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Notre-Dame-des-Anges, automne 1692

C’était jour d’inauguration. Monseigneur de Saint-Vallier ne se tenait plus de joie. Son hôpital général étant enfin prêt, ses pauvres et ses invalides auraient désormais un toit bien à eux.

« Dieu que le chemin pour y parvenir a été long et semé d’embûches! » se disait-il, tout en portant un regard compatissant sur l’ânesse qui peinait à faire avancer la charrette dans laquelle il avait pris place. Cet attelage, qu’il avait offert aux Hospitalières, servait à voiturer leurs herbages du jardin et tout ce qu’elles ramenaient de la basse-ville. L’évêque l’utilisait régulièrement dans ses déplacements entre Notre-Dame-des-Anges et Québec. Il appréciait la lenteur et le côté humble de ce moyen de transport si peu protocolaire. Comme la gelée avait commencé à recouvrir les chemins, il se dit qu’il faudrait bientôt remplacer l’ânesse par des chiens. S’il était chaudement vêtu ce matin-là, c’était parce que les religieuses avaient conseillé à son domestique de ne lui présenter sa grosse capeline et son écharpe de laine que par grand froid. Autrement, il s’en serait départi, comme le reste de sa garde-robe, au profit de plus démunis que lui.

L’évêque se rendait officier dans la chapelle attenante à l’hôpital érigé tout près de la basse-ville, sur les bords de la rivière Saint-Charles. Après la messe, une petite fête était prévue dans la sacristie avec les sœurs et quelques hauts dignitaires de la colonie.

Tout juste de retour de France où il avait passé de longs mois à convaincre le gouvernement royal de céder à ses exigences, l’évêque triomphait enfin. Mais c’était une victoire gagnée de haute lutte, le roi ne se rendant à ses raisons qu’à la dernière minute. Au surplus, il avait exigé que l’hôpital général soit une maison de renfermement destinée à supprimer la mendicité et à donner du travail aux nécessiteux.

Saint-Vallier n’avait pas répliqué, bien décidé à n’en faire qu’à sa tête une fois de retour au pays. Son nouvel établissement ne serait ni une prison ni un moyen de supprimer la mendicité, mais plutôt une maison d’accueil, une providence. Il aimait trop passionnément ses pauvres pour leur imposer d’aussi cruelles conditions. Mais pour loger ses vieillards, ses infirmes, ses enfants abandonnés et ses invalides, il avait fallu trouver un endroit propice, situé en campagne et non loin de la ville : le petit monastère récollet de Notre-Dame-des-Anges s’était avéré parfait pour ce genre de projet. Saint-Vallier l’avait acheté, autorisant en échange la communauté à transformer sa retraite de la haute-ville en couvent régulier.

Il avait ensuite cherché des religieuses pour prendre soin de ses nécessiteux. Mais elles n’étaient pas nombreuses et montraient des signes de surmenage. D’où les interminables négociations qui s’étaient ensuivies. Il avait d’abord tenté de s’en remettre aux filles de Marguerite Bourgeoys, mais celles-ci n’avaient accepté que temporairement. L’enseignement et l’éducation avaient des exigences trop différentes de celles requises pour prendre soin des nécessiteux et des infirmes. Les Hospitalières de Saint-Joseph, vers qui l’évêque s’était tourné en second lieu, s’y étaient opposées avec la dernière énergie. Elles avaient argué qu’il n’était pas non plus dans leur mission de s’occuper des pauvres et des invalides, alors qu’elles étaient formées pour le soin des malades. Par souci de compromis, elles avaient tout de même proposé d’agrandir leurs locaux et de combiner les deux vocations. Une offre que Saint-Vallier avait refusée net. Puis il avait joué de toute son influence pour les forcer à céder. Ce qu’elles avaient fini par faire... En attendant qu’une élection vienne désigner les partantes et parce que les besoins pressaient, quelques filles de Marguerite Bourgeoys avaient pris temporairement le chemin de Notre-Dame-des-Anges avec leur petit baluchon. Elles assureraient l’intérim en attendant les Hospitalières.

Saint-Vallier encouragea par des paroles douces sa pauvre monture qui renâclait d’épuisement. Après le dernier raidillon, tout en haut, surgissait d’un coup la masse sombre de l’église et du couvent, dont les contours tranchaient sur le camaïeu de bleu du Saint-Laurent.

L’évêque craignait de n’être pas très aimé des prêtres du séminaire, ni des Jésuites, et encore moins des Sulpiciens. Et même s’il se souciait peu de plaire, il lui arrivait parfois de se sentir bien seul. Le fait était qu’il avait contrecarré tellement d’intérêts que sa popularité en avait pris un dur coup.

La position de l’Église était d’ailleurs plus précaire dans cette colonie que dans n’importe quelle province de France, ce qui inquiétait Saint-Vallier. Le clergé était pauvre et trop peu nombreux pour répondre aux besoins grandissants de la population. Seul le roi pouvait soutenir l’Église de ce pays. Une dépendance qui avait son prix...

« À quel degré de soumission faudra-t-il se rendre pour conserver le privilège de desservir cette singulière population? » se demanda distraitement le prélat, tout en encourageant son ânesse à franchir la dernière étape.

La petite grille de fer forgé, tirée par un pensionnaire faisant office de portier, grinça longuement sur ses gonds. L’attelage s’engagea aussitôt dans l’entrée, contourna le long bâtiment conventuel et s’avança jusqu’à la ménagerie où il s’immobilisa. Des porcs et quelques poules couraient en tout sens, pendant que, dans leur enclos, deux bœufs piétinaient et qu’un cheval piaffait bruyamment. C’était le petit cheptel qu’une vieille dame de l’île d’Orléans avait donné à l’établissement en s’y installant. Il y avait de quoi constituer un embryon de ferme.

Saint-Vallier mit pied à terre et conduisit prestement sa bête à l’étable. Après quoi, il se dirigea vers l’église le cœur léger, porté par l’enthousiasme et un délicieux sentiment de plénitude.

* * *

La petite sacristie était une pièce blanche aux trois quarts dégarnie de ses meubles. Une longue table recouverte d’une nappe écrue brodée de motifs floraux, un emprunt aux Hospitalières, était poussée contre un mur et portait quelques flacons de vin de cerise, plusieurs cruches de vin de muscat – un cadeau de Frontenac – et quelques douceurs : des poires confites, des biscuits à la cuillère, de la gelée de coing et un gâteau à la citrouille.

Après l’office, une tournée des lieux avait été organisée par Saint-Vallier. Guidés par les religieuses et suivis d’une petite cohorte de pensionnaires, les invités, Frontenac en tête, avaient traversé successivement les salles du chapitre, le cloître, le dortoir, la cuisine, le réfectoire, les caves et le grenier. L’évêque n’avait cessé de louer les Récollets pour leur construction toute de beauté et de sobriété. Les convives étaient ensuite entrés dans la maison de monsieur le comte. C’était un petit bâtiment fait de matériaux légers, érigé entre l’église et le principal corps de logis.

— Voici l’antre du gouverneur. C’est ici que vous venez vous recueillir et penser à vos vieux péchés, monseigneur? se moqua Saint-Vallier en poussant affectueusement Frontenac du coude.

Ce dernier, l’œil volontairement égrillard, lui rétorqua aussitôt :

— Des vieux péchés, Votre Éminence? Jamais! Je veille toujours à renouveler l’inventaire de mes fautes. Il faut bien avoir du nouveau à confesser pour faire vivre nos curés, n’est-ce pas? D’ailleurs, pour me faire pardonner mes plus graves offenses, je lègue à votre hôpital les quelques meubles et ustensiles ici présents, en particulier ce pupitre, les chaises et la table attenante, les commodes et le lit, ainsi que les tableaux qui ornent ces murs.

La richesse de l’ameublement de cette partie du couvent contrastait avec le dénuement des autres salles. Les Récollets n’avaient pas laissé grand-chose : que le retable et le balustre de l’autel, les lambris du chœur, les deux confessionnaux et les bancs d’église.

— Grand merci pour votre générosité, monsieur le comte, je n’en attendais pas moins de vous. Ce mobilier servira à nos sœurs, n’est-ce pas, sœur Sainte-Ursule?

Saint-Vallier se tourna vers une toute jeune femme au pas vif qui répondit timidement, l’air de vouloir se faire oublier :

— Oh, Votre Éminence, nous ne nous installons que temporairement, en attendant nos remplaçantes. Nous n’avons besoin de rien. Mais peut-être que mère Marguerite Bourdon pourrait vous conseiller mieux que moi sur l’endroit où placer ces meubles, puisqu’elle est hospitalière et devrait emménager prochainement avec ses compagnes?

— Eh bien, répondit cette dernière d’une voix décidée en se rapprochant du prélat, nous trouverons sûrement un endroit où les mettre. La belle table et les tableaux pourraient aller dans la sacristie et le réfectoire, et le reste dans les salles de nos pensionnaires. Croyez bien qu’ils nous seront grandement utiles, monsieur le comte de Frontenac, vu la pauvreté de notre communauté et le peu de meubles dont nous disposons.

C’était une forte femme d’une quarantaine d’années, déléguée par les Hospitalières pour assister à l’inauguration. Elle avait accepté de participer à cette nouvelle œuvre dès qu’elle avait compris dans quelle pénible situation l’évêque plongeait sa communauté. Si toutes les religieuses étaient attristées de l’intransigeance de leur chef spirituel, elles se mirent néanmoins d’accord sur un point : les partantes ne constitueraient qu’une extension de l’Hôtel-Dieu, jamais une nouvelle communauté. Que Saint-Vallier refuse cette exigence et elles se retireraient aussitôt.

La visite terminée, le petit groupe se dirigea vers la sacristie où l’on commençait à servir les vins et les douceurs. Portée par l’euphorie, sœur Sainte-Ursule accepta un verre et le leva au succès du nouvel établissement. Quand on répéta le rituel, elle en fit autant et vida sa deuxième coupe sans se méfier de cette boisson de cerise qui paraissait si inoffensive. Elle qui ne buvait jamais que de l’eau claire... Elle sentit rapidement une douce chaleur lui monter à la tête et une espèce de tournis la gagner insidieusement. C’est sans doute ce début d’ivresse qui lui donna le courage de confier ses inquiétudes à sa consœur.

— Vous savez peut-être... ma mère... se risqua-t-elle en s’adressant discrètement à Marguerite Bourdon, que nous aussi avons eu quelques... démêlés... avec monseigneur l’évêque?

— Ah oui? lui rétorqua cette dernière, étonnée.

Elle n’en avait pas eu vent et cela piqua sa curiosité. Pour éviter que l’on surprenne leur conversation, elle prit le bras de sa compagne et l’entraîna à l’écart, près du couloir menant à l’église. Elle continua, en baissant le ton et en suggérant à soeur Sainte-Ursule d’en faire autant.

— Mais à quel sujet, ma sœur?

— Oh, cela n’a été abordé qu’une seule fois mais... depuis lors, nous sommes toutes fort inquiètes. J’étais avec mère Bourgeoys, notre directrice, quand monseigneur l’évêque lui en a touché mot. C’est à propos de vœux que Son Éminence souhaiterait nous voir prononcer, de règlements de sa composition qu’il voudrait nous voir adopter, et surtout, du cloître qu’il prétendrait nous imposer... comme à la majorité des communautés féminines. Ne nous répète-t-on pas depuis toujours qu’à une femme il faut un mari ou une clôture? Mais cela va très clairement à l’encontre de notre mission. Nous sommes une communauté de séculières et nous allons dans le monde enseigner aux filles, en imitant la vie voyagère de Notre-Dame. Nous cloîtrer reviendrait à nier notre raison d’être.

Mère Bourdon fronça les sourcils en secouant la tête, d’un air catastrophé.

— Et comment a réagi mère Bourgeoys?

— Avec un aplomb qui m’a fort impressionnée, elle lui a répondu que tout cela ne pouvait se régler sans en appeler à notre maison-mère en France, et que pour le moment, elle avait bien d’autres préoccupations. Il est vrai que nous avons traversé tellement de deuils, depuis quelques mois, que cela donne froid dans le dos. Comme si le Seigneur nous abandonnait. Nous avons perdu dix de nos compagnes en quelques mois. Des femmes dans la jeune trentaine, pour la plupart, mortes d’épuisement et de maladies. Heureuse ment que vous autres, Hospitalières, avez accepté de nous relayer et de prendre cette institution en charge!

— Accepté... est un bien grand mot, ma chère sœur... chuchota mère Bourdon en lui prenant les mains et en poussant un soupir d’impuissance. Mais gardez confiance, Dieu ne vous abandonne pas, il vous met à l’épreuve. Votre directrice a eu le bon réflexe. Vous savez, avec Son Éminence, un saint homme s’il en est, il faut savoir manœuvrer. S’il est une chose qui peut vous aider, c’est de faire tous les efforts pour le gagner par le cœur. Il vaudrait mieux donner d’abord dans son sens sans résister à sa première proposition, pour ensuite lui montrer doucement les inconvénients qu’on y trouve, lui témoignant néanmoins qu’il en sera comme il le voudra. En tout cas, c’est l’avenue que nous avons adoptée dans notre communauté. L’avenir nous dira si nous avons eu raison...

Sœur Sainte-Ursule était impressionnée par le bon sens et l’honnêteté du propos, mais ne s’en trouvait qu’à demi rassurée.

— Vous en faites une tête, ma sœur! Allez, ne vous découragez pas, lui rétorqua mère Bourdon en riant, notre évêque n’est pas un monstre mais un saint homme, qui saura dédommager votre communauté de tous les sacrifices qu’elle lui aura consentis de bonne grâce. Ayez confiance. Mais retournons avec les autres avant qu’on ne s’inquiète de nous.

L’hospitalière prit le bras de la jeune nonne pour la ramener à la sacristie, en lui soufflant à l’oreille de délaisser le vin pour s’attaquer plutôt au merveilleux gâteau à la citrouille que ses compagnes avaient confectionné à leur intention. Sœur Sainte-Ursule eut un petit rire de couventine, balaya ses dernières appréhensions et emboîta énergiquement le pas à son aînée.

* * *

Satisfait de la transaction passée entre les Récollets et monseigneur de Saint-Vallier, Frontenac pavoisait. Les pères Hyacinthe Perreault et Daniel du Moulin le poussaient d’ailleurs dans ce sens. C’étaient deux robustes moines en froc de bure, aux joues empourprées par les nombreux verres enfilés un peu trop vite les uns derrière les autres. Ils ne tarissaient pas d’éloges à son égard et lui juraient une reconnaissance éternelle. Il est vrai que Frontenac avait joué un rôle déterminant dans la vente de Notre-Dame-des-Anges en agissant comme syndic des frères mendiants. Il avait multiplié les lettres auprès du définitoire de la province des Récollets de Saint-Denys et représenté assidûment les intérêts de la petite communauté de frères mendiants, tout au long des négociations.

— Frère Perreault, vous conviendrez avec moi que cette affaire avantage drôlement votre communauté, non? fit Frontenac.

— Mais je le crie sur tous les toits, monseigneur. Avec les sommes que Son Éminence nous versera en échange de notre cession, nous pourrons enfin réunir le couvent à l’hospice de la haute-ville et y construire un véritable monastère, un rêve que nous caressons depuis longtemps.

Hyacinthe Perreault était commissaire provincial et gardien du couvent. C’était aussi le doyen de la communauté.

— Et vous pourrez sonner le clocheton pour appeler les fidèles à l’office religieux sans craindre les foudres de monseigneur l’évêque.

Une remarque qui fit rire les deux moines et tous ceux qui gravitaient autour de leur petit groupe. Le clocheton dont parlait Frontenac était celui que les Récollets avaient suspendu au clocher de leur église de la ville haute. L’humble infirmerie qu’elle était à ses débuts avait rapidement pris une telle expansion qu’elle avait bientôt pu offrir à la population toute la gamme des services religieux. Au grand dam du clergé séculier qui avait ainsi perdu, au profit des Récollets, une partie de ses paroissiens. La querelle politique qui en avait résulté avait été douloureuse. Faute de pouvoir faire fermer l’église des frères mendiants, l’évêque avait au moins réduit au silence la fameuse cloche. Une interdiction que l’actuelle transaction venait de lever.

— Votre situation dans cette colonie s’affermit chaque jour, ce dont je ne suis pas fâché. Nous continuerons à travailler dans ce sens. Votre établissement montréalais pousserait d’ailleurs comme un champignon, à ce qu’il paraît?

— Par la vigilance et le savoir-faire du père Joseph Denys, qui fait des merveilles, monseigneur.

Le père du Moulin, qui venait de prendre la parole, était la copie conforme de Perreault. Mêmes cheveux rasés autour de la calotte, même carrure forte, même allure résolue.

Louis opina. Il connaissait personnellement le père Denys. C’était le premier frère récollet né dans la colonie. Il avait dirigé avec succès les fondations récollaises de Trois-Rivières, Plaisance et Percé.

— Après avoir résilié le contrat passé avec les Sulpiciens, frère Denys a acquis un nouvel emplacement plus sécuritaire et entrepris une collecte de fonds auprès de la population de Montréal.

— Vous voyez comme vous êtes aimés des gens d’ici?

Louis se réjouissait de voir ses protégés prendre enfin racine au pays. Une présence forte des Récollets pouvait faire pièce aux menées dominatrices des Jésuites et des Sulpiciens.

— Ce qui nous donne chaud au cœur, monseigneur. Car sans leur appui, nous n’aurions pas progressé si vite.

— C’est un miracle de vous voir en moins de deux mois plus commodément établis à Montréal que vous ne l’êtes à Québec, continua Louis, avec un si grand emplacement que dans peu, vous en ferez un couvent aussi imposant que ceux que l’on trouve dans les plus riches provinces de France.

Il était vrai que les choses allaient bien pour eux, pensa le père du Moulin, mais il ne se berçait pas d’illusions. Leur présence n’avait jamais été acceptée par les autorités ecclésiastiques de cette colonie et il s’attendait à de nouveaux conflits. On les tolérait, tout au plus, et s’ils étaient revenus en Canada en 1670, c’était bien parce que l’on manquait de prêtres et que les habitants, las de l’étouffant rigorisme moral des Sulpiciens et des Jésuites, les réclamaient à cor et à cri.

Monseigneur de Saint-Vallier, qui se promenait d’un groupe à l’autre, s’approcha. Il dut saisir quelques bribes de leur conversation, puisqu’il enchaîna aussitôt :

— Vous ne sauriez mieux dire, monsieur le gouverneur. L’établissement montréaliste de nos moines franciscains progresse de façon étonnante. Ils ont acquis une église et une maison qui, malgré sa petitesse, contient toutes les commodités nécessaires à une communauté religieuse. Et cela est bien, fit-il, en posant sa main sur l’épaule du père Perreault et en plantant un regard chaleureux dans le sien. En ces tristes temps de guerre que nous vivons, les habitants de Montréal ont besoin plus que jamais du secours de vos frères.

Perreault émit un grognement approbatif et s’inclina devant Saint-Vallier, tout en s’amusant de la soudaine mansuétude de l’évêque. Lui qui, hier encore, les raillait sans pitié. Il avait récemment cité devant des séminaristes hilares le vieux dicton disant qu’il fallait un pinceau pour faire un jésuite, un ciseau pour faire un prêtre, mais que la hache suffisait amplement pour faire un récollet...

Saint-Vallier exprima encore une fois aux moines sa satisfaction pour le parfait état de conservation du monastère, des jardins et des dépendances que leur communauté lui avait cédés.

— Votre ordre tire admirablement parti du moindre lopin de terre et du plus petit pécule qu’on lui confie, par une espèce de génie de la frugalité et du vivre de peu que je ne cesse de donner en exemple à mes séminaristes, ajouta-t-il.

Si Saint-Vallier était prêt à louer leurs talents de gestionnaires, il n’avait pas de compliments à leur faire sur leur attitude vis-à-vis de son autorité. Leur ordre peu dévot préférait un clergé assujetti à l’autorité royale plutôt que livré à la tutelle épiscopale. Une attitude qui créait une division au sein d’une Église qui aurait eu intérêt à parler d’une seule voix pour contrer les empiétements répétés de la cour. C’était une épine au pied de l’évêque et un malheureux ferment de dissension, qu’il soupçonnait d’ailleurs le comte de Frontenac d’alimenter dans le sens de ses intérêts. Mais comme l’évêque ne voulait pas gâcher une si belle journée, il fit taire ses appréhensions. Il aurait le loisir d’y revenir bien assez tôt...

D’un geste décidé, il se saisit du dernier cruchon et l’offrit à la ronde.

— Ne laissons pas se perdre une seule goutte de ce fameux élixir, monsieur le gouverneur ne nous le pardonnerait pas. Buvons donc une dernière fois à la nouvelle providence de nos déshérités, buvons à notre hôpital général!

Et le prélat emplit les verres de ses invités, s’en versa un, le choqua avec force contre celui de ses hôtes et le vida d’un trait, sans même prendre le temps d’en savourer le contenu.