Le 22 octobre 1440, Gilles de Rais passa aux aveux devant le tribunal de l’Inquisition siégeant à Nantes. Avec des larmes de remords, il avoua les vices les plus affreux, le péché contre nature. On lit au procès-verbal : « Ledit Gilles de Rais, accusé, volontairement, et publiquement devant tous confessa que, pour son ardeur et sa délectation sensuelle, il prit et fit prendre un si grand nombre d’enfants qu’il ne saurait le préciser avec certitude ; lesquels il tua et fit tuer, avec lesquels il commit le vice et le péché de sodomie ; et il dit et confessa qu’il émettait la semence spermatique de la façon la plus coupable sur le ventre desdits enfants, tant avant qu’après leur mort, et aussi durant leur mort ; auxquels enfants quelquefois lui-même, et parfois d’autres de ses complices […] infligeaient divers genres et manières de tourments […] et il en riait […], après quoi il faisait brûler et convertir leurs cadavres en poussière(21)… »
Rejeton d’une grande famille française, Gilles de Rais était un noble chevalier. Il commença par s’illustrer comme grand capitaine aux côtés de Jeanne d’Arc, et aurait fait preuve d’un courage hors du commun. C’était un guerrier et un gentilhomme, auréolé par sa naissance, son audace et sa richesse. C’est seulement après la fin de la guerre que se produisirent les événements qui devaient coûter la vie à tant d’enfants : l’acte d’accusation parle de cent quarante victimes, pour la plupart des garçons âgés de huit à quinze ans. Les filles étaient épargnées. Le chevalier était un pédophile et un tueur en série. La légende s’est emparée du personnage. Ce que le marquis de Sade, cet intellectuel de l’orgie, devait plus tard imaginer dans sa cellule, Gilles de Rais l’avait effectivement pratiqué dans ses châteaux.
Il est très simple de dire que le preux chevalier fut en fait un monstre sadique, un suppôt de Satan. Le crime est œuvre humaine, spécifiquement humaine. Les bêtes féroces ne commettent pas de monstruosités ; seul l’homme est capable du pire et en a toujours la possibilité. Pourtant, le sens de telles atrocités échappe à la compréhension immédiate. Les mobiles de Rais sont quasi impossibles à saisir. Ses états psychiques ne sont pas accessibles par quelque introspection ultérieure.
En revanche, on peut tracer à grands traits une sorte de sociogramme. Sa situation et sa biographie sont connues par les récits des témoins et par ses propres aveux, faits sous la menace de la torture. Face au tribunal, il se montra d’abord plein d’arrogance et de morgue, contesta à grands cris l’autorité des juges, les traita de « trafiquants d’indulgences » et de « fornicateurs ». Mais au lendemain de l’excommunication qui l’excluait de la communauté chrétienne sur la terre comme au ciel, cette superbe fit place à un profond abattement et à la contrition religieuse. On sait qu’il se livra à la conjuration rituelle du démon, à la magie noire, à l’alchimie, au sacrifice d’un être humain sur l’autel de Satan. Mais d’un autre côté il souffrait d’accès de désespoir et de doute. Il voulait faire le pèlerinage en Terre sainte pour obtenir son pardon. Au terme des campagnes, il donnait des fêtes somptueuses. Il entretenait une escorte de plus de cinquante personnes, dont un chœur d’église vêtu d’étoffes de soie et d’or, avec encensoirs et plusieurs orgues ; un orgue le suivait sans cesse, porté par six hommes. Il gaspilla sa fortune, hypothéqua ses biens, vendit à bas prix domaines et châteaux, jusqu’à ce que ces fêtes de la vanité le ruinent tout à fait.
Pour le gentilhomme, la violence était un programme de vie. Elle était son apanage de grand seigneur. Ses victimes n’étaient que des enfants misérables, mendiants pour la plupart. Des bruits couraient depuis des années sur des disparitions d’enfants, mais la justice faisait la sourde oreille. La barbarie de ces meurtres répétés n’était pas tellement exceptionnelle. À l’abri de ses enceintes fortifiées, Rais ne faisait que pousser à l’extrême ce que pratiquaient ordinairement les bandes de brigands : viol et massacre. Il n’était guère plus sanguinaire que les chevaliers pillards, les lansquenets et les « écorcheurs » qui incendiaient les villages et torturaient au besoin leurs habitants. Il avait la cruauté de beaucoup de ses pairs, sauf qu’elle se manifesta autrement. Il lui manquait l’esprit économique du pillard sanguinaire. Mais il appartenait à la même société. Or, c’était une société où l’époque du chevalier traîneur de sabre était révolue. La série de ses forfaits débuta lorsque sa carrière militaire fut terminée et qu’il dut se contenter, comme maréchal de France, de faire défiler chevaux et cavaliers en d’inutiles parades. On n’avait plus que faire de la furie guerrière de cette terreur des champs de bataille. La guerre des chevaliers faisait place à celle de la piétaille, avec bouches à feu, piques et arquebuses. Les hordes cuirassées des mercenaires pillards cédaient le terrain à la discipline, à l’organisation, à l’ordre voulu par le pouvoir central. Un an avant le procès de Rais, Charles VII promulguait un édit qui sonnait le glas d’une époque et en ouvrait une autre. Il était mis un terme aux pillages, les féodaux et les bandes devaient se soumettre à la couronne ou être éliminés. Gilles de Rais était l’un des derniers champions d’une chevalerie en décadence et de l’ancienne féodalité.
Mais, une fois connus les circonstances historiques, le comportement et la carrière, peut-on en déduire les passions de la violence ? Ni la brutalité des mœurs ni le tempérament du monstre ne peuvent faire comprendre les significations que revêt effectivement la bestialité humaine. Que dit, en somme, l’origine sociale sur le sens d’un crime ? Si énigmatique que soit le sinistre personnage du chevalier, le problème n’est pas sa personne, mais ses actes, cette orgie de sang et de perversion. Mais la cruauté a-t-elle un sens quelconque qui la dépasse ? On sait que les cruautés nourrissent l’illusion de toute-puissance. Elles échappent aux lois de la raison, des fins et des valeurs. Tout cela paraît se comprendre tout seul. Mais le déroulement de ses forfaits montre bien davantage : tous les aspects de l’action humaine peuvent se réunir dans un crime de sang. On y trouve la jouissance du débordement, le mépris railleur de la souffrance des victimes, l’outrepassement de l’affect. On y trouve l’indifférence de l’habitude, le rituel répétitif de la mise en scène, le déroulement réglé de l’abattage. On y trouve la créativité de l’excès, la convivialité des meurtriers, la collaboration des complices et des rabatteurs. Enfin, et ce n’est pas le moins important, on y trouve le plan couronné de succès, le calcul, la rationalité de la cruauté.
Affect et habitude, rituel et rationalité : ces points de vue servent couramment à distinguer des types de comportements sociaux(22). Mais ces catégories ont un statut purement analytique. Elles servent à classer les faits et à donner du poids à des variantes de la description. Comme elles ne sont pas disjonctives, des combinaisons ne sont nullement exclues dans la réalité. La violence présente souvent plusieurs aspects en même temps, c’est même la complémentarité et le renforcement mutuel de ces aspects qui lui confèrent sa dynamique. Une même action peut être à la fois rationnelle et affective, habituelle et créative. Ce qui rend si monstrueuses les boucheries de Gilles de Rais, c’est la combinaison de l’intelligence, de la passion et du rituel. Le froid calcul est intimement lié à l’ivresse sanguinaire, et l’ennui à l’inventivité propre à la bestialité humaine. Mais la manière dont la violence se déchaîne ne peut se comprendre qu’en examinant en détail ses pratiques.
À première vue, la série de ces meurtres d’enfants n’est que débordement, perversion, hallucination. Pour autant, ces atrocités ne manquent pas de réflexion. Le chevalier préfère les petits garçons et les adolescents. Ce sont ses rabatteurs et ses entremetteuses qui les attirent dans le piège mortel. Parfois ils sont simplement enlevés, parfois on persuade parents ou logeurs de les confier à la garde du chevalier. On promet un emploi de page, ou bien l’on invite les petits mendiants du portail à pénétrer dans le château. Tous disparaissent sans laisser de trace. Cela ne va jamais sans tromperie, sans fausses promesses ou sans corruption, et généralement ce sont des auxiliaires zélés qui amènent ses victimes au criminel.
Dans chaque château est aménagée une chambre secrète équipée d’instruments de torture : crocs, cordes, barres, broches et poignards. Le déroulement du rituel est calculé, la succession des situations est planifiée. La victime est d’abord étranglée par pendaison, puis on interrompt la torture, on réconforte l’enfant, on l’apaise, on le caresse pour qu’il se taise. Ensuite on le soumet de nouveau à la torture, et pour finir on le découpe vivant, tandis que le chevalier prend son plaisir. À chaque victime, il jouit une ou deux fois. L’orgie terminée, les serviteurs nettoient la pièce, épongent le sang, brûlent le corps dans la cheminée ou le jettent aux latrines, pour faire ensuite disparaître le squelette. Les préparatifs et le nettoyage, mais aussi le déroulement de la violence, son rythme et ses procédés ne sont pas dépourvus de rationalité. La technologie de la violence sert à accroître l’excitation et le plaisir. Le martyre est interrompu et repris. Le recours à des armes différentes met de la vie dans la monotonie réglée du rituel. La violence est méthodiquement mise en œuvre, dosée, momentanément limitée, mais enfin déchaînée.
Quel est le sens de toutes ces pratiques ? La cruauté n’est-elle qu’un instrument de la volupté ? Au cours du procès, le président demande au chevalier qui l’a poussé à ces crimes et lui a enseigné la façon de les commettre. À quoi l’accusé répond « qu’il les fit et les perpétra suivant son imagination et sa pensée, sans le conseil de personne, et selon son propre sens, seulement pour son plaisir et sa délectation charnelle, et non pour quelque autre intention ou quelque autre fin. Et ledit seigneur président s’étonnant, comme il disait, que ledit accusé, de lui-même et sans l’instigation de personne, eût accompli lesdits crimes et délits, somma de nouveau ledit accusé de dire pour quels motifs, pour quelles intentions et à quelles fins il faisait mourir lesdits enfants […], adjurant ledit accusé de le vouloir lui-même déclarer pleinement, afin de décharger sa conscience […] ; alors ledit accusé, comme indigné d’être ainsi sollicité et interrogé, dit en français audit seigneur président : “Hélas ! monseigneur, vous vous tourmentez et moi avec.” Lequel seigneur président lui répondit en français : “Je ne me tourmente point, mais je suis très étonné de ce que vous me dites et ne m’en puis simplement contenter. Mais, je désire et voudrais par vous en savoir la pure vérité pour les causes que je vous ai déjà souvent dites.” Auquel seigneur président ledit accusé répondit : “Vraiment, il n’y avait aucune autre cause, aucune autre fin ni intention, sinon ce que je vous ai dit : je vous ai dit de plus grandes choses que celle-ci et assez pour faire mourir dix mille hommes(23).” » Sur quoi on mit fin à l’interrogatoire.
L’homme de raison contre le monstre. Quoique le meurtrier ne fût nullement buté, ce fut en vain qu’on chercha l’explication téléologique de la violence, l’intention et le but. Il raconta les faits en toute franchise, ne dissimula rien. On peut lire son discours comme exemplaire : exemplaire des limites de toute interprétation rationnelle par les fins, exemplaire de l’aveuglement de la raison face au crime. De fait, la cruauté ne poursuit pas une fin, elle n’a d’autre sens qu’elle-même. Même l’assouvissement sexuel n’était pas primordial. Selon le témoignage d’un complice subalterne, Rais prenait moins de plaisir aux excès sexuels qu’à la mort des enfants. La volupté était pour lui une volupté de la violence. Souvent il laissait ses serviteurs torturer et contemplait attentivement le spectacle. Il faisait éventrer les corps et examinait les viscères. Il brandissait les têtes et les membres tranchés et les comparait entre eux. La tête qui lui plaisait le plus avait droit à un baiser. Si méthodique que fût l’exercice de la violence, le sens de la rationalité était purement et simplement la violence elle-même. Finalement, le criminel ne voulait qu’une chose : voir la mort à l’œuvre.
La violence est instrumentale tant qu’elle est un moyen pour parvenir à une fin. C’est alors la fin qui la dirige et justifie son emploi. C’est la fin qui canalise les activités, prescrit la direction et le terme, délimite l’emploi et son ampleur. Quelqu’un poursuit un intérêt, se heurte à une résistance et, quand d’autres moyens échouent, il recourt à la violence. Elle trouve son fondement dans le rapport qu’elle entretient avec la fin. Une fois le but atteint et l’adversaire maté, toute violence supplémentaire est absurde. Jusque-là, nous sommes habitués à comprendre. L’énigme commence quand le rapport s’inverse, quand la rationalité elle-même est au service de la violence, quand l’intelligence n’est plus que l’instrument de son accroissement. Devant toutes les formes de violence qui ont leur fin en elles-mêmes, le savoir, l’expérience et la technologie ne sont là que pour maintenir en mouvement le processus de la violence. Le lien avec des fins externes a sauté. La violence est dès lors sans fondement et absolue. Elle n’est rien qu’elle-même.
La violence absolue n’a pas besoin de justification. Elle ne serait pas absolue si elle était liée à des raisons. Elle ne vise que la poursuite et l’accroissement d’elle-même. Elle a bien une direction, mais elle n’est pas soumise à une fin qui lui fixerait un terme. Elle a jeté par-dessus bord le lest des fins, elle a réduit la rationalité en esclavage. Elle n’obéit plus désormais aux lois du faire, de la poiésis. Elle est pure praxis : la violence pour la violence. Elle ne veut rien obtenir. Ce qui compte est l’action elle-même. Dans la mesure où la violence se libère de toutes considérations et devient tout entière elle-même, elle se métamorphose en cruauté.
L’inversion et la suppression des structures finales révèlent les limites du modèle rationnel. Si l’on en reste à cette dernière conception, on obtient de la violence réelle une image tout à fait unilatérale. Le fait que beaucoup d’actes soient perpétrés avec préméditation n’implique nullement qu’ils aient un but quelconque. Certes, de loin, on arrive toujours à leur attribuer quelque fonction ou finalité. Mais cela n’a fréquemment pas grand-chose à voir avec ce qui gouverne réellement les actes en question. Comme s’il fallait qu’il existe, pour tout comportement humain, une raison suffisante, un sens téléologique transcendant les simples actes. La violence absolue se suffit à elle-même. Aussi la conception instrumentale de la violence rate-t-elle dès le départ ce seuil où la violence tourne à la cruauté, et ne saurait voir tous les processus qui ne sont pas commandés par des calculs, pour la bonne raison que ce sont eux qui commandent tout calcul.
Qu’en est-il d’un autre aspect de la violence, celui de l’habitude ? La violence habituelle, pour fonctionner, n’a pas besoin de fin ni de mobile. Elle va bientôt de soi, et souvent elle s’exerce comme accessoirement. Les habitudes sont des configurations à voie unique qui sont déclenchées automatiquement par des situations récurrentes. Le motif se trouve transféré dans l’objet ; intentions, réflexions et décisions sont superflues. Avec cela, la violence habituelle résulte d’un mécanisme simple. En un instant, le criminel prend l’habitude de ce qui n’était au départ qu’un acte isolé. C’est comme une écluse qui s’ouvre : une fois franchie la limite de l’interdit, la voie est libre. Tout d’un coup, tout est possible. Le premier geste est suivi d’un second, il l’entraîne même. Leur auteur s’imite lui-même. La victime est torturée parce qu’elle l’a déjà été auparavant, parce qu’elle est marquée. Elle est tuée parce qu’elle est déjà morte en tant que personne et qu’être social. Le tortionnaire et bourreau ne fait que répéter ce qu’il a fait lui-même et ce que d’autres font aussi, jusqu’à ce que finalement la cruauté s’exerce avec une indifférence pleine d’ennui, à la va-vite, sans motif ni intérêt, sans attention intense. La barbarie devient normale.
Il ne fait pas de doute que Rais et ses complices étaient des multirécidivistes, des tueurs en série. Le nombre des victimes paraît inconcevable. Toujours le même rituel, le festin où l’on se gorge de mets raffinés et où l’on boit comme des trous. Toujours la même torture, la strangulation, le cri qu’on étouffe, l’excitation et l’orgasme, les traces qu’on efface. L’orgie de la cruauté est un scénario récurrent, son déroulement est d’une régularité monotone. Elle n’exige aucune décision. Le cérémonial est connu, les assassins sont bien rodés. L’indifférence vis-à-vis des victimes est effrayante. Ce sont des enfants de basse extraction, sans statut social, des petits mendiants, des vies sans valeur aux yeux de la noblesse. Ce ne sont que des objets de dissection et de volupté. La déshumanisation des victimes est opérée au plus tard quand leurs cris s’étranglent. Les meurtriers, depuis leur premier crime, n’ont de toute façon plus d’inhibitions à surmonter. Ils répètent juste ce qu’ils sont depuis longtemps. La cruauté est devenue leur comportement normal.
Mais l’assouvissement est de courte durée. L’excitation retombe, la fascination s’estompe. Les délices de la cruauté ne sont pas plus éternelles que d’autres. Certes, l’habitude dispense d’avoir des mobiles et des fins. Mais elle ne confère pas au plaisir la durée. Ce n’est nullement une inextinguible soif de puissance qui habite le monstre. C’est bien plutôt la violence elle-même qui exige d’autres violences. Comme la cruauté ne vise aucun but, ne veut rien obtenir, elle vit uniquement de se poursuivre. Mais plus elle est efficace et anéantit rapidement sa victime, plus la jouissance se réduit, plus le criminel est obligé d’être implacable. La cruauté agit comme une drogue, elle exige des doses de plus en plus fortes. Elle réclame positivement l’innovation, la diversité créative, afin de chasser l’ennui qui menace. L’habitude provoque ainsi son contraire. C’est là un aspect qui se retrouve aussi dans ces meurtres d’enfants.
Il est une phase du rituel qui est réservée aux variations : c’est la phase de la mise à mort. Tantôt les victimes sont assommées d’un coup de gourdin derrière la nuque, tantôt on leur tranche les membres, on les égorge ou on les décapite. On change le mode d’exécution selon l’humeur et le caprice du moment. Mais ce sont des variations minimes. Toutes sont rapides et sanglantes. Elles sont loin de manifester l’inventivité qu’on trouve dans les tortures. Elles n’ont pas grand-chose de la créativité, de l’ingéniosité raffinée des interminables tortures. Ces variations n’ont pas pour but de différer l’agonie ou de doser les souffrances. Elles ne veulent que l’ivresse sanguinaire. Les techniciens de la torture ou du massacre disposent d’un arsenal de supplices beaucoup plus vaste. Ils improvisent, expérimentent. Par comparaison, la créativité de l’orgie sanguinaire est limitée. L’ordonnance du rituel laisse peu de place à l’imagination. Il ne saurait être question d’un libre jeu de la faculté de représentation. L’orgie sanguinaire est seulement avide de sang. Elle ignore la sagacité posée et réfrénée de l’artisan de la violence.
En revanche, le rituel offre un cadre au déchaînement de la passion. Outre le mécanisme borné de la cruauté habituelle, ce sont des sentiments qui sont le moteur de l’action. La violence habituelle se déroule de façon répétitive, indifférente, constante ; la violence affective, au contraire, de façon éruptive, expansive, discontinue. Les émotions créent une réalité propre de la violence. Elles gagnent l’homme de part en part, prennent possession de lui. Il ne faut pas penser là seulement à des accès de fureur aveugle, au plaisir sadique, à la haine ou à la vengeance. Le criminel est gagné par une fièvre euphorique, par une griserie de joie sauvage. Il est enthousiasmé par lui-même. Chaque nouvelle atrocité, chaque nouveau mort accroît le ravissement d’une transgression sans frein. La violence se fouette elle-même. La souffrance et la mort de la victime inspirent au criminel un sentiment de souveraineté absolue, de liberté absolue par rapport aux fardeaux de la morale et de la société. Cette liberté est insatiable. Elle exige sans cesse de nouveaux crimes de sang et des martyres de plus en plus affreux, afin de s’assurer de durer et de ne pas retomber derrière les barrières de l’interdit. Dans l’excès, la violence s’empare entièrement du criminel. Il est au-delà de lui-même. Quoi d’étonnant à ce qu’il cherche à fixer, au moins symboliquement, cet état exceptionnel ? Il se procure des trophées et découpe, sur le corps des morts, des signes de sa victoire.
La passion de la désinhibition est une clé importante pour comprendre la violence absolue. Mais en quoi consiste cette expansion de soi, et où mène-t-elle ? Quoique l’orgasme sexuel et le déchaînement de violence soient des mouvements parallèles, l’excès ne doit pas être confondu avec un état d’extase. Certes, l’ordonnance du rituel repousse les frontières, mais elle ne les efface pas. La cérémonie sanglante n’est pas chaotique. Le criminel ne perd pas la tête. La passion de la violence n’est pas une frénésie qui ferait perdre conscience, ni un de ces ravissements transportant l’homme dans un ailleurs où il ne sait plus qui il est. Là, il sait très bien ce qu’il fait. C’est une Passion de ce monde, une excitation incandescente, qui saisit le corps, l’âme et la conscience de l’existence. Il grandit à partir de son centre et s’étend de plus en plus amplement. Il conquiert un nouveau terrain, celui de la liberté absolue.
En quoi consiste cette liberté ? Elle ne se limite pas au choix devant une alternative. Et elle ne se satisfait pas non plus de la permission accordée de devenir ce qu’on est de toute façon. La liberté absolue signifie d’abord la liberté par rapport à la mort. « Maître de la vie et de la mort », la formule prise au pied de la lettre a une signification radicale, monstrueuse. Toute vie humaine s’achève tôt ou tard par la mort. Certains meurent au bout de dizaines d’années bien remplies, d’autres avant même que leur vie ait vraiment commencé. Les hommes meurent des maux de la vieillesse, de maladies, de mort accidentelle, par la main d’autrui ou par la leur propre. La mort est inéluctable. Nul n’y échappe. Les hommes peuvent rêver d’immortalité, d’une vie après la mort, ils peuvent espérer monter au paradis, ou craindre d’être précipités en enfer, ou redouter les tourments de la réincarnation : cela ne change rien au terme définitif de leur existence. La mort les rattrape tous sans distinction, roi ou pape, chevalier ou paysan, homme ou femme. On peut mourir de bien des manières, mais dans la mort tout le monde est à égalité.
La mort est la violence absolue, la force pure et simple. Participer de cette force procure une satisfaction rare. Qui est encore en vie, là où d’autres sont déjà morts, connaît l’enthousiasme de la survie. « L’effroi d’avoir vu la mort se dénoue en satisfaction, puisque l’on n’est pas soi-même le mort. Voici celui-ci gisant, mais le survivant debout(24). » Et qui est capable de se procurer lui-même l’expérience de la survie, en tuant l’autre de ses propres mains, est saisi d’une passion dangereuse et insatiable. Il acquiert une assurance sans pareille. Il peut tout. Qui tue l’autre est lui-même affranchi de la mort. Plus encore : il s’est rendu maître de cette violence plus puissante que toute autre, il s’est instauré en maître de la mort. Dès lors, tout le monde n’est plus égal. Seul le maître dispose de la mort. Il peut la faire venir à tout moment, quand ça lui chante. Il ne faut donc pas chercher le motif du meurtre dans les pulsions naturelles, dans une volonté sociale de puissance ou dans une autoconservation forcée. Son motif ultime est l’illusion folle d’être soi-même immortel. L’homme tue pour survivre à l’autre. Le meurtre est la forme la plus simple et la plus basse de la survie.
À cela est liée la conscience de la souveraineté. Ce n’est pas la souveraineté du législateur, de la réglementation ; et ce n’est pas non plus la souveraineté de la résolution qui met de l’ordre dans le chaos en instaurant l’état d’exception. C’est bien plutôt la souveraineté négative de la transgression, de la destruction : la souveraineté du crime(25). Il ne faut pas oublier que Gilles de Rais était gentilhomme. Jeter l’argent par les fenêtres et verser le sang : tels étaient les gestes impériaux qui caractérisaient sa vie. Mais tout n’était pas permis, même à un chevalier. Le meurtre d’enfant et l’hérésie étaient passibles de mort. Il n’avait pas perdu tout à fait la conscience du crime, la conscience du péché, telle qu’elle s’empare du meurtrier la première fois qu’il tue. Ses accès de remords parlent d’une trace de culpabilité angoissée(26). Mais, à l’abri du secret, il pouvait sans cesse briser de nouveau les barrières et jouir brièvement du comble de la perversité. Protégé par ce secret, il assassinait sans entraves ni mesure, dans un monde situé au-delà de l’ordre et où seule fait loi la pire licence. Ce débordement n’implique pas seulement la victoire sur la mort, mais qu’on fracasse l’interdit une fois pour toutes, définitivement. Il ne peut plus être question de faire machine arrière. Les victimes ne sont plus que des moyens pour atteindre une fin. Le monstre ne veut d’elles que leur sang. Elles ne sont que de la chair vivante. Leur personne est sans importance. L’orgie sert uniquement aux voluptés du criminel, à la violence de la passion. Le véritable sadique fait une fixation complète sur lui-même. Les autres sont seulement pour lui l’occasion de se sentir vivre d’une manière toute particulière. C’est pourquoi les victimes sont interchangeables. Le chevalier pouvait se contenter d’enfants issus de la classe misérable. L’acte de souveraineté n’est pas une victoire sur des pairs, c’est un triomphe sur la loi et sur soi-même.
Il n’est pas étonnant que ce triomphe soit mis en scène comme une fête. La fête est le moment du chaos réglé, du débordement où l’ordre des valeurs s’inverse. Cette orgie de violence est une manifestation conviviale. Un groupe de serviteurs et de complices triés sur le volet est mis dans le secret. Ils participent à l’intempérant festin, à la boucherie, à l’inspection des corps. Quelquefois, le chevalier se contente de regarder faire ses comparses, sans mettre personnellement la main à la pâte. Le plaisir des yeux lui suffit, le spectacle de la mort le comble. Le voyeurisme surpasse encore la possession physique. Mais parfois il recherche le contact immédiat, et s’assied à califourchon sur un corps d’enfant décapité, pour en sentir les ultimes convulsions. Les sentiments sociaux du quotidien sont suspendus : pas de pitié, pas de culpabilité, pas de honte parmi les conjurés. Les inhibitions morales sont abrogées. La communauté des complices fête l’état d’exception de la liberté.
Pour autant, l’égalité ne règne pas parmi les criminels. Certes, leur crime collectif les enchaîne les uns aux autres. Mais la hiérarchie des classes sociales n’est pas supprimée. La fête sanguinaire n’est pas un monde à l’envers. Le maître ne sert pas les esclaves. Là comme ailleurs, ils exécutent ses ordres et appliquent ses décisions. Ils n’ont qu’une maigre part à sa perfection, à sa victoire sur la mort. La menace de mort qui contraint l’esclave à obéir est toujours en vigueur, elle n’est que provisoirement déviée sur la victime. Néanmoins, les serviteurs sont loin de participer à contrecœur. Ils ne sont que trop empressés à suivre les instructions. Car, en faisant ce qu’ordonne leur maître, ils se muent eux-mêmes en maîtres de la mort. Ils jouissent de ce triomphe, bien qu’en réalité ce soit le triomphe de leur maître. Et ils profitent de cette occasion longtemps attendue de n’être, l’espace d’un instant, plus forcés d’être esclaves. Ils font preuve de tant de méthode, dans l’usage de leur liberté, qu’on dirait qu’au cours de leurs années d’attente ils se sont entraînés à porter chaque coup et chaque prise. L’exercice de la violence leur fait vivre une double victoire. Ils transcendent leur condition mortelle et leur condition sociale. C’est pourquoi la cruauté des subalternes surpasse fréquemment celle de leurs maîtres. Pour s’élever jusqu’au maître, l’esclave doit le surpasser ; pour faire jeu égal avec lui, le surclasser. Mais les esclaves ont beau afficher une ivresse sanguinaire, ils demeurent en fin de compte de simples exécutants. Le triomphe de l’émancipation repose sur une illusion. La cruauté qu’ils appliquent est celle de leur maître, et non la leur. Ce qui va de soi pour le maître est seulement, pour l’esclave, un rare privilège révocable. D’un seul coup, le maître peut ruiner la communauté criminelle. Ce que les esclaves faisaient aux victimes, il peut à tout moment le leur faire subir à eux.
Qu’a révélé ce regard jeté dans ces abîmes ? La praxéologie de la violence n’a que faire du personnage du grand criminel, de ses mobiles intimes ou de ses infirmités caractérielles. Il est passablement indifférent de savoir si Rais fut un sadique par disposition interne, un monstre à figure humaine ou un débile puéril. Il n’est pas davantage éclairant de jeter un regard de côté sur les conditions historiques. On peut voir en Rais l’exemple d’un dérapage de la civilisation, d’une forme aberrante d’agressivité déchaînée au moment où la chevalerie commence d’être embrigadée à la cour des princes(27). Mais la transgression ne prouve-t-elle pas la validité de l’interdit, la puissance des dispositifs de contrainte, tant internes qu’externes ? Sur la pratique de la violence et la signification des atrocités, la détermination chronologique ne dit strictement rien. La violence ne se réfère pas aux critères de telle ou telle civilisation. Elle entend toujours les outrepasser. La violence absolue, sans fondement, est régie par des passions qui ne se soucient pas de circonstances historiques. C’est une illusion aberrante de croire que la violence est terminée lorsqu’elle a atteint quelque but. Et un raisonnement erroné, qu’elle s’éliminerait à tout jamais pourvu qu’on s’efforce d’atteindre ses prétendus objectifs par d’autres moyens. De telles supputations ignorent la violence des passions qui poussent les hommes : le triomphe de la survie, la souveraineté de la transgression, les désirs de l’expansion illimitée. La violence s’exalte indéfiniment. Une fois déchaînée, elle obéit au mouvement infini de l’excès : sa courbe ne connaît ni sommet ni terme. La tendance à l’absolu lui est immanente. C’est avec cela qu’il faut compter dans tous les cas, quel que soit à chaque fois le couplage entre affect et créativité, rituel et habitude, technologie et volupté.
Avec le recul de l’histoire, les excès des meurtres d’enfants sont d’une étrangeté effrayante. D’où les légendes par lesquelles la postérité a tenté de comprendre le monstre. Le personnage réel de Gilles de Rais s’est fondu avec la figure mythique de Barbe-Bleue, il est devenu sujet de ballades, de contes, de films, d’opéras et d’oratorios. D’où provient l’attention soutenue ainsi portée au sinistre gentilhomme ? Pouvons-nous être vraiment certains que les atrocités ne suscitent que le dégoût et l’horreur ? L’horreur et le dégoût s’emparent de l’homme lorsqu’il repousse ce qui le fascine intérieurement. Nul rejet sans attirance. Le discours de l’effroi n’est trop souvent qu’hypocrisie. Le chevalier n’eut pas de peine à trouver des auxiliaires dociles. Les seigneurs de la violence ne sont certes pas légion, mais leurs comparses sont innombrables. Quand les seigneurs de la violence ont eu abdiqué, une multitude de tortionnaires ont pris leur place, la plupart au service d’une puissance d’ordre, une minorité à ses propres risques et périls. La cruauté n’a pas besoin de grands seigneurs.
Mais aux spectateurs le criminel apparaît plus grand que nature. Il semble excéder toute mesure humaine. L’attention se focalise sur le meurtrier à la trace sanglante, presque personne ne parle du destin de ses victimes. Elles sont effacées de la mémoire collective. La conscience historique n’est pas consciente des victimes. C’est le meurtrier qu’on veut voir, non les morts. Lorsque le chevalier fut exécuté, il y eut un grand concours de peuple. La foule voulait assister à sa mort. Elle fut ébahie de voir ce grand gentilhomme demander pardon en pleurant aux parents de ses victimes. Il implora à genoux la miséricorde divine. Quand vint l’heure de mourir, il passa devant ses complices pour leur donner l’exemple. Il fut pendu le premier, avant qu’on eût allumé le bûcher au pied du gibet. Il devait subir un double supplice, comme meurtrier et comme hérétique. Avant que le feu n’ait consumé son corps, quelques dames de la noblesse obtinrent l’autorisation de faire retirer son cœur des flammes. Ses restes noircis furent déposés dans un cercueil et, comme il l’avait demandé, emportés jusqu’à l’église des carmélites, où ils furent inhumés.