27

Noël arriva puis repartit, et je reçus une belle lettre de Margaret me redisant combien elle se plaisait auprès de Fubbs, mentionnant en termes fort affectueux son admirateur, l’honorable Julius Royston :

 

J’ai instruit Julius quant aux règles du rami, et maintenant nous nous y adonnons ensemble. Nous aimons jouer seuls, sans d’autres joueurs plus lents ou plus faibles pour nous agacer, aussi nous faussons discrètement compagnie à la duchesse, et parfois même au Roi (qui fait montre d’une douce affection pour Julius) afin d’étaler nos cartes. Je crains qu’il n’y ait pas de remède à notre dépendance…

 

À lire cette tendre évocation de Royston, je sentis mes craintes pour Margaret s’apaiser un peu. Mais malgré cela je m’ordonnai de demeurer méfiant. Margaret était une jeune femme intelligente qui, depuis longtemps déjà, savait qu’il lui était facile de faire de moi ce qu’elle voulait, tel le joueur aux yeux bandés lors d’une partie de colin-maillard.

Aucune réponse de Will.

Je tentai d’imaginer les lentes avancées de ma lettre et de mon cadeau à travers la France et par-delà la mer, puis le long des routes du Suffolk et du Norfolk, guère plus rapides que le trot d’un cheval. Je savais que je devais être patient.

Mais dans mes rêves je voyais ma demeure prendre feu, chaque personne et chaque objet brûlant à l’intérieur comme mes chers parents avaient brûlé en 1662, et comme Londres avait brûlé quatre ans plus tard. Et la voix de Pearce me lançait : « Tu savais qu’il y aurait un troisième incendie, Merivel. Mais tu étais trop aveugle pour le voir arriver. »

Lorsque ces cauchemars me réveillaient, Louise tentait à chaque fois de me calmer avec des caresses et des baisers, espérant chaque fois un nouvel acte impudique à quatre ou cinq heures du matin. Et pourtant, ce n’étaient pas toujours le cas, parce que je sentais alors s’abattre sur moi une grande lassitude pour le côté répétitif du monde des humains, et je me levais pour aller me coucher dans mon propre lit, sans me soucier que Louise se sente abandonnée – éprouvant juste le désir d’être seul.

Lors d’une conversation chuchotée un soir, Louise m’avait confié sans la moindre gêne, qu’à quarante-six ans, elle était arrivée à un moment de sa vie où, son mari lui ayant refusé tout plaisir sexuel et ses amants étant peu nombreux et, selon ses termes, « incompétents », elle avait découvert grâce à mes attentions un grand et perpétuel désir de jouissance.

De manière provocante, elle admit (espérant ainsi m’exciter) que cela la troublait tant qu’elle en devenait fréquemment distraite dans son travail, et que parfois elle avait recours, non sans culpabilité d’ailleurs, à des plaisirs solitaires, ce à quoi elle avait peu eu l’occasion de s’adonner avant de me rencontrer. Elle avait composé une série de chansons au clavecin, chacune sur une superbe mélodie, qu’elle avait baptisée Louanges de la béatitude. Les paroles me faisaient rougir pour elle.

— Comment chanterez-vous ces vers devant votre père ?

— Il les aimera, répondit-elle avec désinvolture. Il sera content que j’aie connu de tels embrasements avant d’être trop vieille. Il veut que je sois aimée.

 

Par une froide journée de janvier, Louise entra dans la bibliothèque en milieu de matinée.

J’étais en train de gribouiller des notes sur l’intelligence des orangs-outangs telle qu’observée par le roi Louis de France, et susceptible d’avoir quelque signification au cœur de mon raisonnement. J’éprouvais cette chose rare et plaisante, le sentiment d’une grande avancée dans mon entreprise, et ne souhaitais pas être interrompu.

Mais Louise poussa mes livres de côté sans s’excuser le moins du monde, s’assit sur mes genoux et me chuchota à l’oreille ses besoins du moment, puis elle guida ma main sous sa jupe et, après un spasme rapide et violent, elle manqua s’évanouir dans mes bras.

Ainsi détourné de mon travail, je me sentis soudain oppressé par cette obsession qui était la sienne, ainsi que par les exigences que cela faisait peser sur moi, et lui dis sans aménité :

— Louise, n’essayeriez-vous pas de calmer un peu vos appétits avant qu’ils ne vous épuisent ?

— Impossible. Pourquoi me demandez-vous cela ? C’est vous qui les avez éveillés en moi, Merivel. J’étais chaste avant de vous rencontrer. C’est votre faute.

Je l’embrassai avec tendresse afin de racheter mon manque de gentillesse, et je crus qu’elle s’en irait alors et me laisserait retourner à mes orangs-outangs, mais excitée par mes baisers pourtant tranquilles et tendres, elle m’étreignit avec une ferveur terrible.

Nous tombâmes de la chaise et, une fois par terre, je sentis que l’on déboutonnait mes culottes. Je protestai, mais les baisers de Louise étaient tels qu’ils étouffèrent mes paroles et les rendirent inaudibles. Elle tira sur mes culottes pour me les enlever et s’agenouilla au-dessus de moi, puis s’assit à califourchon avec ses jupes relevées (une position que Violet Bathurst avait souvent privilégiée, et qu’elle choisissait parfois d’épicer avec une vulgarité et une débauche exquises en me pissant sur le ventre), mais je n’avais aucun désir pour l’acte, nulle érection, et tout ce que j’éprouvai fut un soudain et vif élan de nostalgie pour Violet. D’un geste brutal, je repoussai donc Louise, qui bascula sur le tapis.

À ce moment-là, la porte de la bibliothèque s’ouvrit. Atterré à l’idée que le baron me trouve dans cet état, déboutonné et rejetant sa fille comme s’il s’agissait d’un objet, je titubai pour me redresser, tentant avec frénésie de remonter mes culottes. Ma perruque était tombée et mon visage brûlait de honte. Je me retournai pour présenter mes excuses, et me retrouvai face à face avec le colonel Jacques-Adolphe de Flamanville.

Grand et austère, toujours vêtu de son uniforme des Gardes suisses et doté de son épée, il m’observait. Derrière lui, un autre officier, dans le même uniforme, me regardait lui aussi avec peur et dégoût, comme si j’étais quelque immonde reptile dans une cage.

Alors que je tendais la main de manière maladroite afin d’aider Louise à se relever, de Flamanville lança :

— Je suis à présent dans l’obligation de vous tuer. Vous n’avez pas d’honneur, Sir, mais pour sauver le mien, nous nous soumettrons au rituel du duel ; nous nous retrouverons vendredi matin à l’aube.

Aucun mot ne me traversait l’esprit. Tout ce que je percevais était la grande stupidité de ce qui venait de se passer. Il y a dix minutes encore je travaillais sur mon traité en toute tranquillité, et maintenant j’avais scellé mon arrêt de mort. Ou plutôt, c’était le fait de Louise.

À ma grande honte, je n’éprouvais aucune peur à l’idée des châtiments susceptibles de lui être infligés par de Flamanville, juste un regret soudain, intense et terrible, à l’idée de ma fin imminente.

Je me sentis près de m’évanouir et m’accrochai au dossier de la chaise sur laquelle j’avais été assis. Peut-être était-ce le fait de me voir aussi peu ému par la déclaration du colonel qui donna à Louise la force de dire à son mari sur un ton calme :

— Avec vos ridicules menaces de duels, Jacques, vous avez oublié de me présenter à votre camarade et de lui présenter Sir Robert. Est-ce là votre amant du nom de Petrov ?

— Louise, je vous suggère d’aller dans votre chambre et de vous rafraîchir. Vous puez comme une renarde.

— Et vous, mon cher, vous puez la cruauté, comme toujours. J’irai dans ma chambre, oui, ma chambre, dans la demeure de mon père, où je me comporterai comme bon me semble et avec qui je veux. Mais avant de m’y rendre, je souhaite juste savoir si c’est bien votre jeune amant que vous avez amené sous ce toit sacré, ou non.

De Flamanville ouvrit la bouche pour parler, mais son camarade fit un pas en avant, effectua un petit salut militaire en claquant des talons et lança :

— Je suis le capitaine Beck, madame. Je suis sous les ordres de votre époux à Versailles. Et je ne me prénomme pas Petrov.

— Ah, fit Louise. Eh bien, capitaine Beck, puis-je vous suggérer d’emmener mon époux hors de cette demeure avant que mon père ne rentre de sa promenade et ne vous jette tous deux dehors ? C’est le baron Guy de Saint-Maurice de Neuchâtel. Il ne cautionnera pas un duel engagé sur ses terres, et je puis vous assurer qu’il protégera Sir Robert Merivel de sa propre vie.

Beck parut décontenancé, mais la girafe releva son mètre quatre-vingt-dix et dit :

— Louise, je crains que vous n’ayez pas tout à fait saisi la situation. Peu importe ce que votre père fera ou dira, votre ridicule amant mourra. Mon honneur l’ordonne. Le capitaine Beck s’entretiendra avec Sir Robert pour les dispositions de rigueur. Peu importe qu’il s’agisse d’épées ou de pistolets. C’est égal en ce qui me concerne, parce qu’il n’a aucune chance avec l’un comme avec l’autre.

Et il avait raison. Je ne maîtrisais ni l’épée ni le pistolet. Même à vingt pas je n’aurais pu être certain de tuer de Flamanville avec un tromblon. Une fois les deux hommes partis, je m’enfonçai sur la chaise sur laquelle j’aurais aimé être assis tranquillement toute la matinée et dis :

— Eh bien, nous y voilà, Louise. Je n’ai d’autre choix que d’être lâche et de m’enfuir.

— Non ! Parce que c’est exactement ce à quoi il s’attend. Il effectuera les préparatifs nécessaires sur-le-champ. Et vous serez assailli puis poignardé dans le dos.

— Je n’ai donc d’autre choix que de mourir d’une façon ou d’une autre ?

— Non. Il y a une autre manière d’atteindre de Flamanville : l’argent. Parce qu’il en a fort peu – pas assez pour ses besoins au sein de la Fraternité –, son père ayant dilapidé la fortune familiale des de Flamanville au jeu. Notre seule possession, l’hôtel particulier du Faubourg Saint-Victor, a été achetée par mon père et me revient directement. Le baron pourra lever une large somme. Jacques-Adolphe l’acceptera et partira. Et vous et moi pourrons continuer comme avant.

— Que faites-vous de l’honneur de votre époux ?

— Ah, Merivel, ne m’aviez-vous point confié à une occasion que, dans votre contrat avec le roi Charles, vous aviez troqué votre honneur en échange de possessions matérielles ? Et n’est-ce pas un échange facile pour nous tous sur terre ? Je connais Jacques-Adolphe. Il trouvera cela très facile.

— Louise, je ne puis demander à votre père d’acheter ma vie.

— Non. C’est moi qui le lui demanderai.

 

Le baron et moi sommes assis devant un feu moribond et buvons du bordeaux.

Il est tard et il fait froid, mais nous traînons là. Pour l’heure, le baron est trop discret pour parler de De Flamanville, ou de ma mort imminente, ou encore de ce que lui-même pourrait faire pour la retarder ou l’acheter d’avance. À la place, nous discutons des choses nous rattachant au monde.

Nous nous tournons vers le sujet de mes Méditations sur l’âme animale, un travail qu’il approuve au plus haut point, et je lui confie ma vaniteuse vision le présentant à la Royal Society – devant tous ces physiciens qui m’écouteraient avec attention dans une pièce feutrée, sentant enfin que je suis devenu un homme d’importance.

— Ah, pourquoi nous est-il si difficile de croire en notre propre valeur ? À mes yeux, vous êtes déjà un homme solide, comme vous le dites. Avec vos compétences médicales et votre grande compassion, j’estime que vous êtes une personne de valeur. Peut-être le suis-je aussi à vos yeux. Mais ces dernières années, il m’est apparu que, en dépit de mon grand âge, je n’avais rien fait pour changer le monde. J’ai hérité de vastes sommes. J’en ai gagné encore davantage. Et voilà à quoi se résume ma vie. J’ai donc jeté mon dévolu sur une folle entreprise.

— Une folle entreprise ? De quoi s’agit-il, monsieur le baron ?

Ce dernier prend le petit calepin qu’il emporte partout avec lui, et me montre des pages et des pages de croquis de machines volantes.

— Vous voyez ? Je suis tout à fait dérangé. Et je suis loin d’avoir solutionné le problème de la propulsion, ou de la marche avant, mais si j’y parvenais je penserais que j’ai grandement contribué au bonheur de l’humanité. Car ne serait-ce point merveilleux que de voler au-dessus du monde, tels des anges ? N’est-ce point là une de ces choses que nous désirons très fort dans nos rêves ?

— Dans nos rêves, nous nous octroyons ce pouvoir. Et à notre réveil, nous retombons sur terre avec un bruit sourd.

— En effet. Mais supposez que nous puissions voler au-dessus du lac, et puis vers le sud, même, en direction des montagnes, ou au-dessus d’elles…

— Pas de simples anges, mais des dieux !

— Oui, des dieux ! Ah, Merivel, je crains de ne jamais parvenir à une solution. Il ne me reste pas assez de temps. Parfois je trouve que j’ai déjà trop vécu, de toute façon. J’ai enterré cinq chiens. Et vous savez, l’âge n’apporte aucune sagesse, Merivel. Il apporte la vanité, le babillage ridicule et un intérêt effroyable pour les richesses. L’idée que je pourrais perdre ma fortune m’obsède autant que mes machines volantes.

— C’est humain de craindre la pauvreté. C’est humain aussi de souhaiter transmettre ce que nous avons à nos enfants.

— Oui, et cela nous amène à la question de Louise, je suppose. Vous savez qu’elle est amoureuse de vous ? Vous êtes à présent ce qui la rattache, elle, au monde.

— J’admets trouver cela surprenant, monsieur le baron. Personne n’a jamais été amoureux de moi jusqu’ici.

— Je vois dans ses yeux le désir de vous dévorer ! Vous êtes le premier homme auquel elle se soit donnée de cette manière.

— Oui…

— Vous devez donc comprendre que je n’ai jamais pu refuser quoi que ce soit à ma fille. Pourquoi le devrais-je alors que je suis si fier de qui elle est et de ce qu’elle accomplit ?

— Je comprends tout à fait, Sir.

— Voici ce que j’ai décidé. Je paierai de Flamanville, mais pas juste pour épargner votre vie. Je lui donnerai une petite fortune afin que le mariage soit annulé, à condition que vous acceptiez d’épouser Louise.

Je me lève et, sur des pieds mal assurés, me dirige vers la carafe de bordeaux et verse tout ce qu’il en reste dans nos verres respectifs. Je frissonne en répondant :

— Je suis fort touché par votre générosité, monsieur le baron, mais je ne puis accepter. Il n’est pas question que l’on achète ma vie, ni mon avenir.

— Et pourquoi pas ?

Je voudrais rétorquer que ceci m’est déjà arrivé, il y a longtemps, et que depuis je me suis juré de ne plus jamais contracter de dette de ce genre. Voir un choix aussi terrible se dresser à nouveau devant moi me met au bord du malaise. C’est comme si toute la vie que j’avais vécue – et tout ce que j’ai réussi grâce à mes efforts, entre le premier contrat avec le Roi et celui avec le baron – était sur le point d’être annihilée.

J’avale une gorgée de bordeaux et dis :

— La chose me rabaisse trop.

— Je comprends. Mais vous n’avez point besoin de la voir de cette manière.

— À ma place, Sir, l’accepteriez-vous ?

— C’est une honnête question. Je pense que cela dépendrait de mes sentiments pour Louise, mais je vous en prie, ne me répondez pas sur ce point. Laissez-moi juste vous rappeler que, en tant qu’époux de Louise, vous deviendriez héritier du château et de ses terres et vivriez à l’aise le restant de vos jours. Ne sous-estimez pas cette perspective. Quand vous aurez mon âge, vous comprendrez l’importance des grandes richesses.

Nous restons silencieux. Le tic-tac d’une comtoise est le seul bruit dans la pièce. Constanza gémit dans son rêve.

 

J’ai à peine fermé l’œil, en tout cas c’est mon impression, qu’un domestique me réveille, m’informant qu’un certain capitaine Beck demande à me voir.

— Non. Le duel est vendredi !

— Un duel, monsieur ? Quel duel ? Souhaitez-vous vous habiller, monsieur ? Ou dois-je le faire entrer ici ?

— Je dois m’habiller. Je ne puis aller à la mort en chemise de nuit !

Le domestique sort. J’extrais mon corps du lit où il brûle de rester. Il fait toujours noir dehors. Je me sens mal et j’ai la bouche sèche à cause de l’excès de bordeaux bu avec le baron.

Je me rince le visage, peigne ma perruque et tâtonne en quête d’une chemise propre. Tandis que j’enfile mes culottes, atterré à la perspective de la matinée qui m’attend, l’on frappe à ma porte.

Il s’agit de Beck, qui la referme sans bruit derrière lui. Il a perdu son air effrayé-par-le-reptile et, mû par une politesse anxieuse, il dit :

— Je suis désolé de vous réveiller aussi tôt, Sir Robert. Mais l’on m’a ordonné de vous parler, à vous et à vous seul, d’un sujet d’importance.

— D’importance ? soupiré-je en boutonnant mes culottes aussi vite que possible. Eh bien, oui, il s’agit bel et bien d’un sujet grave, Beck. Et autant vous dire que je ne souhaite pas vraiment mourir.

— Je comprends. C’est pourquoi j’ai été envoyé ici. Pour vous dire que ce ne sera pas nécessaire.

Je m’assieds sur le lit et remarque qu’il fait toujours nuit de l’autre côté de ma fenêtre. Beck s’approche puis s’immobilise, une main posée sur le montant du lit.

— Essayez-vous de me dire que le duel est annulé ?

— Non, pas du tout. Mais ce n’est pas vous qui serez tué ; c’est le colonel.

— Capitaine Beck, pourquoi ne vous asseyez-vous pas ? Vous pourrez alors m’expliquer calmement ce que vous voulez dire.

Beck choisit un fauteuil tapissier sans pour autant se laisser aller au fond ; il se penche plutôt vers l’avant, les coudes posés sur les genoux.

— Quelqu’un peut-il nous entendre dans cette pièce ? demande-t-il.

— Non, je ne crois pas. Les murs sont en pierre.

— Très bien. Je vais tout vous expliquer, alors. Le colonel est venu ici au château, sachant parfaitement que vous y étiez avec son épouse, afin de provoquer un duel. C’est son souhait, un duel étant synonyme de mort honorable. Et c’est ce qu’il recherche.

Je dévisage Beck. Il semble avoir chaud dans son uniforme alors que l’aube est fraîche, et il se tord les mains. On le dirait au bord des larmes.

— Je ne vous suis pas tout à fait, capitaine.

— Je vais être clair. Le colonel avait un amant. C’était un très jeune officier, presque un enfant.

— Petrov.

— Oui. L’amour que le colonel éprouvait pour lui était immense. Selon lui, c’était un amour sublime, celui qu’il avait toujours cru possible entre compagnons d’armes, un amour prescrit par Dieu qui le plongeait dans une ferveur religieuse et physique. Petrov était beau comme une fille et plein de grâce. Le colonel était aux anges. Il croyait que sa vie se déroulerait désormais aux côtés de Petrov, et que ce serait une existence merveilleuse, noble et fidèle. Mais il s’est passé quelque chose.

— Oui ?

— Petrov l’a trahi. Je veux dire qu’il l’a quitté, pour un autre officier. Je suppose que c’est classique, chez ces beautés : elles essayent de séduire le monde entier.

Beck déglutit. Il est visiblement fort mal à l’aise, mais je demeure silencieux ; au bout d’un moment, il poursuit son récit :

— Le colonel a lutté pour continuer à vivre, pour remplir son devoir au sein des Gardes de Sa Majesté. Il a été courageux, mais il ne souhaite plus lutter. S’il ne peut vivre avec Petrov, alors il préfère mourir.

— Ne peut-il persuader Petrov de revenir vers lui ?

— Il a essayé. Il s’est prosterné devant lui. Mais Petrov est las de lui, amoureux d’un autre et voilà tout. L’amour est une chose terrible.

Beck s’essuie le front, suant abondamment. Je me lève pour lui verser de l’eau et il me remercie. Je m’en retourne vers le lit et dis :

— Excusez-moi, capitaine, mais si le colonel est si désireux de mourir, pourquoi ne se suicide-t-il pas ?

— C’est un soldat, Sir Robert. Il a vécu selon le code des Gardes suisses, qui exige une « mort honorable ». Il n’y a pas d’honneur dans le suicide, si ce n’est comme acte d’expiation pour avoir fait montre de lâcheté au combat.

— Et donc il est venu me chercher ? Il a fait semblant d’être en colère contre sa femme afin que je devienne son bourreau ?

— C’est exact. Vendredi matin, vous prendrez vos places en vue du duel. Le colonel pointera son pistolet vers vous, mais il ne tirera pas. C’est vous qui tirerez. Vous viserez le cœur.

Nous sommes assis en silence, nous dévisageant l’un l’autre. Après quelques instants, je demande :

— Comment puis-je être sûr que ceci n’est pas un piège ? Le colonel de Flamanville m’a toujours détesté, et je puis aisément imaginer que me tuer lui offrirait pleine satisfaction.

— Je comprends vos soupçons, mais je vous assure que ce n’est pas un piège, Sir. En tant que son adjudant, j’ai vécu avec le colonel de Flamanville pendant de nombreux mois. C’est un homme qui court à sa perte. Avec le tourment qu’il endure, il se mutile dans sa chair. Il ne mange ni ne dort. N’avez-vous point remarqué combien il est devenu mince ? Quand il aperçoit Petrov, il tremble et s’évanouit. Il vit un enfer et ne pense qu’à mourir.

Je regarde vers la fenêtre et vois les premières lueurs d’une aube pâle posée au bord de la terre.

— Il y a… un problème, dis-je.

— Oui. Lequel ?

— Je ne serai pas capable de le tuer.

— Non. Nous avions prévu cette éventualité. Vous n’avez pas d’expérience. Aussi avons-nous mis au point une solution.