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Sous l’étrave du Shillelagh emporté dans sa course vers l’ouest, les mondes défilaient avec une régularité hypnotique à raison d’un par seconde. Bill arrêtait son dirigeable chaque fois qu’il repérait un joker, c’est-à-dire une anomalie, un accroc dans l’étoffe de la Longue Terre qu’un voyageur conventionnel se hâterait de traverser en détournant les yeux.

Même parmi les mondes relativement généreux et faiblement colonisés de la Ceinture céréalière où la famille d’Helen avait contribué à fonder la ville de Regain, on trouvait quelques jokers. Au début du voyage, Bill marqua une courte halte en Ouest 141759 quand la radio du bord, allumée en permanence, se mit à hurler des avertissements dans une multitude de langues et de formats. Quarantaine, comprit Josué, les tympans explosés. Parce qu’elle était la source d’un agent pathogène particulièrement virulent, cette planète tout entière était soumise à un isolement contrôlé par les Nations unies et le centre de recherche en épidémiologie animale de Plum Island, aux États-Unis. Les voyageurs étaient invités à se tenir à l’écart de certains secteurs désignés. En cas de manquement, ils seraient arrêtés, leurs biens saisis et détruits, et ils resteraient en détention jusqu’à la fin des procédures de décontamination… Ce fut un soulagement de repartir en laissant derrière soi cet enfer.

« Ils sont sérieux, Bill ? On peut vraiment placer tout un globe sous quarantaine ?

— On peut essayer. La question est de savoir quels moyens sont mis en œuvre pour y arriver. On a déjà rencontré quelques méchants virus dans la Longue Terre. Les concentrations d’oiseaux ou de cochons – et tout ce qui y ressemble dans le multivers – sont des réservoirs d’insectes susceptibles de traverser et d’infecter l’humanité, comme ç’a toujours été le cas à la seule surface de la Primeterre. Or notre espèce ne risque pas d’être immunisée contre ces maladies venues de réalités parallèles. Le gros de la menace plane évidemment sur la Prime et les Basses Terres à cause de la densité de la population et des réseaux de transport. Mais Cowley et sa bande de jobards se servent de ces frayeurs pour attiser l’hostilité envers les glaneurs et les trolls, comme si nous étions tous des patients zéro en puissance. Dans ces mondes placés sous cloche, les responsables font appel à des médecins volontaires pour venir en aide aux voyageurs pris au piège et, à leur arrivée, ils leur confisquent leur Passeur et les empêchent de repartir… »

Ils reprirent leur odyssée saccadée.

Les jokers étaient rarement drôles. Beaucoup présentaient seulement des scènes de dévastation : une terre dénuée de vie sous un ciel soit obscurci par des cendres ou de la poussière, soit d’un bleu impitoyable, aveuglant, sans un nuage, sans ozone, sans rien. Bill connaissait pour chacun de ces mondes ravagés une Histoire comme ça composée à partir de récits de voyageurs, de légendes de glaneurs et de rares travaux scientifiques réels.

La cause la plus courante de ces désastres, Josué l’apprit peu à peu, était un impact d’astéroïde. À l’échelle de l’Univers, la Terre donnait l’impression de se promener dans un flipper cosmique. Bill s’attarda brièvement dans un monde fracassé en Ouest 191248. Le choc s’était produit à peine quelques années plus tôt très loin de là, en Asie centrale. Toute vie à proximité de l’épicentre avait été anéantie mais le monde entier souffrait désormais de l’hiver provoqué par les débris.

D’autres calamités attendaient tapies dans l’ombre. Ouest 485671 : un monde prisonnier d’un phénomène de glaciation galopante peut-être dû à la traversée par le système solaire d’un nuage interstellaire d’une densité capable de masquer la lumière du soleil. La surface des océans était gelée jusqu’à l’équateur. Les panoramas polaires brillaient d’un éclat blanc sous un ciel d’un bleu que ne souillait aucun nuage à l’exception de fins rubans probablement constitués, selon Bill, de cristaux de dioxyde de carbone. Mais les profondeurs des océans, adoucies par la chaleur interne de la Terre, restaient liquides. Aussi la vie résistait-elle dans d’obscurs refuges sous-marins en attendant que l’activité volcanique réanimât un jour la planète.

Ouest 831264 : Josué découvrit un paysage martien couleur de rouille, manifestement dépourvu de vie à l’exception de traînées gluantes violettes éparses. L’atmosphère était teintée de rouge par d’incessantes tempêtes de poussière.

« Que s’est-il passé ici ?

— Une explosion de rayons gamma. C’est notre meilleure hypothèse en tout cas. Les conséquences d’une supernova, l’effondrement en un trou noir d’une étoile supermassive, qui a pu se produire dans un rayon de mille années-lumière. Un bombardement de rayons gamma aura anéanti la couche d’ozone puis grillé toute vie à la surface du globe.

— “D’une ruine colossale, illimité, s’étend jusques à l’horizon le désert nu et solitaire.”7

— Pardon ?

— Un souvenir de sœur Georgina, c’est tout.

— À long terme, la vie finit toujours par rebondir d’une façon ou d’une autre. N’empêche que nous courons le risque, dit Bill avec une délectation macabre, de poser le pied sur un monde à l’instant précis de la chute du gros caillou ou de je ne sais quoi. Que vois-je là-haut dans le ciel ? Est-ce un oiseau ? Est-ce un avion ? Non ! C’est… Paf ! »

Josué, oppressé par cette succession de charniers planétaires, n’avait pas très envie de rire. « Nous sommes toujours à la recherche de Sally, n’est-ce pas ?

— Nous faisons de notre mieux. D’après le kobold, les trolls se cacheraient dans un joker. Le problème, c’est qu’il en existe une palanquée, de jokers. Heureusement, ils sont déjà peuplés de beaucoup de glaneurs.

— Qui se cachent de l’humanité. Comme Sally.

— Exactement. J’ai lancé un avis de recherche avant notre départ. Si quelqu’un la repère, j’espère en être informé. Les radios amateurs ne manquent pas dans les parages : c’est un bon moyen de rester en contact dans un monde vierge. Nous entendrions leurs communiqués à notre passage. Bien sûr, certains mondes sont si mal en point qu’ils n’ont même plus d’ionosphère, ce qui contrarie quelque peu ma méthode d’approche.

» On ne peut pas tout prévoir avec les glaneurs. C’est dans leur nature. Ah ! les glaneurs… On les traite de va-nu-pieds, de vauriens, d’hommes des bois, de clochards ou de bouseux. Dans certains coins, on parle de broussards, de trappeurs ou encore de vagabonds. Et, toi, tu étais le Vagabond suprême, à une époque. Mais c’est fini, mon pote. Tu as trahi ta légende quand tu t’es casé avec madame pour pétrir toi-même ton pain. »

Josué se renfrogna. Il n’avait jamais voulu nourrir de légende. Il aspirait seulement à vivre sa vie ainsi qu’il l’entendait. Était-il censé s’abaisser à flatter ses admirateurs ? Il faillit répondre à Bill par une pique de son cru mais résista à la tentation. « Je comprends. Tu fais de ton mieux, je le sais.

— Je fais même tout ce qui peut être fait. Sauf si tu trouves le moyen de découvrir où elle est passée… Enfin, assez bavardé. Je meurs de soif, moi. Ça te dirait, une petite mousse ? Remonte-nous donc un autre pack de six et je te raconterai l’histoire de quelques autres jokers. À moins que tu ne préfères regarder un film. Comme à la belle époque avec ton copain Lobsang ! Bon, d’accord, va pour une toile… »

 

Josué avait du mal à croire à toutes les histoires de jokers que lui racontait Bill.

Ainsi celle du monde qu’il appelait Bille de billard. Josué l’avait aperçu au cours de son premier voyage avec Lobsang, au cœur de la très sage Ceinture céréalière. Un monde lisse comme une boule d’ivoire sous un ciel d’un bleu profond sans un nuage.

« Je connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui…

— D’accord.

— … qui a campé sur la Bille de billard à la suite d’un pari perdu. Juste une nuit. Tout seul. À ta façon. Et à poil, bien sûr, ça faisait partie du pari.

— Bien sûr.

— Le matin, il s’est réveillé avec une gueule de bois carabinée. Ce n’est jamais très malin de boire en solo. Toujours est-il que notre lascar était un passeur-né. Du coup, il a rassemblé ses affaires dans un état second et a voulu s’éclipser. Et c’est là qu’il a trébuché.

— Trébuché ?

— Il n’aurait pas traversé de la bonne façon.

— Hein ? Comment serait-ce possible ? Que veux-tu dire ?

— On traverse vers l’est ou vers l’ouest, non ? Il y a aussi les raccourcis, les “points mous”, et encore faut-il les trouver, mais c’est à peu près tout. Eh bien, ce type a eu l’impression de traverser différemment. À la perpendiculaire. Comme s’il était passé vers le nord.

— Et ensuite ?

— Il est arrivé dans un autre monde. Il faisait nuit, pas jour. Il n’y avait pas d’étoiles dans le ciel, pourtant dégagé. Pas d’étoiles, enfin presque. À la place…

— Tes talents de conteur mériteraient parfois d’être affinés, Bill. »

Celui-ci sourit à pleines dents. « Tu es quand même pendu à mes lèvres, non ?

— Continue. Qu’est-ce qu’il a vu ?

— Les étoiles. Toutes les étoiles. Il a vu toute la Galaxie, mon vieux. La Voie lactée. De l’extérieur… Et toujours à poil ! »

C’était le problème avec les glaneurs, conclut Josué. C’étaient des experts en baratin. Ils devaient passer trop de temps seuls.

Et la recherche des trolls, de Jansson et de Sally se poursuivit longtemps, longtemps…

Sally. Un jour qu’ils s’étaient amarrés pour la nuit dans un monde paisible, il crut la sentir. Comme si elle était passée par là puis repartie dans son sommeil. Le jour venu, il fouilla la nacelle et les environs à la surface mais ne trouva aucun signe de sa présence. Ce n’était qu’un rêve, sans doute. Il résolut de ne jamais en parler à Helen.