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Cherche, mémoire, cherche !
Socrate avait raison. En prenant l’habitude de noter leurs
pensées et de lire celles notées par d’autres, les gens sont devenus moins
tributaires de leur mémoire. Ce qu’ils devaient naguère garder dans leur tête,
ils pouvaient désormais le confier à des tablettes ou à des rouleaux, ou
l’entreposer entre les couvertures des codex. Comme l’avait prédit le grand
orateur, on a commencé à faire revenir à son esprit des choses « pas en les
puisant à l’intérieur de soi-même, mais en recourant à des marques
extérieures ». Le recours à la mémoire personnelle a encore décru avec la
diffusion de l’imprimerie et, par là même, avec l’expansion de l’édition et de
l’alphabétisme. Dès lors, à portée de main dans les bibliothèques et sur les
rayonnages des demeures privées, les livres et les journaux devinrent des
annexes de l’entrepôt biologique du cerveau. On n’était plus obligé de tout
mémoriser. On savait où chercher.
Mais ce n’est pas tout. La prolifération de l’imprimé eut une
autre conséquence, que Socrate n’avait pas prévue mais qui l’aurait réjoui.
Désormais, les livres mettaient à la disposition des individus un stock bien
plus fourni et varié de faits, d’opinions, d’idées et de récits ; en outre,
la pratique et la culture de la lecture profonde incitaient à confier à la
mémoire l’information recueillie sur le papier.
Au VIIe siècle, Isidore, évêque de Séville, remarqua que, lus dans les
livres, les « dires » des penseurs « disparaissent moins aisément
de la mémoire [1] ». Chacun pouvant à sa guise
choisir ses lectures et en établir le programme, la mémoire personnelle, moins
marquée socialement, devint le socle sur lequel l’individu construisait ses
points de vue et sa personnalité. Influencés par le concept du livre, les gens
commencèrent à se considérer comme les auteurs de leur mémoire. C’est ainsi que
Shakespeare fait dire à Hamlet à propos de sa mémoire : elle est « le
livre et le volume de mon cerveau ». Si l’on en croit le romancier fort
cultivé qu’est Umberto Eco, en craignant que l’écrit n’affaiblisse la mémoire,
Socrate exprimait « une peur récurrente : la peur qu’une nouvelle
réalisation technologique ne vienne abolir ou
détruire un bien qui est précieux et fécond à nos yeux, et qui constitue pour
nous une valeur intrinsèque et profondément spirituelle ». En l’occurrence,
cette crainte se révéla infondée. Non seulement les livres complètent la
mémoire, mais en plus, dit Eco, ils « la sollicitent et l’améliorent ;
ils ne l’endorment pas [2] ».
En 1512, l’humaniste hollandais Érasme soulignait dans son manuel
De Copia le lien entre la mémoire et la lecture. Il
insistait pour que les étudiants annotent leurs livres en indiquant par
une « petite marque appropriée les occurrences de mots frap-pants,
langage nouveau ou archaïque, tournures brillantes, adages, exemples et
remarques piquantes méritant d’être retenus ». Il recommandait aussi à tous
les étudiants et enseignants de tenir un calepin thématique « pour que, en
rencontrant quelque chose qui méritait d’être noté, ils puissent l’inscrire dans
la section appropriée ». En transcrivant à la main ces extraits et en les
revoyant régulièrement, ils auraient plus de chance qu’ils restent fixés dans
leur esprit. Il fallait considérer ces passages comme « des sortes de
fleurs » qui, cueillies dans des pages de livres, pourraient se conserver
dans celles de la mémoire [3].
Érasme, qui à l’école avait appris par cœur des quantités de
passages de la littérature classique, notamment les œuvres complètes du poète
Horace et du dramaturge Térence, ne recommandait pas d’apprendre par cœur pour
apprendre par cœur ou pour exercer sa mémoire. À ses yeux, la mémorisation était
beaucoup plus qu’un moyen de conservation, c’était la première étape d’un
processus de synthèse conduisant à une compréhension approfondie et plus
personnelle de ses lectures. Comme l’explique Erika Rummel, historienne de
l’époque classique, il pensait que l’individu devait « assimiler ou
intérioriser ce qu’il apprend, et réfléchir au lieu de reproduire bêtement les
qualités de l’auteur modèle ». Loin d’être un processus mécanique et
stupide, la mémorisation telle que l’envisageait
Érasme faisait intervenir pleinement l’esprit. Elle nécessitait, dit Rummel
« créativité et jugement [4] ».
Le conseil d’Érasme reprenait celui du Romain Sénèque, qui a lui
aussi fait appel à la botanique pour décrire le rôle essentiel de la mémoire
dans la lecture et la réflexion. « Il faut imiter les abeilles, et garder
dans des compartiments séparés tout ce que nous avons glané dans nos différentes
lectures, car ce qui est conservé séparément se garde mieux. Puis, en utilisant
avec diligence toutes les ressources de notre talent naturel, nous devons
mélanger tous les différents nectars que nous avons goûtés pour en faire une
unique substance douce de sorte que, même si sa provenance apparaît clairement,
son aspect sera très différent de celui de son état d’origine [5]. » Pour Sénèque comme pour Érasme, la mémoire était autant une
énigme qu’un réceptacle. Plus qu’une addition de souvenirs, c’était un nouveau
produit, l’essence d’un moi unique.
La recommandation d’Érasme, que chaque lecteur garde un recueil
de citations mémorables, fut suivie partout avec enthousiasme. Ce calepin,
appelé « recueil de lieux communs », devint le compagnon indispensable
des étudiants à la Renaissance. Chacun en avait un qu’il tenait assidûment [6]. Au XVIIe siècle, son utilisation s’était répandue au-delà de l’école. Il
était considéré comme un outil nécessaire pour cultiver l’esprit instruit. En
1623, Francis Bacon observa qu’« il ne peut rien y avoir de plus utile pour
bien aider la mémoire qu’un recueil de citations bien constitué ». En
aidant à enregistrer les écrits dans la mémoire, disait-il, le recueil de lieux
communs bien tenu « fournit la substance de l’invention [7] ». D’après Naomi Baron, professeur de linguistique de
l’université américaine, au XVIIIe siècle, « le recueil de lieux communs du gentleman lui
servait à la fois de support et de journal de son développement intellectuel [8] ».
La popularité du recueil de lieux
communs déclina au XIXe siècle avec l’accélération du rythme de la vie, et, au milieu du
XXe siècle, la
mémorisation elle-même avait commencé à perdre son prestige. Les enseignants
favorables aux méthodes nouvelles en bannirent la pratique en classe, y voyant
un vestige d’une époque moins éclairée. Longtemps censée stimuler la
perspicacité et la créativité personnelles, la mémorisation fut dès lors
considérée comme un obstacle à l’imagination, puis tout simplement comme un
gaspillage d’énergie mentale. L’avènement au siècle dernier de nouveaux médias
de stockage et d’enregistrement – cassettes audio et vidéo, microfilms et
microfiches, photocopieurs, calculettes, lecteurs de disques sur ordinateur –
étendit considérablement le champ et la disponibilité de la « mémoire
artificielle ». Il parut de moins en moins essentiel de confier
l’information à son propre esprit. L’arrivée des banques de données d’Internet,
illimitées et faciles à explorer changea encore davantage notre façon de voir
non seulement la mémorisation, mais aussi la mémoire. On en arriva vite à voir
dans le Net un substitut, plutôt qu’un simple complément, de la mémoire
personnelle. Aujourd’hui, on parle couramment de la mémoire artificielle comme
s’il n’y avait pas de différence avec la mémoire biologique.
Clive Thompson, qui écrit dans Wired,
parle du Net comme d’un « cerveau hors-bord » qui joue maintenant le
rôle qu’avait auparavant la mémoire intérieure. « J’ai pratiquement renoncé
à faire l’effort de me rappeler quoi que ce soit, dit-il, car je peux
immédiatement retrouver l’information en ligne. » Il suggère qu’« en
déchargeant les données dans du silicium, nous libérons notre propre matière
grise pour des tâches plus authentiquement humaines, comme le brainstorming ou
la rêverie [9] ». Et David Brooks,
l’éditorialiste bien connu du New York Times, va dans le
même sens : « J’avais cru que la magie de l’ère de l’information était
de nous permettre d’en savoir plus, mais j’ai découvert ensuite qu’elle nous
permet d’en savoir moins. Elle nous donne des serviteurs cognitifs externes –
systèmes de mémoire de silicium, filtres collaborateurs en ligne, algorithmes de
préférences de consommateurs et savoir en réseau.
Nous pouvons nous décharger sur ces domestiques et nous libérer [10]. »
Si l’on en croit Peter Suderman, qui écrit pour l’American Scene, avec nos connexions plus ou moins permanentes à
Internet, « il n’est plus terriblement efficace d’utiliser notre cerveau
pour stocker l’information ». La mémoire devrait maintenant fonctionner
comme un simple index, nous indiquant sur la Toile où l’on peut repérer
l’information voulue au moment voulu : « Pourquoi mémoriser le contenu
d’un livre quand vous pourriez utiliser votre cerveau pour contenir un guide
rapide de toute une bibliothèque ? Au lieu de mémoriser l’information, nous
la stockons maintenant sous forme numérique, et nous nous rappelons seulement ce
que nous avons stocké. » À mesure que la Toile « nous enseigne
à penser comme elle », dit-il, nous allons finir par garder dans notre
tête « très peu de connaissances profondes [11] ». Quant
à Don Tapscott, qui écrit sur les technologies, il est plus brutal :
maintenant que l’on peut chercher n’importe quoi « d’un clic sur Google, il
est obsolète de mémoriser de longs passages ou des faits historiques ». La
mémorisation est « une perte de temps [12] ».
Il n’est pas particulièrement étonnant que nous adhérions à
l’idée que les banques de données informatiques remplacent efficacement, voire
avantageusement, la mémoire personnelle. C’est le couronnement du changement de
la notion dominante de l’esprit qui s’est opéré au fil d’un siècle. Les machines
qui nous servent à stocker les données ayant acquis une plus grande capacité,
plus de flexibilité et plus de réactivité, nous avons pris l’habitude de
confondre la mémoire artificielle et la mémoire biologique. Toutefois, c’est un
progrès extraordinaire. L’idée que la mémoire puisse être
« sous-traitée », comme le dit Brooks, aurait été impensable à aucun
moment dans le passé. Pour les Grecs de l’Antiquité, la mémoire était une
déesse, Mnémosyne, la mère des muses. Pour saint Augustin, c’était une « profondeur vaste et infinie », un
reflet de la puissance de Dieu dans l’homme. Ce concept classique a perduré au
Moyen Âge, à la Renaissance et au siècle des Lumières – en fait, jusqu’à la fin
du XIXe siècle. Quand,
lors d’une conférence en 1892 devant un groupe d’enseignants, William James
déclara que « l’art de se rappeler est l’art de réfléchir », il
enfonçait des portes ouvertes [13]. Mais, aujourd’hui, ses paroles
paraissent dépassées. Non seulement la mémoire a perdu son caractère divin, mais
elle est aussi en bonne voie de perdre son caractère humain. Mnémosyne est
devenue une machine.
L’évolution de notre conception de la mémoire montre une fois de
plus que nous souscrivons à l’analogie entre le cerveau et l’ordinateur. Si la
mémoire biologique fonctionne comme un disque dur, entreposant des fragments de
données dans des emplacements fixes pour les livrer à la demande dans les
calculs qu’effectue le cerveau, le transfert de cette capacité de stockage à la
Toile n’est pas seulement possible mais, selon Thompson et Brooks, c’est aussi
libératoire. Cela nous donne une capacité de mémoire bien plus grande tout en
libérant dans notre cerveau de l’espace pour des activités cérébrales plus
précieuses et même « plus humaines ». Cette analogie s’impose par sa
simplicité, et il est sûr qu’elle a l’air plus « scientifique » que
celles de l’herbier ou du miel de la ruche. Mais le hic dans la nouvelle
conception post-Internet que nous avons de la mémoire humaine, c’est qu’elle est
fausse.
Après avoir démontré au début des années 1970 que « les
synapses changent avec le vécu », Eric Kandel a continué pendant de longues
années à étudier le système nerveux de la limace de mer, mais en changeant
d’objectif. Il s’est d’abord intéressé, au-delà du seuil neuronal qui déclenche
les réactions réflexes simples, comme quand un contact fait contracter les
branchies, à cette question bien plus complexe : comment est-ce que le
cerveau stocke l’information et les souvenirs ? Il voulait en particulier,
faire la lumière sur une des énigmes les plus
importantes et les plus complexes des neurosciences : les souvenirs fugaces
à court terme, comme ceux qui entrent dans notre mémoire de travail et en
sortent à tout moment de notre vie éveillée, comment exactement le cerveau les
transforme-t-il en souvenirs à long terme qui durent éventuellement toute la
vie ?
Les neurologues et les psychologues savaient depuis la fin du
XIXe siècle que notre
cerveau possède plusieurs types de souvenirs. En 1885, le psychologue allemand
Hermann Ebbinghaus avait mené une très grande série d’expériences sur lui-même,
et qui impliquait de mémoriser deux mille mots dénués de sens. Il découvrit
qu’il pouvait d’autant mieux retenir un mot qu’il le revoyait souvent, et qu’il
était beaucoup plus facile de mémoriser une demi-douzaine de mots d’une seule
traite qu’une douzaine séparément. Il trouva aussi que le processus d’oubli
comportait deux étapes. La plupart des mots qu’il apprenait disparaissaient très
vite de sa mémoire, dans l’heure qui suivait leur répétition, mais un ensemble
plus petit restait plus longtemps – ne disparaissant que peu à peu. Les
résultats des tests d’Ebbinghaus amenèrent William James à conclure en 1890 que
les souvenirs étaient de deux types : les « souvenirs primaires »
qui s’évaporent de l’esprit très vite après l’événement qui les a inspirés, et
les « souvenirs secondaires » que le cerveau peut retenir indéfiniment [14].
Vers la même époque, des études sur des boxeurs révélèrent qu’un
coup violent à la tête pouvait provoquer une amnésie rétrograde, effaçant tous
les souvenirs emmagasinés dans les quelques minutes ou les quelques heures qui
précédaient, sans affecter les souvenirs plus anciens. Et l’on retrouva le même
phénomène chez des épileptiques après des crises. Ces observations impliquaient
qu’un souvenir, si fort soit-il, reste instable pendant une courte durée après
qu’il s’est formé. Apparemment, il fallait un certain temps pour qu’un souvenir
primaire, ou à court terme, se transforme en souvenir secondaire, ou à long
terme.
Cette hypothèse fut corroborée par une étude de deux autres psychologues allemands, Georg Müller et Alfons
Pilzecker, à la fin des années 1890. Dans une variante des expériences
d’Ebbinghaus, un groupe de personnes devaient mémoriser une liste de mots dénués
de sens. Le lendemain, en testant ces sujets, il est apparu qu’ils n’avaient pas
de problème pour se rappeler la liste. Les chercheurs ont ensuite mené la même
expérience sur un autre groupe, mais cette fois les sujets devaient apprendre
une deuxième liste de mots à la suite de la première. Au test du lendemain, ce
groupe a été incapable de se souvenir de la première liste. Nos chercheurs ont
alors procédé à une dernière épreuve, avec une autre variante. Les sujets de ce
troisième groupe ont appris la première liste de mots puis, deux heures plus
tard, la deuxième. Ce groupe, comme le premier, n’a guère eu de difficulté le
lendemain à se rappeler la première liste. Les chercheurs en conclurent qu’il
faut à peu près une heure pour que les souvenirs se fixent, ou se
« consolident » dans le cerveau. Les souvenirs à court terme ne
deviennent pas immédiatement des souvenirs à long terme, et le processus de leur
consolidation est délicat. Toute perturbation, qu’il s’agisse d’un coup sur la
tête ou d’une simple distraction, peut faire disparaître de l’esprit les
souvenirs naissants [15].
Des études ultérieures confirmèrent l’existence des formes de
souvenirs à court terme et à long terme, et accréditèrent l’importance de la
phase de consolidation pendant laquelle les souvenirs passent de la première
forme à la seconde. Dans les années 1960, le neurologue de l’université de
Pennsylvanie, Louis Flexner, fit une découverte particulièrement fascinante.
Après avoir injecté à des souris un antibiotique empêchant leurs cellules de
produire des protéines, il trouva que ces animaux étaient incapables de se faire
des souvenirs à long terme (concernant la façon d’éviter dans un labyrinthe de
recevoir un choc), mais qu’ils pouvaient continuer à en emmagasiner à court
terme. L’implication était claire : les souvenirs à long terme ne sont pas
simplement des formes plus fortes de souvenirs à court terme. Les deux types de
souvenirs nécessitent des processus biologiques différents. Le stockage des
souvenirs à long terme exige une synthèse de
nouvelles protéines, ce qui n’est pas nécessaire pour les souvenirs à court
terme.
Inspiré par les résultats révolutionnaires de ses premières
expériences sur l’aplysie, ou limace de mer, Kandel recruta une équipe de
chercheurs talentueux, parmi lesquels des psychologues physiologistes et des
biologistes cellulaires, pour l’aider à démonter le fonctionnement physique de
la mémoire à court terme et de la mémoire à long terme. Ils commencèrent par
suivre en détail le cheminement des signaux neuronaux d’une limace de mer,
« cellule par cellule », pendant que l’animal apprenait à s’adapter à
des stimuli extérieurs tels que des piqûres et des coups. Ils ont rapidement
confirmé ce qu’avait observé Ebbinger : plus une situation vécue est
répétée, plus durable est son souvenir. La répétition favorise la consolidation.
En examinant les effets physiologiques de la répétition sur les neurones et les
synapses individuels, ils ont découvert une chose stupéfiante. Non seulement la
concentration des neurotransmetteurs dans les synapses avait changé, modifiant
la force des connexions existantes entre les neurones, mais des terminaisons
synaptiques entièrement nouvelles avaient poussé sur ces derniers. Autrement
dit, la formation de souvenirs à long terme implique des changements non
seulement biochimiques, mais aussi anatomiques. Kandel comprit que c’était pour
cette raison que la consolidation des souvenirs nécessite de nouvelles
protéines. Celles-ci jouent un rôle primordial dans les modifications
structurelles des cellules.
Les modifications anatomiques des circuits relativement simples
de la mémoire de la limace étaient importantes. Dans un cas, les chercheurs ont
trouvé que, avant qu’un souvenir soit consolidé à long terme, un neurone
sensoriel particulier avait quelque 1300 connexions synaptiques avec environ
vingt-cinq autres neurones. Seulement 40 % environ de ces connexions
étaient actives – autrement dit, envoyaient des signaux par la production de
neurotransmetteurs. Une fois le souvenir à long terme formé, le nombre des
connexions synaptiques avait plus que doublé, jusqu’à 2700, et la proportion de
celles actives était passée de 40 à 60 %. Les nouvelles synapses restaient
en place tant que le souvenir persistait. Quand les chercheurs ont laissé le
souvenir disparaître – en cessant de répéter l’événement –, le nombre des synapses a fini par chuter jusqu’à environ
1500. Le fait que, même après qu’un souvenir est oublié, le nombre des synapses
reste un peu plus élevé qu’au départ contribue à expliquer pourquoi il est plus
facile d’apprendre quelque chose une deuxième fois.
Dans À la recherche de la mémoire publié
en 2006, Kandel dit que dans cette nouvelle série d’expériences sur l’aplysie,
« nous avons pu voir pour la première fois que le nombre de synapses
du cerveau n’est pas fixe – qu’il change avec l’apprentissage ! De
plus, la mémoire à long terme persiste aussi longtemps que subsistent les
modifications anatomiques ». Ce travail a aussi révélé la différence
physiologique fondamentale entre les deux types de mémoire : « la
mémoire à court terme modifie la fonction de la synapse, consolidant ou
affaiblissant les connexions préexistantes ; la mémoire à long terme exige
des modifications anatomiques ». Les découvertes de Kandel concordent
parfaitement avec celles de Michael Merzenich et d’autres sur la plasticité
neuronale. Très vite, d’autres expériences montrèrent clairement que les
modifications biochimiques et structurelles impliquées dans la consolidation des
souvenirs ne sont pas réservées aux limaces. Elles interviennent aussi dans le
cerveau d’autres animaux, notamment des primates.
Kandel et ses collègues avaient percé certains des secrets de la
mémoire au niveau cellulaire. Dès lors, ils voulurent explorer un niveau plus
profond – étudier les processus moléculaires au sein de la cellule. Les
chercheurs, nous dit Kandel, « pénétraient dans un territoire totalement
inexploré ». Ils commencèrent par regarder les modifications moléculaires
qui s’effectuent dans les synapses pendant la formation des souvenirs à court
terme. Ils trouvèrent que ce processus implique beaucoup plus que la seule
transmission d’un neurotransmetteur – le glutamate, en l’occurrence – d’un
neurone à l’autre. D’autres types de cellules, les interneurones, interviennent
également. Les interneurones produisent le neurotransmetteur qu’est la
sérotonine, qui ajuste la connexion synaptique en modulant la quantité de
glutamate libérée dans la synapse. Collaborant avec les biochimistes James
Schwartz et Paul Greengard, Kandel découvrit que cet ajustement s’effectue par
une série de signaux moléculaires. La sérotonine
libérée par l’interneurone se lie à un récepteur sur la membrane du neurone
présynaptique – celui qui porte la décharge électrique – qui déclenche une
réaction chimique amenant le neurone à produire une molécule, l’AMP-cyclique.
Celle-ci active à son tour une protéine, la kinase A, une enzyme catalytique qui
amène la cellule à libérer davantage de glutamate dans la synapse. Cette action
renforce la connexion synaptique, prolonge l’activité électrique dans les
neurones liés, et permet au cerveau de garder le souvenir à court terme pendant
quelques secondes ou quelques minutes.
La question suivante qui se posait à Kandel était de trouver
comment ces souvenirs à court terme retenus si peu de temps pouvaient se
transformer en souvenirs à long terme beaucoup plus durables. Quelle était la
base moléculaire du processus de consolidation ? Pour répondre à cette
question, il lui fallait pénétrer dans le domaine de la génétique.
En 1983, l’institut médical Howard Hughes, prestigieux et bien
financé, a demandé à Kandel ainsi qu’à Schwarz et à Richard Axel, spécialiste de
neurosciences à l’université Columbia, de diriger un groupe de recherche en
cognition moléculaire basé à Columbia. Le groupe réussit vite à récolter des
neurones de larves d’aplysie avec lesquels ils firent en laboratoire une culture
de tissu ; un circuit nerveux de base y comprenait un neurone
présynaptique, un neurone postsynaptique et la synapse entre les deux. Pour
imiter l’action modulatoire des interneurones, les chercheurs injectèrent de la
sérotonine dans la culture. Une seule petite injection de sérotonine, répliquant
une seule instance d’apprentissage, déclencha, comme prévu, une libération de
glutamate – produisant le bref renforcement de la synapse qui caractérise le
souvenir à court terme. Cinq injections séparées de sérotonine, au contraire,
renforcèrent la synapse existante pendant plusieurs jours et déclenchèrent aussi
la formation de nouvelles terminaisons synaptiques – modifications qui
caractérisent le souvenir à long terme.
Ce qui se passe après des injections répétées de sérotonine,
c’est que l’enzyme kinase A, avec une autre enzyme, la MAP kinase, passe du
cytoplasme extérieur du neurone dans son noyau. Là, la kinase A active une
protéine, la CREB1, qui à son tour active un ensemble de gènes qui synthétisent les protéines dont le neurone a besoin
pour que se développent de nouvelles terminaisons synaptiques. En même temps, la
MAP kinase active une autre protéine, la CREB2, qui désactive un ensemble de
gènes inhibant le développement de nouvelles terminaisons. Par un processus
chimique complexe de « marquage » cellulaire, les modifications
synaptiques qui en résultent sont concentrées sur des régions particulières de
la surface du neurone et conservées sur de longues durées. C’est par ce
processus élaboré où interviennent des signaux et des changements chimiques et
génétiques importants que les synapses deviennent capables de retenir des
souvenirs pendant plusieurs jours, voire plusieurs années.
D’après Kandel, « le développement et l’entretien de
nouvelles terminaisons synaptiques font persister le souvenir ». Ce
processus révèle aussi un point important sur la façon dont, grâce à la
plasticité de notre cerveau, notre vécu façonne en permanence notre comportement
et notre identité : « Le fait qu’un gène doive être activé pour que se
forme un souvenir à long terme montre clairement que les gènes ne sont pas
simplement des déterminants du comportement, mais aussi qu’ils réagissent aux
stimulations de l’environnement, comme l’apprentissage. »
On peut dire sans trop s’avancer que la vie mentale de la limace
de mer n’est pas particulièrement passionnante. Les circuits de la mémoire
qu’ont étudiés Kandel et son équipe étaient des circuits simples. Ils
impliquaient le stockage de ce que les psychologues appellent des souvenirs
« implicites » – les souvenirs inconscients d’éléments vécus dans le
passé et qui reviennent automatiquement dans l’acte réflexe ou dans la mise en
œuvre d’un savoir-faire acquis. La limace fait appel à des souvenirs implicites
quand elle contracte ses branchies, et l’être humain quand il fait rebondir un
ballon de basket ou fait du vélo. Comme l’explique Kandel, « le souvenir
implicite revient directement dans l’action, sans aucun effort conscient, ou
même sans que l’on ait conscience d’évoquer un souvenir ».
Quand nous parlons de nos souvenirs, il s’agit en général de souvenirs « explicites » – des évocations
de personnes, d’événements, de faits, d’idées, de sentiments et d’impressions
que nous sommes en mesure de faire venir dans la mémoire de travail de notre
esprit conscient. La mémoire « explicite » recouvre tout ce que nous
disons nous « rappeler » concernant le passé. Kandel parle de la
mémoire explicite comme de la « mémoire complexe » – et à juste titre.
Dans le stockage à long terme de souvenirs explicites interviennent tous les
processus biochimiques et moléculaires de « consolidation synaptique »
qui agissent pour stocker les souvenirs implicites. Mais il nécessite aussi une
deuxième forme de consolidation, la « consolidation du système » où
interviennent des interactions concertées entre des aires fort éloignées dans le
cerveau. Ce n’est que récemment que des chercheurs ont commencé à publier des
articles sur le fonctionnement de la consolidation du système, et nombre de
leurs résultats sont encore préliminaires. Ce qui est clair, cependant, c’est
que la consolidation de souvenirs explicites implique une
« conversation » longue et complexe entre le cortex cérébral et
l’hippocampe.
L’hippocampe, une partie du cerveau petite et ancienne, se trouve
au-dessous du cortex, replié profondément dans les lobes médio-temporaux. Outre
qu’il est le siège de notre sens de la navigation – c’est là que les chauffeurs
de taxi londoniens stockent leurs cartes mentales des rues de la ville –, il
joue un rôle important dans la formation et la gestion des souvenirs explicites.
Une grande partie de la découverte du lien entre l’hippocampe et le stockage des
souvenirs revient à un personnage malchanceux, Henry Molaison. Né en 1926, dans
sa jeunesse il devint épileptique à la suite d’un grave traumatisme à la tête.
Adulte, ses nombreuses crises l’affectaient de plus en plus. On finit par
trouver la source de ses maux dans l’aire de l’hippocampe, et en 1952, on lui
retira la plus grande partie de son hippocampe et d’autres parties des lobes
médio-temporaux. Cette opération le guérit de son épilepsie, mais elle eut un
effet extraordinairement bizarre sur sa mémoire. Ses souvenirs implicites
restaient intacts, de même que ses souvenirs explicites plus anciens. Il pouvait
se rappeler très en détail les événements de son enfance. En revanche, nombre de
ses souvenirs explicites plus récents – dont certains remontaient à plusieurs années avant son opération – avaient
disparu. Et il était désormais incapable de stocker de nouveaux souvenirs
explicites. Les événements s’échappaient de son esprit au bout de quelques
instants.
L’expérience de Molaison, méticuleusement décrite par la
psychologue anglaise Brenda Milner, laissait penser que l’hippocampe joue un
rôle essentiel pour consolider de nouveaux souvenirs explicites, mais qu’au bout
d’un certain temps beaucoup d’entre eux en viennent à exister indépendamment [16]. D’importantes expériences au cours des cinquante dernières années
ont aidé à éclaircir cette énigme. Il semble que le souvenir d’une expérience
personnelle soit stocké au départ non seulement dans les régions corticales qui
l’enregistrent – le cortex auditif pour le souvenir d’un son, le cortex visuel
pour le souvenir d’une vue, et ainsi de suite – mais aussi dans l’hippocampe.
Celui-ci est un site idéal pour garder les nouveaux souvenirs car ses synapses
peuvent changer très rapidement. En quelques jours, par un processus de
signalisation qui reste mystérieux, il aide le souvenir à se stabiliser dans le
cortex, amorçant sa transformation du court terme au long terme. Finalement, une
fois le souvenir complètement consolidé, il s’efface de l’hippocampe, et le
cortex devient son seul site d’implantation. Le transfert complet d’un souvenir
explicite de l’hippocampe au cortex est un processus graduel qui peut prendre de
nombreuses années [17]. Voilà pourquoi les souvenirs de
Molaison ont disparu avec son hippocampe.
Apparemment, l’hippocampe agit un peu comme un chef d’orchestre
dirigeant la symphonie de notre mémoire consciente. On pense qu’il joue un rôle
important en tissant ensemble les différents souvenirs contemporains – visuels,
spatiaux, auditifs, tactiles, émotionnels – qui sont stockés séparément dans le
cerveau mais qui fusionnent pour former un souvenir homogène unique d’un
événement. Il est possible que de nombreuses connexions s’établissent quand nous
dormons et que l’hippocampe soit déchargé de certaines de ses autres tâches cognitives. Comme l’explique le psychiatre Daniel
Siegel dans The Developing Mind, « bien que dans
leur contenu se combinent des activations apparemment aléatoires, des aspects du
vécu de la journée et des éléments du passé lointain, les rêves sont peut-être
pour l’esprit une façon fondamentale de consolider la myriade de souvenirs
explicites en un ensemble cohérent de représentations pour en faire un souvenir
consolidé permanent [18] ». Des études montrent que quand
notre sommeil souffre, il en va de même de notre mémoire [19].
Il reste encore beaucoup d’inconnu sur le fonctionnement de la
mémoire explicite et même implicite, et une grande partie de ce que nous savons
aujourd’hui sera revue et affinée dans les études à venir. Malgré tout,
l’accumulation des données probantes montre clairement que la mémoire que nous
avons dans notre tête est le produit d’un processus naturel extraordinairement
complexe qui est à chaque instant ajusté subtilement à l’environnement unique
dans lequel chacun vit, et à la forme unique des expériences qu’il fait. Les
vieilles comparaisons avec la botanique que l’on applique à la mémoire et qui
mettent l’accent sur la croissance organique indéterminée et continue se
révèlent remarquablement justes. En fait, il semble qu’elles conviennent mieux
que celles plus high-tech et plus à la mode qui établissent une analogie entre
la mémoire biologique et les fragments de données numériques définis avec
précision, stockés dans des banques de données et traités par des puces
d’ordinateur. Régis par des signaux biologiques, chimiques, électriques et
génétiques extrêmement variables, tous les aspects de la mémoire humaine –
comment elle se forme, s’entretient, se connecte et s’évoque – possèdent
une gradation pratiquement infinie. La mémoire informatique, au contraire, se
présente sous forme de simples octets binaires – des
uns et des zéros – qui sont traités par des circuits fixes, qui ne peuvent être
qu’ouverts ou fermés, et jamais entre les deux.
Comme Eric Kandel, Kobi Rosenblum, qui dirige le département de
neurobiologie et éthologie de l’université de Haïfa en Israël, a étudié à fond
la consolidation de la mémoire. Une des leçons les plus marquantes qui
ressortent de ses travaux montre combien la mémoire biologique est différente de
la mémoire informatique : « Parmi les processus incroyables du cerveau
humain, celui de la création des souvenirs à long terme se démarque à l’évidence
de ceux des “cerveaux artificiels”, notamment de l’ordinateur. Alors que le
cerveau artificiel absorbe l’information et l’enregistre sur-le-champ dans sa
mémoire, le cerveau humain continue à traiter l’information longtemps après
l’avoir reçue, et la qualité des souvenirs dépend de la façon dont est traitée
l’information [20]. »
Ceux qui célèbrent la sous-traitance de la mémoire à la Toile ont
été trompés par une comparaison. Ils négligent la nature fondamentalement
organique de la mémoire biologique. Ce qui donne à la mémoire réelle sa richesse
et son caractère, sans parler de son mystère et de sa fragilité, c’est sa
contingence. Elle existe dans le temps, et change quand le corps change. En
fait, il s’avère que la seule évocation d’un souvenir relance tout le processus
de consolidation, y compris la création de protéines pour former de nouvelles
terminaisons synaptiques [21]. Dès lors que l’on fait revenir un
souvenir explicite à long terme dans la mémoire de travail, il redevient un
souvenir à court terme, et quand on le reconsolide, il acquiert un nouvel
ensemble de connexions – un nouveau contexte. Comme l’explique Joseph LeDoux,
« le cerveau qui évoque n’est pas celui qui a formé le souvenir initial.
Pour que le vieux souvenir ait un sens dans le cerveau à ce moment, ce souvenir
doit être mis à jour [22] ». La mémoire biologique est en
perpétuel renouvellement. En revanche, la mémoire
stockée dans un ordinateur prend la forme d’octets distincts et statiques ;
vous pouvez les déplacer d’un disque dur à un autre autant de fois que vous
voulez ; ils resteront toujours exactement pareils qu’au départ.
Les adeptes de la sous-traitance confondent aussi la mémoire de
travail et la mémoire à long terme. Quand une personne ne peut consolider un
fait, une idée ou une expérience dans sa mémoire à long terme, elle ne
« libère » pas d’espace dans son cerveau pour d’autres fonctions.
Contrairement à la mémoire de travail avec sa capacité limitée, la mémoire à
long terme s’étend et se contracte avec une élasticité pratiquement illimitée
grâce à la capacité du cerveau de développer et d’élaguer des terminaisons
synaptiques et d’en ajuster sans cesse la force. « À la différence de
l’ordinateur, écrit Nelson Cowan, spécialiste de la mémoire qui enseigne à
l’université du Missouri, le cerveau humain normal n’arrive jamais au point où
les expériences personnelles ne peuvent plus être confiées à la mémoire ;
le cerveau ne peut jamais être plein [23]. » De
son côté, Torkel Klingberg déclare que « la quantité d’information qui peut
être stockée dans la mémoire à long terme est virtuellement sans limites [24] ». De plus, les données dont on dispose laissent penser que,
à mesure que nous élaborons notre stock personnel de souvenirs, notre esprit
s’aiguise. Le seul fait de se souvenir, explique la psychologue clinique Sheila
Crowell dans The Neurobiology of Learning, conduit à
modifier le cerveau de telle sorte qu’il lui sera plus facile par la suite
d’apprendre des idées et des savoir-faire [25].
Nous ne limitons pas nos forces mentales quand nous stockons de
nouveaux souvenirs à long terme, nous les renforçons. Chaque fois que notre
mémoire augmente, notre intelligence s’accroît. La Toile est un complément
pratique et fascinant de la mémoire personnelle, mais quand on se met à
l’utiliser pour remplacer sa mémoire personnelle en
court-circuitant les processus intérieurs de consolidation, on risque de vider
son esprit de sa richesse.
Dans les années 1970, quand l’école a commencé à autoriser les
élèves à utiliser des calculatrices, beaucoup de parents ont protesté. Ils
s’inquiétaient qu’à compter sur cette machine les enfants soient moins capables
de s’approprier les notions de mathématiques. Ces craintes étaient largement
infondées, comme l’ont montré des études qui ont suivi [26]. N’étant plus
obligés de passer beaucoup de temps à des calculs de routine, beaucoup d’élèves
y ont gagné à mieux comprendre les principes qui sous-tendaient leurs exercices.
Aujourd’hui, on allègue souvent cette histoire de la calculatrice pour défendre
l’idée qu’une plus grande dépendance des banques de données en ligne ne présente
pas de danger, et même nous libère. En nous évitant de faire travailler notre
mémoire, la Toile nous permet, dit-on, de consacrer plus de temps à la pensée
créatrice. Or ce parallèle est erroné. La calculatrice soulage la pression sur
notre mémoire de travail, nous permettant d’utiliser cet espace de stockage à
court terme, si essentiel, pour un raisonnement plus abstrait. Comme l’a montré
cette expérience des élèves en mathématiques, grâce à la calculatrice, il était
plus facile pour le cerveau de transférer des idées de la mémoire de travail à
la mémoire à long terme et de les coder dans les schémas conceptuels qui sont si
importants pour la construction du savoir. Mais pour la Toile, c’est très
différent. Elle accentue la pression sur notre mémoire de
travail, non seulement en détournant des ressources qui devraient aller à nos
facultés supérieures de raisonnement, mais encore en empêchant de consolider les
souvenirs à long terme et d’élaborer des schémas. La calculatrice, un outil
puissant mais extrêmement spécialisé, s’est révélée être une aide à la mémoire.
La Toile, elle, est une technologie de l’oubli.
Qu’est-ce qui détermine ce que nous retenons et ce que nous
oublions ? La clé de la consolidation de la mémoire est l’attention. Pour
stocker des souvenirs explicites et, tout aussi important, pour établir de nouvelles connexions entre eux, il faut
une forte concentration mentale, amplifiée par la répétition ou par une intense
mobilisation intellectuelle ou émotionnelle. Plus l’attention est vive, plus le
souvenir est vif. « Pour qu’un souvenir persiste, dit Kandel, l’information
qui arrive doit être traitée entièrement et en profondeur. Cela se fait par
l’attention qu’on lui prête et par l’association signifiante et significative
que l’on établit avec des connaissances déjà bien installées dans sa
mémoire. » Si nous sommes incapables de prêter attention à cette
information dans notre mémoire de travail, elle ne dure qu’aussi longtemps que
les neurones qui la gardent maintiennent leur charge électrique – quelques
secondes, au plus. Puis elle disparaît, ne laissant que peu ou pas de trace dans
l’esprit.
L’attention a beau paraître éthérée – un « fantôme dans la
tête », selon l’expression du psychologue du développement Bruce Candliss [27] –, c’est un état physique
authentique, et elle produit des effets matériels dans tout le cerveau. Des
expériences récentes sur des souris indiquent que le fait de porter son
attention sur une idée ou sur une expérience personnelle déclenche une réaction
en chaîne à travers tout le cerveau. L’attention consciente commence dans les
lobes frontaux du cortex cérébral en imposant un contrôle exécutif descendant
sur l’objectif de l’esprit. L’établissement de l’attention amène les neurones du
cortex à envoyer des signaux à ceux du mésencéphale qui produisent le puissant
neurotransmetteur qu’est la dopamine. Les axones de ces neurones vont jusque
dans l’hippocampe, fournissant au neurotransmetteur un canal de distribution.
Dès que la dopamine arrive dans les synapses de l’hippocampe, elle fait démarrer
la consolidation du souvenir explicite, probablement en activant des gènes qui
déclenchent la synthèse de nouvelles protéines [28].
Le flux de messages en concurrence que nous recevons chaque fois
que nous sommes en ligne ne se limite pas à surcharger notre mémoire de
travail ; il fait qu’il est bien plus difficile pour nos lobes frontaux de
concentrer notre attention sur quoi que ce soit. Le processus de consolidation des souvenirs ne peut même pas commencer. Et là
encore, du fait de la plasticité de nos voies neuronales, plus nous utilisons la
Toile, plus nous entraînons notre cerveau à se laisser distraire – pour traiter
l’information très vite et très efficacement, mais sans attention soutenue.
Cela contribue à expliquer pourquoi beaucoup d’entre nous ont du mal à se
concentrer même en étant loin d’un ordinateur. Notre cerveau acquiert une grande
capacité d’oubli, et devient incapable de se souvenir. En fait, notre dépendance
croissante des stocks d’information de la Toile peut être l’effet d’un cercle
vicieux qui ne cesse de se renforcer. Comme, en recourant à la Toile, il nous
est plus difficile de consigner l’information dans notre mémoire biologique,
nous sommes forcés de compter de plus en plus sur la mémoire artificielle du
Net, avec sa grande capacité et la facilité d’y chercher, même si elle fait de
nous des penseurs plus superficiels.
Notre cerveau se modifie automatiquement et en dehors du champ
étroit de notre conscience, mais ce n’est pas pour autant que nous ne sommes pas
responsables de nos choix. Dans ce qui nous distingue des autres animaux,
se trouve la capacité de contrôler notre attention. « “Apprendre à penser”
signifie vraiment apprendre à exercer un certain contrôle sur sa façon de penser
et sur ce à quoi l’on pense, disait le romancier David Foster Wallace dans un
discours de remise de diplômes à Kenyon college en 2005. Cela veut dire être
suffisamment conscient et averti pour choisir à quoi vous
faites attention et comment vous construisez un sens à partir de votre
expérience. » Renoncer à ce contrôle, c’est se retrouver « rongé sans
cesse par le sentiment d’avoir possédé et perdu quelque chose
d’infini ». Mentalement perturbé – il allait se pendre deux ans et demi
après ce discours –, Wallace connaissait avec un sentiment d’urgence
particulièrement aigu les enjeux qui interviennent dans notre façon de choisir,
ou pas, de concentrer notre esprit. C’est à nos risques et périls que nous
renonçons à contrôler notre attention. Tout ce qu’ont découvert les chercheurs
en neurosciences sur le fonctionnement cellulaire et moléculaire du cerveau
humain met cela en évidence.
Socrate s’est peut-être trompé sur les effets de l’écriture, mais
il a eu la sagesse de nous déconseiller de prendre
les trésors de la mémoire pour acquis. Sa prophétie annonçant un outil qui
« implanterait la tendance à l’oubli » dans l’esprit, en donnant une
recette « pas pour la mémoire mais pour la réminiscence », a trouvé
un regain d’actualité avec l’avènement de la Toile. Sa prédiction pourrait
se révéler non pas fausse mais simplement prématurée. De tous les sacrifices que
nous faisons quand nous nous consacrons à Internet en en faisant notre média
universel, le plus grand pourrait être celui de la richesse des connexions dans
notre propre esprit. Il est vrai que la Toile elle-même est un réseau de
connexions, mais les hyperliens qui associent des fragments de données en ligne
ne ressemblent en rien aux synapses de notre cerveau. Les liens de la Toile ne
sont que des adresses, de simples étiquettes de programmes qui amènent
l’internaute à charger une page d’information supplémentaire. Ils n’ont en rien
la richesse ou la sensibilité de nos synapses. Les connexions du cerveau, dit
Ari Schulman, « ne donnent pas simplement accès à un
souvenir ; à bien des égards, elles constituent des
souvenirs [29] ». Les connexions de la Toile ne
sont pas les nôtres – et quel que soit le nombre d’heures que nous passons à
chercher et à surfer, elles ne le seront jamais. Quand nous sous-traitons notre
mémoire à une machine, nous lui sous-traitons aussi une importante partie de
notre intellect, voire de notre identité. En concluant sa conférence de 1892 sur
la mémoire, William James disait : « Se connecter, c’est
penser. » À quoi l’on pourrait ajouter : « Se connecter, c’est
être soi-même. »
« Je projette l’histoire de l’avenir », disait Walt
Whitman dans un des premiers vers de Feuilles d’herbe. On
sait depuis longtemps que la culture dans laquelle une personne est élevée
influence le contenu et le caractère de sa mémoire. Les individus nés dans des
sociétés, comme les États-Unis, qui valorisent les réalisations personnelles ont
tendance, par exemple, à pouvoir se souvenir d’événements plus précoces de leur
existence que ceux élevés dans des sociétés qui, comme la Corée, mettent en
avant les réalisations collectives [30]. Les psychologues et les anthropologues découvrent maintenant que,
comme le sentait Whitman, l’influence va dans les deux sens. La mémoire
personnelle façonne et soutient la « mémoire collective » qui
sous-tend la culture. Ce qui est stocké dans l’esprit individuel – événements,
faits, concepts, savoir-faire – est plus que la « représentation de la
personnalité distincte » qui constitue le moi, écrit l’anthropologue Pascal
Boyer. C’est aussi « le cœur de la transmission culturelle [31] ». Chacun de nous porte et projette l’histoire de l’avenir.
La culture repose sur nos synapses.
Le fait de confier la mémoire à des banques de données
extérieures ne met pas seulement en danger la profondeur et l’individualité du
moi. Il menace aussi la profondeur et le caractère distinct de la culture que
nous avons tous en commun. Dans un essai récent, le dramaturge Richard Foreman
décrit avec éloquence ce qui est en jeu. « Je viens d’une tradition de
culture occidentale dans laquelle l’idéal (mon idéal) était la structure
complexe et “comparable aux cathédrales” de la personnalité très instruite et
sachant bien s’exprimer – l’homme ou la femme qui porte en soi-même une version
unique construite personnellement de tout l’héritage de l’Occident. Or
maintenant, je vois en nous tous (moi y compris) que la densité intérieure
complexe est remplacée par un moi d’un type nouveau – évoluant sous la pression
de l’excès d’information et de la technologie de l’“immédiatement
disponible” ». Vidés du « répertoire intérieur de notre dense héritage
culturel », conclut Foreman, nous risquons de devenir des « individus
galettes – bien aplatis en couche mince quand nous nous connectons à l’immense
réseau d’information auquel on accède en appuyant simplement sur un bouton [32]. »
La culture est plus qu’un agrégat de ce que Google décrit comme
« l’information du monde ». C’est plus que ce qui peut se réduire à un
code binaire et se charger sur la Toile. Pour qu’elle garde sa vitalité, il faut qu’elle se renouvelle dans
l’esprit des membres de chaque génération. Sous-traitez la mémoire, et la
culture se flétrit.
[2]. Umberto Eco, conférence à l’académie
italienne des études supérieures en Amérique, de l’université Columbia,
12 novembre 1996,
www.umbertoeco.com/en/from-internet-to-gutenberg-1996.html
[3]. Cité dans Ann Moss, Printed Commonplace-Books and the Structuring of Renaissance
Thought. Oxford, Oxford University Press, 1996,
p. 102-104.
[4]. Erika Rummel, « Erasmus,
Desiderius », dans Philosophy of Education,
éd. J. J. Chambliss. New York, Garland, 1996, p. 198.
[5]. Cité dans Ann Moss, op.
cit.
[6]. D’après Ann Moss, « le recueil de
lieux communs faisait partie de l’expérience intellectuelle initiale de
chaque écolier » à la Renaissance.
[7]. Francis Bacon, The Works
of Francis Bacon, vol. 4, éd. James Spedding, et al., Londres, Longman, 1858, p. 435.
[8]. Naomi S. Baron, Always On : Language in an Online and Mobile World.
Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 197.
[9]. Clive Thompson, « Your Outboard
Brain Knows All », Wired, octobre 2007.
[10]. David
Brooks, « The Outsourced Brain », New York
Times, 26 octobre 2007.
[11]. Peter
Suderman, American Scene, 10 mai 2009,
www.theamericanscene.com/2009/05/11/your-brain-is-an-index
[12].
Alexandra Frean, « Google Generation Has No Need for Rote
Learning », Times (Londres), 2 décembre
2008 ; Don Tapscott, Grown Up Digital, New
York, McGraw-Hill, 2009, p. 115.
[13].
William James, Conférences sur l’éducation :
psychologie et éducation, Paris, L’Harmattan, 1996.
[14]. Voir
Eric R. Kandel, À la recherche de la mémoire :
une nouvelle théorie de l’esprit, Paris, Odile Jacob,
2007.
[15]. Louis
B. Flexner et al., « Memory in Mice
Analyzed with Antibiotics », Science, 155,
1967, p. 1377-1383.
[16].
Jusqu’à ce que son nom soit révélé à sa mort en 2008, Molaison était
cité dans la littérature scientifique sous les initiales de
H. M.
[17]. Voir
Larry R. Squire et al., « Retrograde
Amnesia and Memory Consolidation : A Neurobiological
Perspective », Current Opinion in
Neurobiology, 5, 1995, p. 169-177.
[18].
Daniel J. Siegel, The Developing Mind, New
York, Guilford, 2001, p. 37-38.
[19]. Dans
une étude de 2009, des chercheurs français et américains ont trouvé la
preuve que des oscillations courtes et intenses qui parcourent
l’hippocampe pendant le sommeil jouent un rôle important dans le
stockage des souvenirs dans le cortex. Quand ils supprimaient ces
oscillations dans des cerveaux de rats, ces derniers étaient incapables
de consolider des souvenirs spatiaux à long terme. Gabrielle Girardeau
et al., « Selective Suppression of
Hippocampal Ripples Impairs Spatial Memory », Nature Neuroscience, 13 septembre 2009,
www.nature.com/neuro/journal/vaop/ncurrent/abs/nn.2384.html
[20].
Université de Haïfa « Researchers Identified a Protein Essential in
Long Term Memory Consolidation », 9 septembre 2008,
www.physorg.com/news140173258.html
[21]. Voir
Jonah Lehrer, Proust Was a Neuroscientist. New
York, Houghton Mifflin, 2007, p. 84-85.
[22].
Joseph LeDoux, Neurobiologie de la personnalité,
Paris, Odile Jacob, 2003.
[23].
Nelson Cowan, Working Memory Capacity, New York,
Psychology Press, 2005, p. I.
[24].
Torkel Klingberg, The Overflowing Brain :
Information Overload and the Limits of Working Memory,
Oxford : Oxford University Press, 2009, p. 36.
[25].
Sheila E. Crowell, « The Neurobiology of Declarative Memory »,
dans John H. Schumann et al., The Neurobiology of Learning : Perspectives from
Second Language Acquisition, Mahwah, NJ, Erlbaum, 2004,
p. 76.
[26]. Voir,
par exemple, Ray Hembree & Donald J. Dessart,
« Effects of Handheld Calculators in Precollege Mathematics
Education : A Meta-analysis », Journal for
Research in Mathematics Education, 17, no 2, 1986, p. 83-99.
[27]. Cité
dans Maggie Jackson, Distracted : The Erosion of
Attention and the Coming Dark Age, Amherst, NY, Prometheus,
2008, p. 242.
[28].
Kandel, op. cit.
[29]. Ari
N. Schulman, correspondance avec l’auteur, 7 juin 2009.
[30]. Lea
Winerman, « The Culture of Memory », Monitor
on Psychology, 36, no 8
(septembre 2005), p. 56.
[31].
Pascal Boyer & James V. Wertsch, éds., Memory in Mind and Culture, New York, Cambridge
University Press, 2009, p. 7 et 288.
[32].
Richard Foreman, Edge, 8 mars 2005,
www.edge.org/3rd_culture/foreman05/foreman05_index.html