Mercredi, première semaine

19

Tout le monde était rassemblé devant un gobelet de café dans la salle de conférences du commissariat de Nacka. Le Vieux se racla la gorge pour signifier qu’il était temps de commencer.

Il était huit heures du matin ce mercredi, exacte­ment deux jours et vingt heures après qu’on eut abattu Oscar Juliander à quelques milles marins au sud-est de Sandhamn. La pluie tambourinait aux fenêtres. La température avait brusquement chuté à dix-sept avec l’arrivée de la dépression. Un été suédois typique, se dit Thomas avec résignation.

Il s’était installé avec Margit d’un côté de la table, Kalle et Erik à l’autre bout. Carina près d’eux.

Le Vieux se racla à nouveau la gorge.

« Bon, récapitulons. Qui commence ? » Il regarda avec insistance Margit et Thomas. « J’ai cru comprendre que vous avez fait des navettes. Quoi de neuf à Sandhamn ? »

Margit se leva et gagna le tableau blanc. Le premier feutre qu’elle prit était sec, mais le second fonctionnait mieux.

Tout en écrivant, elle résuma les principales pistes que Thomas et elle avaient listées. Des conclusions confortées par la lecture des rapports des auditions de témoins menées en parallèle par Kalle et Erik.

Elle s’arrêta après avoir noté quatre points :

Jalousie (maîtresse, femme ? mari trompé).

Criminalité financière.

Mafia russe.

Drogues.

 

« Pourquoi ce point d’interrogation après la femme ? » demanda le Vieux.

Margit, revenue à sa place, prit quelques secondes avant de répondre.

« Elle a évidemment un mobile, mais aussi un alibi. Sept personnes attestent qu’elle était en train de boire du vin italien sur une banquette de yacht au moment du coup de feu. De fait, toutes les personnes présentes à bord témoignent les unes en faveur des autres. Et puis elle n’a pas l’habitude des armes à feu. Nous avons vérifié, elle n’a pas de port d’arme. » Elle attrapa son gobelet, but une gorgée de café et continua : « J’ai aussi du mal à voir ce qu’elle avait à gagner à sa mort. Je crois que nous pouvons pour le moment mettre Mme Juliander hors de cause.

— Ici, on ne met personne hors de cause, grommela le Vieux. En tout cas pas avant que je l’aie décidé. Mais des maîtresses, il y en avait un paquet, si j’ai bien compris ? »

On échangea des regards entendus autour de la table.

« Ça, on peut le dire, fit Erik à voix basse.

— Tu es jaloux ? lâcha Margit.

— Non, ça va, je me débrouille. »

Erik, la trentaine, visage poupin et torse musclé, disait sans doute la vérité.

Kalle brandit la liste fournie par Eva Timell. Plus d’une douzaine de femmes soigneusement alignées, avec nom et adresse.

« Un gros cochon, quoi, ricana le Vieux.

— C’est en effet une façon de voir les choses, pouffa Margit. Si tant est qu’un homme qui trompe sa femme depuis des années soit un sujet de plaisanterie.

— Au fait, dit le Vieux. Vous vous partagerez la liste des maîtresses pour les contacter. On laisse tomber l’épouse pour le moment. Et du côté de ses finances, comment se présentent les choses ? »

Thomas se tourna vers Carina.

« Qu’est-ce que ça a donné ? »

La première chose qu’ils avaient demandée au procureur était l’autorisation d’accès aux comptes bancaires de Juliander. C’était une importante pièce du puzzle pour comprendre la situation de la victime. Et surtout le train de vie qu’il affichait.

« J’ai commencé à tout examiner, répondit-elle, mais c’est long. Les gens sont difficiles à joindre en juillet. À la fin de la semaine j’en saurai plus.

— Nous sommes également en train d’analyser les affaires qu’il traitait, pour voir si quelque chose se cache de ce côté, ajouta Thomas.

— Bon, d’accord. Et la piste russe ? »

Le Vieux se tourna vers Margit et Thomas, qui se tournèrent à leur tour vers Erik Blom. Il feuilleta son carnet et l’ouvrit à une page entièrement griffonnée.

« Nous n’avons pas trouvé trace de plainte : apparemment, il ne s’est pas soucié de signaler à la police les lettres de menace mentionnées par son fils. D’après Eva Timell, il s’agit sans doute de l’administration de la faillite de la société Eastern Property. Juliander en a été chargé voilà deux ans.

— Cela peut signifier qu’il n’a pas pris ces menaces au sérieux, dit Thomas.

— Ou qu’il n’a pas osé porter plainte, glissa Margit.

— J’ai parlé hier à un ancien collègue qui travaille à l’office de répression de la criminalité financière, dit Erik, pour savoir si le nom Eastern Property lui disait quelque chose. » Il feuilleta quelques pages de son carnet et releva les yeux. « Il a cherché dans ses fichiers.

— Et ? dit Margit.

— Rien.

— Si la mafia russe est derrière tout ça, elle se cache derrière des hommes de paille, dit Margit.

— Des hommes de paille ? » s’étonna Carina, embarrassée de s’apercevoir qu’elle était la seule à ne pas savoir de quoi il s’agissait.

Erik lui sourit. Toujours prêt à expliquer la vie à une jolie fille.

« Le rôle d’un homme de paille est d’être en première ligne en cas de pépin. Surtout quand la société en question sert de façade à des activités criminelles. On met un pauvre type à la tête du conseil d’administration, et c’est lui qui va en taule.

— Mais il y a vraiment des gens prêts à aller en prison pour des crimes qu’ils n’ont pas commis ? » s’étonna Carina.

Thomas ne savait pas à quoi s’en tenir : sa question était-elle justifiée, ou naïve ? Puis il regretta aussitôt de penser en ces termes à sa petite amie – ou comment fallait-il l’appeler ?

« Tu serais surprise d’apprendre ce qu’un type qui siffle sa vodka sur un banc est prêt à faire pour quelques billets de mille. Ça ne coûte pas bien cher de faire signer les papiers d’une société par le premier RMIste venu.

— De toute façon, reprit Erik, si la mafia a utilisé un homme de paille ou un prête-nom, on aura du mal à les retrouver.

— Que savons-nous sur les méthodes de la mafia russe ? Est-ce que notre affaire correspondrait à leur mode opératoire ? »

Le silence se fit, puis Thomas prit la parole.

« Je ne suis pas un expert, mais ça ne leur ressemble pas. Difficile de croire que la mafia russe attende plus d’un an pour se débarrasser d’un administrateur de faillite gênant. »

Il griffonnait distraitement sur son bloc tout en parlant.

« Et puis, continua-t-il, s’ils en avaient vraiment après lui, il aurait été bien plus simple d’envoyer quelques durs à cuire lui faire la peau.

— Oui, il y aurait eu beaucoup d’autres occasions, renchérit Margit. Un faux accident de voiture, un coup de feu la nuit, un coup de couteau dans un coin sombre. Il y avait l’embarras du choix. » Elle se pencha au-dessus de la table. « Nous avons affaire à un meurtre sophistiqué, qui a dû nécessiter une planification minutieuse. Nos amis russes ne sont pas réputés pour leur délicatesse. Pourquoi se donner le mal de sortir en mer quand il suffisait de lui régler son compte un soir après le travail ? »

Elle se recala au fond de son siège et croisa les bras. Avec sa brosse ébouriffée qui avait pris dernièrement des nuances rouges, elle avait des airs de frelon énervé. Ce n’était pas beau à voir, mais cela imposait un certain respect.

« Ils veulent peut-être faire passer un message ? proposa le Vieux.

— Si longtemps après les lettres de menace ? » Margit souleva les sourcils, sceptique. « Et à qui ? À tous les administrateurs de faillite suédois ? À l’ordre des avocats ? Ces malfrats-là restent plutôt entre eux. Ils évitent les avocats et les juges. En général, il n’est pas rentable de s’en prendre aux représentants de l’ordre établi.

— Ça me va, dit le Vieux en se grattant le menton. Alors écartons pour le moment la piste russe. »

Il se balança sur sa chaise, qui émit des craquements inquiétants.

« Je continue à penser, intervint Thomas, que la façon dont a été tué Juliander a son importance, pas seulement le fait qu’il ait été tué. »

Il avait prononcé cette dernière phrase d’un ton particulier, qui avait attiré l’attention du Vieux. Les événements de l’été précédent avaient révélé le flair de Thomas. C’était sa première grosse enquête criminelle, et il s’en était bien sorti. En particulier à la fin, lorsque Nora Linde avait failli mourir enfermée dans le phare de Grönskär, au large de Sandhamn.

« Continue, dit le Vieux.

— Comme Margit l’a fait remarquer, ce meurtre a nécessité une planification minutieuse. C’est pour cette raison que j’estime le mode opératoire important. Il a un but. Il s’agissait peut-être d’humilier Juliander en public. Incontestablement, il a été abattu en pleine gloire.

— Oui, dit Margit, il s’agissait d’une véritable exécution, si on y réfléchit.

— Tout à fait, confirma Thomas.

— Une femme abandonnée se donnerait-elle tout ce mal pour tuer son amant ? demanda le Vieux, perplexe.

— J’en doute. Mais un mari jaloux ? dit Thomas. Ou un concurrent, peut-être actif lui aussi au sein du club nautique KSSS, présent lui aussi sur la ligne de départ ce jour-là ? Disposant d’un bateau et d’une arme.

— À creuser, conclut le Vieux. » Il changea de sujet. « Et pour les drogues ? Qu’est-ce que nous avons ? »

Thomas résuma l’audition de Winbergh et les soupçons de ce dernier.

« Juliander toxicomane ? fit le Vieux. On a autre chose pour étayer la théorie ?

— Aucune confirmation.

— Autrement dit, derrière sa façade lisse, notre avocat n’était donc peut-être pas tout blanc. Au fait, en savons-nous davantage sur l’arme du crime ? »

Erik montra une grosse pile de documents.

« On est en train de croiser le registre des ports d’arme avec l’entourage de Juliander. On veut savoir qui dispose d’une carabine de petit calibre.

— Vérifiez aussi toute la bande du KSSS, ajouta le Vieux.

— Combien y a-t-il de personnes enregistrées ? dit Margit.

— Environ six cent cinquante mille propriétaires d’armes en Suède et presque un million de permis pour des carabines à plombs. » Erik fit la grimace. « Merci à Sachsen d’avoir trouvé la balle, ça élimine déjà un million de suspects. »

Il fit un clin d’œil à Carina, qui lui sourit. Elle se leva et alla ouvrir grand la fenêtre. C’était un soulagement d’aérer l’atmosphère étouffante de la pièce.

Le Vieux rassembla ses papiers. Personne ne dit rien.

« Je crois qu’on va en rester là pour le moment. Tout le monde sait ce qu’il a à faire ces prochains jours ? »

Le Vieux se leva à moitié, mais se rassit aussitôt.

« Ah oui, au fait. Le procureur. Ne pas oublier de le tenir informé. Sinon il va nous pourrir la vie.

— Nous la voyons demain matin, dit Margit. On s’en occupe. Mais pas de problème, c’est Charlotte Öhman, on la connaît bien, non ? »