Mardi, première semaine

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Thomas ouvrit les yeux, tout à fait réveillé. Il était tout au bord du lit double de Carina. Large d’un mètre soixante, il occupait toute l’alcôve de son petit studio de Jarlaberg, à deux pas du commissariat de Nacka.

Carina dormait encore en boule du côté gauche. Ses cheveux sombres cachaient à demi son visage, ses fossettes avaient disparu. Elle ressemblait plus à une adolescente qu’à une jeune femme de vingt-cinq ans.

Quatorze années les séparaient, mais il lui semblait parfois que c’était beaucoup plus. Son enthousiasme juvénile, qui l’avait d’abord attiré, le faisait ces derniers temps se sentir vieux. Elle lui rappelait qu’il allait avoir quarante ans. La moitié de la vie.

Au fond, il ne savait pas bien comment il s’était retrouvé engagé dans cette liaison avec Carina Persson. La fille de son chef, par-dessus le marché. Il ne l’avait jamais vraiment regardée. Elle n’était pas son type – pour autant qu’il en ait eu un.

Pernilla, son ex-femme, était comme lui grande et mince. Ils s’étaient rencontrés un soir dans un pub où il était sorti avec ses camarades de l’école de police. Après des études de communication, elle était entrée dans une agence de publicité en tant que chef de projet. Diplômés à peu près en même temps, ils s’étaient installés ensemble et avaient fini par se marier. Ne leur manquait plus qu’un bébé.

Après plusieurs années de tentatives in-fructueuses, ils avaient fini par s’inscrire sur la liste d’attente pour une FIV. Et tout s’était débloqué alors qu’ils étaient sur le point d’abandonner.

D’une main tremblante, Pernilla lui avait montré la petite tige blanche barrée d’une ligne bleue : il se rappelait ce sentiment merveilleux, incompréhensible. Enfin, une petite vie s’était nichée dans ce ventre.

Quand la catastrophe les frappa, il n’y eut rien à faire. Toute cette attente, tout cet espoir. En vain.

Sans la mort subite du nourrisson qui avait emporté Emily, Pernilla et lui seraient sûrement toujours mariés. Mais le chagrin et le sentiment de culpabilité avaient eu raison de leur couple. À peine deux ans plus tard, ils s’étaient séparés.

Pendant une longue période, il n’avait plus regardé personne. Nora avait fait tout son possible pour le recaser avec des amies célibataires, sans parvenir à provoquer chez lui le moindre enthousiasme. Tout lui était indifférent.

Carina s’était en quelque sorte contentée d’être là, au commissariat. Partout, il la trouvait sur son chemin. Elle avait participé à l’enquête criminelle de l’été précédent sans compter son temps ni sa peine. Patiemment, elle avait épluché d’innombrables documents à la recherche d’indices décisifs.

Un jour, elle lui avait proposé de déjeuner ensemble. Après quelques déjeuners, elle avait suggéré un dîner, puis des sorties au cinéma. De fil en aiguille, il en était venu à dormir chez elle deux nuits par semaine.

Thomas la regarda à la dérobée, les paupières mi-closes.

Elle était petite, mignonne, un peu comme un chaton. Cheveux sombres, jolie silhouette. Aussi mince que son père était gras. Elle n’avait pas non plus hérité de son mauvais caractère.

Thomas avait insisté pour qu’ils restent discrets au commissariat. Il ne voulait pas le claironner sur les toits. Carina avait accepté de mauvais gré, mais voilà que la question se posait à nouveau : bientôt, elle allait cesser de travailler au commissariat et ils ne seraient plus collègues.

Soudain, il se sentit déplacé dans cet appartement à l’atmosphère si féminine. Le canapé près de la fenêtre était d’un bleu pastel, une couleur qu’il n’aurait jamais choisie lui-même. Les bibelots, la décoration faisaient plus penser à une chambre de fille qu’à un appartement.

Que faisait-il avec une femme tellement plus jeune que lui, à tous points de vue ?

Pour être franc, il ne savait pas s’il était gêné ou flatté qu’une fille de cet âge veuille être avec lui. Ou s’il évitait juste de s’avouer la vérité : que le charme des débuts s’estompait, sans que rien le remplace.

Nora s’était peut-être doutée de quelque chose, mais elle avait eu beaucoup à faire l’année passée. Elle était la première à deviner son humeur. Comme une petite sœur, elle savait toujours où il en était.

Nora et lui partageaient une amitié très parti­culière, que Pernilla avait eu la générosité de ne pas remettre en cause. On ne pouvait pas en dire autant de Henrik, le mari de Nora, dont Thomas n’avait jamais pu devenir vraiment proche.

Au début, étudiant en médecine, Henrik lui était apparu comme un enfant gâté de la haute société. Mais Nora était amoureuse et Thomas s’était efforcé de mettre de l’eau dans son vin. Par la suite, Thomas avait trouvé avec Henrik un terrain d’entente, mais néanmoins ils ne s’étaient jamais vraiment appréciés. Aujourd’hui, Thomas voyait surtout Nora seule ou avec son cadet, Simon, son filleul, qu’il aimait beaucoup.

Il jeta un coup d’œil au réveil. Encore vingt minutes avant qu’il sonne, mais il faisait déjà plein jour. Carina avait installé des stores blancs qui n’arrêtaient pas la lumière.

Thomas se retourna sur le dos en songeant à l’enquête et aux informations recueillies jusqu’à présent. Qu’Oscar Juliander ait été un vigoureux gaillard fréquentant volontiers la gent féminine ne faisait aucun doute. Après tout, cela donnait à sa femme comme à ses maîtresses des raisons de le tuer. Ou pourquoi pas un mari trompé ? La jalousie peut être un puissant mobile.

D’un autre côté, pourquoi sa femme se serait-elle débarrassée d’un mari qui subvenait à ses besoins ? Elle devait probablement endurer ses infidélités depuis des années. Qu’est-ce qui l’aurait alors poussée ce jour-là à franchir le pas d’une manière si radicale ?

De toute façon, il leur fallait interroger son épouse dès que possible. On pouvait espérer qu’elle se serait suffisamment ressaisie aujourd’hui pour qu’ils puissent lui parler tranquillement. Dimanche dernier, à Sandhamn, toute tentative avait été vaine, et son médecin avait jusqu’à présent interdit la moindre conversation.

Les pensées de Thomas glissèrent vers la liste des clients fournie par le cabinet d’avocats. Plusieurs centaines de faillites administrées au cours de ces dernières années. Juliander devait avoir gagné de grosses sommes, c’était clair. Comment s’y était-il pris, c’était une autre question.

Thomas décida de demander à Carina de passer au peigne fin les comptes bancaires de Juliander dès que possible. En traçant l’argent, on trouverait le mobile. Il se demanda distraitement si les avocats étaient plus honnêtes que les autres, ou seulement plus habiles à camoufler leurs revenus par leur connaissance du système.

Thomas regarda à nouveau le réveil. Il était grand temps de se lever et de filer sous la douche. Une visite au cabinet d’avocats Kalling s’imposait de toute urgence.