogés à leur tour. De la même manière que la théorie normative de la justice passe selon lui par l’identification des idées que les gens se font effectivement sur la justice, la recherche sociologique sur la justice a inversement besoin de se faire aider par la théorie philosophique. Dans le troisième chapitre de son livre, avant d’aborder l’exploitation des enquêtes empiriques, Miller cherche donc à éclairer ce lien de dépendance réciproque entre les sciences sociales et la philosophie politique, entre la recherche empirique sur la justice et la théorie normative de la justice. À une époque où les deux disciplines se trouvent toujours plus dissociées par la spécialisation et la professionnalisation scientifique, ces pages prennent sans aucun doute un relief particulier. Miller est à juste titre convaincu que les études empiriques demeurent « aveugles » face aux normes morales quotidiennes, tant qu’elles n’ont pas soumis à un examen philosophique les classifications qu’elles utilisent. Une telle clarification préalable ne suffira certes pas à éliminer toutes les difficultés dans l’exploitation du matériau, mais elle permettra de distinguer clairement et rigoureusement entre les schémas de justification moraux et les schémas de justification non moraux dans certaines formes de comportements et de jugements. Un des principaux problèmes posés par l’interprétation de ces questionnaires destinés à étudier les attitudes face à la justice sociale, consiste en ce que les réponses fournies, bien souvent, ne permettent pas de reconnaître si elles découlent de considérations authentiquement morales ou d’autres préoccupations, relevant par exemple de la régulation sociale. Ainsi, un plaidoyer pour une plus grande égalité salariale ne constitue pas nécessairement l’expression d’un engagement éthique, il peut tout aussi bien répondre au désir de désamorcer les conflits et de vivre dans une société aussi stable que possible. Pour circonscrire de tels problèmes d’interprétation, Miller recommande au sociologue empirique de chercher le contact avec la philosophie morale et la théorie normative de la justice. Car une grande partie de l’effort, dans ces domaines, vise à opérer des distinctions pertinentes et généralisables entre différents types de motivation des comportements et des jugements moraux.

Ce qui vaut dans une direction pour la recherche empirique sur la justice doit aussi valoir, selon Miller, dans la direction opposée pour la théorie philosophique de la justice : de même que le sociologue a besoin des clarifications conceptuelles du philosophe politique, celui-ci est inversement tributaire des enquêtes du sociologue sur la culture morale quotidienne. Miller convoque la conception rawlsienne de la justice pour illustrer ses réflexions sur la nécessité d’apporter aux théories normatives un complément sociologique : car autant l’auteur de la Théorie de la justice 4 se montre désireux de mettre ses principes directeurs en accord avec les idées élémentaires que les citoyens ordinaires se font de la justice, autant il semble se désintéresser des travaux empiriques dans lesquels les convictions réelles de ces derniers ont été étudiées. Rawls, qui déploie des trésors de scrupuleuse énergie à fonder en raison la psychologie morale, la théorie économique et d’autres disciplines particulières, fait un choix lourd de conséquences en écartant complètement la sociologie morale empirique : les travaux de ce type, sur lesquels sa théorie aurait précisément besoin de s’adosser, ne jouent pas le moindre rôle dans son argumentation. Miller ne se soucie pas des raisons qui pourraient expliquer cette étonnante omission, il s’attache entièrement à ses répercussions théoriques : parce que Rawls écarte toute recherche sur les sentiments quotidiens de justice, parce qu’il ne tente même pas d’en éprouver la validité, il se trouve amené à fonder la sphère entière de la justice sociale, contre toute évidence, sur la seule valeur de l’égalité. S’il avait commencé par consulter de telles études, pourrait dire Miller, il se serait vite rendu compte que les citoyens qu’il invoque tiennent pour nécessaire et légitime plus qu’un seul principe de justice.

Par le détour d’une discussion méthodologique, dont les conclusions dessinent presque un programme de politique scientifique, Miller parvient ainsi à ce qui constitue le véritable thème de sa recherche. Comme nous l’avons dit, il tire le matériau empirique de son argumentation d’une série d’études sociologiques, qui, par des méthodes quantitatives et souvent dans une perspective comparatiste, recensent les idées que les citoyens de base se font de la justice. Les résultats de ces vastes enquêtes fournissent le socle d’une théorie de la justice qui, plus que d’autres entreprises dans la tradition de la philosophie politique, s’accorde avec les convictions substantielles des sujets ordinaires. Pour mettre en œuvre le projet ainsi esquissé, Miller ne peut cependant se contenter d’examiner les matériaux donnés : dans la mesure où la plupart des enquêtes utilisées ne comportent pas la clarification philosophique préalable qu’il avait lui-même réclamée, il doit d’abord soumettre leurs résultats à une élaboration catégoriale. Ce que Miller accomplit dans le chapitre consacré à cette reconstruction philosophique (chap. IV), sa capacité à articuler en termes purement immanents l’examen des matériaux et leur interprétation conceptuelle, peut à bon droit être considéré comme un chef-d’œuvre d’intégration de la recherche sociale et de l’analyse philosophique. À première vue, les résultats fournis par les enquêtes forment un fourre-tout chaotique de toutes les réactions possibles aux questions de la légitimité de différentes règles de répartition : les critères mobilisés dans les réponses ne semblent pas dépendre seulement de la nature des biens à répartir, de l’urgence du besoin et de la proximité des bénéficiaires, mais aussi du degré d’implication dans les conflits à résoudre. En tout cas, le matériau empirique ne présente de prime abord aucun caractère systématique qui permettrait d’inférer que les personnes interrogées suivent des règles cohérentes dans la résolution des problèmes de répartition. Un tel ordre ne commence à se dessiner que lorsque Miller entreprend de trier les réponses selon certains critères et de les regrouper en grands blocs : sans jamais donner l’impression de forcer le matériau, il réussit ainsi à extraire progressivement de la variété des prises de position particulières une loi d’application des règles de répartition.

Le premier constat majeur auquel Miller se heurte dans sa reconstruction du matériau empirique s’inscrit déjà en faux contre les conceptions qui gouvernent habituellement les théories philosophiques de la justice. Démentant l’idée que notre culture morale est aujour-d’hui dominée par des principes d’égalité, les individus semblent au quotidien fonctionner avec de tout autres règles de répartition : selon le contexte social auquel touche un problème de répartition, ils font valoir, outre le principe d’égalité, les points de vue normatifs du besoin et du mérite. Parmi ces divers principes, l’idée d’égale répartition ne joue même, comme le constate encore Miller, qu’un rôle subordonné : elle ne s’impose que lorsque le sujet considère qu’il s’agit de relations sociales entre citoyens, tandis que dans tous les autres contextes, c’est le principe de besoin ou le principe de mérite qui prévaut. Lorsqu’on examine de plus près ces distinctions subtiles, mais le plus souvent implicites, entre divers types de relations sociales, il apparaît en outre que les personnes interrogées subdivisent à nouveau en deux catégories distinctes les schémas d’interaction qui ne tombent pas sous la juridiction de l’État de droit : face à un domaine légitimement régi par des relations rationnelles orientées vers des objectifs économiques, se trouvent invoquées avec une impressionnante régularité des sphères caractérisées par une plus grande proximité entre les individus, par des valeurs partagées et des expériences de solidarité. Au vu de telles différenciations, on n’est pas surpris de constater que les personnes interrogées tendent généralement à appliquer dans le premier de ces deux contextes de relations extra-étatiques le critère de mérite, dans le second le critère de besoin : quand il s’agit de problèmes de répartition, touchant au domaine de l’agir économique, c’est généralement la valeur des prestations fournies qui sert à déterminer la juste solution, quand les questions surgissent dans le contexte des réseaux de solidarité ou des relations privées, c’est au contraire le besoin individuel qui fournit le critère.

Dans le cadre de ces différenciations, qui aboutissent à distinguer trois contextes de relations associés chacun à un principe de répartition autonome, Miller est naturellement amené à identifier aussi des zones de chevauchement et d’indétermination. Une grande partie des sondés estime ainsi que le critère de mérite ne doit intervenir dans le domaine de la vie économique que pour autant qu’il permet d’assurer la rémunération de base des personnes en activité ; en deçà de ce seuil, ils privilégient le principe de besoin, qui doit garantir, dans le cadre par exemple d’un revenu minimum, la satisfaction des besoins élémentaires de chacun. Bien souvent, les personnes interrogées ne savent pas dire où passe exactement la limite entre les domaines d’application des différents principes de répartition : ce sont typiquement les situations d’où naissent des conflits éthiques, auxquels on remédie alors par des mesures de régulation sociale. Mais dans l’ensemble, comme le résume Miller, on s’en tient à l’image d’une division relativement stable entre trois principes autonomes de justice : tandis que, dans la sphère des rapports citoyens, c’est l’idée d’égale répartition qui prévaut, dans le domaine économique, c’est le principe de mérite et, dans la sphère de communautés plus restreintes, axiologiquement intégrées, le principe de besoin.

Mais ce serait du pur positivisme que de considérer cette division empiriquement reconstruite comme la justification suffisante d’une théorie pluraliste de la justice : le simple fait que toute la population s’accorde, sans écart significatif, à porter des jugements relativement différenciés sur la justice, à invoquer des principes de répartition différents en fonction du contexte social, ne nous autorise certainement pas à défendre aussi sur le plan normatif le principe d’une théorie ternaire de la justice 5. Pour passer des faits empiriques aux principes normatifs il faut franchir un seuil supplémentaire dans l’argumentation, et expliquer pourquoi il est correct d’admettre les différenciations morales effectuées par les citoyens ; il reste donc à esquisser un point de vue normatif qui justifie que l’on fasse du pluralisme factuel des jugements quotidiens sur la justice la base d’une théorie systématique de la justice. Miller se fixe cette tâche, dont il perçoit naturellement l’urgence, dès le deuxième chapitre de son livre, c’est-à-dire avant même d’avoir exposé les résultats de ses recherches empiriques. Il y trace les contours d’une conception de la justice qui ne doit avoir d’autre source de justification que nos intuitive beliefs, nos intuitions communes.

II

De loin, la stratégie méthodologique que Miller choisit pour échapper à une approche positiviste de la justice rappelle le procédé de l’« équilibre réfléchi », du reflective equilibrium, développé par John Rawls 6. De la même manière que celui-ci entreprend d’établir la validité de sa théorie de la justice en opérant un va-et-vient constant entre des principes philosophiques éprouvés et des convictions « mûrement réfléchies », Miller voudrait lui aussi justifier sa conception par un jeu de balance — sauf qu’ici, les deux termes du rapport ne sont pas les principes moraux et les intuitions quotidiennes mûrement réfléchies, mais les jugements factuels sur le juste et l’injuste et nos intuitions mises à l’épreuve de la réalité sociale. Miller pense qu’une théorie de la justice est suffisamment fondée en raison quand les jugements empiriquement disponibles s’accordent à nos convictions intuitives, passées au filtre de la théorie ; c’est pourquoi il doit équilibrer le constat sociologique en caractérisant maintenant les hypothèses générales dont il croit que la somme constitue la « grammaire » de notre compréhension de la justice sociale.

Pour reconstruire ce noyau de nos intuitions, Miller se tient à l’idée tout à fait classique selon laquelle la « justice » consiste à donner à chacun « le sien ». D’après une telle conception, chaque sujet mérite d’être traité conformément à ses qualités individuelles. La justice exige donc que nous ne nous contentions pas de réserver aux individus un traitement égal, mais que nous prenions en compte leur particularité de telle sorte que nous les traitions soit sur un pied d’égalité, soit sur un pied d’inégalité. Mais nos intuitions relativement à la justice, si elles se réduisaient à ce seul principe, seraient d’une certaine manière sans consistance. Nous saurions certes qu’il nous faut prendre en compte chaque individu dans ses qualités particulières, mais nous ne disposerions d’aucun critère commun qui nous permettrait de trier et d’apprécier les exigences des uns et des autres. Selon Miller, nos conceptions intuitives compensent cette incertitude en intégrant les différentes sortes de relations que nous entretenons avec autrui pour définir quelles qualités particulières sont pertinentes en termes de justice : les exigences que nos concitoyens peuvent légitimement nous adresser dépendent de la nature des liens qui nous attachent à eux. Donner à chacun « le sien » signifie donc le traiter conformément aux obligations normatives qui caractérisent notre relation sociale avec lui.

Rappelons que ces développements ne doivent pas être compris comme des descriptions de nos jugements effectifs, mais comme des reconstructions de nos idées intuitives en matière de justice : en renvoyant à la valeur normative des relations sociales, Miller veut simplement affirmer que tout membre compétent de nos sociétés trie intuitivement les questions de justice selon la sphère de la vie sociale qu’elles concernent. En ce sens, nous disposons tous d’une sorte de grammaire commune, d’une « carte morale » qui nous aide, au plus tard au moment où nous entrons dans l’âge adulte, à distinguer différents contextes de justice. Parlant de tels contextes, Miller ne vise pas différents champs d’application d’une seule et même procédure, comme c’est par exemple le cas dans le cadre de l’éthique de la discussion 7, mais différents champs de la justice elle-même. Chacune des sphères sociales qu’il nous estime capables de distinguer intuitivement, possède son propre principe de justice, qui n’a pas cours ailleurs. Relativement à l’objectif méthodologique que Miller associe à cette reconstruction de notre sentiment de la justice, il est indispensable que ces distinctions intuitivement perçues dans la vie quotidienne coïncident à peu près avec celles qui sont effectivement mises en œuvre par les acteurs : car en l’absence d’une telle correspondance, si vague et provisoire soit-elle, Miller ne pourrait même pas essayer de comprendre la conception ainsi reconstruite comme une justification normative des idées populaires sur la justice sociale. Il n’est donc pas étonnant qu’il croie aussi pouvoir distinguer un principe de tripartition dans nos intuitions relatives à la justice. Selon lui, les membres de sociétés libérales-démocratiques subdivisent intuitivement leur monde social en trois sphères, qui se distinguent entre elles par l’étroitesse ou au contraire par l’imprégnation éthique des relations d’interaction qui y ont cours : il désigne ces modes de relation humaine respectivement comme « communautés solidaires », « associations instrumentales » et « corps de citoyens ». Dans la première de ces sphères, les membres de la société interagissent avec confiance et solidarité dans l’horizon d’un ethos commun, dans la deuxième, ils sont réunis par l’intérêt commun à poursuivre chacun son propre avantage, dans la troisième, ils partagent le respect juridique de l’autonomie d’autrui. Mais la « grammaire » de nos idées sur la justice implique aussi, selon Miller, que chacune de ces formes d’interaction soit déterminée par la validité sociale d’un principe indépendant, qui détermine normativement comment les charges et les privilèges sont répartis dans le contexte correspondant. Les « communautés solidaires », en un mot, sont régies par le principe de besoin, les « associations instrumentales » par le principe de mérite et la sphère de la citoyenneté, enfin, par le principe d’égalité. On pourrait s’étonner de voir apparaître ici presque les mêmes distinctions que dans la partie sur les enquêtes empiriques, si l’on ne se rappelait régulièrement le statut des réflexions précédemment rapportées : en affirmant que tout membre compétent de nos sociétés distingue intuitivement trois sphères de justice, Miller veut jeter les bases d’une théorie normative et indépendante de la justice, qui doit pouvoir justifier après coup, en établissant un « équilibre réfléchi », les jugements factuels, empiriquement constatés, que les gens portent sur le juste et l’injuste.

Même ainsi remise en perspective, cette théorie purement reconstructive de la justice pose naturellement quelques problèmes qui ne sont pas faciles à résoudre. Miller lui-même se demande si le lien étroit établi entre les sphères d’interaction et les principes de répartition ne pourrait éveiller le soupçon d’une certaine circularité dans l’argumentation. Si en effet les différentes sphères de communication se caractérisaient précisément par le fait qu’elles se basent sur les obligations contenues dans les principes normatifs correspondants, alors la justification morale se confondrait avec le principe de différenciation des sphères, et perdrait donc tout caractère d’indépendance. Pour un hégélien, une telle concordance ne poserait aucun problème, puisqu’il serait de toute manière convaincu que les principes de justice sociale ne peuvent être tirés que d’une analyse des pratiques normatives d’institutions considérées comme « éthiques 8 ». Mais chez Miller — auquel, il est vrai, on a cru pouvoir imputer des tendances hégélianisantes 9 —, les choses se présentent différemment, dans la mesure où il préférerait sans doute introduire les trois principes normatifs de sa théorie indépendamment des schémas d’interaction empiriquement attestés, et qu’il cherche donc à les comprendre comme justifiés en eux-mêmes. La formule que Miller choisit pour signifier cette indépendance consiste à dire que les sujets ne commettent aucune erreur « logique » quand ils appliquent dans une sphère de communication déterminée un principe de répartition qui ne lui appartient pas en propre : car les pratiques sociales dont la somme constitue cette sphère, peuvent d’après lui se produire, d’une manière au moins rudimentaire, sans référence aux normes de justice « appropriées ». Mais il n’est pas certain que Miller soit effectivement en mesure d’opérer une telle disjonction « logique » entre la pratique et la norme morale, car les trois modes d’interaction qu’il distingue dans les sociétés libérales-démocratiques sont presque toujours caractérisés par des concepts qui contiennent déjà des états de fait normatifs empruntés aux principes de justice correspondants : dans les « communautés solidaires », les sentiments de confiance mutuelle impliquent déjà que le « besoin » des membres individuels n’est jamais perdu de vue, dans les « associations instrumentales », il importe que chaque membre apporte une « contribution » individuelle à la réalisation du but commun, et le « corps juridique des citoyens », enfin, trouve sa définition même dans la règle de droits et de devoirs « égaux ». Dans les trois cas, la pratique ne se laisse guère décrire sans recourir à des catégories qui renvoient déjà aux normes de justice correspondantes. C’est pourquoi il est beaucoup plus malaisé que le prétend Miller de séparer d’emblée les sphères de communication et les normes morales, afin d’assurer aux principes de justice une place analytiquement indépendante.

Cette question est importante, parce qu’elle concerne le statut méthodologique que Miller veut accorder à sa théorie reconstructive de la justice. Si les trois sphères d’interaction sont en quelque manière définies par les principes de justice qui y ont cours, alors il n’est pas besoin d’arguments supplémentaires pour expliquer pourquoi ces principes devraient valoir dans les sphères taillées à leur mesure. Il n’apparaît aucun vide théorique où pourraient prendre place des justifications normatives, parce que les différentes sphères sont dès le départ constituées par la validité des différents principes de justice. Le procédé consistant à reconstruire les présupposés de nos pratiques, que Miller utilise de facto, suffit à justifier la thèse que les principes d’égalité, de besoin et de mérite possèdent une validité normative chacun dans une sphère sociale particulière. Si au contraire il ne veut pas défendre cette idée d’une parfaite concordance entre pratique sociale et norme morale, s’il veut d’abord envisager ces sphères d’interaction indépendamment des principes de justice correspondants, alors il doit doter son procédé d’arguments normatifs supplémentaires, susceptibles de justifier spécialement la domination de ces principes dans certaines sphères — et il est difficile de voir où, dans l’étude de Miller, de telles justifications pourraient trouver leur lieu théorique. En ce sens, l’auteur semble hésiter entre deux interprétations de son propre procédé : tantôt il est tenté d’argumenter en termes purement historiques et immanents, tantôt il cherche à ajouter une justification normative. Dans l’ensemble, son livre reste indécis sur ce point, et sur ce point seulement, où il s’agit de justifier une théorie de la justice destinée à contrebalancer ses observations empiriques.

À cette première question, une seconde est étroitement liée, que Miller n’énonce toutefois pas directement. On ne voit pas bien, en effet, comment il parvient à l’affirmation que les sociétés libérales-démocratiques se caractérisent précisément par les trois sphères d’interaction qu’il a distinguées. Non qu’une telle division ne puisse revendiquer une certaine plausibilité : certaines théories classiques de la justice — pensons encore une fois à Hegel — s’accordaient déjà pour tracer entre trois modes de relation sociale à peu près les mêmes lignes de séparation que celles sur lesquelles Miller base ses propres différenciations. Mais malgré tout le soin qu’il consacre à l’assimilation philosophique du matériau empirique, il se montre remarquablement peu attentif à justifier la séparation opérée entre ces sphères. On ne peut pourtant se prononcer sur les genres de relations d’interaction qu’il est possible de distinguer dans nos sociétés qu’en intégrant des arguments venus de la théorie sociale : de tels schémas d’interaction ne sont pas simplement « là », donnés en quelque manière à l’intuition, ils ont une histoire, leur caractère normatif se transforme avec le temps, ainsi peut-être que les relations qu’ils entretiennent entre eux. Autant de données empiriques dont nous ne pourrions faire abstraction que si nous considérions que cette différenciation des trois sphères est l’expression de quelque raison « supérieure ». Mais dans la mesure où Miller évite de s’engager dans de telles réflexions, dans la mesure où il reste étranger à toute philosophie de l’histoire, sa division ternaire du champ des relations sociales apparaît singulièrement injustifiée et inintégrée.

Ce défaut pèse encore plus lourd lorsque nous mesurons la charge normative de justification que cette séparation des sphères doit assumer chez Miller. Dans l’argumentation d’ensemble, la distinction des trois sphères d’interaction a pour fonction de fournir le fondement d’une théorie de la justice à la lumière de laquelle les jugements portés dans la population doivent se révéler justifiés. Mais pour pouvoir remplir une telle tâche, ces trois modèles de relation sociale doivent eux-mêmes posséder une sorte de légitimité morale. Il ne suffit pas d’affirmer leur existence, il faut pouvoir montrer qu’il y a de bonnes raisons, des raisons d’ordre normatif, pour qu’ils existent chacun précisément de la manière dont ils se rencontrent dans notre grammaire intuitive du social. Autrement dit, Miller devrait remonter en amont de sa propre division, pour démontrer quelle légitimité chacune des trois sphères revêt d’un point de vue moral ou éthique : à cette condition seulement pourrions-nous être sûrs qu’en défendant un principe de justice associé à une sphère particulière, nous ne nous contentons pas de réagir au fait que ce principe, pour des raisons historiquement contingentes, existe effectivement. Il est malaisé de discerner, au fil de l’argumentation, si Miller a conscience de cette tâche de justification : en tout cas, il ne semble pas prémuni contre la tentation de faire d’une donnée empirique le fondement normatif de toute une théorie de la justice.

De telles réserves méthodologiques ne pèsent guère face à ce qui constitue la véritable visée de ce travail. Il s’agit moins pour David Miller d’éclairer dans le moindre détail le procédé de justification d’une théorie de la justice, que de ruiner le monisme des théories dominantes dans ce domaine, afin de rétablir par ce biais le lien avec la pratique politique. Au cœur de son projet se trouve l’idée que nos idées quotidiennes sur la justice ne sont pas modelées par un seul, mais par trois principes indépendants et autonomes ; et pour défendre cette idée centrale, il n’est peut-être pas de meilleur moyen, en effet, que de partir des différences entre nos divers modes de relation sociale.

III

Le plus grand mérite du livre de Miller consiste certainement dans la tentative de remettre en jeu, avec les principes de besoin et de mérite, deux normes qui risquent aujourd’hui d’être perdues de vue par les nouvelles théories procéduralistes de la justice. Que nous sommes portés dans certains contextes sociaux, par conviction morale, à répartir les biens disponibles en fonction du besoin individuel, cela constitue à vrai dire une évidence : il suffit de penser à des contextes familiaux ou à des petits groupes dans lesquels il va moralement de soi que celui qui a plus faim que les autres est justifié à recevoir une plus grande part à manger. Si un tel choix de répartition inégale devait apparaître dans le champ de compétence d’une théorie procéduraliste de la justice, il ne pourrait être justifié que comme une dérogation, décidée d’un commun accord, au principe d’égalité. On attribuerait à toutes les personnes concernées, sous la condition maintenue de leur égalité fondamentale, la conviction d’avoir consenti à une répartition inégale en raison de circonstances particulières. À cet argument, Miller répond que le principe de besoin occupe dans nos idées sur la justice une place autonome et authentique, qui n’est nullement tributaire de la mise en œuvre « parasitaire » d’autres principes : dans un certain type de relation sociale, qu’il reste à déterminer plus précisément, il est moralement correct et inévitable de prendre pour règle de traiter chacun selon ses besoins. L’application d’un tel principe requiert naturellement qu’on ait au préalable défini d’une part ce qui doit être considéré comme un « besoin », d’autre part en quoi doit consister la règle de répartition correspondante. En ce qui concerne les besoins qui demandent à être pris en compte dans ce cadre, il est nécessaire selon Miller de poser des restrictions pour empêcher que la moindre envie puisse être invoquée comme motif d’un traitement de faveur : les seuls besoins qui justifient des exigences de cet ordre sont ceux de la satisfaction desquels dépend soit l’existence physique de l’individu, soit la possibilité pour lui de mener une vie décente selon les normes socioculturelles de la société concernée. Cette dernière condition suffit à montrer que la validité du principe de besoin se limite aux contextes sociaux où règnent des relations de solidarité basées sur des valeurs partagées. La règle morale qui veut que chacun reçoive selon ses besoins ne peut s’appliquer que dans des communautés éthiques dont les membres s’accordent sur ce qui relève de la responsabilité individuelle et ce qui tombe dans la catégorie du « mauvais sort collectif » : un tel principe suppose en effet que nous sachions jusqu’à quel point nous sommes collectivement responsables de la satisfaction des besoins élémentaires de chacun d’entre nous.

De telles restrictions peuvent donner l’impression que Miller limite la validité du principe de besoin aux petits groupes : il n’en est rien, et l’on peut dire au contraire que Miller pense avant tout à de vastes collectifs — ce qui n’apparaît toutefois que lorsqu’on se penche sur un autre thème de sa philosophie politique. Dans un livre intitulé On Nationality, paru quatre ans avant l’étude dont il est ici question 10, Miller avait entrepris d’éclairer l’idée d’État-nation sous un jour positif : refusant de ne voir dans cette idée que le germe d’un particularisme peu sympathique, il voulait montrer que les sentiments d’appartenance nationale constituent un présupposé nécessaire de toute politique de redistribution par l’État. À cette première tentative pour décrire la nation comme une communauté solidaire de grande ampleur, Miller fit suivre cinq années plus tard un deuxième livre orienté dans le même sens, mais axé cette fois sur le concept de « citoyenneté » 11. La thèse qu’il développe ici est dirigée contre l’idée libérale selon laquelle l’impératif de neutralité de l’État exige que celui-ci s’abstienne de soutenir une forme de vie particulière ou des conceptions particulières du bien. Miller veut montrer qu’une telle restriction serait une absurdité, car l’État-nation a pour tâche essentielle d’entretenir parmi ses citoyens un sentiment de confiance mutuelle et d’identité commune. Il est donc également faux de borner l’activité politique de ces derniers à la fréquentation régulière des bureaux de vote : les États-nations portent au contraire l’attente légitime que tous les membres de la collectivité participent activement au débat politique, pour contribuer à une solution consensuelle des problèmes communs.

Cette vision républicaine de la citoyenneté, qui a naturellement suscité des contradicteurs 12, forme l’arrière-plan sur lequel il faut comprendre la conception millérienne du principe de besoin. Miller ne veut pas réduire le domaine de validité de ce principe à de petits groupes, parce qu’il est convaincu que de grands États-nations peuvent aussi constituer des communautés éthiques. Lorsque c’est le cas, lorsqu’il existe donc entre les membres d’un État des relations de solidarité basées sur un ethos commun, ils appliquent selon lui le principe de besoin, c’est-à-dire qu’ils distribuent les biens disponibles en quantité limitée en donnant la priorité à ceux qui en ont le plus besoin (dans le sens précédemment défini). L’exemple à l’aide duquel Miller explique la valeur de ce principe de justice dans Principles of Social Justice, est celui de l’assurance maladie : dans le cadre de la solidarité nationale, la majorité des cotisants convient d’attribuer une plus grande part des fonds disponibles à ceux d’entre eux qui se trouvent dans une détresse particulière en raison de maladies dont ils ne sont pas eux-mêmes responsables. Une telle répartition fondée sur le besoin suppose naturellement, comme Miller l’explique aussi, un consensus sur la limite exacte où s’arrête la responsabilité de l’individu dans sa propre maladie et où commence la simple malchance.

Il en va tout autrement du deuxième principe de répartition que Miller cherche à mettre en jeu contre le monisme moral de la théorie dominante de la justice. Le principe de performance ou de mérite ne présuppose selon lui ni l’existence d’une communauté éthique, ni la création d’un haut degré de consensus culturel. Il ne va pourtant pas de soi de réhabiliter aujourd’hui ce principe dans le cadre d’une théorie de la justice. Bon nombre de théoriciens contestent en effet que la performance individuelle puisse fonder quelque revendication que ce soit, parce qu’ils considèrent qu’elle résulte d’une chance imméritée dans la distribution des talents et des capacités. Encore une fois, ce sont surtout les arguments développés par John Rawls dans sa Théorie de la justice qui ont joué ici un rôle déterminant. Après qu’il eut vigoureusement affirmé que « les dons initiaux de la nature et les contingences de leur développement dans l’enfance sont arbitraires d’un point de vue moral 13 », il semblait presque impossible de continuer à appliquer le principe de mérite. C’est contre ce consensus tacite que Miller s’élève dans son étude : la défense du principe de mérite en représente une composante si essentielle (chapitres VII à IX) qu’on peut sans aucun doute y voir le noyau central de toute son entreprise.

Miller a naturellement conscience que le principe de mérite souffre d’une série d’imprécisions conceptuelles qui compliquent considérablement sa mise en œuvre. Mais il lui semble inconcevable de prétexter de telles complications pour écarter purement et simplement le principe de répartition au mérite et le rayer de l’agenda d’une théorie de la justice. Non seulement les études empiriques ont démontré que le point de vue de la performance continue à jouer un rôle central dans les conceptions populaires de la justice, mais il est apparu que même notre compréhension intuitive du social donne dans certaines sphères de la société la priorité au principe de mérite. Miller, enfin, a déjà circonscrit dans la première partie de son étude le lieu où ce principe de répartition doit s’affirmer au premier chef : dans toutes les relations où les membres de la société se rencontrent dans l’intention de produire des biens ou de fournir des services, disait-il, doit régner le principe normatif qui veut qu’on distribue les récompenses en fonction du mérite individuel. La principale difficulté consiste donc à définir le concept même de « performance » ou de « mérite » de manière à désarmer les objections portant sur la part de hasard ou d’arbitraire qu’implique ce principe. Miller se consacre à cette tâche dans le septième chapitre de son livre, une partie qui se présente sous la forme d’un va-et-vient permanent entre les arguments normatifs et les arguments conceptuels. En ce qui concerne le concept de mérite, l’auteur est convaincu de pouvoir extraire de la multiplicité des significations courantes du mot un noyau central, relativement débarrassé de tous les facteurs contingents non imputables à l’individu. Il prend pour point de départ de ses réflexions l’observation que « mérite » ou « performance » sont des expressions par lesquelles nous saluons, dans ce que Peter Strawson appelle une reactive attitude participante, des sujets qui ont déployé une activité particulièrement exemplaire. Les critères de ces jugements positifs résident dans les formes d’activité elles-mêmes, qui offrent une large palette de modes d’exécution possibles, plus ou moins réussis, plus ou moins appropriés. De tels jugements traduisent en outre notre conviction que le sujet a entrepris tout ce qui était en son pouvoir pour exercer son activité de la manière la plus excellente. Seule la conjonction de ces deux éléments fait apparaître que les jugements de mérite représentent des énoncés moraux par lesquels on distingue comme particulièrement dignes de reconnaissance certaines activités individuellement imputables. C’est pourquoi, selon Miller, de tels jugements fournissent les raisons pour lesquelles le sujet concerné est fondé à réclamer un traitement de faveur, des avantages et des privilèges.

Si nous essayons maintenant de transposer cette forme de jugement à l’ensemble de la société, il en résulte ce que Miller appelle l’exigence morale de mettre en avant le principe de mérite : nous ne pouvons pas nous empêcher, dans la répartition des biens, de privilégier les sujets qui se sont particulièrement bien acquittés d’une activité qui nous importe. Certes, le principe de mérite ne peut par lui-même déterminer quelles sortes d’activité doivent être ici prises en compte, ni quels avantages il convient alors d’accorder. Mais sitôt qu’existe un ordre institutionnel dans lequel de telles décisions sont prises, ce serait enfreindre les impératifs de justice que de ne pas récompenser en quelque manière la bonne exécution d’activités jugées importantes. Miller montre par ailleurs que l’application de ce principe de mérite requiert toujours la mise en œuvre simultanée d’un « principe d’équivalence », qui à travail égal assure un salaire égal : faire du mérite ou de la performance un motif de préférence, en effet, suppose à l’inverse que tous méritent, s’ils exécutent pareillement la même tâche, d’être rétribués sur un pied d’égalité. Du point de vue de Miller, rien ne s’oppose donc à ce que le principe de mérite soit appliqué dans le secteur économique de notre société conjointement à la règle d’équivalence : à partir du moment où le minimum vital est assuré, il serait légitime, dans l’esprit d’une théorie pluraliste de la justice, d’attribuer les positions professionnelles et les statuts sociaux en fonction des capacités et des talents individuels.

Bien des développements dans lesquels Miller précise les contours théoriques de sa conception de la justice n’ont pas été évoqués ici ; nous n’avons que très incomplètement rendu compte de ses réflexions sur la manière dont les trois principes de justice peuvent se compléter l’un l’autre, ou de sa tentative pour clarifier sa relation avec le procéduralisme. Mais ce rapide résumé aura peut-être suffi à établir la portée novatrice du projet : en proposant de distinguer trois principes de justice sociale et de les associer à trois sphères différentes de nos sociétés, David Miller a ébranlé les bases procéduralistes de la théorie dominante de la justice, et nous invite à repenser fondamentalement notre compréhension de la justice sociale.