Chapitre V

LA TORTURE

Au terme d’une longue traversée, saint Brandan arrive avec ses compagnons en vue d’une île solitaire. Des rochers noirs de suie surgissent de la mer, et de loin parvient le grondement de soufflets de forge et de marteaux. Des mains inconnues lancent vers les marins des blocs de fer portés au rouge qui font bouillir la mer et les empêchent d’aborder. Un peu plus loin, ils trouvent un homme enchaîné sur un autre rocher. C’est Judas, l’architraître, profitant de son bref repos hebdomadaire. Brandan lui demande où se situe le lieu de ses tourments, et Judas répond que c’est dans ces montagnes, séjour du diable Léviathan et de ses compagnons. Il raconte ses tourments, soigneusement planifiés : « J’y suis tourmenté avec Hérode et Pilate, Anne et Caïphe. Le lundi, je suis cloué sur la roue et je tourne comme le vent. Le mardi je suis étendu sur une herse et chargé de roches : regardez mon corps, comme il est percé. Le mercredi, je bous dans la poix, où je suis devenu noir comme vous voyez ; puis je suis embroché et rôti comme un quartier de viande. Le jeudi je suis précipité dans un abîme où je gèle, et il n’est pire supplice que ce grand froid. Le vendredi je suis écorché, salé, et les démons me gavent de cuivre et de plomb fondu. Le samedi je suis jeté dans une geôle infecte où la puanteur est si grande que mon cœur passerait mes lèvres, sans le cuivre qu’ils m’ont fait boire. Et le dimanche je suis ici où je me rafraîchis(43). »

Dans l’histoire des visions chrétiennes de l’enfer, ce texte du Xe siècle sort de l’ordinaire. On y martyrise selon un horaire strict, déterminé non par la nature du péché, mais par la succession des jours de la semaine. À chaque jour un supplice différent, semaine après semaine, année après année, pour l’éternité. La miséricorde divine accorde seulement un répit le septième jour, en souvenir de la création du monde, dont le calendrier infernal est une sorte d’analogue négatif. Culture et nature se muent en instruments de destruction. La roue et la herse, les techniques culinaires — ébullition, grillade, salaison —, tout est violence. Le métal de la terre devient potion de torture, l’air qu’on respire devient pestilence, l’eau de la vie devient glace meurtrière. La torture ne produit rien : elle inverse la Création, elle l’annule.

Ces scènes ne sont pas une fantasmagorie. Dans les visions de l’enfer, c’est l’expérience de la réalité qui resurgit. L’enfer ne peut prendre une forme fictionnelle que parce qu’il existe sur terre. Là où règne le monstrueux Léviathan, ce symbole de la répression, la vie sur terre n’est que le prélude aux tourments de l’enfer. À une importante différence près, néanmoins. Ce qui sur terre se termine à la mort dure en enfer éternellement. Pour l’homme terrestre, chacun de ces châtiments physiques est à lui seul mortel. La victime est torturée à mort. Dans la damnation éternelle, en revanche, cette libération est exclue. Il n’existe que des tortures sans fin. En enfer, la peine capitale devient un supplice, dont le sens n’est pas la mort, mais la souffrance, l’agonie perpétuelle.

La torture a toujours fait partie des plus efficaces pratiques du pouvoir. Officielle ou secrète, elle n’est jamais loin, dès qu’un régime vise l’orthodoxie et la conformité. Elle est inscrite dès le départ dans la logique du pouvoir. Car le pouvoir repose sur l’obéissance et la docilité, donc sur des attitudes qui ne sont jamais durablement garanties. L’obédience peut être dénoncée, l’allégeance récusée à tout moment. Jamais le maître ne peut être tout à fait sûr de ses serviteurs. Or la torture le met à l’abri de la rébellion. Elle ressortit à la politique de la dissuasion interne. Car elle n’entretient pas seulement la peur de la mort, qui contraint à obéir ; elle suscite une angoisse beaucoup plus terrible : celle des affres d’une agonie sans fin. La torture prouve la toute-puissance du régime. Elle montre aux sujets qu’on peut tout leur faire, même ce qu’il y a de pire.

La torture n’est pas un vestige de l’Inquisition ou de l’absolutisme. Dans l’histoire européenne(44), les pratiques de torture se retrouvent de l’antiquité grecque et romaine jusqu’au Moyen Âge et aux réformes judiciaires du XVIIIe siècle. En tant qu’instrument des juridictions criminelles, elle fut certes abolie partout pendant le premier quart du XIXe siècle. Mais ce ne fut là qu’une interruption de quelques décennies. Vers la fin du siècle, elle fut réintroduite dans de nombreux pays d’Europe. Elle n’avait d’ailleurs jamais cessé dans les guerres, sur les marges des empires modernes, dans les colonies. Le XXe siècle, enfin, a vu non seulement s’accroître énormément les techniques de la puissance guerrière, mais aussi progresser constamment la torture : dans les guerres grandes et petites, dans les caves des dictatures et des régimes d’occupation, dans les camps des totalitarismes. Détachée des systèmes de justice pénale, elle s’est réinvestie dans les polices secrètes, les milices, les unités spéciales des armées. Échappant à tout code, elle est devenue une arme des États contre la dissidence et la subversion. Ses exécutants ont inventé des méthodes nouvelles et libéré la torture des contraintes de la vérité. Cette ancienne tâche des juges et des bourreaux revient désormais à des exécutants subalternes qui l’accomplissent à leur guise. Au terme de la civilisation, la créativité de la cruauté est parvenue à cet apogée provisoire qui révèle ce que la torture a toujours été et que le prétexte de la « question » dissimulait mal : la répression pure et simple, la terreur.

Qui sont les victimes ? Un regard sur le passé montre que l’histoire de la torture est étroitement liée à l’histoire sociale des basses classes, des marginaux et des exclus. On trouve là les esclaves, en dehors de la société des citoyens libres. Ils font un travail de bêtes, indigne d’un être humain. L’esclave fait partie des meubles, dont le propriétaire dispose à sa guise. On trouve ensuite les étrangers : les allogènes de l’intérieur, les indigènes des pays conquis. Son ambivalence fait toujours de l’étranger la cible privilégiée de l’exclusion sociale et de la persécution. On trouve aussi les ennemis faits prisonniers de guerre, qui ont été une menace extérieure pour le pouvoir. Après la victoire, s’ils n’ont pas d’utilité comme otages ou comme force de travail, ils sont livrés aux mauvais traitements. On trouve encore les traîtres à la morale sociale, les espions et les transfuges, les lâches et les paresseux, les criminels, les meurtriers, les adultères : ceux qui menacent de l’intérieur l’édifice social. Et puis les adeptes de religions et d’idéologies interdites, les marginaux de conviction, les hérétiques et les dissidents, ces voleurs et meurtriers des âmes. On trouve les détenteurs de savoirs ésotériques, mages et magiciens, devins et sorcières. Ils sont suspects d’alliance avec une puissance occulte plus forte que le pouvoir terrestre. On trouve enfin les auteurs — réels ou supposés — de crimes politiques, les régicides, les fauteurs d’attentats, les frondeurs, les rebelles, les libéraux et les contre-révolutionnaires, les coupables de lèse-majesté — que ce soit la majesté du roi, du parti ou du peuple.

Bref, la torture vise toutes les catégories sociales qui n’appartiennent pas à la région nucléaire de la société homogène. C’est une technique de lutte contre l’Autre, un instrument de scission sociale, d’exclusion. Elle trace une ligne de démarcation entre amis, ennemis et étrangers, entre le citoyen et le barbare, le civilisé et le sauvage, le fidèle et le païen. Et elle sépare les hommes de ceux qui n’en sont pas. Seul est considéré comme membre à part entière de la communauté humaine celui qui jouit des dignités du citoyen. Il est généralement épargné par la torture, aussi longtemps du moins que le pouvoir mise sur son approbation. Mais dès que s’instaurent tyrannie et terreur, la torture se défait de ses chaînes institutionnelles et sociales. Dès lors, tout un chacun peut devenir suspect, d’abord les hommes libres de basse classe, puis tout le monde indistinctement. Et souvent il n’est même pas besoin d’un soupçon pour faire disparaître des gens sans qu’ils laissent la moindre trace. Tant que la justice se contentait de s’en prendre aux crimes sociaux, la pratique de la torture restait limitée. Mais il en va autrement depuis l’invention du crime religieux, idéologique ou politique. Le nombre des criminels est toujours restreint, mais non celui des ennemis politiques, ni des auteurs de délits d’opinion. N’importe qui peut être déclaré ennemi de l’ordre par le pouvoir et poursuivi, quel qu’il soit, quoi qu’il ait fait ou non, pensé ou non. La tyrannie maintient les gens dans l’obéissance et l’angoisse de la mort, en rendant la torture omniprésente. La torture est toujours une dimension du pouvoir, mais la tyrannie en fait l’essence même du pouvoir.

Les objectifs officiellement visés ne sont plus les mêmes. Pour la justice pénale, la torture était un moyen d’extorquer des aveux et des preuves. Le supplice servait d’arme à la vérité et à la culpabilité. Il pouvait même tenir lieu de châtiment, lorsque le verdict importait peu. Le tribunal de la foi utilisait la torture pour découvrir les complices de l’alliance diabolique et pour inciter la victime à se convertir. La torture moderne est largement dégagée de telles attaches, même si les représentations anciennes continuent d’avoir cours(45). Quel que soit l’objectif mis en avant — la vérité ou la conversion, la culpabilité ou la dénonciation —, cela ne dit encore rien de ce qui se passe effectivement dans la torture. Le sens qu’elle a ne se révèle pas dans le but avoué par quelque tortionnaire, mandataire ou institution. La torture n’est pas l’instrument d’un interrogatoire. En l’identifiant à une violence instrumentalisée, on ne fait que reprendre le discours par lequel se justifient ceux qui l’exercent. La salle de torture n’est pas un lieu d’enquête et d’interrogatoire, c’est le théâtre de la violence absolue.

La torture est une relation réciproque très particulière. Elle accable sa victime de souffrances et de tourments. Aux yeux de qui l’exerce, la mort prématurée est une erreur technique, la perte de conscience un incident fâcheux. Il faut que l’autre, au moins provisoirement, demeure vivant et conscient, de manière qu’il éprouve la souffrance et que les affres de l’agonie l’envahissent jusqu’à la moelle. Même si beaucoup de tortures aboutissent finalement à la mort, la torture n’est pas une technique de mise à mort, mais de mise à l’agonie. La signification sociale de ce fait exige un marquage précis. Dans la torture, la violence avoisine le point zéro du social. La mort de l’autre est la fin de toute réciprocité. Envers les morts, il n’y a pas de comportement social. L’acte de tuer est définitif. La violence, comme acte social, ne saurait être poussée plus loin. Mais la torture ne se contente pas de la mort physique. Elle outrepasse ce que le social a de définitif. Elle flétrit, humilie et mutile sa victime. Et elle transforme l’agonie en un supplice qui dure. Sa force de mutation va plus loin que l’anéantissement du corps. Elle métamorphose l’être humain en créature à l’agonie. Ainsi, les horreurs de l’enfer commencent longtemps avant la mort.

L’antagonisme du bourreau et de la victime marque la limite extrême de la réciprocité sociale. La torture n’est pas un duel, ni une épreuve de volonté. Le torturé n’a aucune chance de se défendre. Certes, il existe des cas de résistance héroïque. Le martyr se tait. Il n’abjure pas, ne lâche rien. Son corps est détruit, non son esprit. Mais ce n’est pas la règle. Dans beaucoup de groupes de résistance, où l’on connaît l’efficacité de la torture, il est prescrit de tenir bon un jour au moins, le temps que les camarades apprennent l’arrestation et puissent se mettre à l’abri. Modéliser la torture sous forme de lutte, c’est l’enjoliver. Car la torture élimine l’action et brise la personne. La victime est tout entière aux mains de l’ennemi, elle est livrée à son arbitraire, à sa fureur, à sa joie perverse et à sa volonté de détruire. Elle n’est plus qu’un corps sans défense, épuisé et recroquevillé sur lui-même. La violence n’est limitée par aucune force contraire. La réciprocité est superflue. Le tortionnaire n’a rien à craindre, il n’a donc pas besoin d’adopter la perspective de l’autre. Motifs et plans ne sont nécessaires que tant qu’il s’agit d’abattre des barrières et de briser une résistance : aussi longtemps, donc, que tout n’est pas possible. Mais dès que tout est possible, il n’est plus besoin d’objectifs. Le tortionnaire a depuis longtemps atteint son but. La vérité, l’établissement de la culpabilité, la conversion, tout cela n’est plus en cause. La torture est pure cruauté. Elle continue de s’exercer sur qui a déjà parlé.

Le tortionnaire n’est pas toujours seul avec le torturé. La victime et son bourreau ne sont pas un couple social. Cette image conventionnelle de réciprocité est aussi absurde que de supposer que le viol serait un acte d’intense amour. La « question » de l’Ancien Régime se déroulait selon des règles précises : le juge compétent était toujours présent, ainsi qu’un notaire et, surtout pour les tortures du degré suprême, un médecin. Dans les locaux de la torture moderne, des supérieurs sont parfois présents. Des officiers donnent des instructions, encouragent les exécutants ou interviennent même directement. Un tressaillement du coin des lèvres, un froncement de sourcil ou un geste d’impatience suffisent pour que les sbires se jettent sur la victime avec une fureur redoublée. La brutalité est la mesure du zèle, et nul ne veut être soupçonné d’en manquer. Pourtant, ces gestes et ces mimiques ne réprimandent pas le laisser-aller, ce sont des feux verts, des blancs-seings donnés aux pires excès. Le supérieur n’est pas un surveillant, c’est un observateur et un complice. Il incarne la hiérarchie qui décharge l’exécutant de sa responsabilité, et il représente le régime qui lui laisse les coudées franches. C’est sans la moindre répugnance que les valets font leur travail, et ils n’ont généralement besoin d’aucune consigne pour accroître la douleur autant que faire se peut et par tous les moyens. Dans la chambre de torture règne non la hiérarchie, mais le copinage. Des aides prêtent la main au bourreau et maintiennent la victime, tant qu’elle se débat encore. Quelquefois, ils la frappent en se relayant, brandissant tour à tour matraques, pelles, tuyaux de caoutchouc. Ils s’aiguillonnent mutuellement et se mettent à plusieurs pour se moquer de la victime ou pour la violer ; ils se consultent sur la suite des événements. Il y a division du travail, échanges de rôles. L’équipe comprend des auxiliaires et des gardiens, des compétences médicales pour l’injection de drogues, de poisons pour les nerfs ou d’excréments, des compétences techniques pour manier les appareils électriques ou pour arracher les dents. Tantôt tout le monde met la main à la pâte, tantôt des spécialistes recourent à des procédés particuliers. Les méthodes varient, et c’est la nature de la tâche qui détermine à chaque fois la façon dont les exécutants collaborent.

À quels procédés recourt la torture, en quoi consiste son mode d’action ? Ce qui frappe d’abord, c’est le schématisme avec lequel les procédés simples se répètent et surenchérissent. La torture historique s’en tirait avec un arsenal limité de pratiques : la « balançoire », « reine des supplices », consistant à suspendre la victime à une corde par ses mains liées dans le dos ; ensuite les brodequins, les escarpins ou l’étau, écrasant les jambes ou les pieds ; le chevalet pour écarteler, l’eau glaciale, les brûlures sous la plante des pieds, ou la privation de sommeil pendant plus de quarante heures. Il a fallu attendre le XXe siècle pour que ces techniques soient affinées et diversifiées : électrochocs sur les parties particulièrement sensibles du corps — organes génitaux, rectum, bouts des seins, conduit auditif, langue ou dents. On enferme la tête de la victime dans un sac en plastique qu’on ne retire qu’à la limite de l’asphyxie. Un bandeau répugnant de saleté est placé sur les yeux et serré au point d’enfoncer les globes oculaires. On injecte du sel dans le gosier, ou l’on fait avaler de petites électrodes qui vont brûler l’œsophage et l’estomac. On écorche le dos à la râpe à bois, ou l’on enferme dans la chemise de la victime un chat qu’on électrocute, de sorte qu’il laboure la chair de ses griffes. On écrase les testicules, ou bien l’on introduit des tubes métalliques dans le vagin ou le rectum. On jette la victime nue dans une caisse pleine de punaises(46) ou de rats, ou bien on l’emmène à un simulacre d’exécution. On injecte des drogues qui provoquent des hallucinations ou des accès de panique, et qui ne laissent pas de traces. Une liste des techniques modernes de torture occuperait des pages entières. Car chaque endroit du corps, chaque posture, chaque mouvement peut prêter flanc à la torture. L’imagination et l’invention n’ont pas de limites. S’il s’agissait réellement de vérité ou de mort, tout cela serait superflu. Mais la torture n’est pas expéditive. Elle est un laboratoire de l’imagination destructive.

La torture transforme la personne en un organisme, en un morceau de chair vivante, en objet de travail qu’elle manipule pour jouer arbitrairement de ses états. De cette chosification découle tout le reste. En s’érigeant en auteur et agent de la souffrance, le bourreau renvoie la victime à sa pure corporéité. Les actes sociaux sont remplacés par des opérations techniques. La violence n’anticipe ni sens ni réponses, elle calcule et expérimente des réactions physiques. Et elle utilise des instruments mis en œuvre selon les impératifs de l’ingéniosité et de l’efficacité. La torture est un travail et un métier, un domaine d’activité de l’homo faber(47). Les procédés éprouvés sont appliqués avec l’aisance que confère une longue expérience, les nouveaux sont expérimentés avec l’intérêt que suscitent les découvertes, avec la passion de l’inventeur. On veut voir ce que ça fait, et ce que l’autre peut supporter. Le mécanisme froid de la cause et de l’effet remplace le cadre social de l’échange de sens.

Entre les mains du bourreau, le corps souffrant devient un extraordinaire instrument de pouvoir. La violence provoque la douleur, la rend visible, la met à nu. Elle ouvre des plaies et arrache des cris au torturé. Celui-ci voit son être intime étalé à l’extérieur, de sorte qu’on en dispose à son gré. La violence étouffe le langage dans la souffrance, arrachant celle-ci à l’intimité de l’autre. Le tortionnaire fait varier à sa guise l’intensité du supplice. C’est comme un appareil qu’on branche et débranche, qu’on règle plus fort ou plus bas. Le bourreau est capable aussi bien de produire la douleur que de la stopper(48). Il fait de l’être humain un corps sans voix, il réquisitionne la souffrance comme emblème de sa propre puissance, et en réprime en même temps l’expression. On applique un coussin sur le visage du torturé, on lui bande les yeux, on lui fourre dans la bouche une « poire d’angoisse » en métal ou bien un sachet plein d’excréments. Près de sa tête, on fait tourner un moteur à plein régime, ou fonctionner un poste de radio au maximum de sa puissance. En étouffant les cris, le tortionnaire prive la victime du dernier geste qui lui restait. Il entend voir la souffrance, mais s’épargner les hurlements déchirants et les gémissements de douleur. C’est pour cela qu’il claquemure la victime en elle-même, qu’il bloque la décharge que représenterait l’expression, et qu’il fait disparaître le cri. Il assiste, impassible, et il recommence. Cet amoralisme de la puissance n’a pas besoin de longues procédures de mise au point ni d’endoctrinement idéologique. La dépersonnalisation de l’être humain est impliquée dans les pratiques mêmes de la torture. D’où l’indifférence avec laquelle le bourreau fait son travail. Les scrupules ne l’effleurent pas. Privant la victime de ses capacités et de ses gestes d’homme, la torture demeure sans conséquence pour le tortionnaire.

La torture atteint l’être humain au cœur même de ses rapports avec lui-même. La violence envahit le corps souffrant, prend possession de lui, le révolutionne. Il sent qu’au moindre mouvement les liens entament les chairs, il sent craquer et se déliter les articulations tordues, des taches bleues ou vertes lui dansent devant les yeux, puis tout est rouge sang, des pointes de fer fouillent le crâne, le cri n’arrive pas à sortir du gosier qu’on a obturé de force, et ce cri bâillonné reflue en heurtant la trachée, les poumons, le cœur. L’homme torturé n’éprouve plus son corps comme une source d’énergie propre ou comme un rempart de résistance. Dans la furie vertigineuse de la douleur, son propre corps devient un ennemi. C’est ce corps qui cause son supplice et auquel il ne peut échapper, si fort qu’il serre les dents et mobilise ce qui lui reste de volonté. L’ennemi mortel est à l’intérieur de lui-même, il s’y déchaîne, l’enserre, l’entraîne vers l’abîme et brise ses ultimes défenses. Point n’est besoin pour cela que le sang coule. Il suffit de contraindre la victime à rester debout, pendant des heures. Ou bien à demeurer accroupi, jusqu’à s’effondrer. Ou encore, il suffit de l’enfermer dans cette cellule où l’on ne peut se tenir ni debout, ni assis, ni couché : cette posture contrainte cause autant de douleurs musculaires et osseuses que l’appareil le plus sophistiqué. Pendant quelque temps, la victime tente encore de résister à la position qui lui est imposée, de déplacer son poids, de détendre certains muscles. Mais à la longue ces efforts échouent. Le combat contre son propre corps est sans espoir. La souffrance use, et pour finir le torturé s’effondre, épuisé. Le supplice ne se contente pas de porter des blessures externes. Il scinde l’être en deux. Le corps de la victime devient complice de la torture.

Mais ce n’est pas encore assez. La torture n’est pas seulement un événement physique. Le corps, l’âme et l’esprit étant indissolublement imbriqués, la torture physique inclut toujours tous les éléments de la torture psychique. La souffrance accroît la peur d’une souffrance nouvelle, la terreur plonge la victime dans la panique et le désespoir. La violence détruit la volonté et l’esprit. Et elle contraint la victime à se dépouiller de sa dignité, par ses cris, sa peur, ses gémissements suppliants. Les atteintes physiques sont souvent couplées avec des procédés d’humiliation. On arrache les vêtements de la victime, on lui tond les cheveux, on dénude et manipule ses zones intimes. Le corps nu est attaché, pour le maintenir dans une immobilité sans défense. La torture travaille avec prédilection sur des objets immobilisés. Elle expose ainsi la souffrance, et livre la victime aux regards amusés des spectateurs. La victime est accablée d’insultes et de sarcasmes. Sa peur et sa honte nourrissent la fierté du tortionnaire, sa satisfaction d’exercer un pouvoir total qu’il savoure et cherche à faire durer le plus longtemps possible. On ne peut guère imaginer d’antagonisme social plus profond : d’un côté la honte et l’impuissance de la victime, de l’autre la hauteur que se donne le bourreau, sa souveraineté, son triomphe. Le désespoir lié à la nécessité est liberté absolue pour le tortionnaire. Pour lui tout est possible, quand rien ne l’est pour la victime.

Réduisant le corps à sa merci, la torture a pouvoir aussi sur la voix. Elle détruit le langage et rabaisse la victime au niveau de l’expression préverbale. La voix ne forme plus de mots capables de représenter quoi que ce soit. Gémissements, bredouillis et cris, c’est tout ce que l’organe mutilé est capable de produire. La victime ne maîtrise même plus le langage de la plainte. La violence provoque le cri, le fait surgir du corps souffrant et aussitôt l’y refoule. Mais plus le supplicié se tait, plus on l’accable de cris, de menaces, de questions incessantes. Le tortionnaire occupe l’espace du langage tout en détruisant le langage de sa victime. Il s’épanouit, seul désormais à posséder un langage et une voix.

Cette destruction du langage réfute l’idée que la torture ne serait qu’un instrument d’interrogatoire. Certes, la violence peut s’interrompre, et le torturé être traîné à un interrogatoire. Mais en général on lui demande seulement de signer un document déjà rédigé, ou de confirmer en silence ce qu’on lui fait dire. Sans aucun doute, des gens sont régulièrement soumis à la torture afin qu’ils livrent un secret. Mais combien sont-ils à être torturés quoique le tortionnaire sache fort bien qu’ils ne peuvent rien savoir ? Combien subissent la violence alors que leur bourreau sait tout depuis longtemps ? Et combien sont forcés à des aveux dont celui qui les leur arrache sait lui-même qu’ils sont sans objet ? Entre l’aveu de culpabilité, le secret et la torture, il n’existe aucun lien nécessaire. Que la victime soit interrogée et pressée de questions ne signifie nullement que ses réponses importent. En vérité, l’interrogatoire est une mise en scène calculée qui donne à la torture une apparence de légitimité, et qui en même temps inverse les charges morales(49). Il produit la fiction selon laquelle la cruauté ne serait qu’un auxiliaire de la vérité, et la victime serait finalement elle-même responsable de ce qui lui arrive. Non que les bourreaux aient besoin de bonnes raisons. Ils exécutent leur travail sans le moindre besoin de justification. Mais le silence leur apparaît comme une énormité. Cela accroît leur irritation, et la fureur qui leur facilite la tâche.

Pour celui qu’ils torturent, cependant, l’interrogatoire est un piège sans issue. S’il se tait, le supplice s’aggravera. Mais s’il parle, il se discrédite et devient un traître — qu’on va continuer de torturer pour cette raison même. En trahissant ses compagnons, sa famille, ses convictions, il montre lui-même qu’il ne vaut rien. Celui qui tient le coup quelque temps fournit aux bourreaux l’illusion de livrer un combat. Cela lui vaut parfois leur respect, ils lui offrent une cigarette ou abrègent son agonie. Mais souvent aussi ils aggravent le supplice, pour briser enfin sa volonté. Le cadre de la situation ne change pas pour autant. L’interrogatoire suggère qu’il y a volonté libre et parité, bien que tout soit chantage. La victime se trouve cataloguée comme traître, alors qu’elle est livrée pieds et poings liés à ses tortionnaires.

L’interrogatoire n’est pas le but de la torture, mais son moyen. Il existe en effet une analogie structurelle entre attaque physique et assaut verbal. L’interrogatoire est un enchaînement de questions, une façon de questionner continuellement, obstinément, implacablement. Les questions pleuvent sans cesse, tantôt chuchotées, tantôt hurlées. Que signifie cette suite ininterrompue de questions ? C’est comme une dissection(50). Les questions sont des incisions de plus en plus profondes qui mettent l’interrogé à nu, afin de tout extraire de lui. Elles le découpent. Sans cesse répétées, elles interdisent la fuite ou la dissimulation. Quoi que fasse le suspect, ce sera jugé selon que cela répondra à la question posée. Le silence provoquera des questions sans cesse nouvelles qui l’encercleront, le cerneront de toutes parts en changeant d’angle d’attaque. Le questionneur est libre de ses mouvements, ses questions entourent le questionné. Celui-ci, au contraire, est immobilisé, cloué au sol, coincé. Ces questions d’interrogatoire sont des violences continuelles, des armes de torture. Alors que le langage de la victime est depuis longtemps détruit, celui du tortionnaire s’est mué en instrument de la violence.

La torture est une situation totalitaire. La violence investit le corps, le moi et l’univers de la victime. On traîne celle-ci jusqu’en un lieu qui n’est enregistré nulle part et où il n’est personne qui lui viendra en aide. Toute chose y est arme de l’ennemi : cave, couloir, cellule, portes qu’on déverrouille par moments pour maintenir le prisonnier dans sa peur, murs nus aux taches rougeâtres, châlit aux courroies de cuir, vieille bouteille de gnôle dans un coin, autocollant à tête de mort. L’espace entier est un théâtre de la torture. La victime est dépouillée de tout objet, il n’y a plus rien qu’elle possède, rien dont elle puisse dire que c’est à elle. Elle est poussée dans un monde hostile où rien ne la protège. C’est ce que montre à l’évidence la simple pratique de la cagoule noire : des heures, des jours d’obscurité impénétrable, un bruit régulier et impossible à arrêter, une chaise où l’on est ligoté, nulle sensation normale, nul événement. Dans cette cécité monotone, l’homme perd le sens de l’équilibre, ses fonctions cérébrales s’embrouillent, d’intolérables maux de tête se déclenchent, des hallucinations, la peur de devenir fou.

Le temps est lui aussi détruit par la torture. La souffrance est une présence absolue, permanente. Elle investit l’intégralité du champ de la conscience. Dans les pauses où l’on ramène le prisonnier dans sa cellule, il est saisi par le désespoir. C’est à dessein que la torture fait alterner violence et répit. Pendant que les tortionnaires fument des cigarettes, prennent leur repas de midi ou se consacrent à un autre malheureux promis à la mort, l’homme est prostré dans sa cellule. Il entend quelque part des cris, la douleur persiste, il guette avec angoisse les bruits de bottes dans le couloir. On le fait attendre, mais il ignore ce qui l’attend encore. On l’abandonne là pendant des heures, des jours, aucune lumière ne marque l’écoulement du temps. Il ne tarde pas à perdre le sentiment du temps. C’est comme si chaque heure prêtait son sang à la suivante. La torture est l’éternité. Là réside la vérité de la vision de l’enfer. La damnation dure éternellement. Quoi d’étonnant à ce que la victime de la torture souhaite, plus que tout, que tout cela cesse bientôt ?

La destruction est le triomphe du bourreau. Le monde de la victime se rétrécit jusqu’à n’être plus rien, elle perd pied, elle n’a plus rien à quoi se raccrocher. Le tortionnaire, en revanche, consolide sa position et étend son territoire. Tandis que la souffrance et l’abandon enserrent la victime de plus en plus étroitement et que son monde rapetisse, celui du tortionnaire grandit d’autant plus. Il régit complètement la situation, sa violence et ses questions pénètrent jusque dans les recoins les plus secrets de l’autre. Il règne sur le corps et l’esprit, l’espace et le temps, la vie et la mort. En poussant l’autre à sa perte, il fait s’épanouir toute sa propre énergie destructive. En le flétrissant, il se réalise lui-même. Ainsi, il se dépasse et se surpasse. Son imagination créatrice a libre cours, sa puissance d’action et sa capacité imaginative sont sans limites. Rien ne peut lui barrer la route. Même le plus blasé des comparses, accoutumé d’exécuter sa tâche avec autant d’ennui que de brutalité, n’ignore pas ce plaisir de l’expansion du moi(51). Une grimace enfantine éclaire son visage. Il est planté, jambes écartées, au-dessus de l’autre : sérieux, tendu, concentré, il est à son affaire, de toute son âme. Le corps du tortionnaire se lance dans un mouvement accéléré et autonome. Il ne s’arrête que quand ses forces sont épuisées. Tandis que la douleur met la victime en pièces, le tortionnaire agit en suivant sa nature. Il n’est pas hors de lui, il a tous ses esprits. Il s’est trouvé. Il ne peut s’arrêter, et il ne le veut pas non plus. La violence le libère et le fait n’être qu’un, d’une unité étrange. C’est le plaisir bestial qui fait de lui un homme complet.

Le triomphe de la cruauté est de courte durée. Plus les coups du tortionnaire sont durs et broient sans retenue tout ce qui leur résiste, moins l’ivresse est durable. La victime entre en agonie, elle n’a même plus la force de crier, les yeux se ferment, les lèvres béent. Le bourreau s’obstine à tout tirer de sa victime, mais le corps se casse et se convulse, le souffle est faible, la conscience disparaît. La fin est proche. Le bourreau est toujours parvenu à ce que la victime revienne des limbes et reprenne conscience. Mais à présent elle lui échappe. Il frappe un corps sans vie qui ne réagit plus. Il l’interpelle à grands cris, cela n’a plus de sens. La violence a détruit son objet. Ce faisant, elle s’est elle-même anéantie. C’est la raison pour laquelle les gens qui viennent de torturer quelqu’un à mort cherchent derechef une nouvelle victime. Et c’est la raison pour laquelle les démons, par sage précaution, accordent chaque dimanche un répit au damné. Il faut qu’il se repose, pour que chaque lundi le triomphe de la torture puisse reprendre.