Le Poussière-d’Or et ses escortes se faufilaient à travers les Basses Terres, la vingtaine de mondes parallèles les plus proches de la Primeterre. Les cieux étaient encombrés dans ces réalités relativement développées et les risques de collision à l’issue de chaque passage n’étaient pas négligeables. Dans les dernières, il leur fallut même envoyer un éclaireur au sol qui avançait d’un pas pour vérifier que la voie était libre, puis revenait et les invitait à le suivre.
Pourtant, même la pagaille régnant en Ouest 3, 2 et 1 n’était rien en comparaison de ce qu’ils découvrirent en regagnant enfin la Primeterre. Les voyageurs contemplaient les paysages d’Ouest 1 quand, tout à coup, après une ultime transition, ils eurent l’impression qu’on avait lâché la mère de toutes les bombes pour faucher la verdure dans un rayon de plusieurs kilomètres et la remplacer par du béton, du goudron et de l’acier, transformer les eaux miroitantes du fleuve en un cloaque gris trouble et les endiguer à grand renfort de ponts et de maçonnerie, le tout sous un ciel crasseux incolore. Josué n’imaginait pas meilleure démonstration de ce que l’humanité pouvait infliger à une planète si on lui donnait quelques siècles et beaucoup de pétrole à brûler.
Comme il s’approchait sans hâte de son aire de stationnement, le Poussière-d’Or lui-même parut diminué. La première découverte de Josué en débarquant fut un portrait géant du président Cowley sur le mur d’un vieil entrepôt de brique. L’homme de pouvoir, le regard dur, se tenait le bras tendu et la main levée comme pour dire : « Halte là ! »
Sur les talons de Josué, Sally promena un regard dédaigneux. Elle avait fini par rejoindre les Valienté, quoique de façon temporaire, après sa dernière escapade. Il avait beau la connaître depuis longtemps, Josué en savait toujours très peu sur la manière dont elle se tenait au courant de la Longue Terre, sur laquelle elle se croyait apparemment responsable de veiller. « Bienvenue chez nous », dit-elle d’une voix sinistre.
On aiguilla les passagers débarqués vers la salle d’immigration, une vaste zone de triage remplie de files d’attente sinueuses, de postes de contrôle et de portiques de détection de métaux, de gorilles de la Sécurité des territoires intérieurs dont la visière du casque empêchait de voir le visage, d’instructions menaçantes placardées sur les murs et de bannières énigmatiques :
GENÈSE, III, 19
À l’instar des aéroports dont Josué gardait le souvenir, ce twainodrome était illuminé de signaux guidant les usagers vers d’autres réseaux : avions, trains, bus, taxis. Le transport était l’un des secteurs qui connaissaient une forte croissance en Primeterre depuis le Jour du Passage. Pour effectuer un long voyage à la surface d’une Basse Terre, il était encore souvent plus facile de revenir dans le monde d’origine, de prendre un bus ou un avion, puis de regagner sa réalité une fois arrivé à destination. Cependant, pour bénéficier de ces commodités, il fallait passer par les services d’immigration. Josué considéra ses compagnons alignés en file indienne. Dan, qui n’avait jamais vécu pareille expérience de sa vie, avait l’air perdu. Helen faisait preuve d’une patience stoïque, comme toujours. Bill souffrait encore des séquelles de sa soirée d’adieux avec l’équipage du Poussière-d’Or. Sally, quant à elle, levait sans cesse les yeux au ciel en se lamentant sur l’insondable stupidité de l’espèce humaine.
Tandis qu’ils attendaient leur tour, un homme s’approcha d’eux, petit, inquiétant, affublé d’une soutane noire, d’un col romain blanc et d’un tricorne ecclésiastique. À son arrivée, Dan recula, effrayé. Il portait une bible et, au bout d’une chaîne, un globe de cuivre d’où émanait une riche odeur d’encens. Il cherchait visiblement à galvaniser les foules.
Une fois à leur hauteur, il enfonça un prospectus dans la main de Sally. « Au nom du Père, maintenant que vous êtes rentrés au pays, restez-y ! Restez en Primeterre, la seule Terre véritable ! »
Sally le foudroya du regard. « Qu’est-ce qui nous y oblige ? Qui êtes-vous ?
— Absolument rien ne prouve, que ce soit d’un point de vue scientifique ou théologique, la capacité de l’âme désincarnée à franchir le mur de la réalité. Si vous laissez vos enfants mourir là-bas, dans la nature sauvage, leur âme ne trouvera jamais son chemin vers le Seigneur. » Il se signa. « Comme vous le savez, le jour du Jugement est proche. À l’heure où je vous parle, dans tous ces prétendus mondes parallèles, au cœur de ces copies païennes de la seule véritable Amérique, le feu et le soufre répandent leurs vapeurs toxiques dans tout le parc de Yellowstone… »
Sally éclata de rire et l’invita à s’en aller en des termes et sur un ton que Josué n’aurait jamais osé employer. L’individu s’éloigna tranquillement en quête de cibles plus faciles.
« Il a les fils qui se touchent, celui-là », commenta Bill.
Enfin, ils atteignirent le bout de la file d’attente. Des fonctionnaires ouvrirent leurs bagages et les fouillèrent méticuleusement, puis inspectèrent un à un les voyageurs à l’aide d’un détecteur électronique. Sally et Josué furent les premiers à passer. De l’autre côté, on leur confia à chacun un bracelet de couleur vive et sans aucun doute truffé de technologie espionne, à porter en permanence jusqu’à leur départ de Primeterre.
En attendant les autres, Josué murmura : « Je n’y comprends rien. Toutes ces formalités, tous ces contrôles… Il n’existait rien de tel la dernière fois. À quoi ça sert ? C’est vrai, les mondes parallèles recèlent des dangers pour la Primeterre : des maladies infectieuses, des espèces envahissantes… Mais toutes ces barrières, alors que la Longue Terre est une frontière ouverte… Voilà que nous arrivons en twain et attendons notre tour dans un terminal comme de bons petits soldats alors que nous pourrions traverser n’importe où ailleurs pour importer en Primeterre un sac à dos bourré de capricornes asiatiques. Ça n’a pas de sens. »
Sally leva les yeux au ciel. « C’est symbolique, Josué. Tu es hermétique à ces trucs-là, hein ? Ici, c’est le président Cowley qui dit à ses électeurs : “Regardez comme je vous protège. Voyez comme ces voyageurs sont affreux, quelle menace ils représentent.” » Elle jeta un coup d’œil aux consoles de sécurité. « Par ailleurs, il y a un paquet d’argent fédéral à gagner pour les entreprises qui produisent ce genre de trucs. La peur génère de gros bénéfices.
— Tu es vraiment cynique.
— Josué, le cynisme est la seule réponse raisonnable aux bouffonneries de l’humanité. »
Enfin, Dan, Helen et Bill franchirent le portique. Dan ouvrait de grands yeux stupéfaits mais, au grand soulagement de son père, il n’avait pas l’air vraiment effrayé. Une fois réunis, ils empoignèrent leurs bagages et traversèrent le hall de sortie noir de monde à la recherche des taxis. Josué remarqua un détail absent lors de sa dernière visite : des hachures jaunes peintes sur les trottoirs délimitaient des zones que tout un chacun s’efforçait de dégager pour permettre la libre circulation des passeurs. De tels dispositifs n’étaient nécessaires qu’en Primeterre et, rien que d’y penser, Josué éprouva une inconfortable poussée de claustrophobie.
Un nouvel inconnu s’approcha d’eux, vêtu celui-là d’un élégant costume, un sac en plastique de supermarché à la main. Allons bon, on ne les laisserait jamais tranquilles une minute. Âgé d’une trentaine d’années, il arborait des lunettes, un début de calvitie et un sourire engageant.
Il se planta droit sur leur chemin de sorte qu’ils furent obligés de s’arrêter. Josué s’imagina qu’on avait encore affaire à un fanatique religieux. Alors l’individu déclara d’une voix claire et calme : « Bienvenue sur Terre, mutants. »
Et il glissa la main dans son sac.
Josué se précipita sur lui pour faire rempart de son corps et protéger sa famille. Du coin de l’œil, il vit Sally soulever Dan et s’éclipser dans un bruit de bulle de savon qui éclate. L’homme sortit une lame courte, lourde, assassine. En un seul mouvement, il la lança.
Le couteau toucha Josué à l’épaule droite. Il fut propulsé en arrière, submergé par la douleur.
Il vit Helen charger et enfoncer le poing dans la figure du forcené. C’était une sage-femme. Elle avait de la force dans les bras. Le bonhomme s’étendit de tout son long. La police et la sécurité arrivèrent au pas de course.
Autour de Josué, le monde se grisa et disparut.