Chapitre VI

LES SPECTATEURS

Dans ses Confessions, saint Augustin évoque les tentations de la violence. Son ami et disciple Alypius, mal guéri de sa fascination pour les jeux du cirque, arrive à Rome pour y étudier le droit. « Là il fut pris dans des conditions incroyables d’une passion également incroyable pour les spectacles des gladiateurs. Il avait commencé par le dégoût et la haine de ces spectacles. Mais des amis, des camarades d’études, qui revenaient d’un dîner, le rencontrèrent par hasard dans la rue ; il eut beau refuser et résister énergiquement, ils lui firent une amicale violence et l’emmenèrent à l’amphithéâtre où se donnaient, ce jour-là, ces cruels et funestes jeux. Il leur disait : “Mon corps, vous pouvez le traîner et l’installer là-bas, mais est-ce que vous pouvez fixer de force mon esprit et mes yeux sur ces spectacles ? J’y serai comme absent et de la sorte je triompherai et de vous et d’eux.” Ces paroles n’empêchèrent pas ses amis de l’emmener avec eux : peut-être voulaient-ils voir s’il pourrait faire ce qu’il avait dit. On arriva, on se plaça comme on put ; tout l’amphithéâtre brûlait des passions les plus sauvages. Alypius, ayant clos la porte de ses yeux, interdit à son âme de se mêler de ces atrocités. Plût au Ciel qu’il eût aussi bouché ses oreilles ! Un incident du combat arracha à la foule tout entière une immense clameur qui le fit sursauter. Vaincu par la curiosité et se croyant prêt, quel que fût le spectacle, à le mépriser et à le dominer, il ouvrit les yeux et il fut blessé dans son âme plus grièvement que ne l’était dans son corps celui qu’il contemplait avec avidité ; il tomba et sa chute fut plus méprisable que celle du gladiateur, cause de ces cris. Ils étaient entrés en lui par les oreilles, lui ouvrant les yeux, pour frapper et abattre son âme plus téméraire que courageuse, d’autant plus faible qu’elle s’appuyait sur elle-même […] Aussitôt qu’il eut aperçu ce sang, il s’abreuva de cruauté. Il ne se détourna pas du spectacle, au contraire il y fixa ses regards. Il en savourait à son insu la fureur, ravi par ces luttes criminelles, ivre de sanglante volupté. Ce n’était plus l’homme qui était venu là contre son gré, mais un individu de la foule où il s’était mêlé, et le digne camarade de ceux qui l’avaient amené. Qu’ajouterai-je ? Il regarda, il cria, il se passionna, il emporta de là une ardeur folle qui l’excita à revenir, non seulement avec ceux qui l’avaient entraîné, mais à leur tête, et à en entraîner d’autres(52) ! »

Quels que soient son dégoût et sa haine, le spectateur se laisse prendre par les passions de la violence. Elles s’emparent de ses sens, de ses oreilles, de ses yeux, de son âme. Les mouvements de la foule l’entraînent. Sa cuirasse intérieure cède aussitôt. La vue du sang provoque l’excitation, le ravissement, l’enthousiasme, le désir de davantage de sang. Le spectateur succombe à la cruauté. Saint Augustin décrit cette transformation avec minutie. Ce ne sont pas seulement les hurlements de la foule ni la fascination contagieuse de l’affect collectif, c’est la violence elle-même qui exerce son charme sur le spectateur. Elle opère comme un poison. Il ne s’agit pas, dans le récit de saint Augustin, d’un pervers irrémédiablement asservi à ses instincts. Alypius est un garçon qui n’est pas dépourvu de culture, ni de caractère, ni de principes moraux. Il tente de résister de toutes ses forces à la tentation, mais elle est la plus forte. L’ivresse de la fête sanguinaire l’échauffe. Les barrières morales tombent sans qu’il y prenne garde. La métamorphose est si profonde qu’elle persiste après la fin du spectacle. Lorsqu’il revient dans la vie quotidienne, le spectateur n’est plus le même. Il a redécouvert le goût du sang. Il en veut davantage, toujours davantage. Cette avidité le fait retourner au cirque.

N’allons pas dire que cette métamorphose concernerait uniquement des hommes dépourvus de la moralité bien assise que confère la civilisation. Ce spectateur, on ne le trouve pas qu’autour des combats de gladiateurs de l’Antiquité. Où qu’il y ait violence, le spectateur n’est jamais bien loin. On le trouve au pied du gibet où sont pendus les criminels. On le voit autour du bûcher où sont brûlés hérétiques ou sorcières ; sur la place du marché où est écartelé le régicide. On le rencontre aux portes des prisons, dans la foule déchaînée qui réclame un prisonnier pour le lyncher en pleine rue. On le retrouve suivant la meute qui court vers les maisons des persécutés, quand le pogrome éclate. Et on le voit sur les gradins des corridas et des sports violents, dans les cinémas où passent des films d’horreur, devant son écran de télévision quand sont diffusées des images de guerre. Les spectateurs de la violence sont loin d’être une espèce disparue. Seuls ou en groupe, ils sont tout aussi omniprésents que la violence qu’ils regardent.

Que fait le spectateur, qu’est-ce qui le pousse sur les lieux du crime ? Ses mobiles ne doivent pas être cherchés seulement dans la psychologie de l’individu. Le spectateur est une figure sociale, son comportement est un phénomène collectif, directement lié à ce qui le provoque. L’événement affecte son âme, ses sens cherchent des stimuli et des sensations. Les spectateurs se trouvent dans une relation d’immédiate action réciproque avec le spectacle. Leurs réactions et leurs attitudes ne sauraient donc se comprendre sans les effets de la violence.

Prenons un passant non concerné. Il passe rapidement devant le lieu d’un incident, en jetant tout au plus un regard de côté. Il ne regarde pas, il veille à passer son chemin. Il entend ne rien remarquer qui puisse le concerner. Il n’intervient ni ne participe, il tente de se tenir intérieurement à distance. Il ne faut pas confondre cette attitude avec l’ignorance. Ce passant non concerné ne se doute pas de rien. Il en sait autant qu’il veut en savoir. Il n’ignore que ce qu’il ne veut pas savoir. Or, cela signifie qu’il en sait assez pour savoir qu’il ne veut pas en savoir davantage. Pour ce faire, il prend un certain nombre de dispositions. Cette distance intérieure, cette indifférence morale sont loin d’aller de soi. Elles exigent des mesures pour se protéger des stimuli et bloquer la perception. Il fait quelque chose, pour que la violence ne le concerne pas. Il se cuirasse, se met sur la défensive, tient à distance la vue qui s’offre à lui, combat l’impulsion involontaire qui lui ferait regarder ce qu’on ne peut pas ne pas voir. Ce qui pourrait sembler être de l’indifférence stupide n’est donc pas la condition préalable, mais le résultat d’une passivité tout ce qu’il y a de plus active. Ne rien faire, passer son chemin, regarder ailleurs, ce sont autant d’actes. Faire la sourde oreille, se rendre soi-même aveugle, c’est une activité. Plus la violence impose sa présence, plus cette défense est laborieuse, jusqu’à obtenir un écran protecteur suffisamment étanche pour que rien, strictement rien, ne puisse plus apparaître dans le champ de vision.

Cette ignorance manifestée par le passant non concerné, on peut tenter de l’expliquer par des évolutions historiques ou par un habitus social. Mais cette attitude indifférente est inscrite dans le principe même de la socialisation. Celle-ci signifie toujours aussi distance et exclusion. Elle crée des différences, trace des frontières et consolide des séparations. Chaque milieu social est entouré d’une zone d’indifférence qui n’a droit qu’à une attention épisodique. Pour les contemporains étrangers qui peuplent cette région, les obligations internes au groupe ne valent pas. Leur destin peut parfois attirer le regard. Néanmoins, ils sont d’un monde socialement lointain pour qui nul ne se sent compétent. Ils ne sont que brièvement objets d’intérêt, d’assistance ou de compassion. La morale et la solidarité s’arrêtent à la frontière du groupe social. Cela décharge des désagréments qu’entraîne la sympathie. La morale pratique quotidienne n’obéit nullement aux principes universels de la raison pratique. Elle se cantonne strictement à l’environnement socialement proche. La violence qui se produit ailleurs ne concerne pas les gens, tant qu’ils ne se sentent pas directement menacés. Dans cette mesure, leur indifférence correspond à la différenciation des milieux sociaux et à leur clôture sur eux-mêmes.

Le blocage de la perception consolide les frontières sociales et met l’individu à l’abri des sentiments de honte, de culpabilité et de désarroi. Qui ne remarque rien est libéré de la plaie que constitue la conscience morale. Il n’a pas lieu de se reprocher quoi que ce soit, et s’épargne tous les tracas que peut entraîner le rôle de témoin oculaire. Qui fait l’aveugle, face à la violence, détourne l’assaut des émotions. Il évite le dégoût et la peur : peur que la violence l’atteigne aussi, peur de succomber à une fascination interdite, peur de l’envie criminelle d’imiter la violence. La cuirasse d’indifférence bloque la pulsion d’agression et la peur qu’elle inspire. Elle laisse le spectateur indemne, égal à lui-même. Il presse le pas et peut vaquer sereinement à ses affaires. Il note incidemment les scènes de violence, elles ne le touchent pas. Cela n’est pas du flegme : l’indifférent n’a pas la froideur glaciale de l’observateur vigilant auquel aucun détail n’échappe et qui tourne son regard vers des objets bien précis. Ce flegme-là est inébranlable, parce que l’observation occupe tout l’homme. Au contraire, l’indifférent ne remarque que ce qu’il ne veut pas voir. Il y a longtemps qu’il est capitonné, amorti intérieurement, enveloppé d’une cuirasse qui ne laisse rien passer. Tout lui est égal. La catastrophe n’est pour lui qu’un bruit à l’arrière-plan.

Tout autre est le comportement du spectateur intéressé, voire parfois curieux. Il ne se mêle pas non plus à ce qui se passe, mais il accourt vers le théâtre de la violence dès qu’il apprend quelque chose, une nouvelle, une rumeur, une nouveauté. Il ne refuse pas le spectacle de la violence, il le recherche précisément. Ce faisant, il ne cherche pas tant à savoir, à s’informer. Ce qui l’attire, c’est l’excitation nerveuse que procure ce qui sort de l’ordinaire, c’est le plaisir mitigé d’avoir peur, c’est l’espoir d’un grand spectacle barbare. Le spectateur intéressé veut vivre une expérience, mais à dose mesurée. C’est en connaisseur qu’il observe le drame, la technique du bourreau, l’art des combattants. Sympathie ou pitié lui sont étrangères. Il ne se met pas à la place de la victime. La présence de la souffrance ne le touche que superficiellement. Il ne s’indigne pas, ne se met pas hors de lui. Il ne se laisse ni emporter ni bloquer par son corps. Sa perception est plutôt froide, mais pas totalement. Car, bien qu’il garde ses distances, le spectateur intéressé n’est pas dépourvu de tout sentiment. Il observe attentivement le décor, laisse errer son regard, y compris sur les autres spectateurs. Il garde le point de vue souverain de qui ne se laisse pas fasciner par la violence ; il est intéressé, il est présent, mais il n’est pas au cœur de l’événement. Il reste son propre maître. Il n’est ni dominé par ses nerfs ni fourvoyé par ses sens. Monde intérieur et monde extérieur sont nettement distincts. Il garde pour lui ce qui l’émeut. Il se tient à l’écart des tempêtes d’enthousiasme. Il attend que la passion des autres se soit usée et qu’il soit temps de s’éloigner.

L’indifférent isole l’événement, le spectateur intéressé s’isole lui-même. Dans la multitude houleuse, il cherche à s’assurer un point fixe individuel — projet qui exige la plus grande résistance à la puissance des émotions collectives. Car le pas est vite franchi, de l’observateur attentif au spectateur enthousiaste. Derrière le masque du regard froid, un affect ambivalent est à l’œuvre : la volupté du voyeur, et l’angoisse délicieuse de la fascination. En quoi consiste cette attirance que le témoin a du mal à brider et qui l’appelle toujours plus près de l’événement ? Ce n’est nullement la simple curiosité pour l’insolite rompant avec l’ennui du quotidien. Ce n’est pas non plus uniquement le goût du sensationnel qui le rend réceptif. Ce qui excite le spectateur, c’est la violence elle-même. Elle repousse, effraie, séduit et amuse. Les convulsions et les cris de la victime provoquent un choc bref, un moment de nausée, de peur pour sa propre vie. Mais ce n’est là qu’un léger frémissement, bien éloigné de la terreur panique secouant le corps tout entier. La violence s’abat sur la victime, non sur le spectateur. L’effroi le fait frissonner, mais en même temps il se délecte de se savoir lui-même en sécurité. À sa peur se mêlent soulagement et satisfaction, et l’agréable fierté d’être impavide. Le spectateur ressent une rare force d’âme, le courage de défier ce qui est terrible, de pouvoir s’y mesurer(53). Le plaisir qu’on prend à avoir peur est toujours fondé sur la certitude qu’en fin de compte on n’aura jamais à y succomber.

C’est pourquoi, entre la victime et le spectateur, il y a un abîme. Le spectateur perdrait sa fierté et sa fermeté d’âme à vouloir prendre en pitié celui qui souffre et à s’identifier à lui. Si cruelle que soit la violence, si bestial que soit le martyre, pour le témoin cela reste un spectacle. La souffrance qu’il voit n’est pas la sienne. Les accès de sympathie sont bien éphémères, qui apaisent la conscience et procurent une satisfaction morale. Il ne faut pas les confondre avec la pitié. Celle-ci est fondée sur l’intuition que tous les êtres vivants ont un même besoin d’être secourus : c’est là une vérité qui saperait dans ses fondements mêmes l’attitude de l’observateur. Aussi le spectateur incline-t-il toujours du côté de l’auteur des violences. Sa fascination va à l’acte, non à qui le subit. La tiède sympathie est recouverte par l’admiration pour l’agresseur, pour son énergie incompréhensible, incessante, implacable. Le témoin ressent le désir de participer d’une telle énergie. Il apprécie la souffrance parce que celui qui la cause fait là ce qui lui est à lui-même interdit. Et cependant, il a beau vénérer la violence, cela n’efface pas complètement sa peur. La violence peut inopinément gagner ceux qui font cercle : un mouvement de côté, un regard, un mot lancé qui fait dévier l’attention, un premier coup, et soudain voilà la violence qui fait rage au sein de la foule. Comme le spectateur sent cette transgression potentielle, sa crainte n’est jamais tout à fait apaisée. Il est ainsi tiraillé entre la peur, le désir et la fascination, et de ce conflit interne il ne sera libéré que par l’exaltation de la foule.

Le spectateur enthousiaste dépasse ce désaccord intérieur de l’observateur. Il applaudit, encourage, excite. La violence le fait jubiler ; et si celui qui l’exerce hésite un instant, ce sont les spectateurs qui l’exhortent et réclament des supplices plus atroces. Ils ne se tiennent plus sur le bord, ils se pressent sur l’événement, d’aussi près que possible. Ils font autour de l’arène un cercle continu. Il ne faut pas qu’un seul détail leur échappe. C’est comme si la passion du fauteur de violence contaminait les spectateurs. Celui qui au début assistait sans se sentir concerné, tiraillé entre l’attirance et le dégoût, se laisse visiblement gagner par l’aura magique de la violence. La surprise et l’effroi s’évanouissent, la répugnance se retourne en approbation, en enthousiasme avoué, en envie de prêter main-forte à la violence. « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore(54). » La jubilation ne s’adresse pas seulement au spectacle sanglant. Elle résout l’ambivalence intérieure. Dans cette explosion de joie, les spectateurs respirent. Leur peur est comme balayée. Les cris de douleur de la victime se noient dans les clameurs et les vociférations de la foule, qui surmonte sa crainte en se mettant tout à fait du côté du bourreau. En se mettant ainsi hors d’elle, elle s’oublie. Son enthousiasme ne rend pas seulement hommage à la violence, il délivre de la terreur, et c’est là sa force irrésistible. Les spectateurs recherchent la violence, la peur à en mourir, pour finir par la surmonter avec délice. En rendant ce culte à la violence, c’est eux-mêmes qu’ils célèbrent, leur propre expansion et leur métamorphose.

Ces transports ne tolèrent pas la déception. Fascination et enthousiasme exigent d’être sans cesse alimentés, sous peine de retomber dans l’ambivalence. Le public réclame de nouveaux supplices, de nouvelles victimes. Le sang doit couler à flots, nul ne doit échapper à la mort, la fête veut la cruauté. Les spectateurs réagissent par le dépit, les murmures et le mépris, lorsque la victime s’effondre prématurément ou bien implore sa grâce à genoux. Elle est accablée de railleries et d’injures, le public déchaîné vocifère pour exiger sa tête. Et quand le spectacle se répète, il réclame à grands cris qu’on varie les plaisirs. Il ne supporte pas les moments de répit, et proteste avec véhémence dès qu’il risque de s’ennuyer.

Ce processus d’excitation collective était déjà décrit par Sénèque, dans une lettre à Lucilius qui est le premier document dénonçant avec vigueur l’institution des combats de gladiateurs : « Je suis tombé par hasard sur le spectacle de midi, m’attendant à des jeux, à des plaisanteries, à quelque divertissement qui repose les yeux des hommes du sang humain. C’est le contraire : tous les combats précédents n’étaient que pitié. Maintenant qu’on a renoncé aux bouffonneries, ce sont de purs homicides. Ils n’ont rien pour se protéger ; leurs corps tout entiers exposés aux coups, ils n’envoient jamais leur bras en vain.

« La plupart des gens préfèrent cela aux duels ordinaires et à leurs vedettes. Comment ne pas les préférer ? Pas de casque, pas de bouclier pour repousser le fer. À quoi bon des protections ? À quoi bon la technique ? Tout cela ne fait que retarder la mort. Le matin, c’est aux lions et aux ours qu’on jette les hommes, à midi, c’est à leurs propres spectateurs ! Ils ordonnent de jeter les tueurs à ceux qui les tueront et réservent le vainqueur pour un autre massacre ; l’issue, c’est la mort des combattants. La chose s’accomplit au fer et au feu. Voilà ce qui se fait quand l’arène est vide.

« “Mais Untel a commis un vol, a tué un homme.” Et alors ? Parce qu’il a tué, il a mérité ce châtiment : toi, qu’as-tu mérité, malheureux, pour le regarder ? Tue, fouette, brûle ! Pourquoi être si lâche à courir sur le fer ? Pourquoi être si peu hardi à tuer ? Pourquoi mourir si peu de bon gré ? Qu’on le frappe pour le pousser à se faire blesser, qu’ils se donnent des coups mutuels sur leurs poitrines nues et offertes ! C’est l’entracte : en attendant, que des hommes soient égorgés, juste pour faire quelque chose(55) ! »

Il faut lire entre les lignes de cette épître. Elle veut mettre en garde contre les vices de la foule, contre ce divertissement barbare, ce goût du sang. Elle parle de l’indignation du témoin, de l’orgueil du connaisseur, de son mépris pour les bas instincts de la multitude. Le sage entendait voir de l’escrime, des efforts athlétiques, la discipline de l’âme dans le combat, et non une boucherie. Il voulait s’amuser et se distraire, jouir du léger préjudice de qui tremble et pâlit, il ne voulait pas se griser de meurtre. Il attendait des duels anodins, et il est tombé sur les jouissances de la cruauté. Le sage est mesuré, circonspect. Il sait se garder, résister au vice et brider ses désirs. Jamais il n’entre en fureur, le coup extérieur ne fait que l’égratigner. Les surprises des sens ne sont pas sa passion. Elles sont soumises à la souveraineté de son jugement. La foule, en revanche, ne connaît que des émotions brutales. Son goût du sang est insatiable. Ce que l’observateur cantonne en des limites étroites grâce à la discipline de la raison, la foule veut l’oublier à jamais dans l’ivresse. L’enthousiasme lui fait enjamber sa peur naissante ; il décante les affects et libère les hommes du conflit entre leurs sentiments.

La foule s’incorpore l’individu. Il se fond dans ses mouvements. Ce processus exige une analyse par étapes. Il faut se garder de le confondre avec ce que les critiques de la culture ont coutume d’appeler « massification ». Il ne s’agit pas là de conformité ni d’adaptation, ni de la fin du sacro-saint individu. Bien qu’elle soit limitée à la situation du spectacle de la violence, l’incorporation du spectateur dans la masse est beaucoup plus profonde. Elle s’empare de l’individu tout entier, corps et âme. L’émotion collective de la foule est une force autonome et contraignante qui subjugue l’être humain, le forçant à des comportements dont il ne soupçonnait pas qu’il pourrait y céder.

Au début, les spectateurs se déplacent encore côte à côte. À peine ont-ils eu vent de quelque chose que, de tous les coins, ils affluent. Le bruit court comme un feu de brousse. En quelques minutes, la place sera noire de monde sans que personne ait lancé d’ordre : d’abord une poignée de badauds, puis des douzaines, des centaines. Quiconque se trouve à proximité accourt. Et quiconque aura connu d’avance l’heure de l’événement prendra la peine de faire un long déplacement pour se trouver à temps sur les lieux. S’interroger sur l’origine sociale du public n’a guère de sens. C’est tout le monde qui se rassemble au pied de l’échafaud, dans l’arène. N’importe qui peut assister, quel que soit son statut, et c’est souvent le pur hasard qui fait qu’on est présent. La violence est là pour tous, la mort concerne tout un chacun. Tout le monde veut voir. Le public est une société anonyme à durée limitée, associée uniquement par cet événement qui requiert son attention. Plus rien n’existe que le spectacle de la violence. Celle-ci crée son propre public. Elle agit comme un foyer, pour la société des spectateurs.

Ces spectateurs n’obéissent à aucun leader ni à aucun ordre. Personne ne mène ce mouvement social. Çà et là, des appels retentissent dans les rues et dans les immeubles, les retardataires sont incités à se dépêcher. Beaucoup se mettent à courir sans trop savoir ce qui les attend, d’autres hésitent encore, puis rejoignent le flot. C’est comme si une main invisible poussait tous ces curieux vers le lieu de l’événement. Une étrange force d’aspiration met les gens en branle et les fait se suivre. Le processus d’imitation a raison des préventions et des barrières sociales. On accourt parce que d’autres aussi accourent. Il faut qu’il se passe quelque chose d’important, un « événement extraordinaire » comme dans les nouvelles classiques, à l’endroit vers lequel se dirige un courant aussi nombreux. On n’a pas le droit de manquer ça. C’est uniquement le nombre, la force du grand nombre, qui déclenche cette aspiration et la renforce. Plus ils sont nombreux, plus forte est l’attirance. Et plus l’attirance est forte, plus le nombre est grand. Personne n’entend rester à l’écart. Et chacun persuade l’autre de vouloir y être. Nul besoin, pour ce faire, d’aucune décision ni réflexion. L’attirance du grand nombre agit au-dessous du seuil de conscience. Tous veulent se réunir sur les lieux de la violence.

Sur les lieux, les spectateurs se répartissent. Si des places individuelles ou numérotées ont été prévues, la masse se plie au cadre de l’ordre. Mais si l’espace est restreint, c’est la bousculade. La foule s’agglutine. Plus le rassemblement est nombreux, plus vite la multitude devient cohue. On se dispute les bonnes places dans la foule. Les plus curieux se poussent au premier rang, bousculant qui se trouve sur leur chemin, puis repoussant ceux qui poussent par-derrière ; d’autres se serrent et bouchent la vue pour être certains d’y voir mieux. Le tout est d’être présent ; mais on n’est vraiment présent que si l’on est près, aussi près que possible de la violence. On en vient aux mains, des rivalités éclatent, des conflits. On veut voir en face le criminel conduit au supplice, on voudrait pouvoir toucher la hache qui va le frapper. Avant même que ça commence, l’ambiance s’échauffe. La cote de tension monte, les spectateurs brûlent d’impatience. Peu à peu, la commune attente efface la rivalité pour les meilleures places. Les spectateurs se serrent. Épaule contre épaule, ils regardent devant eux. Ils recherchent la proximité physique, la densité de la masse. Ils ont beau ne pas se connaître, ils veulent tous sentir la présence d’autrui. Chacun veut ne faire qu’un avec l’autre, avec tous les autres. La crainte du contact, qui d’habitude fait garder ses distances, est soudain oubliée. On se presse contre les autres, dans une intimité d’anonymes. Ce qui sépare les hommes au sein des structures sociales, les rôles et les rangs, les territoires, les possessions et les destinées, tout cela s’annule dans la foule. Sa densité délivre des fardeaux de l’existence individuelle, délivre de la nécessité d’être un individu, délivre de la crainte sociale. La foule nivelle les différences et ôte à chacun culpabilité ou honte. Chacun est comme autrui, ils sont tous semblables et égaux, chacun est aussi proche de l’autre que de soi-même.

On aurait tort de sous-estimer cet enthousiasme de l’égalité. Il n’a rien à voir avec la contagion ou la suggestion. La fusion a un aspect indéniablement corporel. Les sens rapprochés prennent une signification qu’ils ont rarement dans les relations sociales. Vibrations et impulsions passent directement de la foule dans le corps. L’individu sent l’ovation lui passer dans les membres, son cou se tend, ses bras jaillissent en l’air, une onde de chaleur le traverse, la jubilation l’arrache à son siège, il crie comme jamais il n’a crié, il se joint à l’ouragan de voix qui balaie l’arène. Plus d’un, au milieu d’un chœur exultant, s’est ainsi retrouvé debout sur son siège sans savoir comment il y était monté. Le mouvement de la foule entraîne l’individu et le projette au-dessus de lui-même. Les limites du corps paraissent effacées, le moi fond. Le rythme de l’excitation, les hauts et les bas de l’ambiance, la nervosité de l’attente, l’explosion libératrice, tout cela pénètre toutes les fibres du corps. Cette métamorphose physique a été souvent ignorée. La masse, dit-on, court-circuite la raison et la conscience, et déchaîne les bas instincts. Ce n’est que la moitié de la vérité. La puissance de la foule investit les sens et les sentiments. L’ivresse dissout l’identité. L’homme aspire goulûment les états affectifs qui défilent, il pousse des cris de joie quand les autres le font, exige réparation quand ils crient vengeance, et applaudit à l’exploit quand le stade est aux anges. Il est lui-même la foule, il est tout entier l’émotion qui dans l’instant prévaut. Et en étant cela, il crée lui-même la puissance de l’affect collectif. En faisant ce que tous font, il est comme eux. En sentant et éprouvant ce que tous éprouvent et sentent, il fusionne avec les autres. Il se défait du poids de la solitude ; il n’est plus lui-même, il s’est oublié. Il est trop heureux de se laisser incorporer par la foule, afin de n’être plus contraint d’être celui qu’il est. La foule libère l’individu de lui-même.

Les spectateurs influent sur le déroulement de la violence. Ils observent et apprécient celui qui l’exerce, et parfois c’est comme si leurs regards lui pesaient sur la nuque. Il n’a pourtant rien à craindre, car ce ne sont pas des témoins oculaires qui pourraient lui être hostiles. Même l’observateur intéressé, qui demeure un moment sur le bord sans rien dire, est secrètement de son côté. Il ne va pas lui retenir le bras ni lui barrer la route, il ne manifeste ni désaccord ni protestation. Il laisse la violence aller son cours. Son mutisme est comme un assentiment silencieux. Affirmation et négation sont en effet fondamentalement asymétriques. La désapprobation exige d’être manifestée clairement, d’être exprimée à haute et intelligible voix, l’approbation, non. Ainsi, qui ne dit mot consent. La majorité silencieuse aplanit le terrain de la violence. Tant que les spectateurs font cercle sans rien dire, le fauteur de violence peut poursuivre à sa guise. Il n’a pas à redouter d’interventions, et la victime ne peut attendre d’eux aucune aide.

Mais dès qu’un mouvement naît dans la foule, c’est un nouveau moteur de la violence qui entre en jeu. Acteur et spectateurs se stimulent mutuellement. Les applaudissements aiguillonnent le premier, l’excitent, le fouettent. Si l’espace d’un instant il manque de l’énergie requise, d’engagement, de combativité ou de brutalité, il risque de s’attirer raillerie et mépris. Mais ses cruautés lui valent des acclamations, et ses atrocités supplémentaires accroissent la passion collective. La foule en délire est elle-même une force destructrice. Comme la violence suscite son public, le public suscite de nouvelles violences. Le fauteur de violences agit désormais comme représentant des spectateurs. Il ne fait qu’exécuter ce qu’ils veulent. Et il leur montre tout ce qu’ils sont capables de vouloir. Ainsi, la violence se transforme en une représentation, en un spectacle où les spectateurs reconnaissent leur reflet. L’acteur est comme eux, et ils sont comme lui. Il incarne leur volonté, applique leurs instructions. Le véritable bourreau n’est plus désormais un individu, mais la foule des spectateurs. Ils s’identifient à lui parce qu’il fait ce qu’ils n’osent pas encore faire. Il a toute la force qu’ils ne trouvent pas en eux. Il devient une partie de cette foule qui le mandate et l’enflamme, qui le tire de son sein et l’y accueille de nouveau, qui fait de lui son idole. En lui, les spectateurs se reconnaissent, il est le centre de leur éphémère communauté, la source de leur force, de leur volonté de triomphe. Sous les espèces de sa violence, les spectateurs célèbrent leur victoire sur eux-mêmes. Et souvent ils revendiquent plus encore que la cruelle réalité. Parce qu’ils se meuvent en lisière de l’événement, il est fréquent que les spectateurs inclinent à plus de radicalité encore que ceux qui mettent directement la main à la pâte et se chargent de la tâche sanglante. Ce sont de préférence les timorés qui poussent les hurlements les plus perçants. Certains ne tiennent pas en place. Ils voudraient y aller et, si aucune barrière n’est là pour les contenir, ils bondissent et se jettent dans l’arène, se saisissent d’un bâton et se mettent eux-mêmes à cogner. Ainsi, le mouvement de la foule emporte ensemble acteur et spectateurs, et les emmène dans les champs de la liberté. Entre faire et regarder, le mur est abattu.

Les spectateurs sont toujours à fond pour le vainqueur. Ils l’ovationnent frénétiquement, ils s’idolâtrent eux-mêmes à travers lui. Il reçoit la palme, le prix en argent, la couronne. Sur la victime, en revanche, leur jugement est sans indulgence. Le combattant terrassé qui jette son bouclier et, d’un geste de la main gauche, supplie qu’on l’épargne, n’a aucune grâce à espérer. Les spectateurs n’ont que mépris pour qui tient trop à sa vie. Le vaincu ne suscite aucune pitié, il attire sur lui colère et fureur. Aussi bien, que vaudrait la souveraineté de la victoire, face à un lâche qui geint ? Il ne fait qu’entacher le triomphe auquel le spectateur a sa part, qu’il a lui-même remporté. Et il rappelle cette terrible peur de la mort qu’on vient juste de surmonter avec succès au sein de la foule. L’appel du malheureux n’a qu’un effet inverse. Celui qui tombe, il faut le repousser, le supplicier, le tuer : tel est le principe de barbarie qui dicte à la foule son verdict. L’homme à terre est rejeté, exclu du monde humain. Qu’il disparaisse, à jamais. À des porteurs vêtus en Mercure ou en Charon — le nocher des enfers — revenait d’emporter les morts. De l’extrémité d’un fer rouge, ils s’assuraient que les corps étaient bien sans vie. Si quelqu’un était encore à l’agonie, ils lui portaient le coup de grâce. Mais s’il avait remporté le combat contre la mort, s’il s’était montré valeureux et résistant, il avait droit au respect, parfois même à l’admiration. On lui accordait généreusement la vie sauve. L’histoire séculaire des jeux du cirque à Rome nous apprend qu’il était d’usage, à la fin des combats de gladiateurs, que ce soit le public qui prononce la condamnation à mort. Certes, le président des jeux — souvent l’empereur en personne, ce spectateur suprême — avait formellement le droit de trancher. S’il levait le pouce, c’était la vie ; s’il l’abaissait, c’était la mort. Mais le véritable souverain de l’arène n’était pas César, c’était le public. Un empereur ne pouvait guère se risquer à aller ouvertement contre l’opinion de la multitude. Il observait attentivement les foulards qui étaient brandis, écoutait les plus puissants des cris et des mots scandés en chœur. Finalement, c’était la foule qui prononçait le verdict de vie ou de mort. Les spectateurs étaient tout à la fois bourreaux et juges. C’étaient eux qui arrêtaient le destin, qui faisaient grâce, qui commandaient le dernier acte de la violence.