Au soir du samedi 31 janvier, j’arrivai dans les appartements de la duchesse de Portsmouth ; là, point de scène de lamentation, juste Fubbs un peu plus grasse que la dernière fois et vêtue d’une robe en velours cramoisi, qui dînait tranquillement avec Margaret. Il y avait un jeune homme à leurs côtés, qui me fut présenté comme étant l’honorable Julius Royston, le cadet de Lord Delavigne.
Les deux femmes m’accueillirent avec joie. Margaret, ravissante dans sa robe bleu foncé doublée de la dentelle suisse que je lui avais envoyée, semblait espérer de ma part une sympathie immédiate pour Julius Royston ; sachant que c’était là le jeune homme qui courtisait ma fille, je tournai vers lui mon regard le plus sévère.
Peu découragé par mon air (qui n’est jamais aussi austère que je le voudrais), ce Royston se plia en deux en une révérence impeccable et bredouilla qu’il avait été « fort impatient » de me rencontrer, regrettant néanmoins que mon retour soit ainsi placé sous le sceau de la maladie du Roi.
— Comment va Sa Majesté ? demandai-je à Fubbs.
— Pour l’heure, il dort. Il aime se retirer tôt. Mais ces derniers jours il semble être redevenu lui-même, n’est-ce pas, Margaret ?
— Oui. Il a même fait une promenade hygiénique hier, jusqu’au crocodile. Il sera si content de vous voir, papa. Chaque jour il m’a demandé si vous étiez arrivé.
Je m’assis à la table du dîner, et l’un des domestiques de Fubbs me mit le couvert avant de m’apporter une soupe froide de poireaux pommes de terre fort rafraîchissante. Entre deux cuillerées voraces, j’observais ma fille et Royston et vis s’échanger entre eux ces regards propres aux soupirants énamourés ; je me pris alors à prier pour que ce fils de comte soit un honnête homme.
Il était beau, dans le genre blafard, me rappelant un peu le Roi dans sa jeunesse, avec de grands yeux bruns, des boucles sombres et un doux sourire. Je ne pouvais que l’apprécier. Il devait avoir vingt-deux, vingt-trois ans et, en étudiant ses traits, je ne pus y déceler le moindre signe de débauche ou de méchanceté. Sa voix était doucereuse.
— Alors, dites-moi, Royston, qu’est-ce qui vous a amené à la cour ? lançai-je en m’emparant du verre de vin blanc posé devant moi.
— Mon père est secrétaire du duc de Buckingham, Sir, et il m’a trouvé un poste dans le bureau du surintendant des palais royaux. J’ai étudié l’horticulture à Paris, et j’ai placé toute ma passion dans la conception de paysages et de jardins. J’espère m’imposer dans ce domaine.
— De jardins ? En ce qui me concerne, ils me sont une grande consolation, ainsi que Margaret vous l’a peut-être dit ?
— Oui, Sir. Elle m’a décrit l’allée de hêtres que vous avez plantée à Bidnold Manor il y a peu.
— Des hêtres ? demanda Fubbs. Vous voulez dire « charmes », n’est-ce pas ?
— Non, Votre grâce, répondis-je. Il s’agit de hêtres blancs, en français, je crois.
— Ah, des hêtres blancs. Oui, je vois. Très joli. Quoi qu’il en soit, voyez-vous, Merivel, notre cher Julius est homme d’ambition. Voilà quelqu’un qui sait la direction qu’il veut donner à sa vie.
— Oui, c’est l’impression qu’il donne…
— Vous l’aurez oublié, Sir Robert, mais l’on m’a amené jadis à Bidnold Manor lorsque j’étais enfant, lança Royston.
— Lady Bathurst était ma marraine.
— Violet Bathurst était votre marraine ?
— Oui.
— N’est-ce point une coïncidence, papa ? s’exclama Margaret.
— Oui, bégayai-je. Oui, en effet…
— Je me souviens que votre valet de chambre a dû me garder quelque temps parce qu’elle devait régler dans votre demeure des affaires personnelles auxquelles je ne pouvais assister ; votre valet fut très gentil avec moi.
— Ah. Ce cher Will. Cela ne m’étonne guère. Oui, il a dû être fort gentil.
Dans mon esprit passa un souvenir vivace de Violet arrivant en hâte à la maison en compagnie d’un petit garçon plutôt attachant, qu’elle ramenait à ses parents ou à son école ou que sais-je (mais je lui accordai bien peu d’attention), et se précipitant vers moi pour aller dans ma chambre nous adonner au plus vite à quelque indécente fête sexuelle avant qu’elle ne poursuive son voyage.
Je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire. J’avalai une gorgée de vin et répondis :
— Cette chère Violet. Nous étions bons amis. Royston, je vous assure que j’ai fait tout mon possible pour la sauver de son cancer. Mais j’ai échoué.
— Je le sais, Sir Robert. Elle parlait toujours de vous avec une grande tendresse.
Nous restâmes silencieux l’espace d’un instant. L’on m’enleva mon assiette de soupe pour la remplacer par un morceau de poulet.
Me tournant vers Fubbs, je demandai :
— Votre grâce, avez-vous eu des nouvelles de Bidnold ? J’ai envoyé une lettre à Will Gates depuis la Suisse, mais je n’ai pas eu de réponse.
— Non. Nous n’avons rien entendu, n’est-ce pas, Margaret ?
— Non. Mais tout va bien, pour sûr, papa. Les lettres de Suisse s’égarent souvent.
Après dîner, sur un signal de Fubbs sembla-t-il, les deux femmes nous souhaitèrent soudain bonne nuit et disparurent dans leurs chambres respectives, me laissant seul avec Julius Royston.
Moi aussi j’étais fatigué et brûlais d’envie de poser ma tête sur un oreiller. Mais à peine Margaret et la duchesse étaient-elles parties que Royston, le visage tout à coup écarlate, se pencha brusquement vers moi et me lança :
— Je dois vous confier ceci avant que le courage ne m’abandonne. Et je ne vais pas atermoyer, parce que l’affaire est fort simple : Sir, j’aime Margaret. Je l’aime de tout mon cœur et de toutes mes forces. Je l’ai aimée dès l’instant où je l’ai vue. Et j’ai été perdu…
— Ah…
— Sir Robert, j’ai demandé à Margaret d’être ma femme et elle y a consenti. Et je sais que nous serons le couple le plus heureux de toute l’Angleterre, si seulement vous nous accordiez votre bénédiction.
Le visage tout rouge, les boucles soudain moites et les mains à présent serrées comme pour une prière fervente, il offrait un spectacle attendrissant et toucha quelque chose dans mon cœur.
— Asseyons-nous, proposai-je. Et nous discuterons de cela au calme. Ainsi que, je suppose, vous en avez discuté avec votre père. Que pense Lord Delavigne de cette union ?
— Oh, il s’en réjouit fort ! Il trouve Margaret tout à fait adorable, ce qu’elle est, ce qu’elle est. Il n’y a pas de jeune femme plus adorable en ce monde…
— N’aurait-il pas préféré que vous preniez pour épouse une fille issue d’une famille plus noble que la mienne ?
— Eh bien, en ce qui concerne la « noblesse », Sa Majesté parle avec plus d’affection de vous que de nombreux nobles lords à la cour. Mais cela m’importe peu. Je suis le cadet de quatre fils. Tout ce que mon père souhaite pour moi, c’est que je me fasse une situation et que je sois heureux. Mais, Sir Robert, je ne le serai jamais, je n’aurai pas une once de contentement dans ma vie si je ne puis épouser Margaret. Je vous en prie, dites-moi que vous y consentirez ! Oh, je vous en supplie, ne me torturez pas, mais dites-moi plutôt que vous nous bénirez et donnerez votre accord !
Je versai un peu de vin à Royston, le lui tendis, et il le but avec avidité.
Puis je m’en servis un peu et dis :
— Un mariage heureux est une chose précieuse qu’il convient de rechercher avec ardeur. Le mien fut bref et empli de tristesse. Aussi j’ai toujours prié pour que Margaret soit plus chanceuse que moi. Mais elle est fort jeune, Royston. Elle n’a que dix-huit ans. Et elle connaît peu de choses du monde, ou des hommes…
— Je lui enseignerai tout ce qu’elle pourrait souhaiter savoir. Je prendrai soin d’elle et lui vouerai tous mes efforts. Je ne lui interdirai jamais de leçons de danse, de musique ou de géographie, quoi que son cœur désire. Je ne construirai pas de prison autour d’elle, comme certains hommes le font autour de leurs épouses, je vous en donne ma parole. Elle sera ma femme, mais elle restera Margaret pour toujours.
Les sentiments de Royston étaient si intenses que les larmes lui montèrent aux yeux. Il les essuya et poursuivit :
— Vous ne me connaissez pas, Sir Robert. Si Lady Bathurst était en vie, elle pourrait se porter garante de moi, mais elle n’est plus de ce monde. Vous estimerez peut-être que j’aurais dû attendre avant de faire ma demande, mais c’était impossible. C’était impossible parce que tout le monde craint que le Roi ne meure, et comment pourrais-je alors vous présenter cette requête si Sa Majesté venait à nous quitter ? Vous n’auriez guère de temps à me consacrer. Donc c’est maintenant que je dois m’exécuter. Maintenant, ce soir. Et je vous supplie de me répondre !
Je regardai le jeune homme avec tendresse. Quelque chose en moi lui enviait sa grande passion, son optimisme et son visage couleur tomate. Je savais que je n’avais jamais éprouvé ce qu’il éprouvait, et je décidai à l’instant que je ferais bien de mettre tout de suite un terme à la torture qu’il endurait. Les premières amours sont souvent les plus fortes et ne devraient pas être repoussées.
Malgré tout, je ne pouvais lui donner sa réponse avant de m’être entretenu en tête à tête avec Margaret. Je lui demandai donc d’attendre ici, près de la cheminée de la duchesse, l’informant que je me rendrais auprès de ma fille pour l’interroger sur ses sentiments, puis que je reviendrais vers lui et lui donnerais ma réponse.
Il ne pouvait discuter cette suggestion, et d’ailleurs ne le fit point. Alors que je me dirigeais vers la porte, il me lança :
— Margaret m’aime ! Elle me l’a juré !
Cette dernière était assise sur son lit et lisait une lettre de son amie, Mary Prideaux.
— Envoyée de Cornouaille, peut-être ? demandai-je.
— Précisément. Elle a ramassé quarante-neuf minuscules coquillages.
— Magnifique. A-t-elle vu des macareux ?
— Elle n’en dit rien. Avez-vous parlé à Julius, père ? Vous a-t-il fait sa… ?
— Oui. Il l’a faite.
Margaret reposa sa lettre et jeta ses bras à mon cou.
— Je sais, vous allez dire que c’est précipité. Mais ça ne l’est pas pour nous. Nous savions que cela devait advenir dès notre première rencontre. Julius est l’homme le plus adorable, le plus charmant et le plus intelligent, papa. Avec le temps, vous verrez. Et si nous ne pouvons pas être ensemble, alors je pense que je serai une des femmes les plus malheureuses et les plus misérables sur terre, et que je n’aurai plus qu’à me cacher dans un couvent et vivre de pain sec et d’eau.
— De pain sec et d’eau ? Ce n’est pas possible.
À ce moment-là, vêtue d’une chemise de nuit bouffante couleur pêche et d’un bonnet en dentelle cachant ses boucles, Fubbs entra dans la pièce en tourbillonnant sans y avoir été invitée.
— Et alors ? lança-t-elle. J’ai entendu votre voix, Merivel. Royston vous a-t-il fait sa demande ? Tout est-il arrangé ? Ne me dites pas que vous avez refusé ?
Fubbs s’assit à côté de nous sur le lit. Sans attendre de réponse à sa question, elle se lança dans un péan de louanges sur l’honorable Julius Royston, me rappelant de quelle bonne famille il venait, et comment toutes les jeunes femmes à la cour étaient « folles de jalousie » vis-à-vis de Margaret qui avait dérobé son cœur.
— Et ils s’aiment tant ! poursuivit Fubbs. Je n’ai jamais vu deux tourtereaux plus épris, c’est adorable. Le Roi lui-même est d’accord avec moi, vous devez vite donner votre consentement pour le mariage, puis nous vous aiderons à préparer une somptueuse cérémonie. Dans votre charmant Bidmould.
— Bidnold, Votre grâce.
— Eh bien, Bidnold alors. Un mot bien étrange. Mais le Roi est heureux là-bas. Et voilà qui l’aidera à aller mieux, de préparer un mariage au printemps dans le Norfolk.
Un mariage au printemps.
J’étais à mille lieues de pouvoir parler à Margaret de mes fiançailles avec Louise, aussi ne me laissai-je même pas troubler par l’idée de le faire. Je regardai les deux visages passionnés devant moi, leurs yeux grands ouverts par l’espoir et la soif de bonheur, et je me laissai porter par eux et par le jeune homme que j’avais laissé près du feu.
— Bien sûr, fis-je. Bien sûr.
Je m’en retournai vers Julius et lui annonçai la bonne nouvelle ; il m’adressa une profonde révérence puis me remercia et m’embrassa la main, promettant sur sa vie que je n’aurais pas à regretter ma décision.
— Il y a juste une chose, Royston. Si vous espérez que Margaret apporte une large dot, vous serez déçu.
— Non, non…
— Je vis surtout de la rente que le Roi me donne chaque année. Elle est généreuse, mais je n’ai pas de fortune personnelle, juste assez d’argent pour financer mes terres et rien de plus. Margaret héritera du manoir de Bidnold quand je ne serai plus là, mais je n’ai pas grand-chose à lui donner maintenant.
— Je ne m’en soucie guère, Sir Robert. Comme vous le savez, mon père est fort riche et il nous trouvera une maison à Londres. Mais j’ai l’intention de me faire un nom dans le monde avec mes talents de jardinier. Les jardins font battre le cœur des Anglais. J’en ai vu des exemples partout.
— Oui, je pense que vous avez raison là-dessus. Je l’ai remarqué aussi.
— Même dans les villages pauvres, chaque cottage a son jardin, et pas juste pour la nourriture et la volaille, mais aussi pour les asters d’automne, les myosotis et les rosiers grimpants. Quant aux hommes près de faire fortune, une fois qu’ils ont passé commande d’un portrait d’eux-mêmes, de leurs femmes et de leurs chiens, alors leurs pensées se tournent tout naturellement vers les belvédères, les lacs, les fontaines et autres folies. Je ne manquerai point de commandes, j’en suis certain.
— Bien. Je trouve admirable que vous suiviez votre propre voie dans la profession de votre choix.
— Et quand je serai établi, j’espère que Margaret et moi aurons des enfants. Je sais que sa propre enfance fut quelque peu solitaire…
— En effet.
— Ce n’était pas votre faute, Sir Robert… votre épouse était décédée. Nous espérons juste…
— Avoir une grande famille.
— Oui. Et mon esprit s’emballe en imaginant Margaret avec nos bébés.
C’est seulement à ce moment-là, lorsque Julius Royston évoqua le doux avenir qu’il avait planifié avec ma fille et leurs enfants, que je sentis la fin soudaine et miraculeuse de mes craintes pour Margaret.
Il me sembla que pendant un nombre incalculable de jours et de mois elle s’était amassée dans ma poitrine tel un cancer proliférant, et que l’on avait enfin effectué une grande incision (néanmoins indolore) sur mon corps afin d’enlever la tumeur, laissant mon cœur libéré de toute angoisse. Toutes ces inquiétudes que Violet Bathurst m’avait fourrées dans la tête, comme quoi le Roi séduirait Margaret et ruinerait sa vie, semblaient à présent lamentables et erronées. J’étais désormais tout à fait certain qu’aucune séduction de ce genre n’avait jamais eu lieu.
Je m’enfonçai dans mon fauteuil et regardai Julius Royston. Ce n’était pas un mari d’opérette. C’était un jeune homme passionnément amoureux. Je laissai échapper un long soupir de satisfaction.
— J’espère que Sa Majesté et moi-même vivrons pour voir ces bébés, ajoutai-je.
*
Il était tard quand je finis par me retirer dans la chambre que la duchesse m’avait attribuée, mais je savais qu’une tâche supplémentaire m’attendait encore : il me fallait écrire de nouveau à Will.
Cher Will, écrivis-je,
Je viens d’arriver à Whitehall car, le Roi se sentant un peu souffrant, il m’a demandé de rentrer de Suisse. Je verrai Sa Majesté demain et prie pour que ses ennuis soient passagers et disparaissent bien vite.
Dès qu’il sera rétabli, je rentrerai à Bidnold. Je suis quelque peu inquiet de ne pas avoir eu de tes nouvelles, Will. Je t’en prie, écris-moi ici pour me rassurer et me dire que tout est bien dans le Norfolk, sans incident ou grande catastrophe.
J’ai trouvé mademoiselle Margaret en bonne santé, elle est très heureuse auprès de la duchesse de Portsmouth. J’ai des nouvelles concernant son avenir, que je serai heureux de te confier la prochaine fois que nous nous verrons à Bidnold.
En attendant, je demeure,
Ton employeur affectueux et ami,
Sir R. Merivel.