Chapitre IX

CHASSE ET FUITE

Le Crot du Charnier domine les collines bourguignonnes de sa falaise calcaire, au pied de laquelle on a découvert des pointes de sagaies en silex, soigneusement taillées. En creusant davantage, on a mis au jour des sépultures, des foyers, des outils, et une strate compacte d’os de chevaux. Il fallut des semaines pour trouver le fond de cette couche, épaisse de plusieurs mètres. Des milliers de chevaux sauvages, pendant l’ère glaciaire, sont apparemment tombés du haut de la falaise, poussés par les chasseurs, et ont été dépecés sur place. Le foyer où cette viande a été rôtie mesure neuf mètres sur dix-huit. Il faut se représenter ces vagues de chevaux, par douzaines, par centaines, saisis d’une terreur panique et se précipitant du haut de cet à-pic, rabattus par des chasseurs armés de javelots, de flèches et de torches, et poussant des clameurs terribles. Arrivant près du précipice, les bêtes de tête se dérobent, mais la meute humaine se rapproche de plus en plus. Soudain, quelques chasseurs surgissent des buissons et leurs cris provoquent la panique dans le troupeau. Dans une fuite éperdue, les chevaux déferlent sur leurs congénères qui renâclent devant le gouffre et les poussent par-dessus bord. En bas, les hommes se jettent sur les bêtes. Les chevaux qui ne se sont pas rompu le cou sont tués à coups d’épieux. C’est ensuite un festin surabondant. À proximité du foyer, on a trouvé d’innombrables os, fracturés pour en sucer la moelle.

De tels lieux d’abattage se trouvent en d’autres endroits de la terre. Ce genre de battue aboutissant au bord d’un précipice est l’un des plus anciens modes de chasse. Avant de savoir poser des pièges, l’homme exploita ainsi l’instinct de fuite que manifestent les animaux. Les pratiques de battue sont profondément enracinées. La proie est pourchassée, encerclée, mise à mort. Tout aussi ancienne est la forme sociale de la chasse. La meute se constitue partout où il s’agit d’un animal dangereux qu’on ne peut abattre seul ; ou quand on peut espérer un tableau de chasse abondant dont personne ne veut abandonner sa part. Ce qui a changé, c’est uniquement l’objet, la victime de la chasse. Depuis que les hommes ne sont plus uniquement chasseurs, ils ne chassent plus les mammouths, les ours, les bisons ou les chevaux sauvages, mais d’autres hommes. La battue n’est pas l’apanage des hordes et des sociétés tribales, il faut se garder d’y voir un vestige archaïque. La chasse aux congénères compte au nombre des modèles fondamentaux de l’histoire culturelle, jusqu’à nos jours. On voit sans cesse la meute resurgir : sur les champs de bataille et les charniers des guerres, dans les razzias et les lynchages perpétrés contre des étrangers ou des voisins. Depuis l’étatisation de la violence, les meutes sont lâchées de préférence par les pouvoirs publics, et salariées en conséquence. D’autres meutes se constituent plutôt spontanément, sous les applaudissements d’une foule de badauds. Chacun peut se joindre à elles : soldats et civils, jeunes et vieux, femmes et même enfants. Si divers qu’en soient les prétextes et les circonstances, les participants et les victimes, la chasse à l’homme est une forme universelle de violence collective.

Ses objectifs varient. Les meutes chassent d’autres hommes pour les attraper, les dépouiller ou les bannir, pour les torturer, les tuer ou pour les manger. Parfois la chasse se donne l’apparence d’une légitimité officielle, afin de justifier par après la fringale de violence. Les victimes sont accusées de crimes sexuels ou religieux, on les soupçonne de détenir des pouvoirs démoniaques ou d’être porteuses d’épidémies. Une anomalie physique passe pour une tare sociale, une opinion déviante pour un symptôme de folie. Dans l’histoire de la persécution sociale reviennent toujours les mêmes marques infamantes de déviance(69). Quant à savoir qui sera défini comme l’Autre et présenté comme coupable, c’est relativement indifférent. Du jour au lendemain, une rumeur peut se répandre parmi les voisins, une autorité peut déclarer la chasse ouverte. De fait, le fantasme social n’a aucune importance. Car la chasse à l’homme n’a pas besoin de motif ni de stéréotype. Elle a son but dans l’action elle-même. Il est fréquent que les hommes ne lui cherchent un sens et un objectif qu’une fois leur fringale apaisée.

Que se passe-t-il lorsque des hommes sont poursuivis par une meute ? Comment se comportent les chasseurs et leur gibier, qu’est-ce qui détermine leurs mouvements ? Quels sont les mécanismes qui s’enclenchent dès qu’une meute entre en action ? La situation de poursuite est foncièrement asymétrique : d’un côté les rabatteurs et les chasseurs, parfois avides de leur proie, de l’autre les victimes en fuite ou blessées, impuissantes et angoissées. Il faut se garder de confondre ce schéma avec celui d’un combat. À la guerre, cette chasse ne commence qu’une fois que la bataille a été livrée. La chasse à l’homme n’oppose pas des adversaires de même statut. Les victimes n’ont aucune chance sérieuse de pouvoir se défendre. Leur résistance, si jamais elle a lieu, est de courte durée. Car la meute paraît inattaquable. Elle a d’emblée pour elle l’avantage du mouvement et de la surprise. L’origine de son écrasante supériorité n’est pas d’ordre technique, ni numérique. Le crime, en l’occurrence, n’a rien à voir avec les effectifs. La supériorité de la meute tient bien plutôt à son mode d’action, à sa mobilité, à sa manière résolue et brutale de procéder.

Cette supériorité quasi écrasante n’empêche pas que la meute existe uniquement lorsqu’elle est en action. La chasse est événement limité dans le temps. Il commence avec l’agression et se termine à l’instant où la victime est prise. Dès que la proie ou le butin est distribué, c’en est fini de la meute. On se sépare, on se disperse, on retourne là d’où l’on était parti. Issues d’unités militaires, de hordes, de groupes sociaux ou de foules sérielles, les meutes se refondent ensuite dans ces agrégats sociaux plus permanents. Les transitions et les transformations sont fréquemment fluctuantes et exigent, cas par cas, un marquage précis. Mais il est indispensable de faire strictement la distinction entre le mouvement de la meute et ces structures relativement stables dans lesquelles la société s’assure la durée. C’est à cette condition qu’on pourra détecter les métamorphoses du social et étudier de près l’anatomie de la meute.

Dans quoi l’unité de la meute se réalise-t-elle ? Que fait-elle ? Les poursuivants localisent leur victime, la pourchassent, l’écart se réduit, le fugitif est cerné, saisi, abattu. Mettre la main sur la victime, tel est le premier objectif de la meute. Ce qui frappe d’abord dans son action, c’est son orientation obstinée(70). La chasse est un mouvement lancé vers un objectif précis, rien ne le retient ni ne le détourne. Les yeux rivés sur leur proie, les chasseurs cherchent le chemin le plus court jusqu’à elle. Ils veulent combler le plus rapidement possible l’intervalle qui les en sépare. Car cet écart est tout ce qui assure encore la survie de la victime. Cette stricte orientation ne signifie pas, à vrai dire, que les meutes opèrent toujours de façon systématique. Leur action a une visée constante, elle n’est pas forcément rationnelle. Car la fixation sur un objectif canalise toute l’énergie et toute l’attention. Les conventions, les tabous ou la morale ne seraient en l’occurrence que des entraves. Hésiter, s’attarder, s’interrompre ne ferait que creuser l’écart. Cette visée exclusive est déjà porteuse de la brutalité qui sera libérée au moment où la victime est rejointe, et où s’achève le processus d’augmentation d’énergie enclenché au cours de la poursuite.

S’ajoute à cela une modalité temporelle spécifique : soudaineté et rapidité. Les poursuivants surgissent brusquement de l’obscurité. Peut-être ont-ils camouflé leur approche, guetté pendant un moment l’instant propice, pour frapper alors comme l’éclair. Plus la surprise est grande, plus le succès est assuré. L’effet terrorisant du coup de main est bien connu. La défense est paralysée. La soudaineté est la loi temporelle de la terreur. Même lorsque la chasse dure, tout est affaire de rapidité. La violence de la meute est au premier chef la violence de la vitesse. Le temps est son arme principale. Depuis toujours, l’histoire de la chasse à l’homme fut aussi une histoire de l’accélération, de la mise au point d’outils mobiles rattrapant toujours plus vite l’avance prise par les fugitifs. Les Maoris de Nouvelle-Zélande(71) se contentaient encore de coureurs rapides, entraînés à poursuivre les ennemis vaincus et à porter à des douzaines d’entre eux, en peu de temps, des blessures invalidantes. Les guerriers qui arrivaient ensuite n’avaient pas de peine à rattraper ces blessés et à les achever. Dans la guerre moderne, ce sont les unités rapides qui, sur les champs de bataille, se transforment en meutes : jadis la cavalerie légère, aujourd’hui ses successeurs, engins blindés rapides, troupes aéroportées, hélicoptères de combat. Depuis la conquête du ciel, la poursuite n’a plus seulement lieu sur terre — à pied, à cheval, en véhicules automobiles —, elle s’effectue du haut des airs. La chasse à l’homme s’est enrichie de la dimension verticale. L’attaque surprise d’en haut ne laisse guère de voies d’évasion. Que l’on songe non seulement aux « chevauchées des Walkyries » qu’effectuaient au Vietnam les cavaliers du ciel, mais aussi au destin des soldats irakiens fuyant le Koweït. Ce n’est pas sans raison qu’un pilote d’hélicoptère américain comparait le massacre de Mutlah Ridge, vers la fin de la guerre du Golfe, à une chasse aux dindes.

Les meutes ne connaissent que l’attaque, l’offensive, elles ignorent la retraite et la défensive. L’impulsion qui les anime se brise instantanément dès qu’elle rencontre une résistance énergique qui ne cède pas tout de suite. L’arrière-garde met fin à l’avant-garde. Le mouvement est stoppé, l’élan amorti et encaissé. Pour l’offensive, se défendre n’équivaudrait qu’à un poids mort. La meute ne tolère pas d’arrêt. Retards et revers compromettent son impact, parce qu’ils diffèrent le triomphe imminent. Elle n’a ni le sens des mesures de couverture ni l’organisation interne que demande la défense. C’est l’offensive intégrale qui donne à la meute tout son allant, mais qui affaiblit en même temps sa capacité de résistance. Elle reste vulnérable, non par rapport aux fugitifs, mais face à des tiers susceptibles d’entrer dans le champ à l’improviste. Elle disperse et rabat, mais dès qu’une troisième force intervient, elle est elle-même menacée de dispersion.

Comme elle n’a d’existence qu’en tant que mouvement, la meute demeure fragile. Sa cohésion est restreinte à la poursuite. Les meutes ne manifestent qu’un faible degré d’unité sociale, elles souffrent d’un déficit structurel d’intégration. Même si leurs participants sont issus de groupes homogènes, dès que la chasse commence, le réseau social se distend. La meute n’a pas la structure que confèrent des rôles stables. Et elle n’a pas la densité de la masse enserrant l’individu de toutes parts. Les meutes opèrent sans se couvrir sur leurs arrières, elles foncent à l’assaut. Les sentiments collectifs naissent uniquement dans l’action elle-même. Les hommes n’ont donc guère besoin de se connaître pour se joindre à une meute. Souvent, la composition sociale est de pur hasard. Il suffit que quelqu’un lance le mot d’ordre, indique la cible ou fasse publier qui sera cette fois la victime. Au cours de la chasse, la coopération n’est pas non plus très marquée. La division du travail se fait spontanément, les hiérarchies sont démantelées dans le mouvement. La meute peut être lancée par des ordres ; en revanche, elle n’est pas commandée par l’attribution de missions, mais par la contagion de l’exemple. Quelqu’un prend les devants et entraîne les autres. Mais chacun veut être aussi rapide que le premier. La meute suscite elle-même les meneurs qui lui fraient la voie(72). D’un premier pas, quelqu’un franchit le seuil, et les autres se précipitent à sa suite. L’intensité de la poursuite et la perspective de la violence remplacent les frais d’une organisation. L’action rend toute structuration superflue.

Les meutes agissent sans centre de pouvoir. Leur principe formel est moins l’organisation que la rivalité. S’il est vrai que chasse et poursuite créent des liens, il reste que la concurrence est vive entre chasseurs : pour le butin, la prime, l’honneur. Qui va être le plus rapide, le plus courageux ? Qui le premier mettra la main sur la victime, lui portera la première blessure, lui passera la corde au cou ? Le premier arrivé jouira d’un rare privilège : le droit de tuer, de violer. La chasse à l’homme est souvent aussi une chasse aux trophées, au prestige et à la reconnaissance : un concours de barbarie. Les chasseurs s’aiguillonnent mutuellement. Chacun, voulant être le premier, accélère le rythme de tous les autres. Dans la chasse à l’homme, les chasseurs se chassent aussi eux-mêmes. Moins nombreux est leur gibier, plus leur rivalité est intense. Elle éclate au plus tard lors de la distribution. Le compagnon de chasse devient alors un adversaire. À l’instant encore on courait au coude à coude, et voici qu’il prétend vous disputer la proie, vous arracher le trophée, vous frustrer de votre plaisir.

Cela n’est à vrai dire qu’un aspect de l’affaire. Car l’individu est porté par le sentiment d’une supériorité collective, par la puissance de la communauté. Le mouvement collectif accroît l’énergie et l’excitation de chacun. Puisqu’on chasse ensemble, chacun se sent inattaquable. Il peut prendre de l’avance, se risquer en éclaireur sans se sentir menacé. Les autres le rattraperont, viendront à la rescousse. Le sentiment de la force commune lui ôte la peur et le rend plus fort qu’il ne l’est. Là réside une force d’attraction particulière. Des gens qui, seuls, n’oseraient jamais lever la main sur personne sont capables, au sein d’une meute, de se livrer soudain à des brutalités insoupçonnées. La meute vous emporte au-delà de la peur. Prêter la main est sans danger aucun. Personne n’est responsable. La meute n’a pas de conscience, et elle affranchit des contraintes morales. La persécution ou la poursuite sont des mouvements sociaux qui permettent la violence sans culpabilité. Cette déculpabilisation a un effet électrisant. Déjà au cours de la poursuite, avant même qu’elle n’aboutisse, s’instaure une atmosphère explosive qui ne demande qu’à se décharger. Les poursuivants se rapprochent de plus en plus de leur victime, chaque réduction de l’écart exalte le sentiment de leur puissance commune. La passion s’échauffe encore. Les chasseurs désirent fiévreusement le succès proche, la proie, l’instant d’absolue liberté. C’est comme si le triomphe imminent les tenait sous un charme.

Le mouvement inverse s’opère chez les poursuivis. Chasse et fuite réagissent l’une sur l’autre, bien qu’elles ne soient directement confrontées qu’au dernier moment. Les chasseurs prennent la piste de ceux qui les fuient, ils courent derrière eux dans la direction où ils s’enfuient ; la victime, pour sa part, se réfugie dans la direction vers laquelle les poursuivants la rabattent(73). Elle veut s’éloigner du danger, cherche son salut en un endroit sûr, un abri, une cachette, un asile au-delà de la frontière. Souvent le but est loin, l’environnement hostile, la route directe vers la prochaine halte déjà coupée. Néanmoins, même sur des chemins détournés, on garde un refuge présent devant les yeux. Quelque part, la promesse de salut vous attend. Mais il faut sans délai faire le chemin qui y mène. Tout est affaire de vitesse. Plus les poursuivants se rapprochent, plus vite le fugitif se jette en avant. Et plus les chasseurs eux-mêmes forcent l’allure. Chasse et fuite s’accélèrent mutuellement.

Cela change lorsqu’il n’existe pas de refuge sûr et que la direction n’est pas clairement discernable. Le fugitif ne sait où aller, il sait seulement qu’il faut fuir le plus vite possible. « Fuis ou meurs ! », voilà le choix qui le fait courir. Mais si l’itinéraire est incertain, les yeux ne voient pas loin. Des circonstances extérieures rendent l’orientation difficile : obscurité, brouillard, tempête de neige, terrain inconnu, broussailles. Bien que la meute soit sur ses talons, le fugitif ne connaît pas le chemin pour s’en tirer. Une bifurcation l’oblige à choisir entre droite et gauche, il faut avancer à tout prix, s’arrêter serait fatal à tout coup. Toutes les erreurs sont possibles. Quelquefois on tourne en rond et on se retrouve au carrefour où l’on est passé voilà des heures. L’effet de telles erreurs est accablant. On a perdu un temps précieux sans gagner un mètre de trajet, l’espace n’a même plus le caractère d’un trajet qui mènerait à un but, il n’est plus fait que d’impasses, c’est un labyrinthe sans issue. La meute n’est pas encore là, mais les réserves d’énergie sont usées. Le danger s’est accru, car on est plus faible qu’avant. Alors que, chez les chasseurs, l’énergie et l’avidité ne font qu’augmenter plus ils approchent de leur victime, chez celle-ci les tribulations de l’errance sapent le courage et la force.

L’impératif primordial de la fuite est la vitesse ; elle seule garantit la distance, donc la sécurité. Mais si l’itinéraire de fuite est long, il faut calculer les temps en tenant compte à la fois du danger, du trajet et de l’énergie restante. Toutefois, le plan rationnel a ses limites. Une cadence rapide consomme des forces dont on aura encore grand besoin. Le fugitif doit gérer celles-ci avec économie, s’accorder des pauses de répit. Mais ce retard accroît le risque. Tandis qu’il se repose, les poursuivants ne cessent de se rapprocher. Inversement, forcer l’allure consomme beaucoup d’énergie ; c’est une sécurité à court terme — mais si les chasseurs accélèrent eux aussi ? C’est là le dilemme du temps de fuite. Quoi que fasse le fugitif, il n’échappe pas au danger. Quand la mort vous talonne, on n’a rien de ce dont on aurait le plus besoin pour la tenir à distance : on n’a pas le temps de rassembler ses énergies et sa volonté.

L’urgence modifie le rapport aux choses, aux possessions et propriétés. Souvent les gens attendent le dernier instant, bien que déjà de nombreux voisins soient partis, se joignant au convoi des fugitifs. Ils repoussent au maximum le moment de quitter leur maison, cette petite patrie des objets. La fuite exclut de s’encombrer de lest. On ne peut emporter que ce qui ne ralentit pas le rythme, ne restreint pas la mobilité. Tout le reste, le fugitif doit l’abandonner. Il n’emporte donc souvent que ce qu’il a sur lui, un ballot d’affaires personnelles, une ration de route, quelques objets, une photographie, des bijoux peut-être, un morceau de souvenir. Lorsque le départ est précipité, il ne reste que le temps d’envelopper le strict nécessaire. Mais dans la précipitation, il est bien difficile de prévoir ce qui sera le plus nécessaire au cours de la fuite. C’est pourquoi on trouve ensuite, dans la valise, le sac à dos ou le paquet tenant lieu de bagage, bien des choses dont on ne pouvait certes se passer jusque-là, mais qui ne sont d’aucune utilité au fugitif. La fuite signifie toujours une coupure radicale avec la vie antérieure, avec sa biographie, avec son identité. Cette césure ne se marque pas seulement par l’adieu à la famille, mais aussi par l’abandon des biens. Le temps de la fuite ne permet pas une minute de mélancolie, et ne tolère pas de lourds bagages. Pressé par la nécessité de survivre, l’homme ne perd pas que son environnement habituel, il perd son lieu propre, le théâtre de son histoire personnelle et la culture matérielle qui en constituait le décor. Si jamais la fuite réussit et qu’il atteint quelque part un lieu sûr, c’est inévitablement un autre homme qui repartira de zéro.

L’abandon où se trouve le fugitif a donc un aspect matériel. Ce qui le relègue dans l’isolement, ce n’est pas seulement l’environnement hostile, les secours qui lui font défaut, l’éloignement par rapport à son milieu social habituel. Celui qui est en fuite a perdu son monde et son histoire. Il n’est plus celui qu’il était. Par sa fuite, le fugitif se trouve éloigné aussi de lui-même. Elle le prive d’un sol ferme sous ses pas. Il est à jamais exclu. Il a la peur au ventre, peur de la violence, peur de son destin incertain, peur que ses forces ne l’abandonnent. Les images sinistres des tracas qui l’attendent sapent son courage, sa réflexion et sa résolution. Extrême fatigue et épuisement paralysent ses mouvements, faim et soif le minent, ses pieds refusent d’avancer, les douleurs investissent son corps. Inéluctable, la perte d’énergie progresse au fur et à mesure que la fuite se prolonge. Le regard rivé au sol, il continue, se traînant en silence. Il lutte contre la faiblesse de son organisme, et pourtant sa cadence se réduit à vue d’œil. Bientôt la meute le rattrapera. La chasse à l’homme doit épuiser sa victime et la démoraliser jusqu’à ce qu’elle ne soit plus capable d’avancer. Pour finir, elle sera une proie facile, qui n’opposera plus de résistance.

La fuite se déroule différemment lorsqu’il s’agit d’un phénomène collectif. La fuite massive a des lois propres qui régissent ses mouvements. Le danger ne menace plus un isolé, mais un grand nombre de personnes. Il peut frapper chacune d’entre elles et non une seule. Le poids de la peur se répartit sur de nombreuses épaules. La présence des autres soutient l’espoir, et parfois même on voit s’épanouir une sorte d’exaltation face au destin commun dans lequel l’individu se sent entouré. Chacun court de toutes ses forces et entraîne les autres. Personne ne doit rester en arrière et tomber entre les griffes de la meute. Celui qui tombe est relevé, celui qui est plus faible ou plus lent est soutenu par les autres et poussé en avant. Le mouvement commun crée une proximité, une solidarité. Chacun a sa place et reconnaît la sienne à autrui. Tant que la direction est claire et le danger encore éloigné, cette solidarité dans l’urgence demeure entière.

Néanmoins, cette cohésion est fragile. Quand la fuite dure, l’assistance mutuelle tend à disparaître. Les rations sont épuisées. La solidarité perd sa base matérielle, lorsqu’il n’y a plus rien à partager. De plus en plus de compagnons restent en arrière sans qu’on puisse les traîner plus longtemps avec soi. La loi du plus fort s’instaure inexorablement. L’ordre de marche de la colonne se désagrège. De petits groupes s’entraident encore : parents, voisins, camarades. Mais le nombre des traînards augmente. On les abandonne pour ne pas ralentir encore davantage la cadence. Ils boitillent sans force en queue de convoi, ils perdent le contact, ceux de tête disparaissent de leur horizon. Le lien solidaire du destin commun se déchire. Ceux qui s’effondrent restent étendus sur la route. Certains sont poussés sur le côté ou tirés à l’écart. On en enjambe d’autres. Attelages et véhicules passent sur leurs corps. On leur prend leurs vêtements, leurs chaussures, leur argent avant même qu’ils soient morts. L’instinct de survie ne connaît pas la pitié. Longtemps avant que la meute ne survienne, la violence s’introduit parmi les fugitifs. Bien que les chasseurs soient encore loin, la mort est à l’œuvre parmi ceux qu’ils poursuivent. La société en fuite se défait. Chacun fuit désormais pour lui-même. Les plus faibles, les malades, les blessés et les invalides sont écartés avec une indifférence brutale et abandonnés à leur destin. La fuite produit une atomisation, elle démolit le social. Au début, c’étaient tous des bannis, des expulsés, une communauté de gens pourchassés. Mais au cours de la fuite se trouvent rejetés ceux qui ne tiennent pas le coup et qui compromettent l’avancée de tous. Le principe de l’exclusion sociale se poursuit parmi les poursuivis. En face de la mort, c’est la victoire de la force, de l’absence de scrupules, de la brutalité.

Du fait que le social se délite, les fugitifs sont précipités dans d’abruptes sautes d’humeur. L’état d’esprit collectif peut s’inverser d’un moment à l’autre. Il y suffit souvent d’un événement mineur. Les gens sont tiraillés entre l’angoisse et l’espoir. Le désespoir gagne à mesure que les forces s’épuisent et que les visions d’horreur se multiplient : ruines de villages dévastés, fermes incendiées, véhicules fracassés, cadavres d’animaux dans les fossés ou dans les trous de glace, compagnons faméliques errant dans la campagne et parfois dépouillés de tout, croix de bois sommairement clouées, puanteur de feu et de pourriture. La colonne de fugitifs traverse des lieux de malheur, des traces de mort. Il dépasse les traînards de convois antérieurs, les morts du groupe précédent. La vue de tant d’horreurs décourage ceux qui arrivent à leur tour et les plonge dans une résignation terrible. Mais en même temps s’accroît leur sourde fureur contre leur propre destin. Celle-ci se défoulera violemment contre le malheureux qui gît dans le fossé et supplie en vain qu’on lui porte secours : il n’y a là rien de surprenant, car dans cet homme à terre, celui qui marche encore voit ce qui l’attend lui-même. Ce malheureux, on pourrait être à sa place, on a peur de s’y retrouver bientôt. Il est le miroir de votre propre perdition, et l’on brise ce miroir pour ne pas perdre toute volonté. L’homme à terre incarne votre propre mort. Il manifeste le désarroi de qui est privé de toute aide ; mais comme ce désarroi est aussi le vôtre, on refuse l’aide et on repousse l’homme.

Soudain, quelque part, il naît une rumeur : des secours arrivent, qui s’opposeront aux poursuivants ; parmi ceux-ci, des querelles ont éclaté et les freinent. La meute a déjà renoncé à la poursuite, elle a fait demi-tour. Il y a, non loin de là, un refuge sûr, de l’eau, de quoi manger, des couvertures, un véhicule pour aller jusqu’au bateau qui emmènera les fugitifs de l’autre côté de la mer. Ce genre de fausses nouvelles est suscité par le danger commun. Elles ravivent l’espoir d’être sauvés. En un instant, l’abattement se mue en joyeuse excitation. La peur qu’éprouvent tant de gens accroît l’effet de la rumeur. Car plus ils sont nombreux à répandre la bonne nouvelle, plus elle semble crédible. Le bruit court à la vitesse du vent. Les espoirs qu’on avait déjà abandonnés paraissent maintenant près de se réaliser. La fin de la détresse est à portée de main. Les fugitifs ne sont que trop réceptifs à une nouvelle à laquelle ils veulent croire, qu’elle soit vraie ou non. Le réconfort illusoire est l’unique remède contre le désespoir. La déception n’en est que plus dévastatrice. Le bruit avait flambé soudain, il s’éteint tout d’un coup. L’espoir crève comme une baudruche. Ce contrecoup plonge les gens dans un abattement encore plus profond. Il ne sert même plus à rien d’espérer. Les poursuivants sont de plus en plus proches.

L’affect porteur, dans la fuite, c’est la peur au ventre. C’est elle qui pousse les gens en avant. Dans l’ordre de la colonne, elle est amortie, de façon précaire. Mais quand la fin est proche, la peur éclate ouvertement — dans le chaos de la panique. Des compagnons de plus en plus nombreux ont dû, à bout de forces, être abandonnés en chemin, les poursuivants sont à présent en vue, des balles sifflent, en queue de convoi le dernier se fait prendre, puis l’avant-dernier. En un instant, c’en est fait de l’ordre. Celui qui est encore valide cherche à devancer les autres, la cohue s’accroît, l’espace se resserre, un passage se présente, un défilé étroit, un pont vers la rive où l’on sera sauvé. Les scènes qui se déroulent alors sont décrites par un témoin oculaire : « Parvenu à proximité du pont, j’eus le spectacle d’une confusion affreuse. Des milliers de traînards […], ayant entendu les canons, confluaient en un flot énorme. La cohue était telle que bientôt le pont ne fut plus qu’une chaussée pavée de morts et d’agonisants. Beaucoup de ces hommes terrassés s’accrochaient aux jambes de ceux qui passaient sur eux, et se faisaient avec eux jeter à l’eau par ceux qui poussaient par-derrière. De toutes parts, entre les blocs de glace charriés par le fleuve, émergeaient des gens en train de se noyer, se cramponnant de toutes leurs dernières forces aux glaces et coulant bientôt, frigorifiés et épuisés. De la cohue serrée qui débouchait au bout du pont et reprenait son souffle, je vis tomber des hommes écrasés, que la masse qui suivait repoussait du pied, sans ménagement, dans la boue de la berge. Parmi les chevaux et les hommes qui avaient tenté de franchir le fleuve à la nage ou sur les blocs de glace et qui étaient parvenus jusqu’à la rive, une partie se débattait en vain dans cette boue et, ne parvenant pas à s’en extraire, y trouvait la mort(74). »

Dans la panique, les gens courent en désordre sans réfléchir, jetant leurs bagages, leurs manteaux, leurs couvertures, pour être plus libres de leurs mouvements. Ils se bousculent, étouffent et crient. Ils sont transis de terreur. Ils donnent des coups en tous sens, comme des fous, pour écarter les autres. Toute précaution est oubliée, chacun ne pense plus qu’à soi. Beaucoup tombent et se font piétiner. La loi de sérialité l’emporte. Chacun est de trop, est un obstacle pour son voisin. Personne, quasiment, ne sait vers quoi se tourner. L’issue est bouchée, le pont est noir de monde. On ne passe plus. La fuite perd son orientation vers un but, le mouvement éclate dans tous les sens. De toutes parts on est pressé par d’autres. À l’instant encore on tendait à son voisin une main secourable, à présent voilà qu’il est un ennemi qui cherche à vous jeter à terre. La panique transforme la fuite en un combat de tous contre tous. Elle replonge tout droit les hommes dans l’état originel de leur nature.

L’instant de terreur est l’instant où l’on est pris. Voici que les mouvements de la chasse et de la fuite se rencontrent et se heurtent. La meute a rattrapé les fugitifs et les a largement encerclés. Tandis que la panique éclate, les chasseurs pénètrent comme des coins dans la cohue et s’y saisissent au hasard de qui ils peuvent. Ils frappent ceux qui tombent, traînent une à une leurs victimes à l’écart en leur arrachant leurs vêtements. La violence de la chasse a atteint son but. La meute glapissante se jette goulûment sur sa pâtée. Les fugitifs ne sont guère en état de résister. Leur énergie est épuisée, leur cohésion détruite. Les chasseurs, au contraire, agissent en étant conscients de leur complet triomphe. L’effort de la chasse est terminé. Il valait la peine. Déjà certains se mettent à fouiller ceux qui sont à terre pour les dépouiller, et à se tailler des trophées. L’énergie qui s’est accumulée au cours de la poursuite se débonde. Plus rien ne la retient.

La chasse à l’homme appartient aux formes fondamentales de la socialisation émotionnelle. Elle ne se laisse ramener ni à des stéréotypes de l’ennemi ni à des conflits sous-jacents. Certes, son déclenchement peut être favorisé par des circonstances comme un état d’exception dans la société, une détérioration des mœurs qu’un bouleversement rend brutales, ou une campagne systématique d’extermination. Mais la poursuite a une dynamique sociale et affective qui lui est propre, chez les chasseurs comme chez les fugitifs : la stricte orientation des mouvements, l’accélération du temps, l’auto-excitation de la meute et, chez les poursuivis, l’effondrement du social. Il n’est pas nécessaire qu’un chasseur soit particulièrement agressif de nature, ni animé d’une haine farouche. La soif de sang naît dans l’action elle-même. Une fois la piste flairée, on veut la suivre jusqu’à la proie. Tout le monde peut participer, comme tout le monde peut se trouver pris dans le mécanisme de la persécution sociale. L’attirance de la meute ne saurait être sous-estimée. En son sein, même le plus timoré a soudain tous les droits. En revanche, la fuite possède une force d’aspiration qui emporte les poursuivis et les précipite dans le tourbillon collectif de la panique mortelle. Ainsi, la chasse produit le chasseur, et la fuite la victime humaine. La persécution est un processus social qui porte en lui la potentialité de la violence absolue. À la fin, la meute ne se soucie plus d’objectifs. C’est l’odeur de sang humain frais qui l’attire. Et c’est avec une avidité farouche qu’elle déchiquette sa proie.

La violence persécutrice ne peut être contrée que par une intervention massive. Il ne faut pas compter sur l’usure des forces, les inhibitions internes, les contraintes morales auto-imposées ou la déconstruction des images d’ennemis. De telles suppositions ressortissent tout au plus à la coupable facilité des politiques. Elles ne font qu’étayer la croyance commode en la neutralité. Mais ceux qui sont poursuivis n’ont aucune chance de s’en tirer. Les persécuteurs se sentent toujours dans leur droit, et la puissance de leur mouvement leur donne raison. Souvent les chasseurs portent l’uniforme d’une force de l’ordre public, parfois aussi les bérets et les capuchons de troupes auxiliaires et secrètes. La chasse à l’homme n’est pas un vestige de quelque état de nature antérieur à la société. Et elle n’est nullement l’indice d’une anomie sociale. C’est bien plutôt la politique de l’ordre nouveau, de l’homogénéité et de l’expansion, qui prépare le terrain de la chasse à l’homme. Seule une tierce puissance supérieure pourra s’opposer à cela. Si elle reste inactive et laisse faire les persécuteurs, la chasse se terminera immanquablement par la perte de ceux qu’ils poursuivent.