17

Québec, automne 1690

La lunette d’approche collée à l’œil, les lèvres serrées, le lieutenant général John Walley dénombrait en amont de la rivière Saint-Charles un bataillon qu’il évaluait sommairement à quelque mille hommes. Ils déambulaient en ordre de bataille, au son du fifre et des tambours. Le comte de Frontenac les commandait en personne, sanglé dans un uniforme chamarré d’or et bardé de décorations.

Walley fit une moue anxieuse et se mit à souffler dans ses mains pour les réchauffer. Il eut beau remonter encore une fois son col de petite laine, il grelottait toujours. Son capot de soldat n’était pas adapté à ce froid de misère. La nuit précédente, la température était tombée si bas qu’une glace de deux pouces d’épaisseur, capable de porter un homme, s’était formée sur les battures. Ses soldats s’étaient couchés tête-bêche à même le sol gelé et avaient atrocement souffert.

Il ne décolérait pas. Bien qu’il ne fût pas militaire de métier – non plus que ses soldats, qui étaient pour la plupart garçons de ferme, bouviers ou caboteurs –, il avait vite compris qu’il serait suicidaire de tenter de traverser la rivière sans aide et sous les batteries de la ville. Il savait que Frontenac l’attendait. Il avait longtemps espéré les petites embarcations qui devaient faire la jonction et les ravitailler à l’entrée de la rivière Saint-Charles, mais... aucune ne s’était pointée. Ses troupes avaient piétiné sur place durant des heures, transies de fatigue et de plus en plus mal en point. Et pour faire bonne mesure, les fièvres avaient commencé à se répandre parmi eux.

Le plan arrêté par sir William prévoyait pourtant que ses bateaux pilonneraient les abords de la Saint-Charles sans arrêt, tout le long de leur avancée vers la ville. Au lieu de quoi Phips avait engagé sa flotte dans une canonnade débridée contre le cœur de Québec, s’acharnant inutilement sur la ville haute et abandonnant les troupes de Walley à leur sort. Avec pour résultat que le vaisseau contre-amiral s’était trouvé si incommodé par le tir des batteries du Sault-au-Matelot qu’il avait dû s’éloigner pour ne pas sombrer. Le corps du bâtiment était percé à plusieurs endroits, ses manœuvres coupées, son mât cassé et plusieurs de ses matelots étaient grièvement blessés. Le vaisseau amiral, de son côté, ne s’en était pas mieux tiré avec son mât de misaine renversé, son château avant défoncé et sa coque criblée de trous. Il avait dû relâcher du lest et se retirer en catastrophe pour ne pas couler corps et biens.

— Cette désastreuse attaque a dû nous coûter nos munitions, j’en mettrais ma main au feu, ragea Walley d’une voix rude en s’adressant au sous-officier qui piétinait à ses côtés.

Le découragement se peignait sur le visage des membres de son état-major. Ils ne comprenaient pas. Cette offensive ne devait-elle pas être déclenchée seulement quand Walley et ses troupes auraient atteint la haute-ville? Ils se trouvaient dans de jolis draps, à présent, avec seulement un quart de baril de poudre par dix hommes et quelques pièces d’artillerie à peine fonctionnelles. Et c’est avec si peu et dans ces conditions limites qu’ils devaient prendre Québec?

— Tant que les vaisseaux ne s’approcheront pas pour nous épauler et nous ravitailler, nous devrons demeurer sur place et continuer à escarmoucher contre ces bandits de papistes qui se cachent dans les halliers et se battent en lâches, comme des Indiens!

Walley fit une grimace de mépris. Il jugeait déloyales les tactiques militaires des Canadiens, alors que ses propres troupes opéraient à visage découvert et en pleine lumière. Ses hommes épaulaient sans apercevoir l’assaillant et faisaient feu sur une ombre qui répliquait, dissimulée derrière un arbre, puis ressurgissait bientôt derrière un autre, toujours camouflée. Ce jeu de cache-cache usait les nerfs des Bostonnais et sapait leur moral, tout en augmentant les pertes d’effectifs. Walley avait fini par se résoudre à inciter quelques unités de tirailleurs à imiter les Français et à se battre comme eux. Avec des résultats mitigés...

Le lieutenant général espérait affronter l’ennemi de bataillon à bataillon et en terrain découvert. Impatient de comprendre pourquoi le bombardement de couverture se faisait si cruellement attendre, il confia le commandement des troupes à son second, Apleton, et décida de se rendre à bord du vaisseau amiral pour prendre de nouveaux ordres.

* * *

C’était le troisième affrontement depuis l’avant-veille. Les battures de la Canardière où se déroulaient les combats étaient constituées de marais, frangés d’épais taillis. Des pelotons spéciaux triés sur le volet par le chevalier de Vaudreuil attaquaient de tous côtés depuis l’aube.

Jacques de Sainte-Hélène, secondé par son frère Charles de Longueuil, commandait l’un d’eux. Les Anglais se risquaient de plus en plus à l’intérieur des taillis où éclataient de chaudes confrontations. Les broussailles étaient si denses que les escarmoucheurs tiraient au jugé, sur la fumée des mousquets adverses. Depuis trois jours, les Bostonnais avaient couvert vingt arpents en direction de la Saint-Charles. Rien n’avait pu les empêcher de balayer devant eux l’assiette nécessaire à l’installation de leur camp.

Le jeune officier, qui venait d’ordonner un repli, surveillait attentivement les forces adverses. Des éclats de voix lui parvenaient, entrecoupés d’intempestifs « Long life to King William! » Le gros des bataillons de Walley était devant, tambours battants et pavillons au vent, hors de portée des mousquets. Mais Sainte-Hélène craignait surtout les compagnies d’avant-garde, déployées en tirailleurs et avec lesquelles une rude bataille était engagée. Quelques-uns de ses hommes étaient déjà tombés, dont deux, touchés à mort.

— Là! cria Sainte-Hélène qui crut percevoir un mouvement.

Devant lui, des éclats de lumière blanche jaillirent puis s’évanouirent au-dessus des broussailles. Il s’élança, suivi de quelques autres, en direction des tirs. Ses hommes répliquèrent, renvoyèrent quelques plombs, puis virent deux soldats anglais, surgis de nulle part, se cacher à leur tour derrière les arbres en se plaquant au sol.

— Ils apprennent nos tactiques un peu trop vite, ces paladins du protestantisme, ironisa Sainte-Hélène en enfournant poudre, bourre et projectile dans la gueule de son canon.

Il refoula le tout dans le tonnerre du fusil à grands coups de baguette, puis vérifia son arme. Sur la pièce de pouce, au-dessus de la poignée de crosse, brillaient ses initiales, gravées dans l’argent. Il y passa fièrement la main. Il était particulièrement attaché à son fusil de Tulle, dont il ne se départait jamais. Cette arme l’avait servi dans bien des combats et lui avait maintes fois sauvé la vie. « Je mourrai avec », pensa-t-il, en se lançant furieusement à l’attaque, tout en criant aux autres de le suivre.

Dans les fourrés, à plus d’une quinzaine de toises, un peloton d’Anglais venait d’apparaître. Sainte-Hélène courut rejoindre son frère et s’embusqua à ses côtés. Après un bref échange de tirs, un soldat ennemi culbuta hors d’un taillis. Il saignait abondamment. Deux solides gaillards l’empoignèrent aussitôt pour le mettre à l’abri, quand Sainte-Hélène s’interposa. Il assomma le premier à coups de crosse et s’apprêtait à poignarder le second, quand un coup de feu tiré à moins de dix pas lui fracassa la jambe. Il tomba à la renverse, foudroyé. Longueuil bondit à son secours et fit feu sur une poignée d’autres qui s’approchaient. Des escarmoucheurs français, alertés, surgirent en masse à la rescousse et se jetèrent avec fougue dans la bagarre. La furieuse mousquetade qui s’engagea entre les protagonistes vira rapidement en un violent corps à corps.

Quand la mêlée sanglante prit fin, les Anglais avaient déguerpi. Sainte-Hélène gémissait faiblement, étendu sur le dos, la jambe éclatée. Longueuil était affalé contre un arbre et saignait abondamment. En se tâtant les côtes, il perçut sous ses doigts la boursouflure d’une balle. Dieu merci! sa corne à poudre l’avait empêchée de toucher le cœur. Mais il ne ressentait aucune douleur et se sentit rassuré. Déjà que son bras droit, fracturé lors de la bataille de Lachine, le faisait encore souffrir... Près de lui, un jeune fermier qui s’était battu avec fureur, gisait, face contre terre, la tête traversée d’une balle.

— En tout cas, on a abattu au moins dix damnés puritains, j’en mettrais ma main au feu, murmura Sainte-Hélène dans un filet de voix.

Il fournissait un effort surhumain pour maîtriser la douleur qui commençait à se faire cuisante. Longueuil se ressaisit, arracha le bandeau qu’il portait au front et s’en servit pour garrotter la jambe de son frère.

— Là, tu perdras moins de sang. Champagne et Lamarche reviennent, avec La Giroflée. On va pouvoir te transporter à l’Hôtel-Dieu. Accroche-toi, Jacques! Nous n’avons pas fait les quatre cents coups pour venir mourir bêtement aux portes de Québec aux mains de bouviers, nom de Dieu!

Le blessé eut un pauvre sourire.

Devant le visage pâle et exsangue de Sainte-Hélène et la mare de sang qui grandissait sous sa jambe, Longueuil prit peur. Il grimaça discrètement en détournant la tête. Ce genre de plaie ne lui disait rien de bon. À Fort Nelson, à la baie d’Hudson, il avait vu un solide gaillard décéder des suites d’une pareille blessure. Il préféra chasser ces images funestes et s’empressa d’aider les autres à préparer la litière de corde qui servirait à transporter le blessé.

* * *

— Ils tirent avec plus d’ardeur qu’hier, ma foi. Ces impies auraient-ils été ravitaillés?

Frontenac abaissa sa lunette d’approche et se tourna vers Callières, l’air inquiet. Le gouverneur de Montréal se contenta de hausser les épaules. N’ayant pas plus d’information que son supérieur, il se voyait contraint de faire la même constatation.

— Possible que Phips leur ait fait porter des munitions la nuit dernière. Il a fait si sombre qu’une chatte n’y aurait pas trouvé ses petits.

— Quatre jours sans véritable affrontement. Ces Bostonnais sont tellement sur la défensive qu’ils nous condamnent au rôle de spectateurs. Et qui aurait dit que nos tirailleurs mèneraient à ce point le bal?

Callières eut un sourire mitigé. Il se réjouissait de constater le succès de ses unités de combat, mais s’étonnait de voir l’ennemi se mettre si vite à la même école.

— Ils ne manquent pas de courage, dit-il, en parlant des Bostonnais, mais ce ne sont que des hommes ramassés au hasard et peu instruits du métier de la guerre. Ils combattent en étourdis, sans discipline, et nous offrent de belles occasions de les terrasser. Oh, attendez... Il se passe du nouveau, ce me semble. Un bataillon se met en marche ou je me trompe fort... Là, voyez, le contingent sur la gauche. Peut-être aurons-nous l’occasion de leur donner une leçon à notre tour?

Callières, tenant sa jumelle d’une main, pointait l’index vers le sud-ouest. Louis orienta la sienne dans la même direction.

— En effet, en effet, ils se mettent en marche... Mais ils devront d’abord affronter les unités que j’ai dépêchées dès l’aube. J’ai ordonné au sieur de Villieu de conduire un détachement de soldats de l’autre côté de la rivière. Il ne devrait guère tarder à se manifester. Cabanac, Duclos, de Beaumanoir et La Hontan mènent également d’autres troupes à la rescousse, appuyées d’une bonne centaine de sauvages. Quant à nos bataillons de réguliers, nous ne les lancerons qu’à la toute dernière minute. Qui sait si Phips ne débarquera pas mille autres hommes ailleurs, pour nous diviser?

— Ils nous canonnent depuis la terre, on dirait...

Callières fronça les sourcils. Ce nouvel élément corsait l’action. D’épaisses fumées venaient de s’élever le long de la rive, près du camp anglais. Quatre ou cinq canons paraissaient en activité.

— Ils ont bel et bien été ravitaillés de nuit. Cela ne fait plus de doute.

Louis se montra contrarié. Avec de pareilles pièces d’artillerie, il n’était plus question d’affronter l’ennemi avec un gros contingent. Les pertes en hommes risquaient d’être trop importantes. Il aurait pu répliquer avec ses propres canons, mais Louis préférait jouer de prudence. Il décida donc de protéger ses flancs et d’attendre.

* * *

John Walley était épuisé. Il n’entendait plus que d’une oreille distraite le brouhaha produit par l’entrée des officiers dans la cabine de Phips. Les événements des dernières heures se bousculaient dans son esprit comme s’il y était encore...

La majorité de ses effectifs avait été récupérée et réintégrée dans les bateaux, malgré l’eau glaciale, la pluie violente qui s’était changée en grésil et des vagues si agitées que plusieurs soldats avaient cru périr noyés. Mais il s’en était fallu de peu que tout vire en hécatombe... Une attaque-surprise de dizaines de tirailleurs français avait d’abord provoqué une commotion dans les rangs d’une relève trop peu expérimentée pour savoir comment réagir. Une commotion qui s’était changée en débandade quand une poignée de sauvages étaient sortis des boisés en poussant leurs cris de mort, le fusil d’une main et le tomahawk de l’autre. Oubliant toute discipline, ses soldats avaient retraité vers la plage à toutes jambes en hurlant à pleins poumons : « Indians! Indians!» Le désordre avait empiré quand, du haut de la cathédrale de Québec, avait retenti le tocsin. Le bruit avait couru dans leurs rangs que le comte de Frontenac s’apprêtait à lancer contre eux toutes ses forces.

Le reste s’était déroulé à une vitesse affolante. Walley avait crié au major Ward de retenir ses troupes, mais cela avait été peine perdue. Aucun officier n’avait pu empêcher des hommes transis de peur de se précipiter en pagaille vers les embarcations qui avaient failli chavirer sous le poids des dizaines de soldats qui s’y agrippaient.

— Les canons ont-ils été ramenés à bord, messieurs?

La voix désabusée du général Phips tira Walley de ses réflexions. Il s’extirpa de ses réminiscences et prêta mieux l’oreille.

Les officiers qui l’entouraient se pressaient dans une cabine exiguë, ballottée par des eaux démontées. Les derniers jours avaient été particulièrement pénibles et personne n’avait pu fermer l’œil. La lumière enfumée d’un fanal de fortune soulignait des traits marqués par la fatigue.

— Je crois que oui, mon général, fit le major Savage.

Un peu plus tard, le colonel Dearing, qui se trouvait dans l’une des dernières barques, demanda qu’on le conduise devant Phips.

— Mon général, j’ai le regrettable devoir de vous apprendre qu’il nous manque cinq canons. Il semble que nous les ayons malencontreusement oubliés sur les battures de la Canardière en vidant les lieux. Ils étaient sous l’eau et sont réapparus à marée basse.

Un silence de mort s’ensuivit. Puis Phips éclata en violentes récriminations.

— Il ne nous manquait plus que cela! Abandonner nos pièces d’artillerie à l’ennemi! Nos amis d’en face vont nous canarder avec nos propres armes et en mourir de rire, ne croyez-vous pas, messieurs? Je veux qu’on les récupère sur-le-champ! Major Savage, voyez-y à l’instant!

L’amiral était mal rasé et avait les traits tirés. Il se croisa les bras et fixa ses hommes sans les voir. Il paraissait dépassé par les événements. Il reprit, d’une voix éteinte :

— Nous devons élaborer une nouvelle stratégie de débarquement. L’entrée de la rivière Saint-Charles est impraticable et les terrains de la Canardière impropres; il faut prévoir autre chose.

— Lieutenant général Walley, qu’en pensez-vous?

— Mon général, je me demande si la chose est réaliste, vu l’état actuel de nos troupes.

L’homme posa un regard interrogateur sur ses confrères qui opinaient. Encouragé, il poursuivit :

— À moins d’accorder quelques jours de repos aux hommes. Un grand nombre souffrent d’épuisement, d’engelures, de fièvres ou de maux de ventre. La petite vérole en a terrassé des dizaines. Ceux qui viennent de l’attraper sont hors d’état de combattre. Sans parler des blessés graves. Quant aux morts...

— Et vous, major Appleton?

— Je me vois forcé d’abonder dans le sens de monsieur Walley, mon général. Beaucoup de mes hommes sont dans un état lamentable. Il leur faudra du repos avant de pouvoir combattre à nouveau.

— Monsieur Salthonstal?

— Je suis du même avis, mon général.

— Bien. Nous profiterons des deux prochains jours pour faire des sessions de prières, messieurs, car je pense que nous avons de sérieuses raisons de nous interroger sur la cause de tous les malheurs qui n’ont cessé de s’abattre sur nos têtes depuis le début de cette détestable expédition.

Sir William semblait se recueillir. Il baissa les yeux, comme s’il entrait en lui-même.

— La Divine Providence n’est pas favorable à notre entreprise, commença-t-il d’une voix lasse. Trop d’éléments négatifs le confirment. À preuve, la persistance de ces vents contraires qui nous ont retardés de trois semaines tout en favorisant le retour des Français vers Québec; l’échec de l’armée de Winthrop qui devait attaquer Montréal avec trois mille hommes, ce qui nous aurait permis de prendre Québec sans difficulté; l’émergence de la petite vérole et des fièvres parmi nos troupes; le retour du comte de Frontenac trois jours seulement avant notre arrivée! Trois jours, messieurs, vous rendez-vous compte? Et cette température précocement froide et maussade que l’on n’a pas vue dans ces parages depuis des années et qui complique toutes nos manœuvres, en plus de faire abominablement souffrir nos soldats. Tout, messieurs, tout concourt à nous faire comprendre que le Seigneur a voulu nous humilier profondément et nous punir pour nos péchés. La colère de Dieu est sur nous. Il nous faudra nous pencher sur les raisons de cette colère et réformer nos vies en conséquence.

Ces paroles produisirent un effet-choc sur les officiers qui entouraient le général. Une telle convergence d’éléments négatifs était en effet troublante. Les hommes baissèrent la tête, ébranlés, et plusieurs se rangèrent à l’avis de Phips : quand la voie des armes a si pitoyablement échoué, ne faut-il pas que celle de la prière prenne enfin le relais?

* * *

Phips, posté à côté du capitaine Gregory Sugars, regardait se lever une aube glaciale et embrumée. Le froid était si mordant qu’ils avaient peine à articuler.

— J’ai longtemps navigué, croyez-moi, mais jamais je n’ai vu pareille froidure. Et regardez le thermomètre, le mercure est rentré dans la boule! fit Sugars, l’air dégoûté, en indiquant de la main l’appareil fixé au gouvernail.

La colonne de mercure s’était en effet tellement contractée sous l’effet du froid qu’elle avait disparu. Le phénomène, pour le moins étonnant, paraissait lourd de mauvais présages.

Phips prit une mine d’enterrement. L’inquiétude le gagnait.

La nuit précédente avait été abominable. Une terrible tempête de vents s’était levée et avait rompu quelques amarres en libérant si brusquement les bateaux que certains avaient failli s’écraser contre la pointe de Lévy. Car l’hiver avait brusquement surgi dans le détroit de Québec.

Le capitaine Sugars reprit.

— Ce n’est pas pour vous presser, mais il va falloir mettre les voiles avant qu’il ne soit trop tard. Ce Saint-Laurent n’est plus navigable. La variabilité des courants et des vents, les nombreux écueils et les tempêtes sont des obstacles qui présentent trop de risques de naufrage pour y rajouter les difficultés de l’hiver. Et nous n’avons aucun pilote canadien pour redescendre le fleuve. Si nous ne nous hâtons pas de déguerpir, nous serons bloqués par les glaces. Quant à l’état de nos bateaux, vous savez mieux que moi à quoi vous en tenir à ce sujet...

Sugars avait terminé sa tirade par une moue révélatrice. L’homme parlait peu mais parlait juste. Phips lui en sut gré et prit la décision qui s’imposait.

* * *

— Monseigneur, les Anglais ont fui les rivages de la Canardière tellement vite qu’ils ont abandonné cinq canons, cent livres de poudre et une cinquantaine de boulets. Comme nous retirions leurs canons de l’eau, leurs chaloupes sont venues les quérir. Mais ils ont fait demi-tour dès qu’ils ont vu qu’on les attendait de pied ferme. Toute leur escadre est allée mouiller à deux lieues au-dessous de la ville.

L’escarmoucheur René Hertel, un long gaillard maigrelet aux traits rougis par le froid, était fébrile. Il ne tenait pas en place. Il portait le capot de laine à capuchon, la tuque et les mitasses du militaire en campagne.

Dans un élan de reconnaissance, Louis le prit par les épaules et le pressa contre sa poitrine. Le milicien se figea sur place, intimidé. Il entendit son général prononcer, d’une voix travaillée par l’émotion :

— C’est grâce à vous, escarmoucheurs et tirailleurs, que nous sommes encore maîtres de ce pays. Vous avez fait tout ce qu’on pouvait attendre de braves soldats et repoussé l’Anglais partout où il est descendu. Le peuple vous en saura gré. Portez donc mes félicitations à vos chefs et à tous vos compagnons. Et dites à Carré et à sa troupe d’emporter chez eux deux des canons abandonnés par les Anglais. Ils serviront de monument à leur bravoure.

Une étincelle de fierté s’alluma dans ses yeux sombres, pendant qu’un franc sourire s’épanouissait sur ses lèvres.

— Merci, monseigneur, balbutia Hertel en détournant le regard.

Pour faire diversion et masquer son embarras, il enchaîna une longue tirade où les mots se bousculaient à la sortie.

— On ne sait pas encore d’où viendra la prochaine attaque, mais pour l’heure, toute la flotte s’est retirée au bout de l’île d’Orléans. Les charpentiers s’activent au large et on entend les marteaux qui résonnent depuis le matin. Le vaisseau amiral est en piteux état et on s’affaire pour l’empêcher de couler. Le général Phips a même dû mettre des tuteurs à son grand mât. Il paraît qu’il a pensé perdre son bateau, la nuit dernière, tant le fleuve les a secoués. Certains disent l’avoir vu près des côtes de Lévy, tout retourné sur le côté et flanqué de deux bâtiments en aussi mauvaise posture. Il aura de la peine à regagner Boston et, s’il en vient à bout, il arrivera avec un câble, une ancre, cinq canons et son grand pavillon en moins.

Le jeune Hertel était surexcité, ce que Louis mit sur le compte de la fatigue.

— Vous devez être épuisé. Vous avez été combien de jours sans relève?

— Cinq, monseigneur. Je suis sous le commandement du major La Hontan. On s’est battus pendant presque douze heures, hier. Comme l’avant-veille.

— Et comment cela a-t-il été?

— Très dur, mon général. Jamais je n’avais vu un pareil feu. Chaque fois que je me relevais pour courir, j’étais accueilli par de la mitraille. J’ai pensé y rester. Mais on n’a jamais lâché. De ça, vous pouvez être sûr.

Louis hocha la tête en signe d’approbation.

— Oui, je sais de quoi vous parlez. J’ai connu bien des sièges, mais celui-ci a quelque chose de particulièrement... intense. De... désespéré, dirais-je.

Le regard qu’Hertel posa sur son gouverneur témoignait d’une immense admiration. Il avait hâte de raconter cela à sa famille.

Louis, de son côté, le trouvait rafraîchissant.

— Quel âge avez-vous?

— Seize ans, mon général.

Il fut surpris, il l’aurait cru plus âgé. Il avait été trompé par la barbe forte et l’allure décidée.

— Et d’où êtes-vous?

— De la côte de Beaupré. Je me suis pointé chez les miliciens avec mon père, François Hertel, malgré l’opposition de ma mère qui me trouvait trop jeune pour combattre.

— Eh bien, courez la rassurer, et dites à votre valeureux père qu’il y a lieu d’être fier de vous! Mon intuition me dit que les Anglais ne s’y frotteront pas de sitôt... Le fleuve peut geler d’une nuit à l’autre dans cette terrible saison, ce que Phips sait aussi bien que moi. Croisons-nous les doigts pour que le froid persiste. Sinon, nous nous battrons comme nous l’avons fait ci-devant.

Et il renvoya le jeune milicien à son camp.

* * *

— Mais comment osent-ils nous réclamer une enfant si jeune et si bien adaptée à nos mœurs? Elle n’a que huit ans, monsieur, et elle est déjà assez instruite de notre sainte religion pour faire sa première communion. Elle se plaît parmi nous. Ce serait cruel de la déraciner à nouveau, ne trouvez-vous pas?

Le touchant plaidoyer adressé par mère de Saint-Ignace au capitaine des gardes de Frontenac fit chou blanc. La Vallières, qui avait pour ordre de négocier l’échange de prisonniers, devait rendre la petite Sarah Guerish. C’était la condition exigée par William Phips pour relâcher le père Trouvé, un prêtre acadien capturé quelque temps auparavant à Port-Royal. Cette jeune Anglaise avait été faite prisonnière lors de l’expédition lancée par Frontenac contre Salmon Falls, en Nouvelle-Angleterre. Le seul survivant de la famille Guerish – son frère, qui agissait à titre d’officier sur le vaisseau amiral – réclamait l’enfant à cor et à cri.

— Je ne peux pas vous la laisser, madame, le gouverneur m’a ordonné de la remettre. C’est une jeune Anglaise de condition et ses parents étaient des amis personnels de sire Guillaume Phips.

Mère de Saint-Ignace baissa les yeux, attristée. Elle s’était attachée à cette enfant que madame de Champigny avait rachetée aux Iroquois et donnée à l’Hôtel-Dieu. Malgré son jeune âge, elle avait beaucoup d’esprit et le plus aimable naturel. Un petit air noble et des manières si engageantes que toutes les religieuses de la maison l’aimaient tendrement. Sarah affectionnait particulièrement celle qu’elle regardait comme sa maîtresse et lui confiait ses pensées avec une charmante naïveté. Quand mère de Saint-Ignace s’était étonnée de voir une fille aussi raisonnable qu’elle pâlir et trembler à la vue d’un pauvre sauvage alité, Sarah lui avait rétorqué, les yeux pleins de larmes : « Si vous aviez vu tuer votre père et votre mère par ces gens-là, comme je les ai vus tuer les miens, vous les craindriez autant que moi! »

Quand Sarah Guerish s’avança devant La Vallières, elle lui fit une révérence et se mit à supplier, d’une toute petite voix :

— Monsieur, par pitié, laissez-moi avec mère de Saint-Ignace. Je ne veux pas retourner dans ma famille. Il n’en reste que mon frère aîné, que je ne connais pas. C’est ici qu’est ma vie, désormais.

L’enfant parlait un français sans accent. Elle pressait ses petites mains comme si elle implorait le Seigneur. Le capitaine fit une grimace de dépit et souleva les épaules en signe d’impuissance. C’est que la mignonnette avait des yeux si touchants! Il détourna le regard vers l’hospitalière et trancha, d’un ton sans appel :

— Préparez son baluchon et conduisez-la dans une heure au quai. Une barque prendra les prisonniers libérés pour les conduire à bord.

La Vallières avait d’autres chats à fouetter. Il courait depuis le matin de la prison militaire au château, de l’Hôtel-Dieu à chez monsieur Le Ber, de chez l’intendant au délégué anglais pour arrêter une entente qui conviendrait aux parties. La veille, les négociations avaient failli achopper sur la libération du prêtre, que les Anglais refusaient de relâcher. Ils demandaient deux hommes pour sa remise en liberté, mais on avait fini pas s’entendre sur la jeune Guerish. Les autres prisonniers étaient agréés. On remettrait aux Bostonnais le capitaine Sylvanus Davis, fait prisonnier par Courtemanche à Fort Loyal, Louise et Mary, filles de son second, Thaddeus Clark, Sarah Guerish, les sept enfants de Clément Short, amenés à Québec après la mort de leur père à Schenectady, ainsi que trois autres Anglais pris à la baie d’Hudson par Pierre Le Moyne d’Iberville.

Du côté français, on récupérait le découvreur du Mississippi, Louis Jolliet, sa femme, Claire-Françoise Bissot, et sa belle-mère, Marie Couillard, tous trois capturés au moment où ils surveillaient l’avancée de la flotte anglaise. Phips leur remettait également le père Trouvé, trois Acadiens pris au même moment, ainsi que sept autres soldats.

À la brunante, on vit partir en direction du vaisseau amiral une barque pontée chargée de prisonniers anglais, cependant qu’une carriole bringuebalante montait en sens inverse la côte menant au château Saint-Louis. Elle était remplie de Français de retour de Boston ou d’ailleurs, loquaces et fort en joie.

Le matin du 24 octobre, par une journée glaciale et venteuse, le bruit courut que les Anglais quittaient enfin les parages. Leur flotte avait levé l’ancre, s’était laissée dériver avec la marée, puis avait mis les voiles en direction du large.

* * *

La petite chambre de l’Hôtel-Dieu était située à l’extrémité de la salle des hommes et se trouvait bondée de lits occupés par des officiers blessés, tombés pendant les combats de la Canardière. On avait dû y monter en vitesse deux nouvelles paillasses qu’on avait glissées au centre d’une pièce déjà si encombrée qu’elle était devenue presque impraticable. En plus de l’inconfort et du manque d’espace, une fétide odeur de pus et d’urine se dégageait de l’étroit réduit et prenait à la gorge.

Dans les trois lits placés le long des fenêtres donnant sur le jardin se trouvaient Juchereau de Saint-Denis, le bras fracturé d’une balle mais en voie de guérison, Louis le Cronier, touché au ventre et dévoré de fièvre, et Jacques de Sainte-Hélène, qui semblait vivre ses derniers moments, la jambe droite en charpie à la hauteur de la cuisse. Dès son arrivée à l’Hôtel-Dieu, sa famille s’était précipitée à son chevet. Il était entouré de sa mère et de deux de ses frères, Charles de Longueuil et Paul de Maricourt.

Catherine Thierry était penchée sur son fils et lui bassinait doucement le visage avec un linge imbibé d’eau. Des larmes qu’elle n’essayait plus de retenir inondaient ses joues et tombaient goutte à goutte dans les cheveux moites de Jacques. C’était son cinquième fils, le premier enfant qu’elle perdait, et sa douleur était si grande qu’il lui semblait ne pas pouvoir y survivre. Absent à tout ce qui l’entourait depuis des heures, Sainte-Hélène luttait contre la mort. À chaque inspiration qui lui arrachait un long râle d’agonie, il agrippait ses draps des deux mains et les serrait avec force. Son visage exsangue et crispé et ses yeux exorbités faisaient peine à voir, mais l’effort surhumain qu’il fournissait à intervalles rapprochés pour retenir quelques bribes de vie était encore plus insupportable.

— Foutre de Dieu, moi je n’en peux plus!

Charles de Longueuil sortit précipitamment sa gourde d’alcool, en versa dans le bouchon, puis approcha le contenant des lèvres du moribond. Il lui souleva la tête et lui fit ingurgiter le liquide par petites gorgées, avec une infinie patience. Puis il prépara une seconde ration qu’il lui fit avaler de la même façon. Il s’apprêtait à refaire l’exercice quand sa mère s’interposa.

— Mais arrêtez, Charles, vous allez l’achever.

— L’achever, maman? Mais ne comprenez-vous pas que c’est ce que nous avons de mieux à faire? Il souffre le martyre à chaque respiration. On ne peut pas rester les bras ballants sans rien tenter pour le soulager, il a déjà tellement pâti. Si ce n’était que de moi... j’aurais déjà mis un terme à ses tourments depuis longtemps!

— Charles! Taisez-vous, vous blasphémez! C’est péché mortel que de se substituer à la Volonté de Dieu! Nous ne sommes ni des sauvages ni des mécréants!

Le jeune homme haussa les épaules et se pencha à nouveau sur son frère, qui poussait des gémissements encore plus aigus. Ne sachant plus que faire, il s’affaira à le replacer dans son lit en le soulevant doucement par les épaules, ce qui provoqua un hurlement strident. Il avait oublié sa jambe broyée, gonflée comme une outre, et dont le moindre déplacement produisait une abominable douleur. Charles jura entre ses dents. Rattrapé par son impuissance et épuisé par de longues heures de veille, il se mit à pleurer à son tour par petits sanglots brefs et saccadés, rapidement suivis de gémissements sourds et profonds. Il cachait sa peine dans ses larges mains calleuses comme s’il était honteux de s’y abandonner au grand jour. L’idée de perdre son frère le cabrait tellement qu’il en maudissait Dieu et la terre entière, tout en se jurant de le faire payer cher au premier Anglais venu.

Charles n’avait pas quitté Jacques depuis des jours, d’abord alité à ses côtés puis posté à son chevet aussitôt remis de sa propre commotion. Il voulait s’assurer que son frère ne manque de rien. L’état de débordement général était tel que les Hospitalières ne suffisaient plus à la tâche et réussissaient à peine à nourrir les malades. Le siège de Québec avait fait de nombreux blessés en provenance de l’extérieur et l’hôpital avait dû les prendre en charge, faute d’une famille pour les accueillir.

Longueuil se remémorait les derniers mots de Jacques. Une nuit où ses forces semblaient l’abandonner, son frère avait réussi à articuler, si faiblement qu’il avait dû coller son oreille à sa bouche : «Pour... moi, c’est... la fin... Je... ne re... grette rien... Soutiens... Pierre... et le clan, ... et Paul... et ses... rêves... »

Il n’avait pas pu saisir le reste. Il avait eu beau le secouer, le supplier, Sainte-Hélène était demeuré silencieux, le regard déjà absent. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir reçu de bons soins, puisque le chirurgien de l’hôpital s’était dévoué sans relâche à son chevet : il l’avait d’abord purgé et saigné, puis, après avoir extrait la balle, avait appliqué sur la plaie des plumasseaux, l’avait bourrée de bourdonnets pour absorber le pus et bassinée aux deux heures avec de l’eau-de-vie camphrée et de la crème de tartre. Voyant que cela ne produisait pas l’effet escompté, il lui avait préparé un autre remède composé d’esprit de térébenthine et de laudanum, ce qui l’avait calmé pendant quelque temps.

Mais la nuit suivante avait été désastreuse, Sainte-Hélène s’étant mis à délirer sous l’effet d’une fièvre intense et maligne. Le surlendemain, sa jambe était tellement infectée qu’elle donnait des signes de gangrène, ce qui avait arraché au médecin une grimace de découragement. Il se demanderait longtemps, d’ailleurs, s’il n’avait pas commis une erreur en ne l’amputant pas dès son entrée à l’hôpital, la blessure étant si profonde et les dégâts si étendus – le fémur avait éclaté sous l’impact – que cela aurait peut-être été la voie la plus sage. Mais c’était aussi risqué d’amputer que de traiter, et la guérison était toujours une loterie dans ce genre de traumatisme...

— S’en sortira-t-il? lui avait demandé Charles, cette nuit-là, d’une voix tourmentée.

Le praticien n’avait pas répondu et s’était contenté d’avancer une moue embarrassée. Il avait pourtant fini par répliquer :

— Je ne vois plus qu’une dernière possibilité : le saigner à la tempe. Cela provoque parfois des guérisons spectaculaires. Autrement...

Il avait laissé sa phrase volontairement en suspens, pour faire comprendre à Longueuil qu’il avait abattu toutes ses cartes.

Pendant que Charles sanglotait toujours, tourné vers la fenêtre et le visage enfoui dans les mains, Paul de Maricourt avait passé le bras autour des épaules de sa mère et avait commencé à la bercer dans un lent mouvement cadencé, tête contre tête, ses cheveux épais et sombres emmêlés aux boucles grises et clairsemées. Sous le masque rassurant et apparemment impassible – il n’avait pas desserré les mâchoires ni versé une larme – se cachait une âme dévastée. Car très tôt, Sainte-Hélène l’avait pris en charge, comme l’aîné, Pierre Le Moyne d’Iberville, l’avait fait avec ses deux frères les plus proches, pour soulager une mère qui, à cette époque, était tellement féconde qu’elle mettait un nouveau garçon au monde chaque année. Dès que Maricourt avait pu marcher de longues heures sans se plaindre et tenir correctement un fusil, il avait suivi Sainte-Hélène en forêt et appris de lui les métiers de canotier, trappeur, coureur des bois, traiteur et truchement. Il parlait aussi bien les langues indiennes que son frère, et était aussi fin tireur que lui.

Mais si Maricourt avait abondamment vu mourir et avait lui-même donné la mort durant toutes ces années, il n’avait encore jamais assisté à l’agonie d’un proche : la fièvre et le délire, les humeurs nauséabondes, le pourrissement sur place, une souffrance vive et injustifiable et, pour finir, cette implacable dérive comateuse dans laquelle le mourant s’enfonçait sans retour... Mais il fallait donner à Sainte-Hélène le mérite d’avoir gardé un parfait contrôle sur cet amas de chairs souffrantes aussi longtemps qu’il était demeuré conscient, ne laissant s’échapper ni cri, ni lamentation, ni la moindre récrimination qu’il n’y ait consenti. Un courage dans l’adversité que Paul trouvait admirable et dont il s’empresserait de tirer leçon. Vraisemblablement, ce serait la toute dernière que lui donnerait Sainte-Hélène. Peut-être aussi la plus exemplaire...

Un brouhaha détourna soudain l’attention de Catherine Thierry et de ses fils. À entendre la précipitation des religieuses et les appels à l’ordre dans la grande salle attenante, il devint évident qu’un événement inhabituel se préparait. Des petites tables de chevet furent déplacées, certaines paillasses poussées au plus près du mur pour faciliter le passage, le plancher balayé d’urgence, lorsque retentit la voix flûtée et surexcitée de la directrice des Hospitalières :

— Mes chères sœurs, messieurs les officiers, messieurs les soldats, les familles de nos malades, nous avons l’immense honneur de recevoir la visite de notre bien-aimé gouverneur général, le comte Louis de Buade de Frontenac!

Un murmure de surprise parcourut les lieux, bientôt couvert par le cliquetis des armes et un fort claquement de bottes contre le parquet. C’était une véritable délégation d’officiers militaires et de fonctionnaires du roi qui s’avançait derrière Frontenac. Entouré de ses compères, le gouverneur s’arrêta devant chaque lit portant un soldat blessé, s’informa de son nom, son grade et son état de santé, et le félicita publiquement de sa vaillance au combat en l’assurant que c’était grâce à lui que le Canada était demeuré français. Lorsqu’il atteignit la petite salle des officiers – dont il connaissait chaque nom –, il ne ménagea pas ses paroles pour les louanger, les encourager et les remercier de leurs hauts faits d’armes. Les malades se redressaient avec fierté sur leur paillasse et bombaient le torse, émus d’un tel honneur et se sentant déjà revigorés.

Quand Louis posa le regard sur la couche où reposait Jacques de Sainte-Hélène, la dernière le long du mur nord, il ne put retenir une crispation du visage. Il le savait grièvement blessé mais ignorait qu’il fût déjà si près de sa fin. Les râles laborieux du mourant, les yeux rougis de Catherine Thierry, le regard défait de Charles de Longueuil et l’air perdu de Maricourt valaient mille mots. De tous les fils Le Moyne, c’était Sainte-Hélène que Louis préférait. C’était un officier doué et vaillant, de bon conseil, un canonnier hors pair – jamais il n’oublierait comment il avait fauché le pavillon de Phips! – et un combattant émérite. Il avait d’ailleurs apprécié la rapidité avec laquelle les trois frères, à peine débarqués du vaisseau les ramenant de la baie d’Hudson, s’étaient précipités sur Québec quand ils avaient appris que les puritains l’assiégeaient.

Louis inclina la tête, enleva son large chapeau à plumes et dit d’un ton solennel, en s’adressant directement à la veuve Le Moyne :

— Vous avez, madame, des fils d’une grande bravoure, dont vous pouvez tirer fierté et qui font honneur à la nation tout entière. Je salue en messieurs de Sainte-Hélène, de Longueuil, de Maricourt, des officiers chevronnés et des combattants accomplis qui se sont battus avec intrépidité pour sauver le pays de la domination anglaise. J’ai su, par des témoins, avec quelle maîtrise monsieur de Sainte-Hélène a dirigé ses hommes dans les combats d’escarmouches menés sur les battures de la Canardière. Tous ceux qui l’ont vu se battre comme un lion n’ont que des éloges à lui adresser. On a pu apprécier également la rapidité et l’efficacité avec lesquelles les sieurs de Longueuil et de Maricourt ont attaqué et repoussé l’ennemi, en dépit de forces bien supérieures aux nôtres.

Louis cherchait le geste ou la formule qui pouvait «essuyer les larmes », selon l’expression évocatrice employée par les sauvages lors des rituels de consolation.

Les officiers serraient les rangs autour du gouverneur et faisaient silence, fascinés et révulsés à la fois par l’impitoyable travail de mort qui s’opérait sous leurs yeux, les râles de Sainte-Hélène devenant plus sifflants et plus espacés. Une forte émotion étreignait ses compagnons d’armes qui ne reconnaissaient pas, dans ce gisant, l’homme qui, hier encore, se lançait avec fougue à l’assaut de l’ennemi, rameutait ses troupes à grand renfort d’encouragements et courait avec témérité sous le feu, l’épée au baudrier et le fusil pointé devant lui. La chance seule et non le mérite, chacun en était conscient, avait fait que certains s’en étaient tirés indemnes, tandis que d’autres – comme Sainte-Hélène, peut-être le meilleur d’entre eux – étaient tombés. La Hontan était si troublé qu’il baissa les yeux pour ne pas pleurer, pendant que Vaudreuil serrait les dents et que Beaucours trompait son malaise en braquant toute son attention sur la respiration saccadée du mourant.

— En raison de l’exceptionnelle participation de votre famille à la lutte contre l’ennemi, continua Louis en s’adressant toujours à Catherine Thierry, nous nous engageons céans à faire accorder à vos trois fils ici présents la Croix de Chevalier. En attendant de pouvoir concrétiser cette promesse par lettre de cachet du roi, prenez, madame, cette épée.

Louis tira de son fourreau un splendide fleuret au pommeau sculpté à ses effigies et le lui remit avec solennité, en le présentant par la tête arrondie de la poignée.

Cette dernière se leva avec un air grave, prit des deux mains la belle arme que lui tendait le gouverneur et la coucha cérémonieusement aux côtés de son fils Jacques. Des larmes de reconnaissance mouillaient ses cils. Autour d’elle, des murmures d’empathie amplifiaient l’approbation générale.

— C’est pour moi, pour mes fils et pour... Jacques... un grand honneur dont je vous remercie, monsieur le gouverneur. Il aurait été comblé... s’il avait pu... vous le dire lui-même, articula-t-elle seulement, brisée par l’émotion.

Madame Le Moyne savait ce que valait cette Croix de Chevalier, elle qui avait grandi dans une famille de militaires, en avait épousé un et en avait donné quatorze au pays. Longueuil et Maricourt s’empressèrent de remercier le gouverneur en posant le genou au sol et en baisant par deux fois la main gantée qu’il leur tendait.

— Il ne respire plus. Voyez... sa respiration s’est arrêtée.

Beaucours avait murmuré ces paroles dans un soupir. Les yeux grands ouverts, les traits figés, Sainte-Hélène avait enfin rendu les armes.

Catherine Thierry émit un grand cri d’animal blessé et s’abattit sur la poitrine de son fils. Si le calvaire de Jacques était terminé, le sien ne faisait que commencer... tant la hanterait désormais la peur viscérale d’apprendre la perte d’un autre de ses fils.