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Après avoir fait jouer ses relations au sein de la Black Corporation, Lobsang parvint à mettre à la disposition de Josué et de Bill un dirigeable qui leur servirait à rechercher Sally Linsay et les trolls. Relativement court et rapide, l’appareil avait une enveloppe translucide à capture solaire de soixante mètres de long et une nacelle de la taille d’un semi-remorque aux parois en panneaux de céramique percées de larges baies panoramiques. Précédemment affecté comme éclaireur à l’escorte de grands convois sur la ligne de Walhalla, le zeppelin ne portait pas de nom mais un simple numéro d’immatriculation commerciale. Bill ne tarda pas à le baptiser Shillelagh.

Pour des raisons qu’il n’avait pas encore dévoilées à Josué, il voulait partir non pas des ports habituels du Mississippi, mais de la région de Seattle, dans le Nord-Ouest Pacifique. Pour acheminer l’aérostat de sa base d’Hannibal, dans un Bas Missouri parallèle, jusqu’à Seattle, le plus rapide serait de le démonter, de le transporter par voie ferroviaire en Primeterre, puis de le réassembler sur le tarmac de l’aéroport de Seattle-Tacoma. Cela prit une semaine. Les deux amis en profitèrent pour se préparer, s’avitailler et s’équiper en vue du voyage.

Pour faciliter leurs relations avec les trolls, Lobsang leur fournit ce qu’il appelait un « kit de traduction troll » sous la forme d’une élégante tablette d’un noir de jais assez compacte pour tenir dans un sac à dos.

Pour ce qui était de Sally, Josué mena sa petite enquête à la demande de Bill. Il visita les hôtels où elle avait séjourné. Il se rendit même chez Monica Jansson. Partout, il chercha des indices susceptibles de le mettre sur sa piste, en vain.

Et il lui fallut affronter la famille qu’il allait abandonner au profit d’une nouvelle expédition dans les Terres lointaines, une fois de plus sur ordre de Lobsang, une fois de plus influencé par Sally, l’énigmatique rivale de son épouse. Purement et simplement jaloux, le petit Dan exigea de partir lui aussi en exploration. Helen, aux prises avec les pires difficultés pour obtenir la permission de rendre visite à son frère terroriste en prison, observait un silence menaçant. Ce n’était pas une famille épanouie que Josué laissait derrière lui, non. Pour la première fois, il en avait le cœur brisé.

Mais il partit tout de même.

Sur un coup de tête avant de s’en aller, il s’empara de l’anneau serti de saphirs, seul souvenir de son premier périple dans la Longue Terre dix ans plus tôt. Il s’en saisit là où il pendait sur le mur de Jansson et l’accrocha dans le salon de la nacelle. Il se demandait si Sally s’attendait à un tel geste de sa part.

 

C’est ainsi, par un beau matin de juin à l’aéroport de la Prime-Seattle, que Josué se retrouva assis dans la nacelle compacte aménagée à la façon d’un camping-car avec son coin cuisine, un salon, des banquettes escamotables et des tables. De fait, il apprit plus tard qu’elle avait été dessinée par un fabricant de caravanes. Pendant ce temps, Bill prenait place dans la timonerie exiguë située à l’avant.

Le Shillelagh décolla sans effort. Bientôt, Josué bénéficia d’une vue imprenable sur l’aéroport, les bâtiments entassés tout autour et le détroit de Puget.

Mais tout s’évanouit au premier passage au profit des installations de plus en plus sommaires de Seattle-Tacoma Ouest 1, 2 puis 3, avec leurs routes et leurs voies ferrées qui serpentaient à la façon de rubans entre de modestes implantations gagnées sur la forêt tenace, chaque monde ne s’offrant au regard de Josué que le temps d’un battement de cœur. Très vite, cependant, après à peine quelques transitions, tout signe d’humanité disparut. Il ne restait plus que la forêt, le bras de mer et, au loin, la chaîne des Cascades. Le dirigeable gagna régulièrement de l’altitude tout en enchaînant les passages et Bill l’orienta vers les montagnes, qui restaient globalement immuables malgré la succession des réalités. Le ciel, lui, scintillait : la météorologie variait toujours d’une Terre à l’autre et, en ce jour de juin, les voyageurs connurent en alternance le soleil, les nuages et les averses.

Dans les premiers mondes, il n’y eut pas grand-chose à voir sinon la canopée. Josué le savait, des ours, des castors et des loups se cachaient dans les sous-bois. Des hommes aussi, même si la colonisation avait tendance, loin des Basses Terres, à se réduire à un long filet de plus en plus fin. Les rats devaient d’ailleurs dépasser les hommes en nombre maintenant que les twains encombraient tant le ciel, leurs vastes soutes remplies de vivres et de marchandises diverses. Quant aux autres espèces vivant là-dessous, on ne pouvait encore que les imaginer. Des géographes avaient lancé une campagne de cartographie des Basses Terres à l’aide d’une flotte de satellites qui observaient un monde depuis leur orbite polaire en inspectant ses continents, ses océans et ses calottes glaciaires à grand renfort de caméras, de géoradars et d’autres capteurs, avant de passer au monde suivant, puis à celui d’après, et ainsi de suite… Mais leurs images, si grossières qu’elles présentaient peu de détails plus petits qu’une voiture ordinaire, n’étaient disponibles que pour une centaine des réalités les plus proches de la Primeterre. Au-delà, en dehors de quelques mondes ponctuellement soumis à des études approfondies, c’était l’inconnu.

Bill et Josué longeaient le flanc du mont Rainier quand ils atteignirent le premier monde glaciaire. Pendant quelques secondes, ils survolèrent la couverture blanche fripée enveloppant le paysage, puis ils retrouvèrent le vert sans fin de la forêt.

Josué s’installa confortablement pour observer le panorama d’un air absent. Sa famille lui manquait déjà. Il se demandait comment il allait s’occuper.

« Bill ?

— Oui ?

— Simple vérification. Tout va bien ?

— Impec’.

— Bon.

— Il faut que je me concentre sur le pilotage. Ce n’est pas mon métier, tu sais. Les gars de la Black Corporation m’ont juste montré comment procéder. C’est assez simple, mais ça n’a rien à voir avec la conduite d’une auto, je t’assure. Ni avec l’équitation. Après tout, le dirigeable est forcément doué d’une certaine forme de conscience. Il est en tout cas plus malin qu’un canasson. J’ai l’impression d’être en conversation permanente avec cet engin. Tu sais, j’ai déjà monté un éléphant dans une ferme en pleine brousse africaine, une réserve. Les éléphants d’Afrique ne sont pas apprivoisés, au contraire de ceux d’Asie. Ce sont de gros animaux intelligents qui savent où ils veulent aller. Si tu as de la chance, ça peut être au même endroit que toi. Sinon, tu n’as plus qu’à prendre ton mal en patience. Là, c’est pareil. Dingue, non ? Mais on y arrivera. Je ne sais pas encore où, mais on y arrivera.

— O.K., je te laisse. »

Et ce fut tout. Ce voyage ressemblait beaucoup à celui effectué à bord du Mark-Twain tant d’années auparavant mais Josué s’entendait beaucoup mieux avec son nouveau pilote.

Le soir venu, ils avaient déjà franchi la Ceinture glaciaire, cette liasse de mondes sporadiquement gelés non loin de la Primeterre, et ils abordaient les réalités plus arides de la Ceinture minière. La vue se fit encore plus monotone. Josué prépara un repas – des rations de combat tiédies sur un réchaud à gaz, car ce dirigeable-là n’était pas pour les gourmets – et il apporta sa part à Bill, qui campait dans la timonerie.

Ensuite, il alla se coucher en regardant par les baies vitrées de la nacelle les derniers rayons des couchers de soleil d’été qui se reflétaient sur l’enveloppe du dirigeable.

 

L’aube n’apporta rien de neuf.

En milieu de matinée, ils atteignirent la Ceinture céréalière, à cent mille passages de la Primeterre, une épaisse bande de mondes plus chauds riches en forêts et en prairies, désormais émaillés de communautés agricoles humaines, à commencer par Regain, en Ouest 101754, fondée par Helen et sa famille d’explorateurs, où Josué et elle s’étaient mariés.

En fin d’après-midi, Josué sentit l’aérostat décélérer. Le clignotement des cieux ralentit et les paysages plus ou moins identiques en contrebas se mirent à scintiller doucement avant de se figer.

Un bourdonnement rageur envahit l’atmosphère. Soudain, la nacelle sombra dans l’obscurité, la lumière du jour masquée par un essaim de lourds insectes qui se mirent à marteler sans relâche les vitres dans un crépitement d’élytres. Josué consulta le discret terromètre de la nacelle : Ouest 110719.

Il lui fallut hurler pour couvrir le vacarme : « Hé ! Bill !

— Oui ?

— Je reconnais ce monde.

— Et pour cause. C’est un joker célèbre. C’est même toi qui l’as découvert au cours de ton voyage avec Lobsang.

— Ouais, mais on n’avait fait que le traverser. Qu’est-ce qu’on fabrique là, Bill ? Ces insectes vont nous asphyxier s’ils se logent dans les bouches d’aération.

— Patience, petit scarabée. »

Le dirigeable reprit de l’altitude. Josué le sentit même si la planète restait dissimulée par l’essaim d’insectes courroucés. D’énormes criquets, peut-être. Ç’avait déjà été son impression lors de sa première visite.

Brusquement, le Shillelagh surgit au soleil. Josué constata qu’il survolait toujours le mont Rainier, du moins son équivalent. De toute évidence, ce monde était plus chaud que la moyenne car la forêt atteignait pratiquement le sommet érodé du volcan : des chênes qui se dressaient au milieu d’un fouillis luxuriant de troncs abattus et de fourrés. Il aperçut un torrent qui dévalait la pente. Sous ses yeux, une masse indistincte jaillit des broussailles en direction de l’est. Effarouchées, quelques bêtes volantes quittèrent la canopée pour s’égailler bruyamment dans le ciel en quête de sécurité. Il ne s’agissait pas d’oiseaux mais d’énormes libellules dodues.

Quand Josué se tourna de nouveau vers le sommet, il vit un paysage noyé sous une masse grouillante d’insectes, couverture palpitante et luisante qui s’étendait jusqu’aux rives de l’océan, visible dans le lointain. Le paysage en était envahi, comme parcouru de rivières noires qui serpentaient entre de rares carrés de verdure sous d’omniprésents nuages stridulants. Pourtant, nul être volant ne dépassait la cime du volcan ni celle d’autres éminences des Cascades, qui pointaient au-dessus des essaims à la façon d’îles vertes dans une mer d’insectes.

« Ils sont limités en altitude, fit remarquer Josué. Les insectes.

— Ouais, c’est vrai de la plupart des espèces. Pas toutes. C’est ce qui rend les sommets habitables.

— Par qui ?

— Nous, Josué. Enfin, toi surtout.

— On s’arrête là ?

— Ouais. Pas longtemps. Peut-être jusqu’à demain.

— Pourquoi ?

— Nous avons rendez-vous. Voilà pourquoi j’ai tenu à partir non loin des Cascades. Je vais lâcher l’ancre et déployer l’échelle. Cette étendue d’herbe au bord d’un torrent, là-bas, m’a l’air du site idéal où établir ton campement. N’oublie pas la bande. La cassette, tu sais. »

Sans grand enthousiasme, Josué entreprit de rassembler ses affaires : un sac de couchage, des boîtes de conserve, de quoi allumer un feu. Des bombes insecticides !

« J’y vais seul, si je comprends bien ? »

Bill eut l’air gêné. « Écoute, Josué, ne m’oblige pas à jouer les gros fans. Ton Voyage t’a rendu célèbre et j’en connais les dessous. Toi qui explorais seul tous ces mondes inconnus tandis que Lobsang restait tranquillement à bord. C’te rigolade !

— Eh bien, si ça te fait marrer, ça me console un peu de mes cicatrices.

— Cela dit, la stratégie n’est pas insensée. Tu descends, tu explores, tu prends contact. »

Avec qui ? se demanda Josué.

« Pendant ce temps, je reste en l’air, prêt à intervenir quand ça partira en sucette.

— Comment ça, “quand” ?

— Si, mon vieux. Si. Ce n’est qu’un lapsus. »

Non pour la première fois depuis le début de ses aventures dans la Longue Terre, bien malgré lui, Josué se laissa porter par le courant.

 

Bill l’exhorta à se munir d’un talkie-walkie et d’un module dorsal compact hébergeant caméras et capteurs. Josué accepta malgré ses mauvais souvenirs des perroquets mécaniques de Lobsang. De son côté, il compléta son équipement avec un pistolet.

La descente dans les broussailles ne posa pas de difficulté. Sitôt Josué à terre, le dirigeable s’éleva en emportant l’échelle.

Une fois seul, Josué pivota lentement sur lui-même. Il se trouvait au milieu d’un espace dégagé assez agréable, creusé entre les arbres par le courant, où l’air était chargé d’une odeur de bois humide et d’humus millénaire. Il entendait le lointain murmure de l’océan d’insectes qui léchait le pourtour de ce sommet. Au-dessus de sa tête, des escadrilles de chauves-souris arthropodes voltigeaient à la poursuite de mouches exotiques.

Il ne lui restait plus qu’à attendre. Il entreprit de préparer son bivouac en déroulant son tapis de sol et son sac de couchage. Il envisagea d’allumer un feu mais il faisait déjà assez chaud et humide. De plus, ses rations de survie le dispenseraient de cuisine.

Il commençait à se détendre. Cette excursion lui rappelait ses retraites sabbatiques. Il caressa l’idée de pêcher pour le plaisir sans savoir si des poissons fréquentaient ces eaux vives d’altitude…

Son émetteur-récepteur émit un déclic. « Josué ? Tu m’entends, mon pote ?

— Non.

— Ha ha ! Comment ça va là-dessous ?

— Je suis en train de me réserver une table au restaurant du coin.

— C’est marrant que tu dises ça. En cas de pépin, il y a justement une cache à un kilomètre ou deux en aval.

— Une cache ? De quoi ?

— De survie. Un abri avec un peu de vivres, des couteaux et des outils. Des lacets de rechange pour tes godasses. Tout cela disposé par et pour les glaneurs. »

Josué s’assit sur son sac de couchage. « Où suis-je, Bill ? Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ici ? Dans un joker ? Enfin, qui y fait jamais escale ?

— Les glaneurs. C’est tout l’intérêt. Tu veux connaître l’histoire de ce monde ? Tu veux savoir comment Ouest 110 719 s’est retrouvé envahi de criquets ? Selon la meilleure hypothèse, les ptérosaures n’y auraient jamais vu le jour.

— Les ptérosaures ?

— Les autres dinosaures volants non plus. Sur la Primeterre, avant l’apparition de ces bestiaux, les gros insectes régnaient sur les airs. Ils grossissaient autant qu’ils pouvaient, à vrai dire, pour mieux exploiter la forte oxygénation de l’atmosphère. Mais les ptérosaures sont arrivés et se sont mis à chasser les insectes. Seuls les petits ont survécu et il n’en est jamais réapparu d’aussi gros. Le ciel appartenait désormais aux lézards volants, plus tard supplantés par les oiseaux. Or, ici, pas de ptérosaures. Va savoir pourquoi… Par la suite, les oiseaux n’ont pas réussi à grossir non plus. Ce ne sont donc pas les hirondelles qui chassent les mouches mais d’énormes libellules rapaces qui traquent des oiseaux de la taille de gros papillons de nuit…

— Ce n’est donc pas là qu’on risquait de voir apparaître des hommes.

— Aucune chance.

— Pourtant, les glaneurs y viennent.

— Bien sûr. De même que dans d’autres jokers, où ils installent aussi des refuges. Les jokers sont des mondes à part entière, Josué. Ils ne sont pas uniformes. On y trouve toujours des oasis, comme ce sommet. Le tout est de les connaître.

— Comment ?

— Grâce aux autres glaneurs. Il existe toute une sous-culture dont les gens comme toi – et même Lobsang – ne savent rien. Ce qui nous convient parfaitement.

» Pour toi, l’histoire de la Longue Terre se réduit aux colonies telles que le Diable-Vauvert ou la Regain d’Helen, aux villes comme Walhalla, aux guerres d’indépendance et je ne sais quoi d’autre. Toutes ces vieilles antiennes de la Primeterre projetées sur de nouveaux mondes. Eh bien, vous n’avez rien compris, Josué. Il s’agit d’un nouveau mode de vie, ou peut-être plutôt d’un mode de vie très ancien. Les glaneurs n’ont pas colonisé la Longue Terre. Ils ne l’ont pas non plus adaptée à leurs besoins. Ils y vivent, c’est tout, sans chercher à la transformer. »

Ce discours surprit Josué, qui avait grandi avec Bill, vivait encore dans la même ville que lui et croyait bien le connaître. « Comment sais-tu tout ça ?

— Toi, tu as tes retraites sabbatiques. Moi, j’aime bien aussi aller me balader tout seul de temps en temps. Je reviens toujours, hein ! J’aime trop le confort de mon foyer, c’est mon problème. J’apprécie aussi de m’en jeter un derrière la cravate à l’occasion. Mais ces grandes vacances me font un bien fou. Du coup, je sais ce qui se passe dans la tête de ces types. »

Josué y réfléchit. « Et il va falloir penser à leur manière si nous voulons retrouver les trolls, c’est ça ?

— Les trolls habitent eux aussi la Longue Terre. Ils connaissent les refuges, les cachettes dont les glaneurs apprennent peu à peu l’existence… Tiens ! il commence à faire noir.

— J’avais remarqué.

— Tu ne crains pas trop de passer la nuit là, Josué ? Il y a quelques horreurs pittoresques qui rodent là-dessous, inutile de le souligner.

— Tu as des capteurs infrarouges et des détecteurs de mouvement. Tu pourras repérer n’importe quel organisme en mouvement, qu’il ait le sang chaud ou froid, non ? Tu n’auras qu’à me réveiller si nécessaire.

— T’inquiète. Dors bien, l’ami.

— Toi aussi. »

 

Il se réveilla sous une aube grise humide.

Avant même d’avoir ouvert les yeux, il eut conscience d’un picotement désagréable sur sa nuque, fruit d’un million d’années de sensibilité animale cherchant à passer en force devant le gardien du cerveau.

On l’observait.

Il entendit des mots : « Cul-de-fer-rrh… »

Toujours dans son sac de couchage, il se redressa sur son séant.

Penché contre un tronc d’arbre à quelques pas, l’elfe se fondait à ce point dans l’ombre de la végétation que Josué ne l’aurait jamais remarqué s’il n’avait tourné la tête pour lui sourire. Les premiers rayons du soleil frappèrent deux rangées de dents parfaitement triangulaires.

L’elfe sortit alors à découvert et atteignit le bivouac en quelques enjambées.

Trapu et costaud, il mesurait moins d’un mètre vingt et arborait au-dessus d’une face pareille à celle d’un babouin solennel une coiffure digne d’un punk ou d’un cacatoès. Il était vêtu d’un pagne en cuir et portait à la ceinture une sacoche de la même matière. Ses pieds nus ressemblaient à ceux d’un homme, mais avec des griffes et non des ongles. Josué ne vit pas sur lui d’autres armes.

Il lui vint l’image mentale d’un petit insectivore aux pattes de fouisseur. Cet être à la silhouette vaguement humaine ressemblait à une taupe surdimensionnée qui se tenait debout et portait des vêtements. Et des lunettes de soleil. Les verres étaient rayés, craquelés, et les oreilles collées à plat contre le crâne n’étaient pas d’un grand secours pour soutenir les branches, aussi tenaient-elles en place à l’aide d’un élastique crasseux.

L’elfe afficha un nouveau sourire. Josué sentit son haleine d’où il était assis.

Il avait caché son pistolet dans son duvet. Cependant, il en eut la nette impression, tenter de s’en emparer serait sûrement la plus stupide des réactions.

En un tel instant, se dit-il, on pouvait sans doute imaginer phrase d’accroche plus utile que : « Une étoile brille sur l’heure de notre rencontre. »4 C’est pourtant ce que cracha le talkie-walkie posé par terre à côté du sac de couchage. De toute évidence, Bill observait la scène.

L’elfe sourit encore et déclara : « Je te s-souhaite une belle mor-rht. »

Il parlait leur langue ! C’était un elfe, bien entendu, un de ces humanoïdes graciles que l’on appelait désormais ainsi dans toute la Longue Terre. Plus précisément, bien qu’il n’en eût jamais vu, Josué devina aussitôt à quelle sous-espèce il appartenait. « C’est un kobold.

— Bien sûr, murmura Bill sur les ondes. On les traite parfois de “fouines” ou de “renards des villes”.

— Je les croyais tout droit sortis des légendes des glaneurs.

— Ne lui dis pas ça, il risquerait de mal le prendre. Je l’ai en infrarouge : il est armé. Mais il ne te fera aucun mal. Enfin, normalement. Dis-moi comment tu le décrirais.

— Tu imagines la rencontre de Gandhi et de Peter Pan ?

— Non… »

Le visage du kobold se fendit, dévoilant ses dents pointues. « Ne t’inquièt-te pas, petit homme. Je te protéger. S-ssécurité. Amis.

— Tant mieux. Je m’appelle Josué. »

L’humanoïde hocha gravement la tête. « Je sais. Lobs-ssang t’a envoyé.

— Lobsang ? Vous connaissez Lobsang ?… Pourquoi cela ne m’étonne-t-il pas ?

— On ne parle que de toi chez les kobolds, Josué, intervint Bill. Surtout depuis que je tâte le terrain en ton nom à propos de Sally.

— Tu as pierre qui chant-tte ?

— Pierre qui chante ?

— Oui. Pierre qui mange l’âme des hommes puis chante. Musique ss-sacrée. Hommes chantent encore après la mort. » Le kobold marqua une pause, pinça les lèvres, comme plongé dans un abîme de réflexion, puis il ajouta : « Comme Buddy Holly.

— Dis oui, fit Bill.

— Oui.

— Bon sang, Josué, il faut te faire un dessin ? File-lui la cassette !

— Oh ! la “pierre qui chante” ! Compris. » Il fouilla dans sa veste dont il s’était fait un oreiller, trouva dans sa poche la vieille cassette cabossée et la tendit à son visiteur.

Celui-ci s’en saisit à la façon d’un fervent adorateur en présence d’une relique. Il la renifla, l’approcha de son oreille et la secoua légèrement. « Bill déjà venu. Nous parler. Lui donner musique. Lui donner caf-ffé. Machine qui boit le ss-soleil et joue musique sacrée.

— Un magnétophone, vous voulez dire ? »

Le kobold tourna la cassette entre ses longs doigts. « Kinks-ss ?…

— C’est l’album que tu voulais, dit Bill dans le talkie-walkie. The Kinks Are the Village Green Preservation Society.

— Bien… »

Le kobold sortit de sa sacoche un antique baladeur, en présenta les capteurs solaires scintillants à la lumière, se passa un casque hors d’âge autour du cou et enfonça la cassette dans son logement.

« Des bonus-ss ?

— Je t’ai mis les douze morceaux de la version européenne mono, les quinze des pressages britanniques stéréo et mono, ainsi que quelques raretés. Un autre mixage d’Animal Farm. Un instrumental inédit intitulé Mick Avory’s Underpants… »

Mais le kobold n’écoutait plus. Il s’adossa à un arbre, la vieille mousse de son casque contre les oreilles.

« C’est bon, déclara doucement Bill. Il en a pour deux heures à écouter ça. Si tu veux prendre ton petit-déj’, Josué, c’est le moment.

— Les Kinks, Bill ?

— Un super groupe anglais des années soixante qui a cassé la baraque aux États-Unis avec…

— Je m’en fiche. Avec tout le respect que je dois aux Kinks. Et cette cassette ?

— Échange de bons procédés. Les kobolds adorent la culture humaine. Certains aiment particulièrement la musique. Celui-ci est mordu de ce groupe depuis qu’il a entendu Waterloo Sunset. C’est un collègue d’Huggy-les-bons-tuyaux. Un indic. Je lui fournis la musique qu’il attend et lui me donne des informations.

— D’accord, mais qui se sert encore de cassettes ?

— Il est plus vieux qu’il n’en a l’air, Josué. Il monnaye ainsi ses services depuis des années. Par ailleurs, c’est un humanoïde dont la branche sur l’arbre de l’évolution a quitté celle de l’humanité il y a des millions d’années. Je le vois mal se presser pour adopter les nouvelles technologies, pas toi ? »

Josué s’extirpa de son sac de couchage. « J’ai besoin de café. »