À l’époque où le roi David était à Hébron, les tribus d’Israël partirent en campagne contre celles de Juda. Les armées se rencontrèrent près de l’étang de Gabâon. Avant que la bataille ne commence, Abner, le chef des Israélites, passa un accord avec Joab, capitaine de Juda : « Que les cadets se lèvent et luttent devant nous ! » Sur quoi douze guerriers de chaque camp s’avancèrent et s’affrontèrent. « Chacun saisit son adversaire par la tête et lui enfonça son épée dans le flanc, en sorte qu’ils tombèrent tous ensemble. […] Alors il y eut en ce jour une très dure bataille et Abner et les gens d’Israël furent battus devant la garde de David. » Quand la défaite est inévitable, Abner prend la fuite, mais il est poursuivi par Asahel, un frère de Joab. Par deux fois, Abner demande à son poursuivant d’abandonner : « “Écarte-toi de moi, que je ne t’abatte pas à terre. Comment pourrais-je regarder en face ton frère Joab ?” Mais, comme il refusait de s’écarter, Abner le frappa au ventre avec le talon de sa lance et la lance lui sortit par le dos : il tomba là et mourut, sur place. En arrivant à l’endroit où Asahel était tombé et était mort, tous s’arrêtaient. » Voyant son frère mort, Joab se lance à la poursuite d’Abner jusqu’au coucher du soleil. Sur une colline, les troupes se regroupent autour de leurs chefs, et il s’engage alors une joute verbale peu ordinaire : « Abner appela Joab et dit : “L’épée dévorera-t-elle toujours ? Ne sais-tu pas que cela finira par un malheur ? Qu’attends-tu pour ordonner à ces gens d’abandonner la poursuite de leurs frères ?” Joab répondit : “Aussi vrai que Yahvé est vivant, si tu avais parlé au matin, ces gens auraient renoncé à poursuivre chacun son frère.” Joab fit sonner du cor et toute l’armée fit halte : on ne poursuivit plus Israël et on cessa le combat(62). » Abner part avec ses troupes, qui ont perdu trois cent cinquante hommes, alors que les vainqueurs n’en ont perdu que vingt.
C’est une guerre ancienne, que raconte le deuxième livre de Samuel. Pour éviter une mêlée sanglante, on charge des champions de remporter la victoire, selon les règles du combat sportif, de l’agon. Ils « luttent », et le mot peut signifier aussi qu’ils « jouent ». Les survivants assureront la victoire à leur armée. Mais une escalade fait tourner le duel collectif au bain de sang : tous les champions succombent. La partie se conclut par un score nul. À peine le duel terminé, les deux armées se ruent l’une sur l’autre. Les uns sont mis en fuite et poursuivis, le plus rapide des poursuivants est tué, son frère cherche à le venger, et soudain le combat des armes tourne au combat verbal. Il est dit que le sang a assez coulé, que c’est assez de morts, alors qu’ils sont pourtant tous de tribus alliées. L’appel à la paix est entendu, la guerre est finie.
Cette histoire raconte une succession de formes de combat : d’abord l’agon, le duel réglé, puis le déchaînement du combat, la poursuite, enfin l’armistice, l’épuisement, l’accord. Mais ce dont ne parle pas le récit, c’est des transformations de la violence. Comment se produit cette escalade meurtrière, cette fureur batailleuse qui ne veut plus que sang et extermination ? Existe-t-il un mécanisme interne qui fait sauter les règles du duel et balaie le principe agonal ? Quel est le moteur du combat, et comment celui-ci trouve-t-il son terme ? Ces questions visent la dynamique du combat et non son mobile. Car le combat est une forme sui generis de violence, qui obéit à ses lois propres.
Si peu égales que soient les armes, le combat est un rapport mutuel. Il ne commence pas avec l’attaque, mais au moment de la défense(63). Sans riposte de défense, point de combat. Une invasion ou une occupation n’est pas un combat. Celui qui dépose aussitôt les armes et se soumet à l’agresseur ne combat pas. Seul celui qui s’oppose et résiste accepte le combat. Quel que soit le mobile de l’agression, pillage ou conquête, le moteur des hostilités est d’abord l’autoconservation. L’agression ne veut que prendre possession et soumettre. Elle veut conquérir et vaincre, non combattre. Seule la défense cherche le combat. Elle veut écarter, préserver, relever le défi de la mainmise. Ainsi, résistance et combat ne font qu’un. C’est donc un objectif négatif qui est cause du combat. On tient tête parce qu’on ne veut pas devenir la victime de l’autre. On mobilise toutes ses forces pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi. Qui prétendrait abolir la violence du combat devrait priver les hommes de la capacité de se défendre d’autrui.
La défense ne se contente pas d’esquiver et d’attendre. La défensive n’est pas pure passivité. Elle veut bien plutôt maintenir un statu quo que l’attaque adverse cherche à modifier. La défense livre une lutte active. Déjà, une résistance durable est un combat. Elle profite du temps pour rétablir l’équilibre des forces et user celles de l’adversaire. Mais jamais la défensive n’est que défensive. Un combat strictement défensif serait une absurdité. La défense, elle aussi, veut vaincre. Car seule la victoire, finalement, assure la sécurité. Un agresseur encore vigoureux pourrait poursuivre son attaque ou la réitérer plus tard. La passivité de la défensive n’est due qu’à sa faiblesse provisoire. Mais le but de la défense n’est pas de maintenir cette faiblesse, c’est de contre-attaquer en renversant le rapport des forces. Commencer par laisser l’initiative à l’agresseur n’est qu’un moyen de l’épuiser. Mais lorsque son élan mollit, vient le moment de rendre les coups, le moment des représailles. Alors le défenseur passe lui-même à l’attaque. Les rôles sont intervertis. C’est maintenant l’agresseur qui doit se faire un bouclier et tenter de rendre des coups précis, pour reprendre l’avantage de l’offensive. Cette action réciproque déplace les motifs et les buts. Au début, l’objectif du combat est encore tout à fait négatif, axé sur la résistance et le blocage. Mais pour répondre efficacement à l’attaque, l’intention d’autoconservation doit accoucher d’une autre intention : celle de vaincre. Ainsi, le combat produit lui-même son objectif positif. Chacun des deux partis est désormais animé du désir de vaincre l’adversaire, de le réduire à merci, de lui nuire, de le détruire.
L’autoconservation — et c’est la logique inexorable de tout combat — est d’autant plus assurée qu’on cause plus de dommages à l’autre. Afin de ne pas se trouver hors d’état de se défendre, il faut faire en sorte que l’autre le soit. Pour n’avoir rien à craindre de lui, on doit lui ôter sa force de volonté, ses armes, sa vie. Qui veut vraiment la victoire doit faire en sorte que le vaincu n’ait pas une deuxième chance. Toute autre voie serait une folie. Ainsi s’enclenche un processus qui, si l’on n’y met pas de bornes, conduit aux pires excès. Tant que l’autre n’est pas terrassé, on peut craindre que ce soit lui qui vous terrasse. C’est donc la peur de ce qu’on pourrait avoir à subir qui met en jeu toutes les énergies. Et c’est la peur que les ennemis ont l’un de l’autre qui les contraint à la surenchère. Pour se sauver, chacun redouble d’efforts, souvent jusqu’aux limites du complet épuisement. Cette action réciproque recèle déjà les énergies qui vont faire sauter les règles de l’agon et donner libre cours à la violence.
Le combat n’est pas une compétition. Les adversaires ne concourent pas pour un prix qui leur serait décerné à la fin. La victoire n’est pas un troisième élément qui existerait indépendamment du combat des rivaux. La victoire, c’est le fait que l’un des deux gagne et que l’autre perde. Toi ou moi, telle est la constellation du combat. Tertium non datur. La victoire de l’un est la défaite de l’autre. Les actions se visent directement l’une l’autre, sans la médiation de quelque chose d’autre. Les combats des hommes peuvent avoir de nombreux objets : puissance, territoires, richesses, considération ou honneur. Mais, sur le déroulement du combat, ces objets du conflit ne disent absolument rien. Ce n’est pas l’objet du désir qui détermine l’action, ce sont ses moyens. Dès que le combat recourt à la violence, il ne s’agit plus que d’une chose : d’éviter la souffrance et la blessure, de survivre et de tuer. Il peut bien exister des règles qui interdisent certaines armes ou certaines cruautés : dès que le combat flambe, elles sont lettre morte. C’est pourquoi le combat n’est pas un jeu, ne saurait en être un(64). Ce sont les combats pour rire qui respectent des règles. On ne joue que lorsque s’appliquent des règles. La compétition doit désigner le vainqueur auquel ira le prix. Dans le combat violent, en revanche, c’est la survie qui est la victoire, et la mort la défaite. On y joue son va-tout. C’est pourquoi tous les interdits sautent. Le fair-play, l’égalité des armes, personne n’en a cure, au contraire : qui veut vaincre et survivre évite par principe le duel chevaleresque avec ses pairs. Il recherche la surprise, tend une embuscade, cerne l’ennemi, l’encercle. La loi de l’autoconservation ne connaît qu’un but : ôter d’emblée tout avantage à l’autre, faire au plus vite qu’il soit sans défense, afin qu’il cesse d’être un danger.
Il est dans la nature du combat de mettre en œuvre des forces qui écrasent tous les obstacles. L’excès qu’est la violence absolue n’est pas une forme dégradée du combat, celui-ci la recèle dans sa structure même. Car le combat concentre les activités et clarifie les rapports sociaux. Le champ social se partage en amis et ennemis. Qui n’est pas ami est ennemi, y compris le frère qui se dresse contre son frère. Le combat n’a pas pour objectif un élément tiers, de même il ne souffre pas une tierce personne. La compétition seule, et non le combat, connaît un arbitre veillant au respect des règles. Les belligérants, eux, sont seuls au monde. Ils se coincent l’un dans l’autre et se tapent dessus aussi longtemps qu’il le faut pour que cela finisse. Bien que soumis à la réciprocité, le combat et l’hostilité visent en dernier ressort à une asymétrie absolue, à la destruction du social. L’hostilité, mise en œuvre par tous les moyens, débouche finalement sur sa propre dissolution. Mais, dans la plupart des cas historiques, cela ne veut pas dire désarmement, épuisement ou conquête, cela signifie dégâts, désastre, destruction. Autrement dit, moins de dommages on veut subir, plus il faut en causer à l’autre. Plus vite on veut terminer un combat risqué et ruineux afin de se retrouver en sécurité, plus vite il faut que l’ennemi subisse un bain de sang. Ce n’est pas dans la bataille, mais dans le massacre que la guerre trouve sa vraie nature.
Point n’est besoin que l’hostilité précède le combat. Souvent, elle ne se développe qu’au cours du conflit. Comme ailleurs, les points de vue ici se conforment à la pratique. Même si les motifs sont anodins et les objectifs insignifiants, la collision attise l’hostilité. Le premier coup appelle un coup en retour, le premier blessé exige des représailles, les morts crient vengeance. La résistance amène une plus grande tension des forces, la pression entraîne un surcroît de pression en sens inverse. La violence, la vengeance, la fureur et la haine s’appellent mutuellement, et ces actions réciproques des émotions se densifient à mesure que la confrontation s’intensifie. Plus la résistance se cabre, plus massif est l’engagement ; plus la violence rencontre de violence, plus elle se fait agressive. L’inhibition par autrui désinhibe, au point que le motif d’autoconservation se mue en passion d’hostilité. La fureur du combat refoule ses objectifs, le champ de bataille disparaît sous un flot de haine, de fureur et de peur. Or, plus le combat est acharné, plus il imprègne les combattants. La guerre produit ainsi le guerrier, et le combat produit l’ennemi, déchaînant lui-même les énergies pulsionnelles qui le portent et le poussent. Le fossé de l’antagonisme est désormais infranchissable. L’adversaire devient l’ennemi mortel. L’autoconservation est occultée dorénavant par la volonté inconditionnelle de blesser et de tuer.
C’est la résistance réciproque qui produit la fureur du combat. Néanmoins, celui-ci n’est pas dicté seulement par la rage aveugle. Plus qu’aucune autre affaire humaine, la confrontation physique exige intelligence et calcul. Le combat est le domaine de la tactique et de la stratégie. Garder la tête froide est l’indispensable condition de la survie. Chaque mouvement de l’ennemi pouvant représenter un danger mortel, rationalité et prévision revêtent une importance dramatique incomparable. La légèreté peut entraîner le combattant à sa perte, la présomption peut signifier souffrance et mort. La rationalité a pour objet ce que l’ennemi a d’imprévisible. Sa liberté est un péril mortel. Il faut donc manœuvrer pour le mettre dans une posture où il soit aussi prévisible que possible. Il ne l’est complètement que lorsqu’il n’a plus le choix : quand il est entièrement privé de sa puissance d’action, quand toutes les sources de ses forces sont anéanties. Le plan de combat n’est parfait qu’à partir du moment où tous les facteurs sont calculables : donc, quand l’autre est mort.
La stratégie prépare le combat. Elle détermine où, quand et avec quoi on devra combattre. Elle procure les ressources et équipe les combattants. La tactique, pour sa part, fixe la manière dont les moyens seront employés et la bataille menée. Ces deux opérations, dans la conduite rationnelle du combat, ont une fonction commune : la réduction de l’incertitude et l’exclusion du hasard. Plus on est préparé, plus il est facile de parer le coup de l’adversaire. Outre la coordination des forces engagées et le renforcement de l’esprit combatif, la lutte contre le hasard exige surtout une chose : le renseignement. Lequel est une stratégie du savoir. On veut en savoir plus sur l’autre qu’il n’en sait sur vous. Car on est dans une position d’autant plus favorable qu’on connaît plus précisément les intentions, les plans et les forces de l’ennemi. Dans cette mesure, le combat réclame un acte proprement social : il exige de se mettre à la place de l’autre. Cet échange des rôles par anticipation est une question de vie ou de mort, et l’on peut même dire que l’imminence de la violence force plus que tout à adopter la perspective de l’alter ego. Le premier Autre signifiant, c’est l’ennemi. Bien avant qu’un contrat soit conclu, l’omniprésence d’un risque de combat contraint les hommes à l’échange de rôle, à la socialité. Qui ne veut pas courir en aveugle à sa perte doit découvrir les buts de l’autre et, en même temps, empêcher qu’il ne découvre les vôtres. C’est à cela que servent l’espionnage et le camouflage. L’espionnage révèle les secrets de l’autre sans qu’il s’en aperçoive. Le secret, en revanche, couvre tout ce que cet autre ne doit pas savoir. Dans le contexte du combat, le renseignement ne consiste pas à enseigner ni à renseigner autrui(65), mais à se renseigner sur celui qu’on pourra, de ce fait, priver à temps de sa liberté et de son autonomie.
À vrai dire, le renseignement a des chances de succès qui sont limitées. D’un moment à l’autre, l’ennemi peut modifier ses intentions, opérer une manœuvre de diversion, changer de direction. Tant qu’il est encore capable d’agir, il peut toujours le faire autrement que l’autre ne s’y attend et que lui-même ne l’avait projeté. Il peut imaginer et exploiter des possibilités toujours nouvelles. Cette faculté de représentation est indispensable au succès dans le combat. Elle accroît son caractère imprévisible. Même celui qui prévoit des réactions fluctuantes et s’attend au pire ne saurait être à la hauteur de la liberté de l’autre. Mais plus grand est le nombre d’alternatives qu’on envisage comme plausibles, plus on augmente sa propre imprévisibilité en même temps que celle de la partie adverse. La rationalité stratégique est donc confrontée à un dilemme quasi insoluble. Il est certes rationnel d’intégrer à ses plans des conditions changeantes et de s’adapter à l’évolution des choses. Mais, par là, on ne fait qu’inciter l’ennemi à en faire autant. Ce qu’on gagne en se rendant soi-même imprévisible, on le perd du fait que l’ennemi le devient tout autant. Plus on s’efforce de réduire les risques qu’on prend, plus l’autre devient un risque.
Dans le combat, la rationalité est soumise aux exigences de la survie. Elle est un instrument de la violence. Ce n’est pas le calcul qui est primordial, c’est la violence. Le choix des moyens est certes une affaire de résolution et d’ingéniosité tactiques. Mais l’intelligence ne doit brider les passions brutales qu’afin d’accroître l’effet de la violence. L’entendement est tout entier au service du combat. Lorsqu’il y va de la vie et de la mort, toute autre considération, en particulier morale, est sans pertinence. Car le combat est une situation totale, qui absorbe toutes les énergies, toutes les capacités de l’homme, son savoir, ses sentiments, son imagination. Dans le combat, il n’y a rien au-delà du combat. Toute vigilance doit être braquée sur son déroulement. Un instant d’inattention ou d’irréflexion peut être fatal. Pour ne pas perdre du terrain, il faut anticiper la riposte, surprendre l’adversaire, trouver les défauts de son dispositif, exploiter ses faiblesses. Concentrer ses forces ne signifie pas se lancer de front, avec toutes ses réserves, contre des positions massivement fortifiées. L’autoconservation exige aussi d’économiser ses forces. De toute éternité, l’art du combat consiste à savoir attendre que l’instant vous soit favorable, pour frapper alors un grand coup. Plus on met de brutalité à crever un flanc, à percer une brèche, à refermer un étau, plus vite le combat sera terminé.
Quelque travail qu’on ait consacré aux risques, la décision est souvent prise en dépit de tout calcul. Il n’est pas de processus social plus imprévisible que le combat. Seuls les massacres sont largement planifiables. Le combat n’est pas une machine sociale qui se laisserait programmer de façon univoque. Tant que l’autre est capable d’agir, rien n’est comme sur le papier. Encore aux temps modernes, l’expression homérique reste valable, qui dit le « brouillard de la bataille(66) ». Le fracas est assourdissant, le champ de vision extrêmement réduit, l’ennemi souvent invisible, le feu adverse ne se distingue pas de celui du propre camp. Obus et grenades explosent en plantant partout leurs éclats, partout aussi des mines peuvent être enterrées. Le voisin tombe, on le remarque à peine. Les communications sont coupées, le groupe est dispersé, en pleine zone de feu l’individu est soudain livré sans défense au hasard. Dans ce chaos, le danger est omniprésent. La peur explose en panique et balaie toute rationalité. À quoi s’ajoutent les nombreux petits incidents dont l’enchaînement a des conséquences insoupçonnables. La météo change d’un coup, l’horaire ne peut être respecté, les armes s’enrayent, une réserve fraîche est soudain engagée, les guerriers sont épuisés ; un chef est touché, un autre hésite et laisse passer une chance décisive. Tout cela fait partie des incidents innombrables et imprévisibles qui rendent dérisoire toute planification stratégique.
Le combat recèle donc plusieurs tendances qui attisent la violence : la surenchère des énergies, la dynamique de l’hostilité sociale, la logique de l’autoconservation et de l’économie des forces, l’action réciproque des passions et des opérations stratégiques, le défoulement des combattants. Le combat embrasse la personne entière. Il dicte les mouvements de l’âme, de la raison et du corps. La tension serre la gorge, la bouche est sèche, la tête est comme vide, la nuque est raide, le cœur bat à se rompre, jusqu’au moment où le déblocage moteur brise le barrage de la peur. Une fièvre échauffe le combattant et lui fouette le sang. Les rugissements, le rythme des coups, les mouvements de son arme libèrent le corps de ses liens d’angoisse. Parce que la situation de combat est totale, que l’horizon se restreint au hic et nunc, la violence s’affranchit de tout objectif extérieur. Le combat se déroule en lui-même. Il est là pour lui-même, pour la victoire. On le recherche de toutes ses forces. La violence réagit à la violence. Le combat force au combat. Mais lorsqu’on y est pris à ce point, on y est totalement assujetti. Le combat investit l’intégralité du champ de la conscience et des sentiments. Il exige une implacable présence d’esprit. Mais cela signifie que toute tension est braquée sur le présent lui-même, amputé du passé et du futur, qui ne comptent pas. Le combat est pure actualité, présence absolue, instantanéité. La violence est la seule réalité. Ce ne sont pas les hommes qui dirigent la violence, ils sont régis par le processus de la violence. Le combat devient ainsi doublement absolu : absolu parce qu’il s’affranchit de tout objectif futur au-delà de lui, et absolu parce que c’est la violence elle-même qui règne de part en part sur la situation.
Bien qu’il ait une absolue présence, le temps du combat n’a rien de constant. Les combattants attendent, se tâtent l’un l’autre, guettent une chance, frappent, se retirent, reprennent des forces pour s’affronter de nouveau. Tension et répit alternent, le temps oscille entre assaut et retraite, entre avance et défense, jusqu’à ce que les mouvements se portent enfin vers leur point culminant. Le combat est poussé vers la crise, vers la décision, et plus la situation se tend, plus la violence se donne librement cours. Les pertes augmentent, les remparts protecteurs tombent, la réciprocité est brisée. Pour autant, le round final n’est pas un moment qu’on pourrait délimiter nettement. C’est un événement qui dure. Souvent, la situation est beaucoup trop confuse pour qu’on note que la fin en est proche. Les communications sont coupées, la coordination et la discipline se relâchent. Des défenseurs tiennent encore des foyers de résistance, bien que tout autour la bataille soit depuis longtemps terminée. Des groupes détachés se croient déjà sûrs de la victoire, alors que l’ennemi s’est seulement retiré et s’apprête à contre-attaquer ailleurs.
Comment le combat arrive-t-il à finir, quelles issues permettent de sortir du processus de violence ? Tous les affrontements n’aboutissent pas à une décision définitive. Il est des guerres qui cessent quoique les adversaires aient encore des forces et qu’on ne voie pas quel est le vainqueur. Le dogme de la bataille décisive par anéantissement de l’adversaire est un mythe. Nombreux sont les belligérants qui s’arrêtent bien qu’aucun n’ait définitivement perdu. Ce n’est dû ni à ce que germerait soudain une disposition au compromis ou à la paix ni à ce qu’on se souviendrait des valeurs de fraternité. La cause principale de l’arrêt anticipé des combats est bien plutôt l’épuisement mutuel des forces. Les pertes sont innombrables, d’un côté comme de l’autre, et pourtant la balance penche à peine. La crise n’a rien résolu, elle n’a fait que consommer des réserves supplémentaires. Tous les efforts ont été vains. L’enjeu est toujours loin d’être acquis. Mais les combattants sont exsangues. Ils n’en peuvent plus, et ils ne veulent plus. Ce ne sont pas seulement les pertes en hommes et en armements, c’est aussi la perte de l’ordre, du courage et de la confiance en soi qui pousse le combat vers son agonie. Les adversaires lâchent alors prise dès que l’un d’eux manifeste qu’il n’a pas l’intention de continuer. Sans qu’aucun soit vaincu, ils abandonnent le terrain, inaptes et hostiles à une poursuite de la violence.
La phase finale du combat se déroule tout différemment lorsque les adversaires continuent de se battre bien qu’aucun n’ait plus rien à gagner. Le point de crise est dépassé, les dommages sont immenses, le butin convoité est détruit, chacun enregistre des pertes innombrables, et néanmoins les deux parties sont à ce point coincées dans leur prise mutuelle qu’aucune ne lâche ni ne se retire(67). Le combat se met à tourner absurdement à vide, il tourne à un chaos, implacable et sans perspective, de violence absolue. Il aboutit fatalement à l’autodestruction. La haine et l’hostilité chassent toute autre considération, même la rationalité de l’autoconservation. C’est comme si le pendule du combat oscillait indéfiniment. La déception inspirée par l’échec et l’erreur tourne à la rage. On a misé à tort, c’est pour cela qu’on continue. Cette rage de s’être engagé en vain fait prendre les risques les pires. Elle refoule la peur et le désespoir qui d’habitude font réfléchir les hommes et leur inspirent ne serait-ce que la résignation. La fureur ne cesse de se déchaîner, contre l’ennemi et contre soi, mobilisant les ultimes réserves pour les jeter dans la bataille. Cette volonté aveugle n’a plus rien de commun avec la vertu de courage, qui pèse les chances et les risques. Elle vise la destruction complète. Elle est un moteur de l’oubli de soi. Peu importe, manifestement, que ce soit l’autre qui prenne ou soi-même. À la fin, ils tombent tous ensemble. Le tumulte de la violence laisse derrière lui non l’agonie, mais la dévastation.
Agonie et tumulte sont des conjonctures d’équilibre. Il n’y a pas de vainqueur, il n’y a que des perdants. Mais même dans la phase décisive, celui qui a le dessous continue le combat. Le refus de capituler peut tenir à plusieurs motifs. Le vaincu ne veut pas tomber vivant entre les mains du vainqueur, parce qu’il redoute sa cruauté. Chefs et compagnons de combat punissent l’abandon comme une lâcheté et une désertion, et contraignent à combattre encore, jusqu’à la chute commune. Il est fréquent qu’étant battu, on mise tout de même encore sur le hasard, on compte en dépit de tout sur la faveur de la providence, qui retournera la situation au dernier moment. La guerre a beau être perdue depuis longtemps, le moindre succès partiel est enregistré comme un retournement positif. Avec l’énergie du désespoir, on tente de sauver ce qui peut l’être encore, les compagnons, les parents, sa propre peau, enfin son honneur. Ces ultimes combats donnent lieu aux héroïques sacrifices sur lesquels la postérité brodera des légendes. On racontera plus tard que, jusqu’au dernier homme, jusqu’au dernier souffle, ces guerriers ont défié l’ennemi et arrêté sa progression. Mais ces légendes ne sont que le reflet de l’illusion sans laquelle aucun dernier combat ne serait jamais livré. La réalité de la défaite est niée, l’impuissance est transfigurée par un sens, l’effondrement haussé au rang d’un destin.
À la fin, la défaite est cependant inéluctable. L’homme peut rêver de la victoire prochaine, peut l’espérer, peut y croire. La défaite, en revanche, est une réalité, la plus amère qui soit. L’ennemi a le dessus, rien ne peut plus être entrepris contre lui. L’évidence de la défaite s’empare du vaincu avec une puissance sans réplique(68). L’ordre de bataille est détruit, le terrain perdu, le bouclier brisé, les forces armées ont fondu. Les morts jonchent le sol, les blessés crient à l’aide, certains errent au hasard, frappés de folie. Méfiance et hostilité se retournent contre les chefs et cherchent les responsables du malheur. La défaite ne dévore pas uniquement des forces physiques. Elle humilie et démoralise. Le vaincu est marqué, son regard est vide, sa tête courbée, son corps émacié. Il baisse alors pavillon. Il abandonne le combat, il s’abandonne lui-même. Battu, il se livre à l’adversaire, qui fera de lui ce qu’il voudra. En capitulant, il soumet son destin au bon vouloir de l’ennemi. Mais après le déchaînement de la violence, il n’est nullement certain que l’ennemi accepte cette offre et mette pour sa part un terme à la violence.
Du côté du vainqueur, il se passe en effet le contraire. Dès que se manifestent les premiers signes de la victoire, l’offensive gagne en énergie. Rien n’aiguillonne autant que la proximité du triomphe. La victoire incite à la victoire. Elle mobilise des réserves neuves, réveille de nouvelles énergies. Chaque nouveau succès partiel confirme la confiance et renforce la volonté de succès. Les revers momentanés sont encaissés sans qu’ils entravent la marche en avant. Le vainqueur gagne du terrain à vue d’œil, il avance irrésistiblement. Et au fur et à mesure que son moral s’améliore, son offensive s’accélère. Hier encore, l’issue était incertaine, les pertes étaient sensiblement égales. Mais à présent le principe fondamental du combat s’impose : chaque mètre perdu par celui qui a le dessous est gagné par le vainqueur.
Au cours de l’avancée triomphale, la violence ne reflue pas. C’est une trompeuse illusion de s’imaginer que, la décision une fois acquise, on verrait soudain fleurir chez les vainqueurs un esprit de paix et de réconciliation. Le caractère implacable du combat continue d’agir, le succès acquiert une nouvelle dynamique. Ce qui est totalement dénié au vaincu continue de pousser le vainqueur : l’expérience d’une puissance illimitée, la victoire sur la peur, la transgression des limites. Chaque nouvelle avance exalte le moral, et cet élan moral entraîne à des actions nouvelles. Ce qui n’était naguère que résistance et autoconservation se mue en une volonté absolue de destruction. Car la victoire n’est totale qu’à partir du moment où la destruction est complète : destruction du moral, de la discipline, de l’ordre qu’avait l’ennemi dans le combat, destruction de sa vie. Ce n’est que dans la destruction que l’homme fait l’expérience d’être capable de tout. Produire et construire, c’est toujours une tâche laborieuse, conquise de haute lutte sur les circonstances. Dans la destruction, en revanche, la toute-puissance se prouve d’un seul coup. D’où l’enthousiasme qui éclate lorsque le vaincu paniqué prend la fuite. Dès lors, la loi de l’action est tout entière du côté du vainqueur. Le combat devient poursuite, et cette poursuite marque que la victoire est désormais irréversible. Systématique, elle pourra seule empêcher l’autre de se fixer à nouveau, de se regrouper, de se remettre en ordre. C’est à l’occasion de la chasse à l’homme et du massacre que se récoltent les trophées qui matérialisent la victoire. Cette poursuite donne des ailes aux poursuivants. Le champ de bataille est nivelé, « nettoyé », on ne fait pas de prisonniers, tout ce qui bouge encore est achevé. Lorsqu’on a l’ennemi immédiatement sous les yeux et qu’on est emporté par le mécanisme de la violence, on ne veut pas faire de prisonniers, on veut tuer. Pas de merci. Les ennemis sont massacrés jusqu’au dernier. Morts et blessés, sur le sol, ont droit à toutes sortes de traitements. La cruauté qui s’est constituée pendant le combat ne se heurte plus à aucune barrière. Une victoire arrachée à tout prix débouche toujours sur la poursuite, la persécution, l’anéantissement. Le vainqueur n’est pas celui qui a tué davantage d’ennemis, mais celui qui les a tués tous.
La bataille opposant Abner et Joab se concluait autrement. La poursuite s’achevait sur un acte d’arrêt. Les fuyards se regroupaient autour de leur chef pour faire front aux poursuivants. Mais alors les commandants des deux armées renonçaient à une nouvelle reprise du combat et s’éloignaient. Manifestement, le tribut du sang versé avait décidé de la victoire et de la défaite. Le massacre avait-il été superflu pour autant ? Aurait-il pu être évité si les frères ennemis s’étaient dès le début contentés d’une joute verbale ? Ce récit est celui d’un cas exceptionnel de discernement. C’est une légende, fort éloignée de la réalité de l’histoire. Le combat, dans les faits, ignore tout démenti, toute rétractation, tout aveu d’incurie, tout dépassement de l’antagonisme. Ce ne sont pas les paroles, ce sont les souffrances qui tranchent les conflits de puissance. Mais au terme du combat, la discorde ne sera plus jamais tout à fait oubliée. Car le combat laisse un climat irréconciliable qui peut durer pendant des générations. Ce climat peut s’adoucir, jamais il ne pourra s’effacer tout à fait. La violence ne saurait faire l’objet de dédommagement. La réconciliation n’est évoquée que par ceux qui n’étaient pas directement partie prenante. Beaucoup de survivants sont rongés par une profonde rancune, par une aigreur ou du moins une prévention secrète, qui n’est que dissimulée tant que dure la paix. La vengeance a soif de satisfaction. Il suffit d’un prétexte minime pour que la vieille inimitié resurgisse. La réconciliation demande l’oubli. Qui n’oublie pas ne peut pas pardonner. Or la violence, la souffrance, les victimes ne sauraient s’oublier. Elles ne s’effacent pas de la mémoire. Ainsi, le combat dépose le germe d’une nouvelle violence.
Des années avaient passé, depuis l’affrontement des deux armées, lorsque Abner se rendit auprès du roi David pour conclure la paix. Joab vit enfin venue l’heure de la vengeance. À l’insu du roi, il fit venir Abner au pied des murailles d’Hébron. Il entraîna aimablement le meurtrier de son frère juste sous la porte de la ville, le prit à part comme pour lui parler à voix basse, et lui enfonça un poignard dans le ventre.