Chapitre XI

LA DESTRUCTION DES CHOSES

La tête de la statue de la Liberté gît sur le sol. Un homme de robuste stature est debout sur une échelle, la chemise largement ouverte, les manches retroussées sur des bras musclés habitués au travail physique. Sa main gauche est levée vers la statue décapitée, tandis qu’il serre un pic dans sa main droite. Il paraît être dans un état second, ses traits sont étrangement flous, ses yeux fermés et sa bouche stupidement béante. Cet homme qui démolit la statue de la Liberté a le cerveau brouillé. « Il ne sait pas ce qu’il fait », dit Goya pour commenter ce dessin à l’encre de Chine(77). L’homme ne voit pas les dégâts qu’il provoque et il ignore pourquoi il fait cela. Cet acte de destruction est dénué de sens précis. On ne peut dire s’il s’agit d’un révolté, d’un réactionnaire, ou seulement d’un vandale aviné chez qui la profanation est due à l’ivresse. Le dessin ne dit rien du contexte historique, l’arrière-plan est vide, une surface blanche. La destruction de l’idole est-elle intemporelle ? Est-ce une vision ? Une scène réelle ? Un homme du peuple, paysan ou artisan, abat la Liberté de son piédestal. Autant qu’on sache, le dessin est antérieur de plusieurs années à la réaction nationale qui chassa les occupants français hors d’Espagne. Quand ce fut le cas, le peuple en liesse défila dans les rues de Madrid et brisa la « Pierre de la Constitution ». Les « libéraux » furent emprisonnés, exécutés ou exilés. Les réformes furent abolies, l’Inquisition rétablie, et les jésuites furent de retour. « Longue vie à nos chaînes ! » cria la foule, à ce qu’on rapporte. Goya dut soupçonner que la victoire patriotique sur la domination étrangère aboutirait à une époque de répression sinistre. Dans le triomphe de la libération, le pouvoir populaire mit en miettes le symbole de la liberté.

Que l’émancipation tourne à la restauration, ce n’est pas rare dans l’histoire. Une fois chassés les maîtres étrangers, la place est libre pour les maîtres issus du pays lui-même. Tôt ou tard, la révolte accouche d’un besoin d’ordre. Mais s’il n’y a pas de nouveaux maîtres en vue, les gens souhaitent le retour des anciens tyrans. Effrayés de voir la liberté en face, ils font demi-tour. Plus la révolte est violente, plus profond est le regret des anciennes chaînes. Mais, comme toute rébellion, la révolte réactionnaire doit elle aussi dégager la voie qu’elle emprunte pour revenir en arrière. Elle élimine les idoles de la liberté, décapite ses porte-parole et chasse ses partisans. Quoiqu’elle se veuille au service du calme et de l’ordre, la restauration débute souvent par des excès de destruction. De toute façon, là où règne la violence, les objectifs sont interchangeables. Aux yeux des forces destructives, ils ont tous la même validité. Les exécutants n’ont que peu de remords à changer de côté d’un jour à l’autre. Ils servent n’importe quel maître, la liberté comme la répression. Quels que soient les obstacles déclarés du moment, ils les balaient. Ils dévastent, pillent et incendient, brisent et démolissent ce qu’ils trouvent sur leur chemin. Que ce soit sous la bannière de l’ordre ou du chaos, au nom de la Croix, de l’État, de la raison ou de la justice, la violence recèle toujours la tendance de tirer par-dessus les idéaux. Le meurtre ne lui suffit pas. Elle vise aussi les choses dont les hommes ont équipé leur vie, la culture symbolique et matérielle.

Quelle signification a cette destruction des choses ? Quels objets la violence préfère-t-elle, et quelles voies emprunte-t-elle ? Détruire est un comportement d’un genre particulier. Les hommes démolissent et éliminent ce qui leur barre le chemin. La destruction crée de l’espace libre et ouvre un accès, vers l’avant ou vers l’arrière. Même au service de la réaction, la destruction est un saut par-dessus la frontière. Briser la liberté est encore un geste de liberté. La destruction annihile le donné. Elle ne veut pas modifier, elle veut abolir. Ce qui est ne doit plus être. La destruction est la radicale inversion de la production. Bien qu’elle cause éventuellement du travail, son but n’est pas de changer les objets, mais de faire place nette. Elle défigure, profane et déshonore, mais en dernier ressort elle veut dématérialiser. Elle entend faire disparaître les objets fabriqués par l’homme. Ce sont moins les qualités des choses qui lui importent que leur substance et leur existence. La violence vise l’objet, son principe même, le principe de ce qui est consistant et résistant. Elle recherche la surface vide, la table rase. Sa tâche n’est achevée que lorsqu’elle n’a plus rien à faire, parce que tout ce qui pouvait l’arrêter est dévasté.

La destruction crève les frontières. Portes et fenêtres sont enfoncées, les murs rasés, l’aura des monuments ternie. Les lieux clos sont éventrés, l’ordre des choses bouleversé. La destruction n’endommage pas seulement les choses une à une, elle disloque aussi les relations et les structures dans lesquelles s’insèrent les choses. Provoquer le chaos ne signifie rien d’autre que d’aplanir les différences, d’anéantir les distinctions, de supprimer les écarts entre les choses, afin de susciter une sauvage confusion, un mélange tumultueux des substances, des forces et des signes. L’individuel, l’atome insécable se trouve scindé, et sa délimitation abolie. L’élément individuel ne vaut plus d’être préservé. Faire ainsi sauter la frontière implique toujours un acte de dévaluation et de gaspillage. Le respect de chaque objet, inculqué à l’homme dès l’enfance, se dissout entièrement. Dans l’ivresse destructrice, il n’a plus de signification. L’impératif de conservation est levé. Le destructeur ne se soucie pas du dommage matériel. Il n’a en tête ni rapine, ni pillage, ni redistribution. Les choses pour lui ne sont plus des biens qui seraient dignes d’être possédés. Cette transformation du rapport humain aux choses procure un grand soulagement. Dans la destruction, les hommes sont délivrés de tout souci. À grand fracas, ils célèbrent la fête de la violence. Les vitres brisées dégringolent, les cris emplissent la place, jusqu’à l’explosion tonitruante qui fait enfin s’effondrer le bâtiment. Le vacarme est le signal du franchissement de la frontière. Il agit directement, en retour, sur l’auteur de la violence. Le tintamarre, la confusion des bruits, annonce le chaos de la matière.

La destruction crée le changement brusque. Elle s’en prend à la durée du temps, elle vise une temporalisation radicale. Ce qui tient bon est démoli. Cela mérite de périr. Les destructeurs ne s’arrêtent pas à une transformation progressive du monde. Ils n’ont pas de patience. Le seul délai qu’ils tolèrent, c’est le temps de combustion de la mèche. Les choses ne sont pas abandonnées à la déchéance. Les ruines ne sont que les vestiges de destructions incomplètes. Le temps de la nature les ronge pendant des années, pendant des siècles. Mais la destruction veut prendre la nature de vitesse. Elle veut le changement soudain, instantané. Elle veut mettre brusquement un terme au passé. Le temps linéaire, l’histoire doit s’interrompre. Rien n’inspire de plus profonde haine que les choses dans lesquelles le temps s’est cristallisé, qui sont entourées d’une aura de pérennité : les monuments de la mémoire, les objets sacrés de la piété, les écrits où le savoir est consigné, les remparts et les donjons du pouvoir. La destruction est une opération contre l’histoire. Elle ne se soucie guère d’avenir et de recommencement. Même quand elle inscrit les temps nouveaux sur ses étendards, elle s’occupe en vérité exclusivement de l’ancien, de ce qui est donné par la tradition. Que tout commencement digne de ce nom se bâtisse sur les ruines d’une tradition, c’est là une justification post festum. Pendant l’action violente, plans et projets sont sans importance. Ce qui compte, c’est la preuve brutale que tout passe, c’est l’excès perpétré contre ce qui ne meurt pas. Si l’on abat les clochers et crible de balles les cadrans, ce n’est pas pour arrêter le présent ; c’est pour abolir la plus grande puissance qui domine les hommes, la puissance qui ne finira jamais : le temps lui-même.

La destruction aspire à être totale. Mais cette totalité n’est atteinte qu’une fois effacées jusqu’aux dernières traces : quand rien, absolument plus rien n’indique que les objets aient existé. La destruction totale veut pilonner intégralement les choses, leur substance matérielle comme leur signification. Son rêve est le désert sans une pierre, sans le moindre éclat ni tesson : le lieu muet, la scène vide. Mais ce rêve ne devient réalité que lorsque même aucun souvenir ne s’attache plus à ce vide. Or, l’effacement de la mémoire collective demande du temps. Pour les contemporains, l’absence de ce qui a été détruit est encore présente. Ils connaissent l’état antérieur. Les hommes sont certes capables d’oublier vite, mais c’est seulement quand leur savoir est totalement anéanti que la destruction est parvenue à son but ultime. Dès lors, aucun nom, aucune pierre, aucun objet commémoratif ne signale l’endroit où la violence a fait rage un jour. Le trou entre les façades, le tertre chauve, la berge dénudée : plus rien n’y a de valeur pour la mémoire. C’est comme s’il ne s’était jamais rien passé, comme s’il n’y avait jamais eu de statue, de temple, de ville.

À vrai dire, la destruction est rarement totale. Comme toute action humaine, la destruction aussi est forcée de passer des compromis avec la réalité. Objectifs prédéterminés et circonstances brident la violence et la guident vers tels objets sélectionnés. La destruction instrumentale doit se contenter de succès partiels. Ainsi, quelquefois, les objets sont démolis uniquement parce qu’on en a besoin à d’autres fins. On se sert des églises ou des théâtres antiques comme de carrières, et l’on y prend les pierres de taille pour édifier des fortifications. On casse les vitres et abat les cloisons pour la commodité des tireurs. On fait sauter les ponts, les voies ferrées ou les poteaux télégraphiques pour anéantir les communications de l’ennemi. On renverse les voitures, arrache les pavés et entasse des meubles pour construire une barricade. Dans tous ces cas, la destruction des choses est au service d’une autre violence : celle du combat. Elle n’est qu’un moyen d’accroître la violence contre les hommes.

En outre, la destruction est freinée par les objets eux-mêmes, leur format, leur poids, la dureté de leurs matériaux. La résistance des choses rend pénible le travail de destruction. Lorsque les armes, les outils et les explosifs font défaut, les hommes doivent travailler à la main, avec leur force physique. L’assaut spontané ne va en général pas très loin. Face à de nombreux objets, le corps humain est impuissant. Livres et tableaux peuvent encore se déchirer à main nue, verre ou porcelaine se jeter par la fenêtre, cloisons de bois et pierres tombales se renverser à coups de pied énergiques. Mais une colonnade, un monument ou un mur de béton ne céderont qu’à des moyens techniques. La violence destructrice a elle aussi besoin d’armes. Les hommes ne sont pas difficiles, en l’occurrence. Ils se servent de ce qui leur tombe sous la main : un pied de chaise, une barre de fer, une bêche ou la crosse du fusil. La destruction est le plus souvent un travail grossier. Alors que produire exige organisation et soin, avec un risque constant d’erreur, détruire ignore maladresse et malchance. Quand il ne doit rien rester, tous les coups sont bons. Le caprice de l’improvisation et de l’essai a son charme. C’est souvent le hasard qui guide la main, et le résultat final est fréquemment aussi douteux que le geste fut imprécis. Les hommes suivent avec curiosité la façon dont le bâtiment s’écroule, le verre éclate, le feu se consume. Ils veulent voir ce que laissera la violence. Le goût du hasard donne à la destruction le charme de l’aléatoire. Si acharnée que soit parfois la lutte contre la résistance des choses, le travail de destruction ressemble à un jeu méchant. Le lot qu’on gagne est le chaos, le champ de ruines, l’amas de gravats, le tas de tessons. Mais la jouissance est d’autant plus grande lorsque le bon plaisir, la force musculaire brute ou un coup réussi épargnent la peine d’un travail ultérieur.

Les fauteurs de violence eux-mêmes ne tiennent pas toujours à la destruction totale. Celle-ci ne laisse pas de signe, y compris d’elle-même. S’il ne reste que le vide, le geste destructeur s’est évaporé lui aussi. Or, beaucoup de destructeurs veulent laisser une marque, pour les spectateurs et pour eux-mêmes. Ils veulent sentir leur pouvoir de destruction, la force de leur corps et de leur volonté. Celui qui se sent seulement comme l’ombre de lui-même puise dans le méfait le sentiment d’être encore là. Le méfait comble son vide intérieur. Pour le destructeur, l’acte revêt un sens affectif et social. Il veut être applaudi, veut protester contre l’état des choses qui lui est imposé et le contraint. Il faut inspirer la crainte et la terreur aux ennemis, le courage aux amis. Tous ces désirs seraient contrariés par une destruction intégrale, qui est un acte débouchant dans le vide, dans le néant, un acte auquel manquent la sensation de succès et le trophée matérialisant le triomphe. C’est pourquoi beaucoup de destructeurs laissent des traces visibles de leur ouvrage. Le vainqueur chevauche avec satisfaction à travers les ruines fumantes ; le drapeau du conquérant est hissé sur la ruine ; le piédestal où se dressait la statue est laissé intact, en souvenir et en avertissement. La destruction recèle donc des impulsions contraires. D’un côté elle veut abolir, faire disparaître, dévaster, raser tout. De l’autre, il lui faut des signes indiquant son travail, un mémento qui perdure après l’acte de détruire. La destruction oscille entre la soif de dévastation totale et le désir de fixation symbolique.

En dépit de son sens social et affectif, la destruction partage avec la production le primat de la chose. C’est la constitution des objets, leurs fonctions et leurs significations qui conditionnent l’action. Encore au moment où on les abat, les choses imposent leurs contraintes. Celles-ci guident les gestes, les énergies et les significations. La prédominance de la culture s’exerce jusque dans la pratique de sa destruction. Ce sont donc les choses elles-mêmes qui fournissent le fil conducteur de l’analyse formelle des forces destructives de l’homme.

À quels objets les hommes s’en prennent-ils ? Qu’est-ce qui stimule leur désir de destruction ? Ce sont d’abord les objets d’usage courant. Ils sont détruits lorsqu’ils sont inutilisables, privés de leur fonction et de leur valeur d’usage. La maison est brûlée, l’armoire démolie, le vêtement déchiré en lambeaux, la vaisselle brisée sur le sol. Les machines sont réduites en ferraille ; on en arrache les câbles et les tuyaux, on cabosse ou l’on cisaille les pièces métalliques. Il suffit parfois d’un geste pour transformer un objet en épave. Le sabotage et le démontage précis, qui ignorent l’exaltation destructrice, exigent connaissances et adresse. Mais pour démolir des machines, il suffit de marteaux, de haches, de chalumeaux et de barres de fer. Qu’elle s’exerce contre des instruments de travail ou des biens de consommation, la destruction est toujours un acte contraire à l’utilité. Lorsqu’il s’agit de produits courants, faits pour être utilisés ou consommés tout de suite, les détruire ne vaut pas la peine. Ils disparaissent de toute façon rapidement. Les ustensiles, en revanche, ne s’usent que lentement. Ils sont ressentis comme des possessions, et donnent une durée matérielle au monde de chacun. La force destructive peut s’en prendre à eux. Elle arrache les choses à la possessivité des gens. Ce qui est inutilisable n’a plus de valeur. Personne ne doit le posséder, ni les vainqueurs ni les vaincus. Si insensé que paraisse parfois l’acte, il n’est pas enfanté par la folie. Il est radical, mais nullement absurde. Il ruine ce à quoi s’attache l’intérêt des gens. Il démolit ce qui donne à leur vie ancrage et contours. Cette destruction vise ce que le monde a de concret et d’habitable. À la fin, les gens n’ont plus rien, ils se retrouvent dépouillés de tout, privés de leur monde.

Les biens de consommation sont détruits parce qu’ils sont utiles ; les produits de luxe, en revanche, parce qu’ils sont totalement inutiles. La révolte ascétique s’en prend à tout ce qui lui semble être splendeur frelatée, clinquant vaniteux et sensualité pernicieuse. Que ce soit au nom de la théocratie ou de l’égalité, par religion de la simplicité, du naturel ou de l’authentique, l’attaque contre le luxe ne vise pas seulement les riches et les débordements de leur mode de vie. La révolte se fait la championne du renouveau moral. Elle veut débarrasser le monde des fétiches de la surabondance, de la complaisance et de la flagornerie. Est suspect tout ce qui détourne de la vraie foi, tout ce qui outrepasse les besoins animaux élémentaires et n’est pas gagné au prix d’un rude travail physique. Toute possession superflue est du vol, toute extravagance est de l’orgueil, tout plaisir des sens est diabolique. Tout devra être anéanti dans les flammes du bûcher. Des forces auxiliaires ratissent les maisons, assaillent les églises, les palais et les chambres fortes, et brisent ce qu’elles ne peuvent pas emporter. On échafaude sur la place du marché la pyramide des vanités(78). Miroirs, bijoux et produits de beauté, perruques, chemises de soie et vêtements de brocart, jeux de hasard, narcotiques et instruments de musique, manuscrits précieux et ostensoirs, images licencieuses, mascarades du « monde à l’envers » et du carnaval…, tout cela est jeté au feu, symbole de l’enfer et du purgatoire. L’anéantissement du luxe est lui-même un acte de gaspillage monstrueux. On détruit ce qui a de la valeur en soi-même parce que cela n’obéit à aucun besoin. Il ne reste plus ensuite qu’une culture du nivellement, mesquine et sans joie, commandée par les privations, le travail, le repentir et l’examen de conscience.

Le feu s’attaque aussi aux objets incarnant le langage et le savoir : actes et rôles, décrets et livres. La destruction des documents écrits annule une invention unique en son genre dans la culture sociale. Grâce à l’écrit, le langage s’émancipe du corps des hommes. Le verbe et la pensée deviennent indépendants de la formulation orale, de la présence du locuteur et de l’auditeur. Le sens acquiert la durée, le contenu conquiert un poids propre, et peut être vérifié et transmis sans avoir égard à son auteur. La parole n’est plus éphémère. Ce qui est écrit et imprimé appartient au monde pour l’éternité. Foi et savoir, ordres et lois acquièrent par l’écrit validité durable, autorité. Ils n’ont plus besoin d’être répétés rituellement, d’être proclamés. Et l’histoire, elle aussi, est arrachée à l’oubli. Une fois consignée, elle ne demande plus à être racontée de génération en génération. Ainsi, l’écrit est à la fois le substrat et le symbole de la pérennité culturelle.

L’agression contre l’écrit veut anéantir la validité des mots, la présence de la tradition, les stocks d’un savoir suspect. Les prophètes de l’homogénéité se préoccupent de l’esprit des hommes et entendent le libérer de toutes les contradictions, non par la persuasion ou la conviction, par la force de leurs paroles à eux, mais par la violence. Ils jettent les feuillets dans les flots, déchirent les livres ou les clouent au pilori. Mais le spectacle qui a le plus d’effet, c’est le bûcher(79). Le feu ne fait certes pas disparaître les idées, mais il refoule dans la clandestinité le savoir proscrit. Dès lors, chacun sait ce qu’il n’a pas le droit de savoir, de lire et de dire. La menace est sans ambiguïté. Car brûler le livre, c’est un meurtre par procuration. Cela remplace l’exécution de l’auteur : le texte est une partie de lui, son « enfant selon l’esprit ». L’objet personnel est châtié et anéanti à la place de qui l’a créé. Ce n’est pas pour rien qu’autrefois les sbires jetaient aussi au feu la langue et la main de l’auteur. Jusque dans les détails, l’exécution du livre imite le rituel de l’exécution capitale publique. On met en scène une cérémonie festive, avec fanfare, retraite aux flambeaux et slogans flamboyants. Un juge autoproclamé donne lecture de la sentence, bourreaux et spectateurs jettent les livres dans les flammes, le public applaudit frénétiquement. Car l’autodafé est un instant rare de communion spirituelle. En se débarrassant de l’écrit, les hommes retournent pour un moment à un état ancien, un état ignorant les tourments du doute, ignorant la fâcheuse diversité des opinions et des points de vue, un état où tout le monde pensait la même chose et où ce que chacun pensait attestait de son orthodoxie.

Là où la transgression se manifeste le plus clairement, c’est dans la destruction des objets sacrés. Les toucher, les tripoter, à plus forte raison les endommager équivaut à une souillure et à une profanation. Le sacré est rigoureusement distinct du quotidien profane. Sa réalité n’est pas de ce monde. Les hommes s’en approchent avec vénération. Ils redoutent son inconcevable majesté, la confrontation avec le numen leur fait éprouver leur néant. Face au dieu, ils ne sont que cendre et poussière. Mais, en même temps, ils révèrent sa présence, ils veulent participer à sa force et à sa magnificence. Le sacré repousse et attire, menace et séduit. Les croyants manient avec une crainte dévote les choses dans lesquelles le sacré se révèle. Des prescriptions régissent le dangereux passage d’une sphère à l’autre, des rituels préservent la frontière séparant le « numineux » du monde de la vie. L’ambiguïté de cette frontière détermine aussi le sens des objets. D’un côté, ceux-ci sont de ce monde, sont des objets matériels avec des traits profanes ; de l’autre, le sacré apparaît en eux, et même ils possèdent eux-mêmes les attributs du sacré. La pierre servant au culte est une pierre comme une autre, mais également s’incarne en elle la présence de l’esprit. L’habit liturgique est un vêtement, taillé dans des étoffes précieuses et richement orné ; mais en même temps il est entouré de l’aura de la consécration. La maison de prière est à la fois une salle de réunion profane et le lieu sacré du culte divin. Les objets sacrés ne sont pas des symboles arbitraires, interchangeables à volonté. Temples et autels, idoles et fétiches, images, statues et reliques sont bien plutôt des parties de la puissance qu’ils désignent. Dans l’image du dieu, le dieu lui-même est présent, le lieu sacré est empli de cet esprit que les hommes adorent et vénèrent. Les choses donnent une forme physique à ce qui ne peut se représenter, elles sont les icônes de ce qu’elles montrent. C’est pourquoi leur destruction lèse directement ce qu’elles désignent. La destruction de l’image blesse le corps du dieu, provoque son courroux, sa vindicte. Décapiter la statue de la Liberté, c’est s’en prendre directement à l’idée de la liberté — et à sa réalité.

Le sacré est détruit quand on le profane, l’insulte, le souille, le salit. Il n’est pas absolument nécessaire que son substrat matériel soit anéanti. Il suffit de mésuser des objets pour un usage profane. L’église reste debout, et l’édifice intact est utilisé comme entrepôt. Le temple est profané lorsqu’on s’en sert pour le commerce de l’argent. Dès que le quotidien investit les choses sacrées, leur sens est perdu. Elles ne sont plus désormais que des objets d’usage profane, et à la longue leur sens figuré ancien s’efface des mémoires. Ainsi dépouillées de la sainte tradition, elles sont de simples objets, d’une certaine forme et d’une certaine couleur. Elles ne signifient rien, ne portent même plus de nom. Mais la pratique du sacrilège est encore autre chose. Le sacrilège prend la valeur du sacré au pied de la lettre et la défigure aux yeux de tous. Renverser les pierres tombales ou les barbouiller de slogans, faire ses besoins contre l’autel, enduire de boue ou de peinture noire la face de la statue, s’affubler de chasubles pour danser la sarabande, autant de dégradations démonstratives. L’inversion du sens laisse visible la signification première. La déformation sémantique n’est d’ailleurs perceptible que si ce qui a été déformé demeure manifeste. La profanation sacrilège n’atteint son but qu’à condition de faire ressortir ce qu’elle anéantit.

Un exemple qui mérite particulièrement réflexion, s’agissant de l’ambivalence de la destruction symbolique, ce sont les mutilations de statues de saints, telles qu’il s’en produit lors des déchaînements religieux. Ainsi, les anabaptistes de Münster sélectionnaient avec précision les cibles de leur iconoclasme(80). Ils ne touchèrent pas aux statues de David et de Salomon, ni de saint Jean l’Évangéliste ni de saint Jacques. En revanche, les statues de la Vierge, les crucifix, les images de saint Pierre et toutes les sculptures ayant trait au pouvoir épiscopal furent défigurées. Le crucifix provoquait la colère de ces dévots, parce qu’il rabaissait au niveau des tourments physiques humains le personnage du Fils de Dieu. L’enfant Jésus était amputé de ses membres, de sorte que la Vierge ne tenait plus dans ses bras que le tronc d’une idole. Pierre était de toute façon haï comme incarnant la tradition de la tyrannie papale. La statue d’une abbesse fut épargnée, à l’exception du visage : on distingue encore ses yeux, mais le nez et la bouche sont entourés d’entailles profondes. La personne est défigurée, non les signes de son statut. D’autres figures de pierre ont perdu leurs organes des sens et leurs extrémités, comme si l’on voulait transférer sur les images des saints les châtiments profanes atteignant l’honneur et le corps. Les anabaptistes tournaient contre les saintes icônes les pratiques du pouvoir temporel. Peu importe que ces dégâts tiennent au hasard des coups de ciseau ou à des considérations théologiques. Délibérés ou non, les résultats parlent de l’ambivalence du sacrilège. Celui-ci ne se manifeste que sur ce qu’il laisse : le dieu tronqué, la face ravagée, l’épouvantail religieux. Les motifs de l’iconoclasme religieux peuvent varier : il vise les fausses images de vrais dieux, ou les vraies images de faux dieux, ou encore l’image en général, parce qu’elle barre l’accès direct au sacré. Mais l’attaque ne fait pas disparaître toutes ces figures, elle les transforme en estropiés de pierre. Le faux dieu est mort, dès lors qu’est évidente la défiguration de son image.

Le sens social de la destruction se concentre dans la révolte contre le pouvoir. Tout ordre se matérialise dans des choses, des signes, des objets artificiels : architectures du pouvoir, symboles du régime, possessions des seigneurs, armes de leurs auxiliaires. Tant que dure l’obéissance, ces objets inspirent considération et respect. Les places fortes semblent inexpugnables, les armes suscitent la peur, monuments et mausolées attirent les pèlerinages de la docilité. Ils surplombent de nombreux étages les pauvres logis des simples sujets. Les châteaux forts trônent sur les crêtes et regardent au loin dans les campagnes, la citadelle est posée sur la ville comme une couronne. La prison d’État est plantée comme un colosse au milieu des quartiers d’habitation. Ses murs énormes, ses tours et ses douves préservent, contre l’extérieur et l’intérieur, ce repaire du châtiment. Les palais, les avenues et les places, tout le plan de la ville manifeste le pouvoir sur l’espace. D’immenses allées conduisent en étoile vers le centre du monde terrestre : le château princier, magnifique et imposant édifice aux longues séries de fenêtres offrant une autre vue chaque jour de l’année. Il est rempli du butin des campagnes : meubles somptueux, tapis, cristaux, soie de toutes parts, or et pierres précieuses. Dans la salle la plus vaste, les murs sont revêtus de miroirs, comme si la société des élus voulait se faire face à l’infini.

Contre les pétrifications du pouvoir, la révolte ne peut pas grand-chose. Certes, elle peut démanteler des châteaux forts, renverser des monuments, piller des chambres fortes. Mais quand le pouvoir s’est inscrit dans l’espace et que l’espace lui-même a pris la consistance du pouvoir incarné, il faut parfois des années pour faire place nette. Pour démolir la Bastille, ce monstre du despotisme, des centaines d’ouvriers mirent des mois(81). Refaire le plan d’une ville, la force destructive de la révolution n’y suffit pas. Ce que la guerre moderne obtient en quelques jours est interdit à la rébellion : anéantir un dispositif fortifié, un quartier, une ville. Même l’incendie ne détruit pas tout. Entre les moignons d’arbres fumants et les décombres où tout a fondu, on distingue le tracé des rues, les places, les fondations de la ville. Les révoltes doivent se contenter d’actions de substitution : faire sauter les arsenaux, occuper la rue, prendre le palais d’assaut.

Tandis que la foule attend sur la place du château, l’avant-garde des rebelles enfonce les grilles, gravit le perron, force la grande porte et s’engouffre dans les salles et les chambres. Ils jettent par les fenêtres les papiers d’archives, fracturent les armoires et les tiroirs, et en répandent le contenu sur le parquet. Dans les appartements, quelqu’un sonde les lits à la baïonnette. Mais dans la salle des cérémonies, voici soudain que les révoltés s’immobilisent. Ils sont comme écrasés par cette splendeur jamais vue, aveuglés par l’éclat des choses, reflet physique du charisme. Ils ne savent trop que faire de toute cette somptuosité, ils se demandent par où commencer, dans cette surabondance. Étonnés, ils se perdent dans la gigantesque vitrine qu’est cette salle, dans ce monde du pouvoir qui leur est étranger. Avant que la fureur ne revienne, un chef plus mesuré que les autres fait courageusement front à la bande et l’exhorte à épargner ce lieu, à chercher ailleurs des objets profanes à détruire. Cela lui vaudra plus tard, quand la terreur régnera dans le pays, d’être pendu.

Quoiqu’elle soit freinée par les monuments de pierre de la tradition et par le clinquant charismatique, la révolte se distingue par un élan particulier. Ce n’est pas seulement la haine qui pousse les rebelles, pas seulement la vindicte de qui a subi l’injustice ; c’est l’action elle-même. En dépit de la résistance des choses, la violence est quasi impossible à arrêter. Chaque coup réussi contre les incarnations du pouvoir redouble la conscience de la liberté. Ce qui ne constitue qu’un aspect accessoire des autres modes de destruction est le fondement et le mobile du soulèvement social. Les attaques contre l’utilité délivrent uniquement des lois de la rationalité. L’agression contre le luxe obéit aux directives de la frugalité et de l’ascèse intérieure. L’anéantissement des documents écrits exécute les ordres de l’uniformité spirituelle. La profanation sacrilège des sanctuaires reconnaît les commandements d’un dieu jaloux qui veut soumettre le monde tout entier à l’ordre de ses valeurs. Mais la révolte contre le pouvoir a lieu uniquement à cause de la liberté. Le but et l’action ne font qu’un. L’action destructive est elle-même la liberté. En transgressant les frontières et en occupant la ville interdite, en rasant les châteaux forts et en abattant les monuments, les hommes prennent déjà possession de cette liberté désirée depuis si longtemps. Elle est déjà là, dans chaque coup porté, dans chaque pierre, chaque fragment de ruine. Elle n’est plus à conquérir péniblement, elle a déjà pris forme concrètement. L’action n’est plus oblitérée par les valeurs, les buts ou les principes d’une morale. La destruction du pouvoir fait sauter toutes les interdictions, c’est pourquoi elle se suffit à elle-même. L’action est le motif. Son plaisir n’a rien de créateur. Elle ne veut rien produire, elle ne veut qu’être. Les jouissances de la liberté trouvent leur accomplissement dans la pratique, dans l’acte destructeur. Délivrés de leurs chaînes, les hommes dansent par les rues et cherchent de nouvelles cibles à attaquer, les casernes des gardes et des fonctionnaires, quelque épicerie, la maison d’un traître. Dans la foule qui emplit les rues, tout le monde est vainqueur. Plus rien n’est en sécurité, ni non plus les gens qui se tiennent à l’écart du tumulte et n’ont pas épinglé d’insigne à leur boutonnière. Sur la grand-place, le feu brûle. En bordure, quelqu’un découvre une statue encore intacte. Il va chercher une échelle dans une cour, se saisit d’un pic, gravit les échelons et, sous les encouragements de la foule qui exulte, il décapite la Liberté.