Trois jours après avoir découvert la disparition de la bague, une fois dans le ciel du monde officieusement baptisé « Rectangles », Josué n’eut aucune hésitation quant à la destination à atteindre.
Il garda le silence tandis que Bill gouvernait au-dessus d’un paysage aride plissé en direction d’une vallée sèche aux parois criblées de grottes et au sol marqué par des formations rectangulaires familières évoquant des champs ou les fondations de bâtiments évaporés. Sans compter une monumentale structure de pierre comme une pyramide tronquée.
Même vu du ciel, le site oppressait Josué. C’était là, dix ans plus tôt, qu’il avait découvert avec Lobsang et Sally des vestiges d’une civilisation reptilienne intelligente. Comment la savait-il intelligente ? Parmi les ossements enchevêtrés gisant au fond d’une caverne, témoins d’une ultime hécatombe, il avait trouvé une phalange ornée d’un bijou qu’il avait emporté : un anneau d’or serti de saphirs. Ces êtres étaient donc doués de conscience et à l’évidence éteints de longue date. Josué ressentait encore le pincement existentiel suscité par ce rendez-vous manqué à la façon d’un naufragé regardant s’éloigner un navire indifférent.
Et puis cette époque où la Longue Terre se vidait de ses trolls lui rappelait étrangement cette expérience hors du commun. D’autres mondes privés d’un élément essentiel.
« Nous y sommes, dit-il à Bill par l’interphone. Je m’attendais à voir cette vallée grouiller de trolls, hélas. »
Il crut entendre le haussement d’épaules de Bill. « C’eût été trop simple.
— Sans doute.
— À en croire mes instruments, ce monde est un joker aride typique. Plus sec que mon gosier en plein carême.
— Fais-nous descendre bien à l’écart de cette pile. Elle est encore très active.
— À vrai dire, je pensais viser la silhouette qui nous fait de grands gestes, là-bas. »
Quand Josué détourna les yeux du monument, il ne vit plus que cela. On avait étalé des couvertures de survie argentées sur un promontoire rocheux de manière à ce qu’on les vît du ciel mais pas du sol. Et un inconnu en combinaison olive agitait les bras au milieu.
« Bon plan », commenta-t-il.
Le Shillelagh descendit sans heurt. Une fois n’étant pas coutume, ses deux passagers en sortirent, bien chaussés et sac au dos – Bill équipé en plus d’un Passeur et du kit de traduction troll de Lobsang –, prêts pour l’aventure.
Josué ne fut pas trop surpris de découvrir qui avait attiré leur attention. « Lieutenant Jansson.
— Josué. » L’ex-policière était maigre, pâle, en nage, visiblement beaucoup plus mal en point que lors de leur dernière rencontre. Comme ils gravissaient la butte, elle s’assit sur un rocher, épuisée d’avoir tant agité les bras.
« Nous ne nous sommes donc pas trompés de monde. Nous avons bien deviné.
— Que mademoiselle Linsay avait pris ta bague ? Le sens de ce geste, l’interprétation à lui donner ? Oh ! oui. Elle s’est plainte d’avoir du mal à la trouver. “À tous les coups, ce crétin l’emporte avec lui en vacances”, a-t-elle dit, je le crains. Elle espérait que tu ne remarquerais pas son absence. Ou du moins que tu ne la suivrais pas jusqu’ici. Elle l’espérait mais elle a tout de même prévu ton arrivée… Il t’en a fallu du temps pour comprendre, Josué. »
Il secoua la tête. « À la retraite ou non, vous êtes toujours flic dans l’âme, lieutenant. Seul un flic appellerait Sally “mademoiselle Linsay”. Nous devions venir. Nous avons une mission, celle que Lobsang nous a confiée. À propos des trolls. »
Jansson sourit. « Sally l’avait prévu, ça aussi. “Ce fouineur de Lobsang ne pourra pas s’empêcher de s’en mêler”, qu’elle a grommelé.
— À qui le dites-vous…
— Elle savait que tu viendrais, Josué. Qu’elle le veuille ou non. Voilà pourquoi je suis là. Elle m’a demandé de t’attendre. Tu peux me traiter de femme de paille si tu veux. En tout cas, il a fallu batailler avec les beagles pour obtenir cet arrangement. »
Josué plissa les yeux. « Les beagles ?
— Ouais. Longue histoire. Pour tout dire, je les soupçonne de n’être pas fâchés de mon départ : ils n’aiment pas mon odeur… Ça fait un mois que nous sommes parmi eux, à gagner du temps en espérant un rebondissement. Sally est patiente. Son instinct de chasseuse, j’imagine. Moi, j’ai plus de mal. »
Il l’examina. « Vous dosez vous-même vos médicaments, je suppose.
— Oui, et je vais bien, ne t’en fais pas. Maintenant, écoute, Josué… »
Jansson leur apprit que Sally se trouvait à vingt-six mondes au-delà et leur présenta en deux mots la situation : les kobolds, les êtres canins doués de conscience…
« Tom Pouce, grogna Bill. Il est encore en train de miser sur les deux tableaux, je parie. Sale petit merdeux. »
Josué avait encore du mal à tout assimiler. « Ça m’a l’air bien compliqué, votre affaire.
— C’est vrai, admit Jansson.
— Voilà ce qui se passe quand Sally Linsay vous met le grappin dessus… Mais, comme je l’ai dit, nous sommes nous-mêmes investis d’une mission. Bon, d’accord. Nous allons laisser là le dirigeable et y aller à pied.
— Parfait. Les beagles guettent mon retour tous les jours à la même heure… En attendant, vous n’auriez pas un peu de café ? Voilà des jours que j’ai épuisé mes réserves. »
L’ultime passage vers Ouest 1617524 fit un choc à Josué. Jansson l’avait pourtant prévenu, mais il s’était attendu à un nouveau joker aride pareil à celui des Rectangles. Or ce monde n’avait rien de sec, du moins dans les environs. Josué eut une impression immédiate de verdure, d’humidité et de fraîcheur. Il ne put s’empêcher de prendre une longue inspiration.
Il le constata, la verdure n’était pas celle, habituelle, de la forêt ni de la prairie, mais de champs broutés par des bovins qui n’en étaient pas et entretenus par des hommes qui n’en étaient pas non plus.
C’est alors que l’aspect le plus significatif de ce paysage lui sauta aux yeux : les êtres debout devant lui auraient pu être des chiens. Mais ils n’en étaient pas.
Il devait y en avoir une dizaine parfaitement alignés. Les deux du milieu avaient l’air des chefs, à en juger par la qualité de la ceinture autour de leur taille – des ceintures, sur des chiens… – et à laquelle pendaient des outils. Et des armes. Dont une sorte d’arbalète.
Et un pistolet-laser ! Un jouet criard comme issu d’un vieux feuilleton télévisé, conforme à la description qu’en avait donnée Jansson.
Le sexe de ces êtres ne laissait guère de doute : pour ce qui était du couple central, l’un était féminin, l’autre masculin. Le mâle était plus grand, plus costaud. C’était un magnifique… animal. Qui n’en était pourtant pas un. Tout en prenant la mesure du danger auquel ses amis et lui se frottaient, Josué se réjouit intérieurement de se trouver en présence d’une toute nouvelle espèce intelligente qui ne fût pas éteinte depuis des millénaires, contrairement aux habitants des Rectangles.
Bill en resta bouche bée. « Je rêve. Vous nous en avez parlé, lieutenant Jansson, je sais, mais… » Il secoua la tête. « C’est dingue. »
Le mâle se tourna vers Bill et rétracta ses lèvres au milieu de sa figure de loup. Quand il prit la parole, la stupéfaction de Josué redoubla. « Non. Pas un r-hrrêve. » Il s’exprimait en grognant à la façon d’un chien, mais son anglais restait compréhensible.
« Josué, Bill, dit Jansson, permettez-moi de vous présenter Lassie. Et Milou. »
Jansson avait eu beau l’informer de la situation, Josué eut lui aussi l’impression de rêver. « Milou ? »
Jansson désigna les deux hommes. « Josué Valienté. Bill Chambers, son compagnon. Josué est celui que vous a promis Sally.
— “Promis” ?
— Encore une de ses entourloupes. Étant donné que tu te pointerais de toute façon, elle l’a tourné à son avantage. Elle a fait de toi l’ambassadeur d’une autorité supérieure…
— Très sympa de sa part. »
Milou toisa Josué. « Toi émissair-hrre Petite-Fille humaine.
— Petite-Fille ?
— Ça veut dire “chef”, lui expliqua Jansson.
— D’accord. Eh bien, nous n’avons pas de Petite-Fille, euh… Milou. Pas dans le sens où vous l’entendez. Cela dit… un émissaire ? Oui, c’est l’idée. Je suis là pour remédier au problème des trolls… »
Sans le laisser prononcer un mot de plus, Milou émit un faible grondement sans bouger un muscle et deux des chiens postés derrière lui avancèrent dans un mouvement flou. Josué n’eut pas le temps de réagir qu’ils lui tenaient déjà fermement les deux bras le long du corps.
Il lutta contre le réflexe de passer dans le monde voisin. « Hé ! Qu’est-ce qui vous prend ? »
Milou hocha la tête.
Alors Josué se retrouva à plat ventre, le visage écrasé contre la terre de la piste.
Sa blessure à l’épaule lui faisait atrocement mal mais il se jura de ne pas user du passage pour s’en sortir, pas pour l’instant.
Il leva la tête et se retrouva nez à nez avec la femelle. Lassie ? Elle était en train de dérouler un ballot de tissu contenant de petits pots de bois, des lames de pierre et de fer, des aiguilles et du fil. Une trousse de premiers soins rudimentaire. Pourtant pareils à ceux d’un loup, ses yeux étaient empreints d’une étonnante tendresse.
« Mais… Que…
— Parr-hrrdon. » Elle tendit les bras au-dessus de son dos et il sentit sa chemise se déchirer.
Même là, il résista à l’envie de s’éclipser.
Il entendit Jansson, manifestement en plein désarroi. « Josué ? Je suis navrée. Sally t’a bel et bien présenté comme étant un émissaire. Ils ont dû préparer leur coup à l’avance. Nous n’imaginions pas qu’ils te traiteraient ainsi… »
Il n’en entendit pas davantage car un poing très lourd s’abattit sur sa nuque et lui écrasa la figure dans la terre, lui interdisant par là même de traverser.
Alors la douleur commença, vive, déchirante, et il perdit connaissance.