Rumeurs…
Comme toutes les tavernes de l’Assommoir, celle où se trouvait Mat ne faisait pas dans la discrétion. Au cœur de la nuit paisible, les bruits de vaisselle et les cris des serveuses se répercutaient jusqu’au pied de la colline. Les échos de voix rivalisaient avec la musique de trois tambourins, de deux dulcimers et d’un théorbe ventru qui produisait des trilles gémissants. Dans leur longue robe noire au col au ras du cou, un court tablier blanc égayant leur tenue, les serveuses se faufilaient entre les tables bondées en tenant au-dessus de leur tête leur plateau lesté de chopes – une astuce qui leur permettait de slalomer plus efficacement entre les obstacles. Des dockers en gilet de cuir, les pieds nus, côtoyaient des clients en redingote et des marins au torse nu dont le pantalon bouffant était serré à la taille par une sorte d’écharpe de couleur.
Si près des docks, la diversité vestimentaire était à son maximum. Des cols montants pour les étrangers venus du Nord, des cols longs pour ceux du Sud… Des chaînes d’argent sur les redingotes et des clochettes sur les vestes, des cuissardes et des bottes montantes serrées, des hommes arborant des colliers ou des boucles d’oreilles, des chemises à dentelle ou des jaquettes brodées… Un gros type au ventre proéminent paradait avec sa barbe en fourche teinte en jaune et un autre original avait enduit sa moustache de quelque étrange substance qui la faisait briller et, en l’amidonnant, tenait ses deux pointes recourbées comme des crochets.
Dans trois coins de la salle commune et sur plusieurs tables, les dés roulaient sans relâche, les pièces d’argent changeant de mains à un rythme frénétique.
Assis seul, dos contre le mur, à un endroit d’où il pouvait surveiller toutes les portes, Mat contemplait sombrement la chope de vin rouge qu’il n’avait pas encore touchée. Se tenant loin des parties de dés, il ne jetait pas un coup d’œil aux chevilles des serveuses. La taverne étant prise d’assaut, quelques hommes avaient tenté de s’asseoir à sa table, mais dès qu’ils voyaient de plus près le jeune homme, ces fâcheux prenaient la poudre d’escampette, résolus à se dénicher une place ailleurs.
Trempant un doigt dans son vin, Mat dessina des volutes sur la table. Ces idiots n’avaient pas la moindre idée de ce qui s’était passé dans la Pierre. Avec un rire nerveux, quelques gens du cru avaient mentionné des « problèmes » sans s’étendre sur le sujet. Ils ne savaient rien de précis et ne voulaient rien savoir. Et Mat se demandait s’il ne les enviait pas…
Non, il regrettait au contraire de ne pas avoir une idée plus claire des événements. Des images défilaient dans sa tête – entre ses trous de mémoire en quelque sorte – mais elles n’avaient guère de sens.
Les bruits lointains de la bataille se répercutaient dans le couloir, étouffés par les lourdes tentures… D’une main tremblante, il retira son couteau du cadavre d’un Homme Gris. Un Homme Gris qui le pourchassait. Oui, qui le traquait. Car les Hommes Gris ne tuaient pas au hasard. À la manière d’une flèche, ils visaient une cible précise.
Il se détourna pour s’éloigner du mort, mais un Myrddraal fondit sur lui tel un reptile noir doté de jambes. Le visage blême et dépourvu de globes oculaires du Blafard glaça les sangs de Mat. Quand son agresseur fut à moins de trente pas de lui, il lança son couteau, visant l’endroit où aurait dû se trouver un œil. À cette distance, il touchait quatre fois sur cinq un nœud dans le bois encore plus petit qu’un œil…
L’épée noire du Blafard écarta le couteau comme si son propriétaire avait négligemment chassé un moustique.
– Il est temps de mourir, sonneur de cor ! siffla le Myrddraal sans même ralentir le pas.
Mat recula. Même s’il ne se rappelait pas les avoir dégainés, il avait un couteau dans chaque main. Contre une épée, ces armes risquaient de ne pas suffire, mais s’il tentait de fuir, il était bon pour recevoir une lame noire entre les omoplates – c’était couru, aussi vrai que cinq « six » battaient quatre « trois » !
Avec un bon bâton de combat, il aurait pu s’en sortir. Ou mieux encore, un arc ! Que n’aurait-il pas donné pour voir le monstre tenter de détourner une flèche tirée par un arc long de Deux-Rivières ! Cela dit, il aurait donné encore plus cher pour être ailleurs. Parce qu’il allait mourir dans ce couloir.
Soudain, des Trollocs, une dizaine au moins, déboulèrent d’un couloir latéral et se jetèrent sur le Blafard telle une masse monstrueuse hérissée de haches et d’épées. Sous le regard stupéfait de Mat, le Demi-Humain se battit comme une sorte de cyclone en armure noire. En quelques secondes, plus de la moitié des Trollocs succombèrent. Mais Le Blafard finit par céder sous le nombre, s’écroulant sur le sol, un bras détaché du corps ondulant follement comme un serpent moribond, mais sans cesser de serrer dans son poing la terrible épée noire.
Un Trolloc à cornes de bélier regarda Mat, son museau dressé humant l’air. Ricanant à l’intention de l’humain, il poussa ensuite un petit cri et commença à lécher la plaie qui ouvrait en deux son bras poilu sous la cotte de mailles fendue. Quand ses compagnons eurent fini d’égorger leurs blessés, l’un d’eux aboya quelques mots d’un ton guttural. Sans un dernier regard pour Mat, les monstres s’éloignèrent dans un fracas de bruits de bottes et de martèlements de sabots.
Oui, ils étaient partis comme ça, se souvint Mat en frissonnant. Des Trollocs étaient venus à son secours. Dans quel pétrin Rand l’avait-il encore fourré ? Voyant ce qu’il avait dessiné avec son vin – les contours d’un portique –, le jeune homme l’effaça rageusement. Il devait filer de Tear. C’était une question de vie ou de mort. En même temps, une sensation pressante, sur sa nuque, lui indiquait qu’il était temps de retourner dans la Pierre. Il la repoussa furieusement, mais elle remonta à l’assaut.
Des bribes de la conversation en cours à la table d’à côté – sur sa droite – parvinrent aux oreilles du jeune homme. Avec un accent de Lugard à couper au couteau, le type à la moustache brillante tenait le crachoir :
— Bon, votre Dragon est un grand homme, c’est sûr, mais il n’arrive pas à la cheville de Logain. Enfin, Logain a mis à feu et à sang le Ghealdan tout entier et la moitié de l’Altara et de l’Amadicia. Et la terre a englouti les villes qui lui résistaient – ça, c’est son œuvre ! Les bâtiments et les gens, sans rien laisser… Et celui du Saldaea, Maseem ? On raconte qu’il a obligé le soleil à ne pas se coucher tandis qu’il écrasait l’armée du seigneur de Bashere. C’est un fait avéré, à ce qu’on dit.
Mat secoua la tête. La Pierre était tombée, Rand brandissait Callandor et cet imbécile pensait avoir affaire à un faux Dragon parmi d’autres.
S’avisant qu’il avait encore dessiné un portique, le jeune homme l’effaça puis il saisit sa chope de vin, voulut la porter à ses lèvres et s’arrêta à mi-chemin. Dans le vacarme, il venait d’entendre quelqu’un prononcer un nom familier, à une table proche de la sienne. Se levant, chope en main, il se dirigea vers la table en question.
Les clients qui y étaient assis représentaient à merveille le curieux métissage social typique des tavernes de l’Assommoir. Il y avait là deux marins aux pieds nus portant un gilet ciré sur leur poitrine nue, l’un arborant autour du cou une épaisse chaîne en or, et un ancien obèse aux bajoues pendantes vêtu d’une redingote du Cairhien – sur sa poitrine, les rayures rouges, jaunes et vertes indiquaient qu’il pouvait s’agir d’un noble, même si le vêtement était déchiré à une épaule –, un pays dont les réfugiés s’étaient éparpillés aux huit coins du monde. Pour compléter l’assemblée, Mat nota l’inévitable femme aux cheveux gris – celle-là habillée de bleu foncé un peu passé, avec des bagues en or à tous les doigts et le visage d’une prédatrice.
Enfin, il y avait l’orateur pompeux à la barbe en fourche, avec un rubis de la taille d’un œuf de pigeon à une oreille. Les trois chaînes en or qu’il portait sur la poitrine de sa redingote rouge identifiaient un prospère marchand du Kandor, un pays où il existait une puissante guilde de cette profession.
La conversation cessa et toutes les têtes se tournèrent vers Mat.
— Je vous ai entendu parler de Deux-Rivières ?
L’homme à la barbe en fourche évalua très rapidement le jeune homme : les cheveux en bataille, l’expression fermée, la chope de vin en main, les bottes noires brillantes, la longue veste verte aux broderies d’or ouverte jusqu’à la taille pour laisser voir une chemise en lin blanche – mais froissée comme le vêtement qui la recouvrait. Bref, l’archétype du jeune noble venu s’encanailler parmi les gens du peuple.
— Oui, jeune seigneur, répondit le marchand. Je disais qu’il n’y aurait plus de tabac venant de ce territoire, cette année. C’est mon avis, en tout cas. Par bonheur, j’ai vingt caisses du meilleur plant de Deux-Rivières, des feuilles d’une qualité inégalable. Plus tard dans l’année, j’en tirerai un bon prix. Si mon jeune seigneur en désire une caisse pour ses réserves personnelles… (L’homme tira sur une des pointes de sa barbe jaune et se passa un index le long de l’arête du nez.) Je suis certain de pouvoir…
— Pourquoi cet « avis », marchand ? coupa Mat. Au nom de quoi n’y aurait-il plus de tabac en provenance de Deux-Rivières ?
— Les Capes Blanches, seigneur… C’est à cause des Fils de la Lumière.
— Quel rapport avec Deux-Rivières ?
Le Kandorien balaya la table du regard en quête de soutien. Le ton tranquille du jeune homme avait quelque chose de menaçant… Du coup, les marins semblaient sur le point de filer – si seulement ils osaient se lever –, et le Cairhienien, bien trop raide sur sa chaise, tirait sur le devant de sa redingote élimée en tentant de paraître sobre, mais la chope vide, devant lui, ne devait pas être la première. La femme buvait une gorgée de vin, ses yeux perçants sondant Mat par-dessus le bord de sa chope.
Réussissant à produire une courbette en position assise, le marchand adopta un ton plein d’humilité :
— Seigneur, selon des rumeurs, les Fils de la Lumière sont allés sur le territoire de Deux-Rivières. Pour traquer le Dragon Réincarné, paraît-il. C’est absurde, bien entendu, puisque le seigneur Dragon est à Tear. (Le Kandorien leva les yeux sur Mat pour voir comment il prenait ses propos, mais le jeune homme ne broncha pas.) Ces rumeurs se répandent très vite, seigneur, mais ça n’est peut-être que du vent. La même histoire à dormir debout prétend que les Capes Blanches sont à la poursuite d’un Suppôt des Ténèbres aux yeux jaunes. As-tu jamais entendu parler d’un homme doté de tels yeux, jeune seigneur ? Moi non plus ! Du vent, te dis-je !
Mat posa sa chope sur la table et se pencha vers le marchand.
— Qui d’autre traquent-ils ? Selon ta rumeur, bien sûr. Le Dragon Réincarné, un type aux yeux jaunes… et qui encore ?
De la sueur ruissela sur le front du Kandorien.
— Personne, seigneur. À ma connaissance, en tout cas. Ce sont des rumeurs, seigneur ! Du vent, voilà tout ! De la fumée, si tu préfères, qui se dissipe en un clin d’œil. Puis-je me permettre de t’offrir une caisse de tabac, mon jeune seigneur ? Ce serait un honneur et une manière de te témoigner mon… ma…
Mat jeta une couronne d’or andorienne sur la table.
— Paie-toi à boire à mon compte avant que le vin vienne à manquer…
Alors qu’il s’éloignait, le jeune homme entendit Barbe Jaune soupirer :
— J’ai bien cru qu’il allait m’égorger… Ces nobliaux, quand ils ont trop bu, quelle plaie !
— Un bien étrange jeune homme, dit la femme. Dangereux, c’est une certitude. Paetram, n’essaie pas tes ruses sur lui.
— Pour moi, ce n’est pas un seigneur ! lança une voix d’homme.
L’ancien obèse dévasté, supposa Mat.
Il ne put s’empêcher de sourire. Un seigneur, lui ? Il aurait refusé ce titre même si on le lui avait offert sur un plateau d’argent.
Les Fils de la Lumière à Deux-Rivières ? Lumière, aide-nous !
Avançant vers la porte, Mat tira au passage une paire de socques de la pile qui attendait contre un mur. Tous se ressemblant, il n’aurait su dire si c’étaient ceux qu’il portait en entrant, et il s’en fichait, tant qu’ils convenaient à ses bottes.
Dehors, il avait commencé à pleuvoir – une bruine qui épaississait encore l’obscurité. Remontant son col, le jeune homme pataugea dans les rues boueuses de l’Assommoir et dépassa des tavernes borgnes, des auberges bien éclairées et des maisons aux fenêtres sans lumière. Lorsque la terre battue céda la place à des pavés, au niveau du mur de la cité intérieure, il se débarrassa des socques, les laissa là où ils étaient et se mit à courir.
Le connaissant très bien, les Défenseurs postés devant la plus proche entrée de la Pierre laissèrent passer Mat sans lui poser de questions. Courant jusqu’à la chambre de Perrin, le jeune homme entra sans frapper et sans remarquer les entailles à l’intérieur du battant de bois. Ses sacoches de selle posées sur le lit, Perrin était en train de les remplir de chemises et de paires de chaussettes. Une seule bougie éclairait la chambre, mais l’apprenti forgeron semblait ne pas se soucier de la pénombre.
— Tu as entendu les nouvelles, je vois…
Perrin continua à faire ses bagages.
— Au sujet de chez nous ? Oui ! J’étais dehors, en quête d’une bonne rumeur pour Faile. Après ce qui est arrivé ce soir, je dois plus que jamais la…
Perrin émit un grognement qui glaça les sangs de Mat, tant il faisait penser à celui d’un loup furieux.
— Oublions ça ! J’ai entendu les nouvelles, oui… Et ça va me permettre de faire d’une pierre deux coups.
Quels coups ? se demanda Mat.
— Tu crois à ces nouvelles ?
Perrin leva brièvement les yeux. À la lumière de la bougie, ils brillaient comme de l’or poli.
— Mat, il n’y a pas beaucoup de place pour le doute. Au fond, c’est logique…
— Rand est informé ?
Perrin acquiesça et se remit à l’ouvrage.
— Qu’en dit-il ?
Perrin s’interrompit, les yeux baissés sur la cape de voyage pliée qu’il tenait.
— Il a marmonné quelque chose comme : « Il a dit qu’il pouvait le faire et qu’il le ferait. J’aurais dû le croire. » Rien de compréhensible… Puis il m’a pris par le col et il a lancé qu’il devait « faire ce qu’ils n’attendaient pas ». Il voulait que je comprenne, mais je ne suis pas sûr qu’il se comprenait lui-même. À première vue, il se fichait que je reste ou que je parte. Non, je retire ça ! Je pense qu’il était soulagé que je m’en aille.
— Pour résumer, il ne va rien faire du tout ! Avec Callandor, il pourrait carboniser mille Capes Blanches. Tu as vu ce qu’il a fait à ces maudits Trollocs ? Perrin, tu rentres chez nous, pas vrai ? Seul ?
— Sauf si tu m’accompagnes… (Perrin fourra la cape dans une sacoche de selle.) Alors, tu viens ?
Au lieu de répondre, Mat commença à faire les cent pas, son visage passant sans cesse de l’ombre à la lumière. Sa mère, son père et ses sœurs étaient à Champ d’Emond. Mais les Fils n’avaient aucune raison de leur faire du mal. S’il rentrait avec Perrin, il craignait de ne jamais plus repartir. Avant qu’il ait eu le temps de s’asseoir, sa mère lui trouverait une femme, et c’en serait fini de la liberté. Mais s’il ne rentrait pas, et que les Fils s’en prennent quand même à sa famille… Pour les Capes Blanches, il suffisait de peu de chose – une rumeur, simplement. Mais à Champ d’Emond, tout le monde aimait son père, même les Coplin, pourtant de fieffés menteurs et des trublions dans l’âme. Oui, tout un chacun aimait Abell Cauthon.
— Tu n’es pas obligé, dit Perrin. Dans ce que j’ai entendu, rien ne te concernait. Il n’était question que de Rand et de moi.
— Que la Lumière me brûle ! bien sûr que je…
Non, Mat ne pouvait pas le dire. Penser à partir n’était pas difficile, mais le claironner ainsi ? Sa gorge se serrait pour empêcher les mots de passer.
— Perrin, c’est facile pour toi ? Partir, je veux dire… Tu ne sens rien ? Rien qui tente de te retenir ? Tu n’entends pas une petite voix te faire la liste des raisons de rester ?
— Bien sûr que si, mais je sais que c’est lié à Rand et à cette histoire de ta’veren. Tu refuses d’admettre ça, pas vrai ? Une centaine de raisons de rester, certes, mais la seule raison de partir pèse plus lourd. Les Fils sont chez nous et ils maltraitent des gens parce qu’ils me traquent. Si j’y vais, je peux mettre un terme à tout ça.
— Pourquoi les Fils te voudraient-ils au point de maltraiter les gens ? S’ils posent des questions sur un jeune homme aux yeux jaunes, personne ne comprendra de qui ils parlent. Et comment mettras-tu un terme à tout ça, comme tu dis ? Tu crois qu’une paire de bras supplémentaire fera la différence ? Voyons, s’ils croient pouvoir intimider les gens de Deux-Rivières, les Fils de la Lumière risquent de s’y casser les dents !
— Ils connaissent mon nom, souffla Perrin.
Il tourna la tête vers sa hache pendue au mur, le ceinturon enroulé autour de son manche et du crochet mural. Ou s’intéressait-il à son marteau de forgeron appuyé contre le mur, juste au-dessous ?
— Donc, ils peuvent trouver ma famille… Quant à leurs motivations, ils n’en manquent pas. Exactement comme moi à leur égard. Qui peut dire lesquelles sont les bonnes ?
— Perrin, que la Lumière me brûle ! Je veux t’acc… Tu vois, je ne peux même pas le dire. Comme si mon esprit savait que je le ferais pour de bon, si je le disais. Je ne peux même pas fuir en imagination.
— Nos chemins divergent… Mat, ce ne sera pas la première fois.
— Fichus chemins ! grommela Mat. J’en ai assez que Rand et les Aes Sedai me montrent leurs maudites voies ! Pour changer un peu, je veux aller où j’ai envie d’aller et faire ce qui me chante.
Mat se tourna vers la porte, mais Perrin le rappela.
— J’espère que ton chemin est celui du bonheur, mon ami. Que la Lumière t’envoie des jolies filles et des abrutis disposés à jouer contre toi.
— Que la Lumière t’emporte, Perrin ! Et qu’elle t’envoie aussi ce que tu désires…
— Je pense que ce sera le cas…
Une perspective qui ne semblait pas ravir l’apprenti forgeron.
— Tu veux bien dire à mon père que je me porte à merveille ? Et à ma mère, qui passe son temps à s’inquiéter ? Et s’il te plaît, veille sur mes sœurs. Elles m’espionnaient et rapportaient tout à maman, mais je ne voudrais pas qu’il leur arrive malheur.
— Je le ferai, c’est promis, Mat.
Après avoir refermé la porte derrière lui, Mat erra un long moment dans le couloir. Ses deux sœurs, Eldrin et Bodewhin, ne manquaient jamais une occasion d’aller le dénoncer à leur mère. « Mat s’est encore fourré dans la mouise, maman ! » « Mat a encore fait une bêtise ! » La plus terrible était Bodewhin, il fallait l’avouer. À seize et dix-sept ans, elles devaient songer au mariage – sans doute avec un solide fermier ennuyeux comme la pluie qu’elles avaient déjà choisi, daignant l’en informer ou non. Était-il parti pendant si longtemps ? Parfois, il aurait juré avoir quitté Champ d’Emond une ou deux semaines plus tôt. À d’autres occasions, il lui semblait que des années s’étaient écoulées. Et ses souvenirs se ternissaient. S’il revoyait la jubilation de ses sœurs chaque fois qu’il tâtait de la badine, leur visage n’était plus vraiment net. Les traits de ses propres sœurs ! Ces maudits trous dans sa mémoire, comme si sa vie n’était pas complète…
Voyant Berelain avancer dans sa direction, Mat ne put s’empêcher de sourire. Malgré ses grands airs, c’était une sacrée belle femme ! Sa robe blanche moulante aurait été assez fine pour faire d’excellents mouchoirs et le décolleté, savamment calculé, révélait sur sa poitrine tout ce qu’il fallait pour éveiller l’intérêt d’un honnête homme.
Mat se fendit de sa plus belle révérence, à la fois élégante et protocolaire.
— Je te souhaite le bonsoir, ma dame.
La noble dame faisant mine de passer sans lui accorder un regard, Mat se redressa, fort mécontent :
— Serais-tu sourde et aveugle, femme ? Je ne suis pas un tapis que l’on foule, et je suis certain d’avoir parlé à voix haute. Si je t’avais pincé les fesses, tu pourrais me gifler, mais tant que je reste courtois, j’entends qu’on réponde à mes grâces par des grâces équivalentes.
La Première Dame s’arrêta et dévisagea Mat avec cet œil typiquement féminin qu’il connaissait fort bien. En quelques secondes, elle aurait pu savoir selon quelles mesures il fallait coudre une chemise pour Mat, lui dire combien il pesait et préciser quand il avait pris son dernier bain.
Puis elle se détourna en marmonnant quelque chose.
« Il me ressemble trop… », crut entendre Mat.
Stupéfié, il regarda la jeune femme s’éloigner. Elle ne lui avait pas dit un mot ! Avec ce visage, cette façon de marcher et ce nez si fièrement pointé, c’était un miracle que ses pieds touchent le sol. Voilà à quoi on s’exposait, quand on abordait des chipies comme Berelain ou Elayne. Des nobles qui tenaient un homme pour quantité négligeable s’il ne possédait pas un palais et un arbre généalogique remontant à Artur Aile-de-Faucon. Eh bien, il connaissait une fille de cuisine un peu ronde – juste ce qu’il fallait – qui ne le considérait pas comme un minable. Cette Dara avait une façon de lui mordiller le lobe des oreilles qui…
Mat cessa de se laisser glisser sur cette pente savonneuse. Il envisageait d’aller voir si Dara était réveillée et partante pour un câlin. Il avait même songé à faire la cour à Berelain. Berelain ! Et qu’avait-il dit à Perrin avant de le quitter ? De veiller sur ses sœurs ! Comme si sa décision était déjà prise. Mais ce n’était pas le cas. Il refusait de se laisser porter par les événements. De sombrer dans son destin, en quelque sorte…
Il y avait un moyen d’échapper à ça.
Mat sortit une pièce d’or de sa poche, la lança en l’air et la rattrapa sur le dos de son autre main. Il avait choisi une pièce de Tar Valon, constata-t-il. Et il contemplait la face qui portait une Flamme stylisée comme une larme.
— Que la Lumière brûle toutes les Aes Sedai ! s’écria-t-il. Et Rand al’Thor avec elles, pour m’avoir entraîné dans tout ça !
Un serviteur en livrée noir et or s’immobilisa, regardant avec inquiétude le jeune homme. Les bras lestés d’un plateau d’argent sur lequel s’entassaient des pansements enroulés et des fioles d’onguent, l’homme sursauta quand il s’avisa que Mat le dévisageait aussi.
— Un cadeau du plus grand crétin de ce monde ! lança le jeune homme en jetant la pièce d’or sur le plateau. Dépense-la sagement, mon ami. Pour du vin et des femmes !
— Mer-merci, mon sei-seigneur, bégaya le domestique.
Mat le planta là joyeusement.
Le plus grand crétin du monde ! Exactement ce que je suis !