Chapitre XII

CULTURE ET VIOLENCE

Quelques jours après la prise du palais, les chefs de la rébellion ramenèrent en ville les dignitaires qu’ils avaient déposés. Ils n’étaient pas nombreux à s’être fait prendre, une poignée seulement. Les prisonniers étaient si épuisés par des heures d’interrogatoire que la vie et la mort leur paraissaient de plus en plus indifférentes. C’est à peine s’ils entendaient le tumulte ambiant, les cris d’indignation, les rires fous, les lazzis. Des badauds innombrables faisaient la haie sur le parcours du cortège et l’acclamaient. Des gardes faisaient un rempart de leur corps pour protéger les prisonniers. Mais la foule en colère était impossible à contenir. Dans un passage étroit, à quelques pas seulement de la grand-place, la meute força soudain le barrage et se jeta, armée de matraques et de haches, sur les maîtres de l’ordre ancien. Une furieuse mêlée s’ensuivit, on vit luire des couteaux, quelqu’un brandit une tête tranchée. Avant que les gardes n’aient pu intervenir, la meute déchiquetait les corps sanglants gisant à terre. Les hommes y découpaient des lambeaux de chair et les dévoraient crus, comme il était d’usage. Les rires alors se turent d’un coup, un terrible silence s’abattit sur la place. Mais sur les faces barbouillées de sang des anthropophages se peignait une profonde satisfaction. Ils s’étaient incorporé le pouvoir ancien. Chacun d’entre eux avait maintenant dans les entrailles quelque chose de la force des morts.

La satisfaction ne dura pas. Lorsque le festin fut achevé et que la foule commença de se disperser, ce pouvoir à l’intérieur des hommes se transforma. Il se mit à croître. Les morts continuaient à vivre, et à la longue ils devinrent plus forts qu’ils ne l’avaient jamais été de leur vivant. Les hommes ne pouvaient leur échapper, ils les avaient en eux. Alors ils renièrent leur crime atroce et renoncèrent dorénavant aux fruits de la liberté. Ils se mirent à vénérer le pouvoir et s’interdirent à tout jamais de tuer. Jamais plus il n’y aurait de meurtre et de violence, personne ne souillerait l’honneur des victimes. Mais les morts ne les laissèrent pas en paix. Ils entendaient être nourris, chaque jour, à chaque heure. Ils voulaient qu’on se souvienne d’eux à chaque action, à chaque pensée. Et ils exigèrent que la vénération qu’on leur portait fût transmise aux générations futures. L’instauration du tabou du meurtre ne leur suffisait pas. Ils examinaient soigneusement les émotions des hommes, leurs désirs et leurs actes. Insatiable était leur besoin d’obéissance, insatiable leur vindicte lorsqu’on transgressait un interdit. La honte et la culpabilité prirent entièrement possession des hommes. Ils intervenaient immédiatement dès que se manifestaient les passions, les appétits de la chair, de la violence, de la liberté. Sans cesse, les hommes tentaient d’échapper à cette force supérieure qui les habitait. Mais quoi qu’ils fissent, les morts ne toléraient aucune exception. Ils châtiaient chaque manquement et soumettaient chaque mouvement de désir ou d’imagination au décret de la conscience.

L’interdit, la morale et la culture proviennent de l’expérience du meurtre en commun. Ce n’est pas la réflexion qui incite les hommes à devenir pacifiques, c’est la conscience d’une faute indélébile(82). Ce ne sont pas des contrats qui leur interdisent la violence, c’est la tyrannie de la conscience morale. Le prix de la paix sociale, c’est la répression intime. La révolte de la liberté aboutit tout droit à l’asservissement des pulsions. Ce qu’auparavant les hommes subissaient du fait du despotisme de l’ordre, chacun se l’impose désormais à soi-même. Ce qu’il gagne en protection externe, il le perd en harmonie psychique. La violence paraît domptée, le besoin d’agression étouffé. Mais à l’arrière-plan les désirs continuent d’agir. Ils veulent émerger, transgresser l’interdit, balayer culpabilité et conscience morale. Un insoluble conflit scinde l’âme en deux. Les hommes ont peur d’eux-mêmes, de leurs appétits secrets, et du fouet de leur conscience. Morale et culture ne suppriment pas la souffrance. Elles ne font que transférer sa source à l’intérieur. Et elles tirent leur énergie et leur robustesse de ce qu’elles doivent opprimer. Il n’est pas étonnant que les hommes cherchent des occasions de briser le tabou, de rejeter la culpabilité et de laisser libre cours à leurs désirs cachés. Plus l’interdit culturel est rigoureux, plus grande est la tentation. Plus les morts sont puissants, plus la vie se rebelle vigoureusement. Plus est sévère la contrainte qu’on s’impose, plus le besoin est puissant d’une nouvelle révolte, d’une nouvelle violence contre l’interdit, contre la culture.

Violence et culture sont imbriquées l’une dans l’autre de façons très diverses. La spéculation mythologique sur le festin des cannibales et le triomphe de la conscience morale donne une vue des choses qui dément tout optimisme historique. Le pouvoir n’est pas un rempart insurmontable contre les appétits de violence, ni un bouclier sûr contre les tentations de la liberté. Et la culture, qui fait suite à l’âge du pouvoir, n’est pas une terre d’harmonieuse concorde, mais un lieu de privation et d’autopunition. En tentant d’endiguer la violence, elle renforce la tendance qui y pousse. En substituant à l’ordre contraignant la contrainte psychique qu’on s’impose à soi-même, elle accroît la fringale de liberté. La culture de la conscience morale, née de la culpabilité du survivant, se délabre. Tabou, interdit et sublimation n’entament pas le fonds de bestialité. Pis encore : la moralité domestiquée, qui était censée remplacer le despotisme de l’ordre, attise le besoin de déchaînement. L’excès guette son heure, et sa pression est d’autant plus vigoureuse que les chaînes de la culture pèsent lourdement sur les hommes. Le retour du refoulé est d’autant plus proche que le refoulé s’accumule. Le désir de régression se renforce d’autant plus que le régime culturel opprime la vie. « La nostalgie de la barbarie est le dernier mot d’une civilisation(83). » La culture augmente la potentialité de sa propre destruction. Son paradoxe réside en ceci qu’elle cultive et entretient les forces qu’elle s’efforce de contenir. On ne saurait comprendre à sa juste mesure la portée de ce diagnostic qu’à condition de récuser la foi illusoire dans le caractère réconciliateur de la culture. À vrai dire, il faut pour cela se débarrasser de deux illusions sur lesquelles s’appuie habituellement la superstition optimiste.

Premièrement : l’illusion que les souffrances sont compensées. La culture, dit-on, est la prouesse par laquelle l’homme se libère de la nature, de la faim et de la misère, de la peur et de la souffrance. En créant des institutions, il gagne protection et fiabilité. En confectionnant des outils, il se décharge de la peine du travail et il dessine le monde selon sa représentation. En inventant le langage, il vainc sa solitude et se rend capable de se comprendre avec autrui. En imaginant des symboles, il confère au monde un sens qui donne à sa vie un appui et une direction. Et en se situant dans des traditions, il sait consciemment d’où il vient et où il va. La culture est l’essence des moyens et des formes qui permettent à l’homme de donner à sa vie une structure et une expression, un ordre et une substance. Grâce à elle, il franchit les étroites limites de sa corporéité, de sa souffrance. Il y gagne un monde qui est pleinement le sien. Il le meuble d’objets créés dans lesquels il s’incarne. La culture représente tout à la fois une extension de soi, une production de soi, une représentation de soi. Ce n’est que dans la mesure où l’homme produit une culture qu’il peut avoir un monde et un moi. La culture est le produit de son action, de son imagination. Elle est son œuvre et son reflet. Et elle le délivre de cette souffrance qui consiste à n’être qu’un être vivant quelque part dans le monde.

Mais la culture ricoche sur lui. Quoiqu’elles portent l’estampille de la création humaine, les choses s’opposent à l’homme. Elles le restreignent et lui font tort. Les outils de production peuvent servir aussi d’armes. Les instruments de travail, censés délivrer de la corvée physique, produisent des contraintes matérielles nouvelles qui dictent le déroulement du travail. Les règles institutionnelles soumettent les hommes à une surveillance constante et à une peur incessante du châtiment. Les rôles qu’ils doivent accepter de jouer scindent l’unité de leur personne. Les systèmes de valeurs et les idéologies, ces fantasmagories de la conscience collective et de ses porte-parole intellectuels, restreignent la liberté de pensée. Le sens qu’elles promettent est un sens octroyé, imposé. Les traditions pèsent sur les hommes comme un mauvais rêve et guident autoritairement leurs mouvements. Il faut vénérer l’héritage, il faut que la vie à venir soit conduite dans l’esprit du passé. La morale personnelle, enfin, la conscience de la culpabilité, rabat les forces pulsionnelles irrecevables et plonge l’homme dans les affres de la conscience. Laquelle attise la peur de soi-même et le besoin d’autoreprésailles. Jusqu’aux strates intermédiaires de la vie affective qui souffrent de la prédominance de la culture. Ce n’est pas que la culture personnelle ne soit plus capable de rattraper les développements de la culture objective. C’est l’inverse qui est vrai : la culture objective s’empare des hommes et les tient sous son pouvoir. Elle investit le corps, comprime l’esprit et l’âme dans ses moules. Le prix payé pour être déchargé des fardeaux, c’est la perte de la liberté, c’est la vie normée.

La culture impose aux hommes des fardeaux nouveaux. La première source de souffrance a toujours été le corps de chacun. Il est menacé de douleur, de déchéance, de maladie. Le malheur vient ensuite de la nature extérieure, capable de frapper les hommes avec une violence incontrôlée. La troisième plaie est constituée par les structures sociales et le comportement des autres hommes(84). Mais la quatrième plaie, ce sont les formes culturelles produites par les hommes eux-mêmes pour atténuer les maux du corps, de la nature et du social. Bien loin de compenser la détresse et de frayer le chemin du bonheur, la culture exige sans cesse peine et travail, adaptation et soumission. De quelque côté que penche le bilan final, ni la liberté ni le bonheur ne sont inscrits dans le plan de la création culturelle. C’est pourquoi la révolte s’en prend aussi aux formes culturelles, voire au principe même de forme. Or, son moyen le plus efficace est la violence. C’est elle qui brise les formes et abat les barrières de la culture.

La seconde illusion est le rêve d’immortalité. Le désir de supprimer la souffrance se fonde sur l’espoir d’échapper à l’universel passage. La culture est le vain effort de surmonter la mort. Elle a la même racine que la violence absolue : la paranoïa de survivre. En grande part, l’activité des hommes est un combat sans espoir contre le destin naturel. Parfois le résultat est héroïque, parfois il est dérisoire, trop souvent il est tragique. La culture voudrait faire oublier ce qui ne saurait s’oublier, nier ce qui arrivera immanquablement à chacun. L’homme est le seul être vivant sur qui pèse la conscience de la mort. Il est le seul à savoir qu’il mourra. Sa vie se situe dans l’ombre de cette certitude. Il est infecté par la peur de la mort. Mais pour pouvoir vivre tout de même, il faut qu’il fasse comme s’il ne devait pas mourir. Pour survivre, il doit se bercer d’illusions. C’est à cela que sert la culture(85). Les hommes, sachant qu’ils sont mortels, sont constamment occupés à donner à leur vie une structure, une forme et une signification. Ils recherchent une vie qui fasse oublier la mort et qui ne soit pas mise en morceaux par l’absurdité : une vie qui comble la béance menaçante du néant et capitonne le vide par du contenu. La culture donne des recettes pour dissiper la peur de la mort. Elle promet aux hommes un avenir que pourtant ils ne pourront jamais avoir.

Pour se tracer un chemin vers l’éternité, les hommes inventent d’innombrables stratégies. Ils se créent des idoles à l’existence intemporelle et s’adorent eux-mêmes à travers elles. Ils s’attachent à des représentations d’une âme éternelle qui, au dernier instant, s’échappera du cachot qu’est le corps. Ils érigent des monuments et pratiquent des rituels du souvenir qui sont censés suspendre le cours du temps. Ils se fixent concrètement dans des objets qu’ils créent et qui promettent à leurs créateurs une gloire éternelle. Ils accomplissent des actions héroïques afin de s’inscrire à jamais dans la mémoire de la postérité. Ils amassent richesses sur richesses, comme les signes annonciateurs d’une vie éternelle. Ils font l’histoire pour échapper à son cours. Et ils créent des institutions et des dispositifs qui survivent à toutes les relèves du personnel humain. Au sein de l’institution, la volonté et le plan restent valides même quand leurs promoteurs ne sont plus. Elle assure sa pérennité en faisant qu’aucun de ses membres ne soit indispensable. La mortalité des personnes est la condition de sa survie. Le groupe, la société, l’État, le peuple, la nation, tous ces corps sociaux, ces fictions sociales, obéissent au besoin de s’éterniser. Ils continuent d’exister bien que l’individu soit mort depuis longtemps. Arts, cultes et religions : autant de mesures prises contre le temps. Les structures culturelles ne garantissent pas l’existence physique, mais l’illusion de la permanence. En elles les hommes s’incarnent, leur faisant d’innombrables sacrifices, y compris celui de leur vie. Pour exclure le hasard et évacuer la précarité universelle, ils assument les rigueurs de la culture : c’est une épreuve sans fin, une corvée, sans l’espoir de jamais approcher d’un pouce de leur idée folle. Le cadavre embaumé, dans sa crypte, paré d’or et de diamants, pourvu d’eau, de lait et de miel, équipé pour une vie éternelle, n’en reste pas moins une momie(86).

Le combat contre la condition mortelle ne va pas sans violence. Les pyramides furent érigées sur des fondations de servitude. Thèbes aux sept portes fut construite sur des monceaux d’ossements humains. Les Césars, portés sur les épaules de leurs soldats, conquirent les pays en passant sur des montagnes de morts. Les dieux immortels ont soif du sang des victimes humaines. Religions et idéologies, États et nations s’étendent par la guerre et le meurtre massif. Pour bien des cultures, la violence est l’unique élixir de vie. Gloire et honneur, puissance et prestige, ces insignes de l’immortalité se prouvent par l’opulence du butin, la dévastation de contrées entières, le nombre d’ennemis abattus. La vraie foi exige l’élimination des mécréants, et les groupes comme les communautés contraignent l’individu par le contrôle des idées, l’exclusion et, enfin, par la terreur. Les valeurs éternelles dévalorisent ce qui ressortit à la finitude. L’illusion de l’éternité pousse les hommes à des actions et à des idées grandioses. Mais le prix à payer est énorme. La haute valeur conférée aux idéaux implique toujours une dépréciation de la vie. Le rêve de se survivre tourne au cauchemar pour ceux qui restent en chemin, ceux que piétine le cortège triomphal, les inutiles dont on peut se passer, les victimes de la culture impériale. Comme l’immortalité est un projet condamné d’emblée à l’échec, elle incite sans cesse à des projets nouveaux. Ce rêve fou en alimente d’autres. L’illusion de pouvoir vaincre la mort est une illusion meurtrière. Vouloir donner sens à l’absurde aboutit finalement à l’absurdité. Nulle pensée n’a jamais atténué une douleur, nulle idée n’a jamais pu chasser la peur de la mort. La violence n’est que la conséquence d’une culture orientée vers la transcendance de l’être. Ce rêve monstrueux de dominer la mort — c’est lui qui n’engendre que des monstres.

La violence est inhérente à la culture. Celle-ci est frappée tout entière du sceau de la mort et de la violence. Le sol qui supporte son édifice est imbibé du sang des hommes. C’est par la violence qu’elle s’impose et se perpétue ; et c’est elle qui met à la disposition des hommes les moyens de destruction. Bien loin de modeler le genre humain dans le sens d’un progrès moral, la culture multiplie le potentiel de violence. Elle fournit à celle-ci les produits de l’industrie humaine et les institutions, les partis pris et les justifications. À quel point la culture est au service de la violence, c’est ce qui apparaît lorsqu’on considère ses secteurs un à un.

Au cœur même de la culture matérielle se situe la production d’armes. Il n’est guère d’objets fabriqués qui aient davantage attiré le zèle des chercheurs. La créativité humaine ne se contente pas d’inventer sans cesse de nouveaux moyens de production. Elle consacre tout autant d’énergie à mettre au point de nouveaux moyens de destruction. Dès les temps les plus anciens, les hommes se sont efforcés d’accroître leurs forces destructives, afin de damer le pion à leurs ennemis et de se mettre eux-mêmes en sécurité. Aujourd’hui encore, les plus doués des architectes, des ingénieurs et des savants travaillent à perfectionner les instruments de la violence. La technologie des armes n’est pas un produit accessoire de la culture. C’est l’un des champs d’expérimentation qu’elle préfère. En particulier à l’âge scientifique, beaucoup de nouveaux biens de consommation ne sont que des dérivés de la recherche militaire. Mais en fournissant ainsi des armes de plus en plus efficaces, la culture encourage aussi à les employer. Les possibilités demandent à être testées et exploitées. Ce qui est faisable, on le fait. C’est pourquoi le progrès technique contribue directement au progrès de la violence. La mécanisation du monde s’étend aussi à la mécanisation du meurtre. Plus la culture matérielle d’une société est développée, plus la violence est efficace. Ainsi, culture et violence se conditionnent mutuellement. Le principe de l’objet fabriqué se retourne en son contraire. Les choses qui devaient préserver de la souffrance et de la mort apportent elles-mêmes la mort et la perdition. Quand on embrasse du regard, avec le recul nécessaire, l’histoire des cultures matérielles, il semblerait que les hommes n’aient équipé leur monde de si nombreux objets que pour pouvoir le détruire plus vite. Qu’ils aient jamais « forgé des socs de charrue avec des glaives » paraît fort invraisemblable. Cette devise utopique n’est pas seulement démentie par l’histoire, elle méconnaît le cycle fondamental de toute culture matérielle : fabrication et usure, matière première et déchets, production et destruction. L’homme, porteur de la culture, gaspille d’immenses énergies à démolir ce qu’il a lui-même produit. La culture met au point la technologie, laquelle la détruit. On peut difficilement imaginer plus grand gâchis.

Les institutions de la culture sociale, elles aussi, accroissent l’ampleur et l’effet de la violence. Elles confèrent la durée à l’action et à la pensée. Elles créent des habitudes et des régularités qui se consolident à la longue et deviennent des normes. Mais des conventions définissent des déviations qui doivent être réprimées et éliminées. Le crime est une invention de l’institution. Celle-ci porte en elle-même la potentialité de la violence. Le droit, organe fiable de la communauté homogène, définit la faute, prononce la sentence et applique le châtiment. Le système de la poursuite légale concentre la compétence en matière de mort. Qui ne se plie pas à la loi compromet sa liberté, son intégrité physique, sa vie. La croyance en des droits de l’homme inaliénables est de date fort récente. Leur reconnaissance ne s’est répandue que sur des régions limitées, et leur application est loin d’être assurée. Or, la doctrine moderne occulte le fait que la chasse à l’homme, la torture et la peine de mort ne sont pas des formes dégradées du droit, mais son noyau historique. Depuis toujours, la capture, l’humiliation, les blessures et les mises à mort ont fait partie des pratiques essentielles du combat institutionnalisé contre le mal. Aujourd’hui encore, la meute est au service du pouvoir exécutif. Celui-ci met les tueurs en uniforme, les équipe, et les lâche le moment venu. Les passions de la violence sont momentanément bridées par des règles, étatisées et transmuées en instrument légal. Mais dès que la société se met à vouloir imposer les lois de la communauté, elle envoie ses sbires pour qu’ils rabattent les marginaux vers le bourreau. L’organe central de la culture sociale n’est pas un sanctuaire de la paix, mais un haut lieu de la violence.

Les règles institutionnelles accroissent considérablement la violence. L’organisation consiste en une série de procédés éprouvés, applicables en tous temps et partout, indépendamment de l’objectif comme de l’image de l’ennemi. Les tâches sont réparties, les activités standardisées, coordonnées et hiérarchiquement commandées. La cruauté entre au service de la discipline collective. Les organisations de la violence opèrent sans égard à la personne. Leur personnel est interchangeable. Les victimes sont localisées, classées par catégories, pourchassées de façon planifiée, et mises à mort. La mesure de toute chose est l’efficacité impeccable. La culture de la factualité froide transforme la violence en un travail régulier. Lequel occupe d’innombrables collaborateurs, auxiliaires, profiteurs, dont chacun fait sans broncher ce qu’on lui demande et ce qui lui paraît opportun. L’organisation ne renonce pas non plus tout à fait aux énergies pulsionnelles de l’excès. Mais elle n’a pas besoin de grands criminels, car c’est elle qui en est un. Tout ce qu’elle exige, c’est la vue d’ensemble, le zèle dans le service et le goût de l’intervention. Ainsi, la culture de l’organisation génère un nouvel habitus et une forme nouvelle de violence : la parfaite machine à persécuter.

La culture symbolique fournit des valeurs et des motifs, des fictions et des significations. La foi, la religion ou l’idéologie procurent aux hommes un sens de la vie. Elles assurent la cohésion de la collectivité, par la communauté des convictions, des critères et des images directrices. L’autorité des idées assure l’unité sociale. Chacun croit ce que croit l’autre ; et il croit que tous les autres croient à la même chose que lui. Le contenu importe peu. Que les hommes croient à des dieux ou à des démons, à la raison ou à la vertu, à la nation ou au peuple, à la civilisation ou à la révolution, c’est tout à fait accessoire. Ce qui est décisif n’est pas ce que l’on croit, mais que la croyance soit commune. Une telle foi est certes une fiction, mais c’est une fiction pleine d’efficacité. Cette foi conforte l’illusion d’égalité et fonde des prétentions qui ne souffrent pas d’objections. La valeur suprême doit pouvoir s’appuyer sur une validité universelle, sur l’assentiment de tous. La contradiction d’un individu, et encore plus d’un groupe, relativiserait l’absolu et ferait éclater la fiction comme fiction. Il n’est pas de dieu se respectant un tant soit peu qui tolère un autre dieu à côté de lui. Sa prétention est absolue : prétention à la vérité, à l’évidence et à l’obéissance. Quelle sorte de dieu serait-ce, s’il laissait exister d’autres dieux à ses côtés ? Quelle sorte de raison serait-ce, qui fermerait les yeux quand les hommes donnent dans la superstition ? Quelle sorte de communauté de valeurs serait-ce, qui accueillerait dans ses rangs des éléments étrangers et sceptiques ? Ce ne sont pas la diversité et les contrastes qui sont les piliers des grandes fictions, mais l’unité, la clarté et l’ordre. Les idoles exigent d’être reconnues par tous, et qu’on se soumette à elles à tout prix.

Les idées grandioses coûtent des sacrifices innombrables. Elles justifient la violence et la souhaitent. « Comme les vampires, les valeurs ont besoin de sang pour revigorer leurs énergies vitales. Plus il y a de morts, plus deviennent radieuses et divines les valeurs sur l’autel desquelles on a brûlé les cadavres(87). » Les guerres sont menées au nom des valeurs les plus hautes, les atrocités perpétrées pour exalter les idoles. Contre les incroyants, on prêche les croisades religieuses ; sauvages et barbares sont exterminés par les civilisés, dans un geste de supériorité culturelle et de vocation missionnaire. La terreur révolutionnaire se déploie sous le signe de la vertu, de la raison ou de la justice. Le totalitarisme moderne proclame l’uniformité sociale ou raciale, et débouche nécessairement sur l’anéantissement de l’homme. Le rêve de l’absolu accouche de la violence absolue. Le programme d’une communauté homogène de valeurs s’achève en bain de sang. Car sous la bannière des valeurs culturelles, la violence perd de sa rationalité instrumentale. Les guerres de religion sont toujours conduites avec le pire acharnement, non pour le butin, mais pour l’éradication de l’hérésie. Quand ce sont des valeurs absolues qui dirigent la violence, on ne fait pas d’exception, on ne fait pas grâce. La destruction est totale : des hommes, des choses, de la culture autre. La foi tend à accomplir ses propres prophéties. Elle prouve la puissance de sa validité par la force de la violence. Elle ne se satisfait pas d’expliquer le monde, elle entend le remodeler à son image. Elle veut assujettir le monde entier. Mais ce projet demande sans cesse de nouvelles croisades, de nouveaux massacres, aussi longtemps du moins qu’il existe encore quelque part des gens qui pourraient penser et agir autrement que la foi l’ordonne.

La culture personnelle, enfin, modèle le savoir des hommes, leurs habitudes, leurs capacités, leurs prises de position. Elle marque leurs manières d’agir, leurs convictions et leurs passions. L’histoire de la culture personnelle a produit toutes sortes de fauteurs de violence. À côté du tueur fou, on trouve le soldat discipliné, à côté du prêtre sacrificateur le combattant fanatique de la foi, à côté du bourreau docile le technicien réfléchi. L’homme n’étant pas fixe de nature, ses dispositions violentes sont culturellement modelables. Il ne descend pas d’une horde de fils indignes qui, après leur parricide, auraient été gagnés par la culpabilité et la conscience morale. Sa galerie d’ancêtres compte une multitude de meurtriers. Ces générations d’aïeux sont un cabinet des horreurs. Ils sont tous là, escarpes, sicaires, scélérats, cannibales. La violence adopte des habitus très divers ; mais c’est toujours la culture qui les détermine. C’est la culture, et non la nature, qui a fait de l’homme ce qu’il fut et demeure.

L’équipement moral de l’espèce humaine, ses affects et ses sentiments moraux sont-ils soumis à une évolution historique ? C’est plus que douteux. Affirmer que l’on vit à une époque de progrès éthique, c’est faire preuve non seulement de présomption, mais d’aveuglement face à l’histoire. Une telle affirmation fait partie de la mythologie de la civilisation moderne. La chronique des guerres et des crimes collectifs a depuis longtemps démenti cette croyance erronée. Sous le rapport de la morale, l’homme est complet depuis ses débuts. Faire pour autrui le sacrifice de sa vie — acte suprême de morale et d’individualité —, nos ancêtres les plus lointains en étaient certainement déjà capables(88). Le sacrifice de soi n’est pas une maxime de la conscience moderne. Ce n’est pas le héros impavide, risquant sa vie pour quelque cause, pour se faire un nom ou se couvrir d’une gloire éternelle, qui incarne ce point limite de la moralité, c’est l’individu qui pour un autre met sa vie en jeu, voire marche droit à la mort. Celui qui sauve une vie ne veut pas être un héros, il fait ce qu’il a à faire par responsabilité, par dévouement pour l’autre. C’est un acte qui se situe au-delà de l’autoconservation, au-delà de l’État, de la loi et de la société, au-delà du désir d’immortalité. Il accepte d’avance que même sa propre mort ne garantisse pas la survie de l’autre. L’état d’une société peut se mesurer à sa capacité d’épargner aux hommes ce genre de décision. Mais la modernité a vu se multiplier à l’extrême le nombre des situations réclamant effectivement qu’on se sacrifie pour d’autres(89). Cette époque a obligé d’innombrables êtres humains à se comporter d’une manière surhumaine : dans les grandes guerres, lors des razzias, dans les camps, sous les gibets et dans les abattoirs du génocide.

La foi en la civilisation est un mythe eurocentrique à travers lequel la modernité s’adore elle-même. Il est dépourvu de fondement réel. Les sauvages étaient, avant qu’on les extermine, beaucoup moins sauvages que ne le prétend ce mythe, et les « civilisés » sont loin d’être aussi doux et dociles qu’ils voudraient se voir eux-mêmes. Massacrer des hommes en grand nombre n’est pas un privilège des époques anciennes. La violence est le destin de l’espèce. Ce qui change, ce sont ses formes, ses lieux, ses moments, l’efficacité technique, le cadre institutionnel et le sens qui prétend la légitimer. Mais ce changement dans les formes n’est pas une évolution linéaire, ni orientée vers un but, ni cumulative. Cela ressemble plutôt à un va-et-vient, à une succession de hauts et de bas. Pour de brefs moments, l’indignation croît face aux crimes, pour retomber bientôt au niveau habituel.

Ce ne sont pas des forces pulsionnelles naturelles qui confèrent à la violence sa continuité culturelle, mais des potentialités spécifiquement humaines. Les mauvaises actions envers autrui prennent racine dans la capacité d’action de l’homme. L’invention d’armes et de cruautés nouvelles est due à son imagination illimitée. C’est parce que l’homme peut tout se représenter qu’il est capable de tout. C’est parce qu’il n’est pas mené par ses instincts, mais qu’il est un être spirituel, qu’il peut se comporter de façon pire que la pire des bêtes. C’est parce qu’il est un être doté de culture, pouvant créer sa propre violence, qu’il est en mesure d’accroître démesurément ses forces destructives. C’est parce qu’il n’est pas déterminé de manière fixe qu’il est capable de tous les crimes. C’est parce que les formes culturelles restreignent sa liberté qu’il est toujours tenté de les briser. Si les hommes interrompent par moments destructions et meurtres, ce n’est pas dans un accès soudain de philanthropie ou de modération morale, c’est parce qu’à la longue on ne peut pas vivre avec la violence, et qu’ils en ont assez — jusqu’à ce que la faim revienne. Ces intervalles pacifiques ne sont que des épisodes, ces âges d’or ne durent que quelques années, quelques décennies tout au plus. Dans les annales de la culture et de la société, ce ne sont que des pages blanches.

Quelques semaines après le début de la Première Guerre mondiale, le 25 novembre 1914, Freud écrivait à Lou Andreas-Salomé : « Je ne doute pas que l’humanité se remettra aussi de cette guerre-ci, mais je sais une certitude que moi et mes contemporains ne verront plus le monde sous un jour heureux. Il est trop laid […] Puisque nous voyions la culture la plus haute de notre temps si affreusement entachée d’hypocrisie, c’est qu’organiquement, nous n’étions pas faits pour cette culture. Il ne nous reste qu’à nous retirer et le grand Inconnu que cache le destin reprendra des expériences culturelles du même genre avec une nouvelle race(90). »

C’est un diagnostic lugubre : l’homme doit laisser la place à une autre espèce, parce qu’il n’est pas apte à la culture. En dépit de tous les efforts moraux, de toutes les tentatives pour dompter la brutalité, le mal est perpétuel. Les strates les plus primitives de l’âme sont ce qu’il y a de véritablement immortel. Or, Freud écrivait cela avant même que les grands pressoirs à sang de la Grande Guerre soient en plein fonctionnement, avant Verdun, avant Ypres, avant la Somme. Et il rédigeait ces lignes bien avant l’invention de la bombe, avant Hiroshima, des années avant l’instauration des camps et des « fabriques de mort », avant Kolyma et Auschwitz. Les mémorables crimes contre l’humanité étaient encore à venir. Le diagnostic de Freud paraît encore trop optimiste. Il lui a été épargné de constater que la guerre de masse, le génocide et le déchaînement de la violence absolue ne sont pas des régressions vers l’état primitif et originel de l’âme, ni une retombée dans la barbarie. La violence est elle-même un produit de la culture humaine, un résultat de l’expérience culturelle. Elle opère au niveau où se trouvent sur le moment les forces destructives. Seul peut parler de régressions celui qui croit aux progrès. Or, les hommes ont depuis toujours détruit et tué volontiers et tout naturellement. Leur culture leur sert à donner forme et structure à cette potentialité. Le problème ne se situe pas dans le gouffre qui sépare les pulsions obscures des promesses culturelles, mais dans la correspondance entre violence et culture. La culture n’est nullement pacifiste. Elle fait elle-même partie du malheur. En vérité, les hommes sont tout à fait aptes à leurs cultures. Celles-ci sont à leur image et correspondent à leurs penchants. Si Freud avait vécu jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il aurait difficilement pu éviter de se demander s’il fallait vraiment qu’une expérience de culture soit quelque jour réitérée.