Quarante jours durant, Goliath, le gigantesque champion des Philistins, a défié les Israélites en duel. Matin après matin, il s’est porté au-devant de ses ennemis en les accablant de sarcasmes pour leur lâcheté. Ses armes sont sans égales : « Le bois de sa lance était comme l’ensouple des tisserands et la pointe de sa lance pesait six cents sicles de fer. » Un casque de bronze protège sa tête ; un bouclier, des jambières et une cuirasse à écailles lui protègent le corps. Il semble invincible à tous ceux qui sont rassemblés pour cette guerre, amis comme ennemis. Personne n’a osé l’affronter en combat singulier. Mais alors s’avance David, un gardien de brebis bruni par le soleil, et il ne porte pas la moindre cuirasse. « Suis-je un chien pour que tu viennes contre moi avec des bâtons ? […] Marche vers moi pour que je donne ta chair aux oiseaux des cieux et aux bêtes des champs(9) ! » lui crie le géant. Mais ce n’est pas par une insolente provocation que David a renoncé à la cuirasse et à l’épée, c’est par une ruse de guerre bien réfléchie. Le grand guerrier s’avance, sûr de vaincre, vers le frêle adolescent, sans soupçonner le destin qui l’attend. Or, David tire de son sac de berger une pierre plate et la lance avec sa fronde sur le géant, de sorte que le projectile lui pénètre dans le front et le fait choir face contre terre. D’un pas agile, David court vers Goliath et lui prend son épée dans son fourreau, puis lui tranche la tête. Ensuite il enveloppe ce trophée et l’emporte à Jérusalem.
De l’histoire de David et de Goliath, on peut tirer diverses leçons. Elle raconte la victoire du berger sur le puissant guerrier ; elle met en garde contre le fol orgueil de la force qui n’a pour son adversaire que mépris et moquerie. Et elle parle des armes du faible : ce ne sont point le bouclier, la lance et l’épée qui décident de l’issue de ce combat inégal, mais le camouflage, la surprise et l’adresse. La fronde est une arme qui ne paie pas de mine. On peut la porter dans son sac de berger. Mais elle tire plus loin que ne porte le lourd javelot. Il est sûr que cette histoire est une légende héroïque. Elle se passe en un temps où les bergers étaient passablement démunis face à des guerriers de métier bardés de fer. Néanmoins, dans l’histoire de la guerre, cette constellation se reproduira : à la fin du Moyen Âge, quand le cavalier portant cuirasse succombera à la grêle des carreaux d’arbalète ; ou aujourd’hui, quand une guerre locale voit de puissantes machines militaires mises hors de combat par les armes invisibles des partisans. La figure de David est d’une durable actualité. Elle symbolise la victoire de l’archaïque sur le progrès, la victoire de la mobilité sur la rigidité, de la ruse sur l’arrogance, de la tactique sur la force.
Les armes de la violence, ce ne sont pas seulement la pierre, le fer, la poudre ou les machines ; ce sont aussi les capacités d’en user : le savoir et le savoir-faire, la ruse et la perfidie des hommes. Le concept de technologie englobe plus que les choses. Les armes sont maniées et servies, elles sont déplacées d’un endroit à un autre, et combinées de manière à multiplier leurs effets. L’arme s’insère dans le déroulement de l’action et dans l’organisation de la violence. Sa force de destruction n’est effective qu’à partir du moment où elle est utilisée, mise en branle, mise à feu. Seul l’acte humain la fait sortir de son état de simple potentialité et fait d’elle l’arme qu’elle est : un instrument de destruction des hommes et du monde.
Sans armes, pas de violence. L’arme rend la violence possible et en même temps la limite. Car chaque instrument n’est pas propre à n’importe quel usage. Comme tout produit de la technique, l’arme aussi modèle d’avance son usage, et par là détermine l’acte. Une massue en bois provoque d’autres blessures qu’une matraque en caoutchouc. L’action doit s’adapter aux moyens. Les armes nouvelles exigent constamment de nouveaux modes d’emploi, des connaissances et des habitudes nouvelles. Non seulement l’objectif est à la recherche de ses moyens, mais les moyens eux-mêmes cherchent des objectifs. L’arme à la main, le fauteur de violence est à l’affût de cibles nouvelles. Il répugne à laisser passer les occasions d’agir que son arme l’aide à trouver. Inversement, il pousse résolument à l’invention incessante d’armes nouvelles répondant à ses ambitions. C’est cette circulation — technique, intention, action — qui confère à l’arme sa valeur d’usage.
Mais l’arme n’est pas seulement un moyen pour une fin. Sa valeur ne se mesure pas uniquement à sa puissance effective de destruction(10). L’arme est aussi porteuse de significations, elle a une valeur culturelle. Elle est tout à la fois violence matérialisée et violence symbolique. Elle est démonstration de puissance et de force. Elle encourage son possesseur et intimide l’adversaire. Dans la revue militaire, grandiose étalage d’une menace de mort, le pouvoir démontre spectaculairement qu’il est inattaquable. Il fait défiler des machines imposantes, monstrueuses, effrayantes, même si parfois leur emploi échoue du fait même de leur taille et de leur extrême complexité. Les armes sont exposées, admirées, décorées d’ornements divers sans aucune fonction technique. La dorure du bouclier, les incrustations sur la crosse du pistolet, la laque argentée dont on peint le chasseur à réaction : plus d’une arme est aussi un objet esthétique, une pièce prestigieuse dont l’aspect masque la puissance meurtrière. De surcroît, ces produits de l’industrie humaine sont soumis à des jugements moraux. Les armes sont célébrées et bénies, abhorrées, bannies, condamnées. Les motifs invoqués sont plus d’une fois hypocrites. Les armes interdites causeraient des « souffrances inutiles » — alors que le but de toute arme est bien de faire du mal et de faire souffrir. Si les hommes investissent dans les armes leur richesse, leur imagination et leur jugement, leur intelligence et leur sensualité, c’est pour une raison simple : l’arme est instrument et signe de mort. C’est pourquoi elle modifie la situation de l’homme dans le monde et change ses rapports avec l’espace et le temps, avec autrui et avec lui-même.
La plus simple des armes est le corps humain. Il peut s’employer de toutes sortes de manières. Chacun peut blesser ou tuer sans recourir à des objets fabriqués : en décochant aux bons endroits des coups de pied, de poing ou du tranchant de la main, en étranglant, en mordant. À une époque où la capacité meurtrière des armes s’accroît indéfiniment, l’habileté et la vigueur physique peuvent paraître négligeables. Cependant, quiconque est maître de son corps dispose par là d’une arme dont il ne se sépare jamais. La fiction de l’état de nature, où l’homme était un loup pour l’homme, se fonde sur cette réalité bien tangible. Chacun peut être un jour dangereux pour autrui, car le corps humain est une arme potentielle.
Pour se servir efficacement de ce corps, il faut remplir certaines conditions. La seule force brutale ne suffit pas toujours. Il faut savoir où l’autre est vulnérable. Une série de coups de poing sur la poitrine est manifestement moins efficace qu’un coup porté sur la carotide. Dans la guerre des corps, les hommes ont une connaissance intuitive de la vulnérabilité d’autrui. Sachant où l’on peut le toucher lui-même, chacun sait où toucher l’autre. Pour bien se battre, il faut un long entraînement ; mais il faut surtout savoir forcer sa nature au moment de l’action, si l’on n’y est pas nerveusement prédisposé. Il faut une volonté absolue pour foncer effectivement sur l’autre et le frapper. Au moment de l’attaque, le corps est parcouru par une sorte de décharge intérieure expulsant soudain le cri, le hurlement sauvage, le premier coup. Pour se transformer soi-même en arme, il ne faut pas seulement se maîtriser, il faut être capable de sortir de ses gonds et d’échapper à l’inertie naturelle de la sensibilité.
Le corps sert d’instrument à la violence. Mais, inversement, c’est lui qui en est l’objet. Quoique beaucoup d’armes détruisent d’abord des choses — immeubles, fortifications, barricades —, leur cible ultime est le plus souvent le corps humain. C’est lui que l’arme doit atteindre. C’est dans son corps que l’homme est soumis à la violence, dans ses os, ses organes, dans le tissu de sa chair. L’homme est victime de la violence parce qu’il est corps. Le double aspect de son existence physique détermine son rapport à la violence : parce qu’il a un corps, il peut s’en servir pour agir, mais, parce qu’il est un corps, il est condamné à subir. Il est capable de violence et livré à elle. Le corps est capable de blesser, et il est vulnérable(11). D’où la nécessité de se protéger, et d’opposer à chaque arme offensive une arme défensive. Parce qu’il est vulnérable, l’homme doit tenir l’autre à distance ; il lui faut des armes portant plus loin que celles d’autrui. Et il doit prendre des dispositions pour se mettre à l’abri de celles-ci. Impossible de se contenter pour cela de son propre corps. L’autoconservation exige l’extension, l’adjonction d’accessoires, d’objets fabriqués, d’instruments. La technique des armes procède de la plus profonde des défectuosités humaines : du fait que l’homme a un corps et qu’il est mortel.
Ils sont légion, ces objets quotidiens qui peuvent servir d’accessoires. La culture matérielle est riche en armes potentielles. Tout ce qui est suffisamment dur, pointu ou lourd pour blesser le corps humain peut servir d’arme. Celui qui prétendrait abolir toutes les armes se verrait contraint de vider le monde quasi entièrement et de mettre hors de portée tout objet qui peut être détourné de sa destination première. Mais il faut distinguer les objets polyvalents de la vie civile, et les choses ou les dispositifs conçus et créés uniquement pour nuire à autrui : les armes de guerre. Ce sont elles qui permettent de voir selon quels principes sont construits les instruments de la violence, et dans quelle mesure leurs spécifications répondent à la nature de l’être humain.
Le premier de ces principes est l’extension. Qu’elle soit un coup de poing en pierre ou un épieu, une arme à feu ou un projectile explosif, l’arme augmente le rayon d’action et l’intensité de la violence humaine. Elle permet à l’homme d’obtenir plus d’effet que s’il était réduit à son seul corps. Elle le rend plus fort, plus puissant, plus sûr de lui. Il peut dès lors attaquer, il n’est plus seulement contraint de fuir ou de se défendre. Il peut menacer, blesser, tuer. Mais la conscience de sa force entraîne une prédisposition à la violence. L’arme donne du courage, elle fournit aux intentions un objectif et une forme. Elle est un objet technique avec lequel l’homme se crée une image idéale de lui-même. L’arme matérialise l’idéal de son corps. Quoi d’étonnant à ce qu’il en fasse une idole, qu’il l’adore, qu’il en magnifie la force ? Aujourd’hui encore, le glaive, ce long couteau à pommeau, reste un symbole de gloire et de toute-puissance. Une aura culturelle entoure cet instrument meurtrier. Les épées portent des noms, elles sont censées pouvoir trancher une plume qui tombe. Elles confèrent noblesse et statut. On ne s’en défait pas. Il faut être contraint de se rendre à l’ennemi pour la lui remettre en signe de soumission. Instrument et symbole, l’arme est bien plus qu’un simple objet d’usage. Elle est un potentiel de puissance. En adorant leurs armes, les hommes célèbrent le fait qu’ils sont plus que ce qu’ils sont.
L’objet fabriqué modifie l’action. D’estoc ou de pointe, les coups doivent être dirigés. L’arme doit être solidement empoignée, et les mouvements du bras, du torse et des jambes doivent être tels que toute la force passe dans la dureté de l’instrument. Il faut, c’est l’expression, que le coup soit « porté », et celui qui le porte y met toutes ses forces. Le maniement de l’arme exige parfois une adresse extrême et une force énorme. N’importe qui peut porter un coup de couteau, c’est l’arme démocratique par excellence. Le maniement du glaive, en revanche, est une technique qui s’apprend. Tirer à l’épée est tout un art, et le combat au sabre également. Il y faut de la souplesse et du coup d’œil. En un éclair, il s’agit de parer le coup adverse, de déjouer la feinte, de porter la botte. Or, plus une arme exige de maîtrise, plus elle devient le privilège de spécialistes. Ce n’est pas la propriété qui fonde l’inégalité sociale, mais l’arme. C’est celle-ci qui divise la société : d’un côté ceux qui sont désarmés, de l’autre ceux qui portent les armes. Les « gens d’armes » constituent le centre du pouvoir, le pouvoir d’une élite sur la multitude. Ils se constituent en classe distincte de toutes les autres. Pour le guerrier, l’arme est source de pouvoir et de vocation. Toute sa vie se passe à en entretenir la maîtrise, dans les tournois, les manœuvres, les batailles.
Les armes blanches obéissent aux mouvements du corps. Elles sont les outils de la violence. Avec elles on se bat face à face, au corps à corps. Il en va autrement des appareils, des machines, des systèmes automatiques. Ces objets fabriqués ne sont pas maniés, ils sont « servis », comme on dit d’une pièce d’artillerie. Plus on confère de puissance à l’arme, plus l’exercice de la violence ressemble à une tâche technique. L’homme travaille avec la machine, et il travaille à elle. Mais dès qu’elle fonctionne en autonomie, la tâche de l’homme se limite à lui faire son programme et à appuyer sur le bouton déclenchant le processus. La mitrailleuse, dont la culasse mobile recharge et fait feu automatiquement, ressemble encore à un instrument. On tire avec elle. Sur un canon, en revanche, on travaille ; généralement à plusieurs, chacun ayant une tâche bien distincte. Les munitions électroniques d’aujourd’hui, les robots volants et les systèmes d’armes doués de vue sont capables par eux-mêmes de s’adapter au terrain et de chercher leur cible. L’acte de violence est perpétré par l’objet fabriqué. Les hommes ne font plus que gérer sur écran le terrain d’opération. La mécanisation des armes rend de plus en plus superflue la violence de l’individu, dont la force, les sens et les pensées sont passés dans les systèmes automatiques. L’homme a délégué à l’objet fabriqué la violence de son corps, mais il n’en demeure pas moins victime de la violence. Ce qui avait débuté comme une extension active du corps aboutit à un corps complètement désarmé.
Beaucoup d’objets ainsi fabriqués éloignent l’exécutant du lieu de l’action. Le tireur d’élite depuis son emplacement bien camouflé, la crosse calée contre sa joue, suit à la lunette les mouvements de sa cible. C’est comme si ses mains, ses épaules et ses yeux ne faisaient plus qu’un avec sa ligne de mire. La victime ne soupçonne pas que le croisillon du viseur est en train de parcourir son corps, d’explorer son dos, sa poitrine, son front, ce point à la base de son nez. À des centaines de mètres, le tireur est sur sa proie. L’arme à longue portée raccourcit l’espace et l’annule. Sa conception n’obéit pas seulement à la loi de l’extension, mais aussi aux nécessités de la protection. Qui est capable d’atteindre l’autre sans être atteint par lui est en sécurité. Comme l’adversaire tente aussi d’en arriver là, il s’ensuit une course perpétuelle pour conquérir l’espace. Les appareils ont des yeux et des oreilles qui portent de plus en plus loin. Ils localisent le moindre mouvement, la moindre onde sonore, le moindre dégagement de chaleur. Ils font que la nuit est comme le jour, ils repèrent l’ennemi sous terre, au fond de l’eau, au-delà de l’horizon. Mais le projectile transforme l’espace en une trajectoire, en une zone de dévastation pouvant s’étendre sur des douzaines, des centaines, des milliers de kilomètres. Quoique l’opérateur de la violence se trouve à des distances de plus en plus grandes, son arme est un danger immédiat. Devenue désormais projectile, l’arme, libérée de la fixation en un lieu, lance la violence à travers l’espace. L’extrémité de la courbe balistique, telle est la limite du territoire de la violence.
Le rayon d’action peut s’accroître de deux manières : soit en augmentant la force de propulsion, soit en transportant l’arme. Dans le premier cas, ce sont des énergies physiques qui remplacent le bras humain : levier, explosif ou poussée de réacteurs. Quelle que soit l’énergie utilisée, le projectile abolit la distance, tandis que le système d’armes et ses servants restent sur place. Le deuxième cas est différent. Les armes ne sont pas toujours là où l’on en a besoin. Et souvent la sécurité exige de changer de position avant d’offrir soi-même une cible. Donc, il faut transporter les armes et les personnels : en utilisant les chevaux ou le chemin de fer, le bateau ou l’avion. La maîtrise des distances exige une infrastructure de mobilité. Il peut s’ensuivre que projectile et véhicule fusionnent en une unité nouvelle. L’avion, qu’il soit équipé de canons ou de bombes, n’est pas considéré seulement comme véhiculant des armes, mais comme étant lui-même une arme. Et le porte-avions ne fait pas que transporter les avions sur les mers, il est aussi le poste de commandement d’où pilotes et projectiles sont dirigés vers leurs objectifs. Dans des cas extrêmes, l’homme lui-même devient un projectile. C’est le cas du cuirassier chargeant avec sa lance : cavalier et monture ne font qu’un. De même le terroriste qui force un barrage avec une camionnette bourrée d’explosifs et se fait sauter avec elle devant une ambassade. De même encore le kamikaze piquant avec son chasseur sur le navire ennemi. L’homme, l’arme meurtrière et le moyen de transport forment alors un tout indissociable, un système mi-humain, mi-artificiel.
L’arme à longue portée ne repousse pas seulement l’horizon, elle conquiert aussi verticalement. Les boulets de pierre des catapultes, les obus de mortier et les bombes au napalm frappent de haut en bas, atteignant même ceux que protègent des fortifications. Le feu tombe du ciel. On aurait tort de sous-estimer cette transformation de l’espace, qui coupe les chemins de repli et menace l’arrière, jusque-là épargné. Le danger cerne l’homme de toutes parts, de face, par l’arrière et d’en haut. Dans le combat rapproché, on était face à l’adversaire et l’on n’avait rien à craindre dans son dos. C’est fini. L’homme ne peut plus compter sur aucune couverture. Son espace est brutalement réduit, écrasé. Tandis que le territoire de la violence s’étend toujours davantage, la victime est clouée sur ses positions et a de plus en plus de mal à savoir d’où viennent les coups. L’arme à longue portée est celle du massacre technologique. À confortable distance, un individu peut en tuer beaucoup d’autres. Jamais il ne verra leurs corps sanglants et déchiquetés. Et les victimes ne voient pas d’où surgit la violence. Entre elles et leurs agresseurs règnent une dissymétrie et un anonymat complets.
L’abolition des distances est étroitement liée à l’accélération du temps. La vitesse est en elle-même une arme(12). La loi générale selon laquelle c’est le plus rapide qui l’emporte vaut aussi pour les instruments de la violence. La victime est plus lente que son agresseur. Parce que la violence est rapide, la victime est surprise. Au dépourvu, elle ne peut rien opposer au surgissement soudain de l’arme. La cachette ou le couvert sont trop loin, le temps manque pour fuir. Le temps de la violence est intense et bref : intense parce qu’elle frappe comme l’éclair ; bref parce que l’alerte et la réaction sont réduites à quelques minutes, voire à quelques secondes. En fait de temps, il ne reste qu’un court intervalle. L’agression déclenche la peur et l’effroi. Elle transforme la violence en terreur.
L’effet violent de la soudaineté est à vrai dire culturellement relatif. Ce qui paraissait autrefois extraordinairement rapide nous semble aujourd’hui presque nonchalant. Mais le phénomène reste le même. Les premiers champions de la guerre éclair furent les guerriers nomades venus du fond des steppes de l’Eurasie : Scythes, Sarmates, Huns, Mongols(13). À l’échelle actuelle, l’irruption de ces archers à cheval peut paraître assez peu effrayante. Pour leurs contemporains, c’était un cataclysme. Des Mongols, on rapporte(14) qu’ils disparaissaient aussi vite qu’ils étaient apparus — et qu’ils apparaissaient encore plus vite qu’ils ne disparaissaient. Car, pour attaquer, ils profitaient même de la précipitation de la fuite : à peine les croyait-on enfuis que l’on était cerné. Le rythme de ces cavaliers balayait toutes les habitudes culturelles de l’époque. La terreur précédait leur irruption et paralysait toute défense. Lorsque la horde surgissait, les habitants ouvraient les portes de la ville et se rendaient. Sur quoi ils étaient massacrés.
Ce furent jadis les chevaux et les chars de combat qui accélérèrent la violence. À l’époque des moteurs, ce sont le chemin de fer, les automobiles, les aéronefs et les navires de toutes sortes(15). Quel que soit le véhicule utilisé, l’arme du temps libère la violence des conditions de la territorialité. Les lieux ne sont plus que des points de départ ou d’arrivée, des étapes intermédiaires vite quittées. L’espace devient un espace de transition. On le traverse aussi vite que possible. L’objet de la guerre est le temps, le lieu d’opération n’est plus la frontière territoriale ou le rempart fortifié, c’est le trajet, la zone, et finalement la planète tout entière. La violence est sans cesse en mouvement, elle conquiert les terres, les airs, les eaux, l’espace. Appuyée sur un immense réseau de communications et de logistique, elle est capable de frapper partout.
À vrai dire, même aujourd’hui, seule une minorité de guerres utilise les technologies les plus récentes. Le prix à payer, en compétences théoriques et en coûts matériels, ne permet qu’à quelques puissances de mener des guerres électroniques. Les parties en présence recourent donc à la concentration massive de leurs forces destructives. Ce principe vise à ouvrir une brèche dans la défense ennemie, à opérer une percée, à casser un dispositif. Les forces de destruction sont, pour ce faire, concentrées et combinées. Il n’est pas nécessaire que les armes de destruction enjambent de grandes distances ou raccourcissent les délais. Leur schéma directeur est le coup de poing, l’effet de massue, la bombarde, le feu roulant.
La puissance combative peut s’accroître aussi, outre les instruments matériels, grâce à des corps sociaux. L’organisation, l’entraînement intensif et la discipline ont toujours fait partie des armes les plus efficaces de la violence. Ainsi, la phalange grecque(16) se présentait comme une ligne serrée de huit à vingt-cinq hoplites équipés chacun d’un casque, d’un bouclier, d’une cuirasse et d’une lance ; cette première ligne était suivie de huit à dix autres laissant à chaque fois un intervalle d’un mètre, ce qui donnait une formation rectangulaire compacte. Épaule contre épaule et bouclier contre bouclier, cette masse chargeait l’ennemi au pas de course. Sous leur casque enveloppant, les hoplites entendaient mal et ne pouvaient regarder que droit devant eux. Chacun ne pouvait que se fier aveuglément aux autres, à leur courage, à leur esprit de corps — et au bouclier de son voisin de droite qui le couvrait en partie lui aussi(17). Si le premier rang bronchait, les suivants étaient en appui. Mais si les rangs se rompaient, l’hoplite courait de grands dangers. Pour fuir, il n’avait pas la moindre liberté de mouvement. Pour perfectionner la formation en phalange, on prit une mesure simple. Les Macédoniens allongèrent la lance traditionnelle, qui passa de deux à cinq mètres. Cette longue lance, la sarisse, n’équipa néanmoins que les rangs de derrière qui, en formation de combat, appuyaient leurs lances sur les épaules de ceux de devant. Les pointes des lances formaient alors un impénétrable mur de fer : une machine sociale de la violence, écrasant tout sur son passage. On retrouve le même dispositif chez les mercenaires suisses et dans le carré prussien. Les soldats étaient dressés à tirer quatre coups par minute. Les bataillons étaient divisés en pelotons, et les sections tiraient alternativement : l’une faisait feu pendant que l’autre rechargeait. Cela donnait la « salve roulante », qui faisait de grandes brèches dans les lignes adverses. C’est l’organisation qui accroît la puissance de feu des troupes à pied. La phalange et le carré étaient de véritables dinosaures de la violence, qui succombèrent tous deux face à la mobilité : la phalange devant la légion romaine, le carré devant les voltigeurs et les tirailleurs de l’armée napoléonienne.
La destruction massive s’obtient en outre par des moyens techniques : par les explosifs et les gros calibres, par la vitesse de tir ou les tubes jumelés. La précision est alors de moindre importance. Orgues de Staline, salves, shrapnells, lance-fusées ou chapelets de bombes ne mettent pas dans le mille. Leur effet n’est pas ponctuel, mais de balayage. Qui s’attarde dans ces zones battues par le feu n’a guère de chance de survie. Il sera touché par tel ou tel projectile, au hasard, mais ce hasard est hautement probable. La violence est complètement aveugle. Elle frappe tout le monde, adversaires et personnes étrangères au conflit, soldats, femmes et enfants. Cette destruction massive ne fait pas de distinction. Elle est si violente que l’arme se détruit elle-même à l’impact. Le feu et l’explosion sont ses emblèmes. Fulguration des tirs, tonnerre des détonations, grondement des canons, rugissement des incendies, océan de flammes : les victimes sont paralysées par la terreur.
À la destruction s’oppose l’obstruction. L’envers de la violence destructrice consiste en l’invention d’objets sur lesquels la violence vient se briser, qui stoppent les trajectoires et protègent les corps. Le principe obstructif ne vise pas l’attaque, la vitesse ou l’anéantissement, mais la protection et la défense. L’arme passive se situe du côté de la défensive, de l’autoconservation. Sa finalité n’est pas le mouvement, mais l’immobilité ; pas la percée, mais le blocus.
La protection commence par couvrir le corps. La tête est équipée de heaumes à visière ou à nasal, de casques et de masques à gaz. Le torse est protégé par des cuirasses (de cuir ou de fer), par des cottes de mailles ou des gilets pare-balles. L’environnement immédiat est pourvu de plaques de blindage, de sacs de sable, de levées de terre, de voitures renversées ou de troncs abattus. Pour interdire les accès à l’adversaire, on dispose des chevaux de frise ou l’on dresse des barricades. Sous terre, on creuse des abris, on construit des bunkers. On fortifie les localités, on ceint la ville de remparts, de tours, de bastions et d’ouvrages avancés. On parsème le pays de châteaux forts et de castels, et aux frontières du royaume on érige des murs colossaux : la muraille de Chine, le limes romain, la ligne Maginot. C’est une architecture obstructive, censée mettre le territoire à l’abri de toute attaque, une imposante architecture du rempart(18), qui manifeste démonstrativement la résistance à l’ennemi et lui inspire le respect. Ces symboles d’invulnérabilité paraissent invincibles, comme autant de monuments signifiant l’immortalité. Plus d’un agresseur y fut repoussé et y laissa son sang. Mais ces immuables forteresses ont toujours fini par tomber sous les coups de forces destructives nouvelles. Au cours de l’histoire, dans cette lutte entre destruction et obstruction, tôt au tard c’est toujours le principe d’anéantissement qui l’a emporté.
Cette interaction destruction/obstruction déplace la cible de la violence, qui ne touche plus directement le corps humain. La guerre des corps fait place à la guerre des armes. Mais alors la défense passive ne suffit plus. Les hommes ont besoin d’armes qui détruisent les armes de l’adversaire. Les charges creuses du bazooka percent les blindages du char. Les avions se heurtent à des canons antiaériens, les fusées à des fusées antifusées, les satellites à des satellites « tueurs » de satellites. Entre protection et destruction la différence s’atténue, dans la mesure où les deux fonctions peuvent être assurées par une seule et même arme. Le char, conçu d’abord comme un simple canon automobile destiné à percer les lignes ennemies dans la guerre de positions, est devenu peu à peu non seulement un substitut motorisé de la cavalerie et le fer de lance de l’attaque, mais aussi un rempart dans l’encerclement. Les « forteresses volantes », ces bombardiers alliés à grand rayon d’action de la Seconde Guerre mondiale, n’étaient pas seulement efficaces dans le pilonnage des villes allemandes ; elles étaient capables, même en plein jour, de repousser les attaques de la chasse. Des systèmes d’armes polyvalents réunissent les fonctions de défense et de grandes capacités d’attaque et de vitesse.
Le dernier principe présidant à la conception des armes est celui de la dissimulation. Là encore, protection et attaque sont étroitement liées. En se rendant invisible, on échappe au danger et l’on peut s’approcher de l’adversaire sans se faire repérer. La dissimulation vise la perception sensible d’autrui. On trompe et l’on camoufle, on se cache et l’on se couvre, on transforme l’arme en un spectre menaçant. Les guerriers disparaissent dans la forêt, s’enfouissent dans le sol ou rampent dans des boyaux souterrains, ils s’enfoncent sous la surface des mers dans des navires spéciaux ou se cachent dans un cheval de bois que les assiégés sans méfiance font entrer dans leurs murs. Ils profitent de l’obscurité nocturne pour s’approcher à pas de loup et attaquer au petit jour. Ils se déguisent en plantes et en arbres, et la forêt en marche parvient jusqu’aux remparts. Les procédés pour se dissimuler sont légion. Mais tous reposent sur une idée simple, celle du masque et de l’escamotage(19).
Le masque dissimule les intentions véritables et jusqu’à l’existence de celui qui le porte. De loin, le fantassin moderne fait l’effet d’un buisson parmi d’autres. La tenue camouflée le fait se fondre dans le décor naturel : neige, feuillage, sable du désert. Il est déguisé et, comme tout le monde se déguise, amis et ennemis sont difficiles à distinguer. S’il arrive qu’on tire par mégarde sur les siens, l’identité des masques y est pour beaucoup. Le « soldat inconnu » l’est d’abord pour cette raison. Sa tenue de combat est d’une teinte invisible, ou plus précisément n’a pas de teinte qui le distinguerait du terrain. Le camouflage fait disparaître le corps, il le protège non par l’enveloppement, mais par le mimétisme. Il réalise le rêve d’une protection parfaite, le rêve de n’avoir plus de corps. Celui-ci est mortel. Mais sous le manteau magique qui rend invisible, il est invulnérable.
Le masque est une arme. Et il sert à masquer les armes. Le partisan s’habille en civil et, sous son veston, cache la bombe qu’il lancera au milieu des ennemis, le moment venu. L’assassin dissimule son poignard sous sa toge, le terroriste installe une cellule photo-électrique qui, au passage de la victime, commandera la mise à feu. L’attentat se perpètre toujours à coup d’armes masquées. Mais la guerre recourt elle aussi à ce moyen. On y attire l’ennemi dans des pièges, on le fait concentrer son feu sur des cibles factices, des drones, des rubans métalliques de brouillage, bref, des objectifs simulés. On creuse devant lui des trous à loups, des fosses dont le fond est garni de pointes de bambou empoisonnées. On place des mines dont, après la fin du conflit, plus personne ne saura où elles se trouvent. On émet des nuages de gaz mortels que personne ne voit ni ne sent. On camoufle la trajectoire des missiles par brouillage électronique, et l’on camoufle les engins qui les portent. Les bombardiers camouflés(20) n’apparaissent pas sur les écrans de radar. Cet avion a beau n’être ni plus rapide ni mieux armé que les modèles antérieurs, c’est une invention remarquable. Il surgit à l’improviste, comme par magie. Il est potentiellement omniprésent, comme la mort. Ainsi, la plus moderne des armes aériennes jamais mise au point par les hommes rejoint la forme de violence propre à la guerre sauvage. La haute technologie emploie les armes du faible. Elle combine l’anéantissement avec la perfidie, la vitesse avec la fourberie, la force avec la ruse.
Les armes de la violence sont construites selon des schémas universels. On néglige fréquemment cet aspect lorsqu’on ramène l’histoire de l’armement aux genres de matériels et au degré de mécanisation. Extension de soi et abolition des distances, accélération et soudaineté, destruction, obstruction et dissimulation sont les principes de toutes les armes. Ces principes ont tous leur fondement anthropologique dans l’opposition entre faculté de nuire et autoconservation, dans le fait que le corps humain est à la fois capable de blesser et d’être lésé. L’inventivité humaine a produit d’innombrables objets pour surmonter cette contradiction. Mais elle a conçu tout autant d’armes qui aggravent cet antagonisme. Cette histoire n’est pas encore parvenue à son terme, les figures de David et de Goliath ne cesseront de réapparaître, aussi longtemps du moins que la plus dévastatrice des armes n’aura pas été mise à feu, celle qui précipitera tout le monde à sa perte, amis et ennemis, militaires et civils, les faibles comme les forts.