Jouer avec le feu
Dès que le soleil pointa à l’horizon, le lendemain matin, Egwene se présenta devant la porte des appartements de Rand. Même si elle traînait les pieds, Elayne l’accompagnait. Vêtue d’une robe de soie bleue à manches longues coupées à la mode de Tear – et tirée vers le bas sur les épaules après de vives négociations –, la Fille-Héritière arborait un collier de saphirs couleur d’un beau ciel matinal qui contribuait, avec le diadème qui brillait dans ses cheveux clairs, à mettre en valeur ses magnifiques yeux azur. Malgré la chaleur accablante, Egwene portait sur les épaules une écharpe rouge aussi large qu’un châle. L’écharpe et le collier avaient été fournis par Aviendha. Très bizarrement, l’Aielle avait une imposante réserve d’accessoires vestimentaires de ce genre.
Même si elle savait que des Aiels gardaient les appartements de Rand, Egwene ne put s’empêcher de sursauter quand les guerriers se levèrent souplement du sol où ils étaient assis. Elayne eut un petit cri, mais elle reprit très vite son port altier coutumier. Cela dit, son regard de princesse n’eut aucun effet sur les six hommes à la peau tannée par le soleil. Tous appartenaient à l’ordre guerrier Shae’en M’taal – les Chiens de Pierre – et ils semblaient plutôt détendus pour des Aiels, si on oubliait qu’ils regardaient dans toutes les directions et semblaient prêts à bondir à la première alerte.
Egwene tenta d’imiter l’assurance tranquille d’Elayne – hélas, en ce domaine, elle ne lui arrivait pas à la cheville et elle le savait – et annonça :
— Je… Nous voulons voir comment évoluent les blessures du seigneur Dragon.
Un prétexte particulièrement stupide, si les Aiels avaient des bribes de connaissances en matière de guérison. Mais c’était improbable. Peu de gens en possédaient, et les guerriers ne faisaient sûrement pas partie du lot. À l’origine, Egwene n’avait pas eu l’intention de justifier sa visite. Ne suffisait-il pas que les gardes la prennent pour une Aes Sedai ?
Elle avait changé d’avis en voyant ces hommes se lever d’un bond. Bien entendu, ils n’avaient pas esquissé un geste menaçant vis-à-vis des deux femmes. Mais quand on se trouvait face à des guerriers de cette taille, impassibles comme des statues et armés jusqu’aux dents – des lances courtes et des arcs en corne –, on éprouvait soudain le besoin de s’expliquer.
Sous le regard clair de ces tueurs, on repensait immanquablement aux histoires sur les Aiels voilés de noir légendaires pour leur cruauté et leur absence de pitié. Et que dire de la guerre des Aiels, pas si ancienne que ça, durant laquelle ils avaient écrabouillé toutes les armées qu’on leur avait opposées – à part la dernière, car ils avaient inexplicablement fini par décider de rompre le combat et de retourner chez eux après trois jours et trois nuits de tuerie devant les murs de Tar Valon ?
Face à de tels hommes, Egwene avait été à un souffle de s’unir au saidar.
Gaul, le chef des Chiens de Pierre, hocha la tête et regarda les deux femmes avec quelque chose qui ressemblait à du respect. Un peu plus vieux que Nynaeve, l’Aiel était un fort bel homme – à sa façon très rude –, plutôt séduisant avec ses yeux clairs comme des gemmes polies et ses longs cils si foncés qu’ils paraissaient encore plus sombres que ses cheveux.
— Ses plaies doivent lui faire mal, dit-il, parce qu’il est d’une humeur de dogue.
Gaul eut un petit sourire – celui d’un homme comprenant d’expérience qu’on pouvait être énervé par des blessures.
— Il a chassé de chez lui un groupe de Hauts Seigneurs, en expulsant un lui-même sans le moindre ménagement. Comment se nommait ce type, déjà ?
— Torean, répondit un autre Aiel, encore plus grand que Gaul.
Ce guerrier-là gardait une flèche encochée dans l’arc qu’il tenait presque nonchalamment. Après un rapide examen des deux femmes, il recommença à sonder les alentours.
— Torean, oui…, fit Gaul. J’ai parié qu’il glisserait jusqu’à ces jolies sculptures, là-bas, pas loin des Défenseurs, mais il s’est arrêté trois pas plus tôt. J’ai perdu la tenture de Tear ornée de faucons brodés en fil d’or que j’avais pariée avec Mangin…
Le grand Aiel eut un sourire satisfait.
Egwene frémit en imaginant Rand en train de propulser un Haut Seigneur par le fond de son pantalon. Le jeune homme n’avait jamais été violent. Jusqu’à quel point avait-il changé ? Trop occupée par Joiya et Amico, tandis que Rand se consacrait à Moiraine, à Lan et aux Hauts Seigneurs, la jeune femme n’avait presque plus parlé à son promis depuis des semaines. Juste quelques mots au sujet du pays, du festival de Bel Tine – comment s’était-il passé, cette année ? – et de la Fête du Soleil encore à venir. Des dialogues bien trop brefs.
Qu’était donc devenu Rand ?
— Nous devons le voir, dit Elayne, d’une voix un peu tremblante.
Gaul fit une révérence, s’appuyant à l’embout d’une de ses lances posées sur le sol de marbre noir.
— Comme il vous plaira, Aes Sedai…
Egwene entra chez Rand avec l’impression de s’aventurer sur un territoire inconnu. À voir son expression, l’expérience n’était pas facile non plus pour Elayne.
Des horreurs de la nuit, il ne restait plus aucun témoignage, à part l’absence totale de miroirs. Sur les murs, des zones plus claires marquaient les endroits où les glaces étaient naguère fixées.
Si elle n’avait plus rien d’inquiétant, la pièce où venaient d’entrer les deux jeunes femmes était néanmoins sens dessus dessous. Des livres gisaient partout, certains ouverts comme si on avait abandonné en hâte leur lecture, et le lit n’était pas fait. Les rideaux pourpres des fenêtres étaient tous ouverts, offrant une vue magnifique sur le fleuve qu’on surnommait souvent l’artère coronaire de Tear.
Callandor, la fabuleuse épée de cristal, trônait sur un présentoir d’une remarquable laideur. Au premier abord, Egwene estima que c’était l’objet « décoratif » le plus hideux qu’elle avait jamais vu dans un intérieur. Puis ses yeux se posèrent sur les loups en train de déchiqueter un pauvre cerf, sur le manteau de la cheminée, et elle changea d’avis.
Grâce à la brise venue du fleuve, l’air ambiant, ici, était bien plus frais que partout ailleurs dans la forteresse.
En manches de chemise, Rand était installé dans un fauteuil, une jambe sur un accoudoir. Entendant qu’il avait de la visite, il referma le livre relié de cuir qu’il lisait, le jeta sur le tapis parmi les autres, et bondit sur ses pieds comme s’il était prêt à se battre.
Mais son expression s’adoucit quand il reconnut les deux jeunes femmes.
Pour la première fois depuis qu’elle séjournait dans la forteresse, Egwene tenta de voir ce qui avait changé chez Rand – et elle trouva sans difficulté.
Avant leurs retrouvailles à Tear, durant combien de longs mois ne l’avait-elle pas vu ? Assez pour que son visage soit devenu plus dur, comme s’il avait perdu la bienveillance et l’ouverture d’esprit qui le caractérisaient jadis. Rand ne bougeait plus de la même façon, évoquant un mélange entre les manières de Lan et la gestuelle d’un Aiel. Avec sa grande taille et ses cheveux roux, ses yeux paraissant bleus ou gris selon l’intensité et l’angle de la lumière, il ressemblait vraiment beaucoup à un Aiel. Bien trop pour que ce ne soit pas dérangeant, en vérité…
Mais avait-il changé à l’intérieur ?
— Je croyais que vous étiez… ailleurs…, dit-il aux deux jeunes femmes.
À cet instant, Egwene crut retrouver le Rand qu’elle avait toujours connu. Un garçon plutôt timide qui rosissait chaque fois que ses yeux se posaient sur Elayne ou sur elle – et qui tentait par conséquent de regarder entre elles.
— Certaines personnes, continua Rand, veulent des choses que je ne peux pas donner. Et que je ne donnerai pas !
Soudain soupçonneux, il demanda d’un ton méfiant :
— Que voulez-vous ? C’est Moiraine qui vous envoie ? Peut-être pour me convaincre de faire ce qu’elle désire.
— Ne sois pas idiot ! lança Egwene sans réfléchir. Je ne veux pas que tu déclenches une guerre.
Elayne crut bon d’intervenir pour arrondir les angles :
— Rand, nous sommes venues pour t’aider, si c’est possible.
C’était la stricte vérité, si partielle fût-elle. Au petit déjeuner les deux jeunes femmes avaient décidé que ce serait leur motivation la plus commode à mettre en avant.
— Tu es informée de son plan au sujet de… (Rand s’interrompit soudain.) Pour m’aider ? Comment ? Que vous a raconté Moiraine ?
Egwene croisa les bras et saisit les deux extrémités de son écharpe. Nynaeve adoptait cette posture lorsqu’elle s’adressait au Conseil du village avec la ferme intention de se faire entendre, quel que soit l’entêtement de ses interlocuteurs. Consciente qu’il était trop tard pour revenir en arrière, elle continua sur la voie où elle s’était engagée :
— Je t’ai dit de ne pas faire l’idiot, Rand al’Thor ! Les Hauts Seigneurs rampent peut-être à tes pieds – quand ils ne glissent pas ! – mais je me souviens du jour où Nynaeve t’a flanqué une fessée parce que Mat t’avait convaincu de voler un cruchon d’eau-de-vie.
Elayne resta aussi impassible qu’une statue. Pour un œil exercé comme celui d’Egwene, il parut évident qu’elle mourait d’envie d’éclater de rire.
Rand ne s’aperçut de rien, comme de juste. C’était un homme, après tout. Avec un rictus qui aurait pu passer pour un sourire, il dévisagea un moment Egwene.
— Nous venions d’avoir treize ans… Elle nous a trouvés endormis derrière l’écurie de ton père. Avec un tel mal aux cheveux, je peux te dire que nous avons à peine senti ses coups de badine.
Ce récit ne correspondait pas du tout aux souvenirs d’Egwene.
— Ce n’est pas comme la fois où tu lui as jeté une coupe à la tête, continua Rand. Tu te souviens ? Elle t’avait prescrit une infusion d’algue-chien parce que tu te traînais misérablement depuis une semaine. Dès que tu as goûté la potion, tu lui as lancé à la figure sa plus belle coupe. Par la Lumière ! tu as sacrément couiné, après ! Mais ça remonte à quand, cette histoire ?
— Nous ne sommes pas là pour parler du bon vieux temps, s’impatienta Egwene en tirant nerveusement sur son écharpe.
C’était une laine très fine, mais elle crevait quand même de chaud avec ce truc sur les épaules. Rand avait toujours eu la sale manie de se rappeler les anecdotes qu’il aurait mieux fait d’oublier.
Avec un petit sourire, comme s’il devinait les pensées de son amie, Rand reprit d’un ton plus guilleret :
— Vous êtes ici pour m’aider, donc. En quoi ? Sauriez-vous obliger un Haut Seigneur à tenir sa parole dès que j’ai détourné le regard ? Désolé, mais j’en doute. Avez-vous un remède contre les cauchemars ? D’autre part, j’aurais bien besoin d’un coup de main sur… (Se tournant vers Elayne, Rand sauta une nouvelle fois du coq à l’âne.) Et l’ancienne langue ? Avez-vous suivi des cours à la Tour Blanche ?
Sans attendre de réponse, Rand se baissa pour farfouiller dans les livres étalés sur le sol. Egwene vit qu’il y en avait aussi sur les fauteuils et sur le lit.
— J’ai un ouvrage, je ne sais plus trop où…
— Rand, appela Egwene, Rand ! Je suis incapable de lire l’ancienne langue.
D’un regard, la jeune femme indiqua à Elayne de ne surtout pas la contredire. Elles n’étaient pas là pour traduire les Prophéties du Dragon.
La Fille-Héritière hocha la tête, faisant osciller les saphirs qui ornaient ses cheveux.
— Nous avions bien d’autres choses à apprendre, confirma-t-elle.
Rand se redressa et soupira.
— C’était trop demander, je m’en doutais…
Il parut vouloir en dire plus, mais il préféra contempler mornement la pointe de ses bottes. S’il se troublait ainsi devant Elayne et elle, se demanda Egwene, comment diantre faisait-il pour tenir tête à des Hauts Seigneurs ?
— Nous sommes venues t’aider au sujet du Pouvoir, Rand…
La théorie de Moiraine était unanimement acceptée : une femme ne pouvait pas former un homme, pas plus qu’elle n’aurait pu lui enseigner la façon de porter un bébé. Egwene n’aurait pas mis sa main au feu que c’était vrai. Un jour, elle avait senti un tissage de saidin. Ou plutôt, si elle n’avait rien capté, quelque chose avait bloqué ses propres flux, comme un barrage de pierre qui arrête de l’eau. Contrairement à bien des sœurs, elle avait appris autant de choses à l’extérieur de la tour qu’en son sein. Avec un peu de chance, elle pourrait faire profiter Rand de cette expérience rien moins que conventionnelle.
— Si c’est possible, ajouta Elayne.
La méfiance réapparut sur le visage de Rand. Ses sautes d’humeur étaient éprouvantes, il fallait bien l’avouer…
— J’ai plus de chances de lire soudain l’ancienne langue que vous de… Vous êtes sûres que ce n’est pas un coup de Moiraine ? Elle croit pouvoir me convaincre par la bande, c’est ça ? Un plan tordu d’Aes Sedai ? Et bien entendu, je ne me méfierai pas avant d’être tombé dans le piège !
Avec un ricanement amer, Rand tira une veste vert foncé de derrière un fauteuil et l’enfila à la hâte.
— J’ai accepté de recevoir d’autres Hauts Seigneurs ce matin… Si je ne les serre pas de près, ils finissent par n’en faire qu’à leur tête. Mais ils apprendront un jour ou l’autre. Je règne sur Tear, désormais. Moi, le Dragon Réincarné. Ils retiendront la leçon. Maintenant, si vous voulez m’excuser…
Egwene aurait voulu saisir Rand par le col et le secouer un bon coup. Lui, régner sur Tear ? En un sens, on pouvait présenter les choses comme ça, mais elle se souvenait d’un jeune garçon, un agneau caché sous sa veste, fier comme un coq parce qu’il avait chassé le loup qui s’en prenait au pauvre petit animal. Rand était un berger, pas un roi. Et même s’il avait quelque raison de prendre de grands airs, ça ne lui faisait aucun bien.
Egwene allait le lui dire sans détours, mais Elayne lui brûla la politesse :
— Personne ne nous envoie. Personne ! Nous sommes là parce que… parce que nous t’aimons bien. Nous ne pourrons peut-être pas t’aider, mais pourquoi refuses-tu d’essayer ? Si nous avons fait l’effort de venir, ne peux-tu pas nous consacrer un peu de temps ? Ta propre vie ne compte pas à tes yeux ?
Rand cessa de boutonner sa veste et regarda la Fille-Héritière – si intensément, vit Egwene, qu’elle eut le sentiment qu’il avait oublié sa présence. Mais il finit par détourner la tête, baissant les yeux de nouveau.
— J’essaierai, souffla-t-il. Ça ne donnera rien, mais je tenterai le coup. Que voulez-vous que je fasse ?
Egwene prit une profonde inspiration. Avoir convaincu Rand si vite la stupéfiait. Quand il décidait de camper sur une position, ce qui lui arrivait très souvent, il était d’habitude aussi difficile à déplacer qu’un rocher englué dans la boue.
— Regarde-moi, dit-elle en s’unissant au saidar.
Elle se laissa envahir par le Pouvoir – submerger même, acceptant jusqu’à la dernière goutte qu’elle pouvait absorber. Elle eut le sentiment qu’une clarté se diffusait partout en elle, comme si la Lumière elle-même avait éclairé la totalité de son corps. En elle, la vie explosa comme un feu d’artifice. Jusque-là, elle n’avait jamais puisé tant de Pouvoir en même temps. Très étonnée, elle constata qu’elle ne vacillait même pas. Pourtant, elle n’aurait pas dû pouvoir résister à une telle déferlante. Elle aurait voulu s’y abandonner, chanter et danser, puis s’étendre et se laisser simplement balayer par ce flot.
Elle se força pourtant à parler :
— Que vois-tu, Rand ? Que ressens-tu ? Regarde-moi !
Rand leva lentement les yeux.
— Je te vois, toi Egwene. Que voudrais-tu que je voie d’autre ? Tu es en contact avec la Source ? Moiraine a canalisé près de moi un nombre incroyable de fois, et je n’ai jamais rien vu. À part le résultat de ses tissages. Ça ne marche pas comme ça. Même moi, je le sais.
— Je suis plus puissante que Moiraine, affirma Egwene. Si elle tentait d’absorber autant de Pouvoir, elle s’écroulerait sur le sol, se convulsant, ou perdrait connaissance.
C’était la stricte vérité, même si Egwene n’avait jamais évalué si précisément les aptitudes de l’Aes Sedai.
Le Pouvoir qui déferlait dans ses veines implorait d’être utilisé. Avec un tel volume, elle aurait pu accomplir des miracles dont Moiraine ne rêvait même pas. Cette blessure de Rand, sur son flanc, que l’Aes Sedai n’avait jamais pu guérir totalement… Sans connaître la guérison – un art plus complexe que tout ce qu’elle avait appris à maîtriser –, elle avait vu Nynaeve le faire. En disposant d’un tel flot de Pouvoir, elle était en mesure de voir comment cette maudite blessure pouvait être guérie. Pas de le faire, bien sûr, mais d’établir un protocole.
Très prudemment, elle envoya de minuscules flux – presque des filaments – d’Air, d’Eau et d’Esprit (les trois instances utilisées pour guérir) étudier l’ancienne blessure. Au premier contact, elle dut reculer, frissonnante, et ramener vers elle son tissage. L’estomac retourné comme si elle risquait de vomir tout ce qu’elle avait mangé depuis sa naissance, elle aurait juré que toutes les Ténèbres du monde se tapissaient dans la plaie, cachées derrière une peau cicatricielle boursouflée et fragile. Un cloaque pareil pouvait absorber et neutraliser les flux de guérison comme le sable absorbe des gouttes d’eau.
Comment Rand supportait-il une telle douleur ? Pourquoi ne pleurait-il pas en permanence ?
Toute la scène s’était déroulée en une fraction de seconde. Luttant désespérément pour cacher ses tremblements, Egwene enchaîna sur sa dernière phrase :
— Mais toi, tu es aussi fort que moi. Je le sais. Il ne peut en être autrement. Alors, que sens-tu ? Oui, que sens-tu ?
Lumière, qu’est-ce qui pourrait guérir une telle blessure ? Est-ce seulement possible ?
— Je ne sens rien du tout…, marmonna Rand, sautant nerveusement d’un pied sur l’autre. Si, la chair de poule… Et ça n’a rien d’étonnant. Pas parce que je me méfie de toi, mais parce que je suis toujours très anxieux quand une femme canalise près de moi. Désolé…
Egwene ne prit pas la peine d’expliquer à Rand la différence entre canaliser et s’unir simplement à la Source Authentique. Même si elle avait beaucoup de lacunes, le garçon était encore un véritable ignorant. Un aveugle qui utilisait un métier à tisser, sans avoir la moindre idée des couleurs de ce qu’il composait – et pas davantage de l’aspect des fils voire de la machine…
Au prix d’un effort terrible, Egwene laissa filer le saidar. Une perte cruelle qui lui donna envie de pleurer…
— Je ne suis plus en contact avec la Source, Rand, annonça-t-elle. (Avançant, elle dévisagea son ami.) Tu as toujours la chair de poule ?
— Non, mais parce que tu m’as prévenu… (Rand haussa les épaules.) Tu vois, il suffit que j’y pense et ça recommence.
Egwene eut un sourire triomphant. Et elle n’eut pas besoin de regarder Elayne pour se faire confirmer ce qu’elle sentait déjà – une façon de procéder sur laquelle elles s’étaient mises d’accord avant de venir.
— Rand, quand une femme s’unit à la Source, tu le sens ! Elayne est en train de le faire.
Rand regarda la Fille-Héritière, les yeux plissés.
— Oui, continua Egwene. Que tu le voies ou non n’a aucune importance. Tu le sens, et ça nous fait déjà ça. Voyons ce que nous pouvons découvrir d’autre. Rand, unis-toi à la Source. Puis ouvre-toi au saidin.
Egwene prononça ces mots d’une voix rouge et tremblante. Là encore, Elayne et elle s’étaient mises d’accord à l’avance. Il s’agissait de Rand, pas d’un monstre sorti des récits du passé, mais tout de même, demander à un homme de… Avoir réussi à tout dire tenait du miracle, non ?
— Tu vois ou tu sens quelque chose ? demanda-t-elle à Elayne.
Rand continuait à s’efforcer de regarder entre les deux jeunes femmes où il fixait le sol, les joues rouges. Pourquoi était-il perturbé à ce point ?
— Il pourrait être en train de bayer aux corneilles, répondit Elayne, les yeux rivés sur Rand. Tu es sûre qu’il fait quelque chose ?
— Il est têtu, mais pas idiot. Enfin, la plupart du temps.
— Eh bien, qu’il soit têtu, idiot ou je ne sais quoi, je ne sens rien.
Egwene regarda Rand, les sourcils froncés.
— Tu as dit que tu voulais essayer. Tu joues le jeu ? Si tu as senti quelque chose, ça devrait être réciproque, et…
Egwene s’interrompit sur un cri aigu. Quelque chose venait de lui… pincer les fesses.
Rand tordit les lèvres pour s’empêcher de sourire.
— Voilà qui n’était pas gentil du tout ! s’indigna Egwene.
Rand tenta de garder l’air innocent, mais il perdit la bataille et sourit.
— Vous vouliez à tout prix sentir quelque chose, et j’ai pensé que…
Le rugissement soudain du jeune homme fit sursauter Egwene.
— Par le sang et les cendres ! s’écria-t-il en portant une main à sa fesse gauche. Tu n’étais pas obligée de…
La phrase se perdit dans des marmonnements qu’Egwene, tout bien pesé, se félicita de ne pas entendre.
Profitant de la diversion pour soulever son écharpe et s’aérer un peu, elle fit un petit sourire à Elayne. Autour de la Fille-Héritière, l’aura du Pouvoir s’estompait déjà. Alors qu’elles se frottaient discrètement la fesse, les deux amies faillirent éclater de rire. Au moins, Rand aurait vu de quel bois elles se chauffaient. Une riposte du genre qu’on n’oubliait pas, selon Egwene.
Affichant son air le plus sérieux, elle se retourna vers Rand.
— Venant de Mat, ça ne m’aurait pas surprise… Mais toi, je pensais que tu avais grandi. Nous sommes venues t’aider, si c’est possible. Alors, essaie de coopérer. Par exemple en faisant avec le Pouvoir quelque chose qui ne soit pas enfantin. Histoire de voir si nous le sentons.
Rand foudroya les deux jeunes femmes du regard.
— Faire quelque chose ? Vous n’avez aucun droit de… Bon, d’accord, je n’ai rien dit. Vous voulez vraiment que je fasse quelque chose ?
Soudain, les deux jeunes femmes se retrouvèrent en train de léviter dans les airs. Les yeux ronds, elles se regardèrent tandis que leurs pieds flottaient bien au-dessus du tapis. Rien ne les tenait – pas l’ombre d’un flux qu’Egwene aurait pu voir ou sentir. Rien du tout !
La jeune femme serra les dents. Il n’avait pas le droit de faire ça ! Non, pas le droit du tout ! Et il était temps de lui donner une petite leçon. Le bouclier d’Esprit qui avait coupé Joiya de la Source devrait convenir aussi. Quand elles découvraient un homme capable de canaliser, les Aes Sedai y avaient régulièrement recours.
Egwene s’ouvrit au saidar… et elle eut un haut-le-cœur. Le saidar était là, elle sentait sa chaleur, mais un obstacle se dressait entre elle et la Source Authentique. Une absence, plutôt, comme une déclinaison du néant, mais qui suffisait à l’isoler du Pouvoir aussi sûrement qu’un mur de pierre.
Éprouvant d’abord un grand sentiment de vide, Egwene fut bientôt prise de panique. Un homme canalisait le Pouvoir, et elle était impuissante. C’était Rand, certes, mais suspendue dans les airs comme ça, elle ne parvenait plus à faire la différence, songeant exclusivement à la souillure du saidin. Elle voulut crier quelque chose au Dragon Réincarné, mais seuls de pathétiques couinements sortirent de sa gorge.
— Vous voulez que je fasse quelque chose ? rugit Rand.
Les pieds de deux guéridons se plièrent bizarrement, le bois grinçant sinistrement, avant que les deux meubles se lancent dans une parodie de danse, leur dorure se craquelant et s’effritant sous le mouvement.
— Vous aimez ça ? lança Rand.
Alors qu’il n’y avait plus que des cendres dans la cheminée, des flammes géantes y apparurent et l’emplirent totalement.
— Et ça ?
Le grand cerf et les deux loups, sur le manteau de la cheminée, commencèrent à fondre. Des filaments d’or et d’argent ruisselèrent sur le socle, formant une sorte de trame métallique. Toujours relié à la masse de l’objet, cet étrange voile de tissu en fusion composa comme une traîne à la peu esthétique décoration.
— Faire quelque chose, répéta Rand. Faire quelque chose… Vous avez une idée de ce que c’est, toucher le saidin et le garder en soi ? Je sens que la folie me guette. Elle s’insinue en moi !
Sans cesser de danser, les deux guéridons s’embrasèrent comme des torches. Des livres volèrent dans les airs, leurs pages tournées par un vent invisible. Sur le lit, le matelas explosa, envoyant valser des plumes dans toute la pièce. Celles qui s’enflammèrent au contact des guéridons répandirent dans l’air une puanteur de suie.
Un moment, Rand regarda les guéridons en feu. Puis la force qui retenait Egwene et Elayne se dissipa et le bouclier qui les séparait de la Source disparut en même temps.
À l’instant où les deux femmes se réceptionnaient sur le tapis, les flammes se volatilisèrent, comme aspirées par le bois des guéridons. Dans la cheminée, l’embrasement cessa et les livres retombèrent sur le sol dans un désordre encore plus grand qu’avant. Le voile de « tissu » se détacha et tomba, redevenu un banal morceau de métal même pas chaud. De la statue, il ne restait plus que trois amas indéfinissables, un d’or et deux d’argent.
Egwene et Elayne s’étant percutées en atterrissant, elles s’accrochèrent l’une à l’autre pour ne pas tomber. Dans le même temps, toutes les deux s’unirent au saidar et tissèrent en un temps record un bouclier qu’elles entendaient propulser sur Rand s’il faisait seulement mine de canaliser à nouveau.
Mais il resta immobile, contemplant les guéridons carbonisés sous une pluie de plumes qui se déposaient sur sa veste comme des flocons de neige.
Il ne semblait plus dangereux, mais la pièce ressemblait à un champ de bataille. Egwene tissa plusieurs flux d’Air pour réunir toutes les plumes encore en suspension et celles qui gisaient sur le tapis. Après une courte réflexion, elle ajouta celles qui étaient tombées sur la veste de Rand. Le reste du « ménage » serait à la charge de la majhere ou du responsable de ce chaos.
Rand cilla quand il vit des plumes s’envoler de sa veste pour aller se poser avec toutes les autres sur le matelas éventré. Si l’opération ne fit rien pour chasser l’odeur de brûlé, la pièce parut tout de suite plus nette. Et pour le confort olfactif, les fenêtres ouvertes ne tarderaient pas à remplir leur office.
— La majhere refusera sans doute de m’en donner un nouveau…, ricana Rand en désignant le matelas. Un par jour, ça dépasse déjà sûrement son budget. (Comme de juste, il évitait soigneusement de regarder ses amies.) Je suis navré… Je n’avais pas l’intention de… Quelquefois, ça me dépasse. Parfois, rien ne me répond quand je canalise, et à d’autres occasions, ça provoque des catastrophes que je… Désolé, vraiment. Vous devriez peut-être partir. Décidément, c’est une phrase que je prononce souvent… (Il rougit et s’éclaircit la voix.) Je ne suis plus en contact avec la Source, mais vous devriez quand même sortir…
— Nous n’en avons pas terminé, dit gentiment Egwene.
Une compassion franchement forcée. Pour le punir de les avoir fait léviter en les coupant de la Source, elle lui aurait volontiers frictionné les oreilles. Mais à l’évidence, il était dans une très mauvaise passe. Pourquoi ? Elle l’ignorait, et pour le moment, elle ne voulait pas le savoir. Car ce n’était ni l’heure ni l’endroit. Après avoir tant entendu louer sa puissance et celle d’Elayne – deux Acceptées destinées, disait-on, à prendre place parmi les plus formidables Aes Sedai des mille dernières années –, Egwene aurait juré qu’elles étaient au niveau de Rand. Pas très loin, en tout cas. Eh bien, elle venait de recevoir un démenti cinglant. À condition d’être furieuse, Nynaeve pouvait peut-être y parvenir. Mais l’exploit que Rand venait d’accomplir, elle le savait, aurait été hors de sa portée. Diviser ainsi ses flux et les tisser tous en même temps ? Impossible ! Travailler avec deux flux n’était pas deux fois plus difficile qu’avec un seul, mais bien plus que ça. Et en gérer trois se révélait aussi d’une difficulté exponentielle, par rapport à deux. Et Rand en avait tissé une bonne dizaine !
À présent, il semblait à peine fatigué, alors que tout effort lié au Pouvoir était un gouffre à énergie. En d’autres termes, Rand pouvait se jouer d’elles comme si elles étaient des chatons.
Des chatons qu’il risquait de noyer, s’il devenait fou.
Pourtant, la jeune femme ne voulait ni ne pouvait filer comme il le lui conseillait. Ce serait revenu à un abandon, et elle n’était pas taillée dans ce bois-là. Elle entendait faire tout ce qu’elle était venue faire, et il ne la ficherait pas dehors avant qu’elle en ait terminé. Ni lui ni quiconque d’autre, d’ailleurs…
Les yeux brillants de détermination, Elayne renchérit d’une voix ferme :
— C’est ça, nous n’en avons pas terminé. Et nous ne partirons pas avant que ce soit fait. Rand, tu as promis d’essayer et tu dois tenir parole.
— Je l’ai dit, c’est vrai… Bon, on peut commencer par s’asseoir.
Sans regarder les guéridons brûlés ni l’étrange morceau de métal gisant sur le sol, le jeune homme, en boitillant un peu, guida ses visiteuses jusqu’aux fauteuils à haut dossier disposés près des fenêtres. Pour s’asseoir, les deux jeunes femmes durent retirer les livres qui trônaient sur les coussins en soie rouge. Sur son siège, Egwene découvrit le tome XII des Trésors de la Pierre de Tear, un vieil exemplaire relié en bois d’un ouvrage intitulé Les Voyages dans le désert des Aiels, avec diverses observations sur sa population sauvage, et un gros traité d’histoire, à reliure de cuir, lui, au titre évocateur : Transactions avec le territoire de Mayene, 500 à 700 de la Nouvelle Ère.
La pile d’Elayne était plus imposante, mais Rand se précipita, s’empara des livres et les posa sur le tapis – où ils s’écroulèrent aussitôt les uns sur les autres, ajoutant au désordre.
Toujours ordonnée, Egwene alla déposer sa collecte, soigneusement empilée, à côté de ce désastre.
— Que voulez-vous que je fasse, maintenant ? demanda Rand. (Il s’assit au bord de son fauteuil, les mains sur les genoux.) Je promets d’être obéissant, cette fois. Pas de fantaisie !
Egwene se mordit la lèvre inférieure pour ne pas dire que cette promesse venait un peu tard. Certes, elle avait peut-être formulé sa demande d’une manière un peu vague, mais ça n’excusait rien. Cela dit, il faudrait régler ces comptes-là une autre fois. Alors qu’elle se comportait comme si elle se trouvait face au bon vieux Rand, il avait toujours l’air gêné, comme s’il venait de projeter de la boue sur sa plus belle robe et craignait qu’elle l’accuse de l’avoir fait exprès.
Cela dit, bon vieux Rand ou non, elle ne s’était pas coupée du saidar, et Elayne non plus. Quand on n’y était pas obligée, pourquoi se monter idiote ?
— Là, déclara la jeune femme, on voudrait juste te faire parler. Comment entres-tu en contact avec la Source ? Décris-nous ce qui se passe, étape après étape…
— C’est un combat plus qu’une prise de contact…, maugréa Rand. Étape après étape, dis-tu ? D’abord, j’imagine une flamme, puis je propulse tout dedans. La haine, la peur, la nervosité… Tout ! Quand ces sentiments sont consumés, un vide se crée à l’intérieur de ma tête. Je viens m’y réfugier, mais je fais aussi partie de la réalité sur laquelle je me concentre…
— J’ai déjà entendu ça…, dit Egwene. Un jour, j’ai entendu ton père parler d’une méthode de concentration qu’il utilisait pour remporter les compétitions de tir à l’arc. Il appelait ça la Flamme et le Vide…
Rand acquiesça – non sans mélancolie, nota Egwene. Le mal du pays, sans doute. Et son père qui devait lui manquer.
— C’est bien une leçon de Tam. Lan recourt lui aussi à cette méthode, pour l’escrime. Une personne que j’ai rencontrée, Selene, m’a dit que ça se nommait la Fusion. Beaucoup de gens connaissent cette technique, même si presque tous lui donnent des noms différents. Mais j’ai découvert la suite tout seul : une fois dans le vide, j’ai conscience de la présence du saidin comme si c’était une lueur juste à la périphérie de mon champ de vision. Rien n’existe, à part cette lumière et moi. Ni pensée ni émotion… Au début, je devais procéder très lentement, phase par phase, mais à présent, tout arrive en même temps. Enfin, presque tout. Et quand tout se passe bien.
— Le néant, soupira Elayne en frissonnant. Pas d’émotions. Voilà qui ne ressemble pas à ce que nous faisons.
— Si, c’est très proche, au contraire, affirma Egwene. Rand, nous procédons un peu différemment, c’est tout. J’imagine être un bouton de rose jusqu’à ce que je le sois devenue. C’est l’équivalent de ton vide. Mes… pétales… s’ouvrent sous la lumière du saidar et je me laisse emplir de vie, de chaleur, de clarté et d’émerveillement. Je m’abandonne au Pouvoir, et ce faisant, je le contrôle. Ce fut le plus difficile à apprendre : comment maîtriser le saidar en me soumettant à lui. Aujourd’hui, ça m’est si naturel que je n’y pense même plus. C’est la clé de tout, Rand, j’en suis sûre ! Tu dois apprendre à t’abandonner !
Le jeune homme secoua la tête.
— Ça n’a aucun rapport avec ce que je fais… Me laisser emplir de Pouvoir ? Moi, je dois m’emparer du saidin et le tenir fermement. Parfois, je referme la « main » sur le néant, mais une chose est sûre : si j’attendais que ça vienne, je pourrais patienter jusqu’à la fin des temps. Quand j’ai saisi le saidin, il se déverse en moi, c’est vrai. Mais si je m’abandonnais… (Rand se passa une main dans les cheveux.) Egwene, si je relâchais ma vigilance, même une minute, le saidin me consumerait. C’est comme un fleuve de métal en fusion, un océan de feu ou toute la lumière du soleil réunie en un seul point. Je dois lutter pour que cette force m’obéisse et pour qu’elle ne me détruise pas. (Il eut un profond soupir.) Je sais ce que tu veux dire quand tu parles de vie, de clarté, de chaleur et d’émerveillement, mais moi, la souillure me donne envie de vomir. Pourtant, les couleurs me semblent plus vives et les odeurs plus puissantes. Tout devient plus réel, en un sens. Malgré le danger, je n’ai jamais envie de me couper du Pouvoir… Mais il tente de me dévorer, et… Egwene, tu dois regarder la vérité en face. La Tour Blanche a raison au sujet des hommes capables de canaliser. Et du destin qui les attend.
La jeune femme secoua la tête.
— Je me résignerai quand j’aurai eu la preuve que c’est vrai…
La conviction d’Egwene sonnait un peu faux, comme si quelque chose venait de l’ébranler. Le récit de Rand semblait être un reflet déformé de sa propre expérience, les similitudes servant surtout à mettre en valeur les différences. Mais bon, il y avait des similitudes. Une raison pour ne pas baisser les bras.
— Peux-tu distinguer les flux ? L’Air, l’Eau, l’Esprit, la Terre et le Feu ?
— Parfois… Pas très souvent. Je prends ce qu’il me faut pour faire ce que j’ai prévu… Je pioche au hasard, en un sens. C’est très étrange. Parfois, je dois faire quelque chose, je réussis, mais je sais seulement après comment j’ai fait – voire ce que j’ai fait ! C’est un peu comme me remémorer des éléments oubliés. Mais ensuite, je n’oublie plus et je peux recommencer. Enfin, le plus souvent…
— Donc, tu te souviens, insista Egwene. Comment as-tu fait pour embraser ces guéridons ?
Elle aurait préféré savoir comment il s’y était pris pour que les meubles dansent. Avec un tissage d’Air et d’Eau, ce devait être faisable, mais…
Plus tard ! Pour commencer, il fallait aborder des choses simples. Allumer et éteindre une bougie, par exemple, le genre de choses à la portée de n’importe quelle novice.
Rand eut une moue chagrinée…
— Je n’en sais rien, avoua-t-il, très embarrassé. Quand je veux allumer une lampe ou faire flamber du bois dans la cheminée, j’y parviens facilement, mais sans savoir comment. Avec le feu, je n’ai pas vraiment besoin de réfléchir.
Un phénomène presque normal, pour une fois. Parmi les cinq Pouvoirs, le Feu et la Terre étaient les plus forts parmi les Aes Sedai masculins de l’Âge des Légendes. Alors que l’Air et l’Eau restaient plutôt l’apanage des femmes, l’Esprit se répartissait très également entre les deux sexes. Pour recourir à l’Air et à l’Eau, lorsqu’elle maîtrisait un tissage, Egwene n’avait pas besoin de réfléchir non plus.
Mais cette constatation ne les avançait pas beaucoup…
— Et pour éteindre les flammes ? demanda Elayne. Dans ce cas, j’ai eu le sentiment qu’il te fallait réfléchir.
— C’est la première fois que j’ai procédé ainsi… J’ai retiré la chaleur présente dans les guéridons pour la propulser dans la pierre de la cheminée. Parce qu’une cheminée, justement, ne pouvait pas être perturbée par cet apport de chaleur…
Elayne poussa un petit cri et replia son bras gauche contre son torse – un réflexe protecteur instinctif. Egwene eut une moue compatissante. Quelque temps plutôt, le bras gauche de son amie avait été grièvement brûlé parce qu’elle avait tenté d’exécuter la manœuvre décrite par Rand – avec une vulgaire lampe ! Sheriam avait menacé de laisser les brûlures guérir toutes seules. Au bout du compte, elle ne l’avait pas fait, mais c’était un coup de chance, car ne jamais aspirer la chaleur était un des premiers conseils que recevaient les novices. Pour éteindre une flamme, on pouvait recourir à l’Air ou à l’Eau, mais utiliser le Feu pour l’aspirer conduisait au désastre qu’on s’attaque à une étincelle ou à un incendie. Selon Sheriam, ce n’était pas une affaire de puissance. Une fois aspirée, la chaleur ne pouvait plus être rejetée, y compris par la plus formidable Aes Sedai qui eût jamais reçu son châle à la Tour Blanche. Des sœurs avaient brûlé vives en jouant à ce jeu dangereux.
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ? demanda Rand.
— Je crois que tu viens de me fournir la preuve dont je parlais, soupira Egwene.
— Vraiment ? Dois-je comprendre que vous allez abandonner ?
— Non ! s’écria la jeune femme.
Elle se reprocha cet éclat, parce qu’elle n’était pas en colère contre Rand. Enfin, pas vraiment… Au fond, elle n’aurait su dire après qui elle en avait.
— Mes formatrices avaient peut-être raison, mais il doit y avoir un moyen… Pour l’instant, je ne vois pas lequel.
— Tu as essayé, dit Rand. Et je te remercie. Toi aussi, Elayne. Ça n’a pas marché, mais vous n’y êtes pour rien.
— Il doit y avoir un moyen…, marmonna Egwene.
— Et nous le trouverons, assura Elayne.
— J’en suis sûr, mentit Rand avec un enjouement forcé. Mais pas aujourd’hui… Je suppose que vous allez me laisser ? (Une éventualité qui semblait lui inspirer des sentiments mitigés.) Ce matin, il faut vraiment que je parle des impôts aux Hauts Seigneurs. Les mauvaises années, ils pensent pouvoir pressurer les paysans autant que les bonnes et sans les contraindre à la mendicité… Quant à vous, l’interrogatoire des prisonnières vous réclame, je suppose.
Rand se rembrunit. Même s’il n’avait rien dit, il aurait voulu tenir ses amies le plus loin possible de l’Ajah Noir, Egwene n’en doutait pas. À dire vrai, elle s’étonnait qu’il n’ait pas déjà tenté de les renvoyer à la tour. Peut-être se doutait-il que Nynaeve et elle le poursuivraient de leur courroux – le genre qui pique comme un cactus ! – s’il leur faisait ce coup-là.
— C’est à notre programme, mais pas pour tout de suite…
L’heure avait sonné de passer au second motif de cette visite. Mais Egwene n’aurait pas cru que ce serait si difficile. Elle allait le blesser, alors qu’il n’était déjà pas bien gai. Mais il fallait le faire. Comme si elle avait froid, la jeune femme s’enveloppa dans son écharpe rouge.
— Rand, je ne peux pas t’épouser !
— Je sais.
Egwene en cilla de surprise. Apparemment, il encaissait mieux que prévu. Mais au fond, c’était préférable.
— Je ne veux pas te faire du mal, crois-moi, mais je ne veux pas me marier avec toi.
— Je comprends. Étant donné ce que je suis, aucune femme…
— Espèce d’abruti, ça n’a rien à voir avec ce que tu es ! Je ne t’aime pas ! Enfin, pas comme on doit aimer quelqu’un pour vouloir l’épouser.
Rand en resta un instant bouche bée.
— Tu ne m’aimes pas…, souffla-t-il, surpris et cruellement touché.
— Essaie de comprendre…, fit Egwene d’un ton moins péremptoire. Les gens changent, et les sentiments aussi. Quand on est séparés, on évolue différemment… Je t’aime comme un frère, peut-être même plus que ça, mais pas assez pour devenir ta femme. Tu comprends ?
Rand eut un sourire mélancolique.
— Je suis vraiment le roi des crétins ! Je n’ai pas imaginé que tu avais pu changer aussi. Egwene, je ne veux pas t’épouser non plus… Je n’ai pas voulu changer, mais c’est arrivé tout seul. Si tu savais combien c’est important pour moi. Ne plus avoir besoin de faire semblant… Ne plus avoir peur de te blesser. Je n’ai jamais désiré te faire du mal, Egwene. Jamais !
La jeune femme faillit sourire. Avec la ferveur qu’il affichait, le courage de Rand était presque convaincant.
Presque…
— Je suis heureuse que tu le prennes si bien… Et je ne voulais pas te blesser non plus. Et maintenant, je vais vraiment devoir y aller. (Egwene se leva et posa un baiser sur la joue du jeune homme.) Tu trouveras quelqu’un d’autre.
— Bien sûr, dit Rand en se levant à son tour.
Il ne ment pas si mal, pour un homme…
— Oui, j’en suis certaine !
Sortant avec la satisfaction du devoir accompli, Egwene traversa l’antichambre tout en se débarrassant de l’écharpe, abominablement chaude, et en se coupant du saidar.
Si Elayne s’en tenait au plan qu’elles avaient mis au point, elle n’aurait plus qu’à cueillir Rand comme un fruit mûr. Connaissant la Fille-Héritière, Egwene savait qu’elle s’occuperait bien de lui dans un premier temps. Dans un deuxième temps, il faudrait absolument intervenir sur cette affaire de contrôle du Pouvoir. Tout ce qu’on disait était peut-être vrai – les histoires d’oiseau et de poisson – mais ça n’était pas une raison pour abandonner. Il fallait agir, donc, trouver un moyen s’imposait. Si l’horrible blessure et la folie menaçante étaient des problèmes repoussés au « deuxième temps », ils ne s’en poseraient pas moins un jour ou l’autre. Coûte que coûte !
Les hommes de Deux-Rivières, disait-on, étaient les plus têtus du monde. Certes, mais c’était de la gnognotte à côté des femmes du territoire !