15

Dans le portique

Mat leva sa lampe à huile et sonda l’étroit couloir qui s’enfonçait dans les entrailles de la Pierre.

« Sauf si ma vie en dépend. » C’est ça que j’ai juré ? Eh bien, que la Lumière me brûle si elle n’en dépend pas !

Avant que le doute s’empare de nouveau de lui, il avança, passant devant des portes dégondées au bois pourri – des spectres d’huis fixés à des fantômes d’encadrement. Le sol avait été récemment balayé, certes, mais l’air empestait encore la moisissure. Quand une ombre bougea dans un coin, Mat dégaina son couteau à la vitesse de l’éclair. Tout ça pour un rat effrayé qui détalait probablement vers quelque trou salvateur.

— Montre-moi la sortie et je te suivrai…, murmura Mat à l’intention du rongeur.

Pourquoi est-ce que je chuchote ? Il n’y a personne pour m’entendre.

Peut-être, mais cet endroit incitait à la discrétion. Sans doute parce qu’on y sentait peser sur sa tête tout le poids de la Pierre de Tear.

« La dernière porte », avait dit son amie. À moitié dégondée, comme les autres… Quand Mat voulut l’ouvrir d’un coup de pied, le battant s’écroula sur le sol. La pièce qu’il défendait (fort mal) débordait de caisses, de tonneaux et d’autres objets parfois empilés jusqu’au plafond. Bien entendu, tout était recouvert de poussière.

Le Grand Trésor ! On dirait plutôt la cave d’une ferme abandonnée, en pire !

Mat s’étonna que Nynaeve et Egwene n’aient pas épousseté et rangé pendant qu’elles étaient ici. Les femmes avaient une compulsion à briquer et à mettre de l’ordre, même quand ça n’était pas utile.

Sur le sol, des dizaines d’empreintes se croisaient. Sans nul doute, les deux femmes avaient eu recours à des domestiques costauds pour déplacer les objets les plus lourds. Nynaeve adorait trouver un moyen de faire trimer les hommes. Telle qu’il la connaissait, elle avait dû fondre comme un vautour sur de braves types en train de se distraire un peu.

Dans ce fouillis, Mat repéra pourtant assez vite ce qu’il cherchait. Un portique en pierre rouge qui brillait bizarrement à la lumière de sa lampe. Quand il se fut approché, l’artefact continua à lui paraître bizarre, comme s’il était tordu. En tout cas, ses yeux refusaient de suivre les contours d’un cadre dont les côtés n’étaient pas vraiment d’équerre. Pour tout dire, le grand rectangle creux semblait à un souffle de s’effondrer. Mais quand Mat le poussa légèrement, il resta debout.

Le jeune homme poussa un peu plus fort mais pas trop, car il n’avait aucune envie de ramasser ce… machin.

Le portique laissa un sillon dans la poussière. On aurait juré qu’une corde le reliait au plafond, assurant sa stabilité. Soupçonneux, Mat leva sa lampe et ne vit rien de ce genre.

Au moins, ce portique ne basculera pas pendant que je serai à l’intérieur. Parce que je vais entrer, pas vrai ?

Près de Mat, le dessus d’un tonneau était encombré par une série de figurines et de petits artefacts enveloppés dans du tissu en lambeaux. Du bras, le jeune homme poussa le tout sur le côté afin de pouvoir poser sa lampe et étudier tranquillement le portique. Enfin, le ter’angreal, si Egwene ne lui avait pas raconté n’importe quoi. Même si elle prétendait le contraire, elle avait sûrement appris assez de choses à la tour pour savoir de quoi elle parlait.

Bien sûr, elle ne l’admettrait sous aucun prétexte. Une formation d’Aes Sedai… Au moins, elle m’a parlé de ce fichu portique.

Plissant les yeux, Mat étudia l’artefact. À première vue, il ressemblait à un banal portique d’un rouge d’autant plus mat qu’une épaisse couche de poussière le couvrait. Un portique des plus ordinaires. Enfin, presque… Gravées dans la pierre, trois lignes sinueuses couraient de haut en bas le long des montants. Mais Mat avait vu des ornements plus fantaisistes sur des portes de ferme. Bref, il allait franchir ce portique et se retrouver… dans la même salle poussiéreuse.

Pour le savoir, il faut essayer, pas vrai ? Allez, du cœur au ventre !

Après avoir pris une grande inspiration, et toussé à cause de la poussière, le jeune homme avança un pied.

Il eut le sentiment de traverser un voile de lumière blanche infiniment brillante et d’une incroyable épaisseur. Pendant ce qui lui parut une éternité, il perdit la vue et un formidable vacarme – celui de tous les sons du monde condensés en un seul – lui emplit les oreilles.

L’éternité dura exactement le temps d’un pas. Lorsqu’il eut fait le deuxième, Mat regarda autour de lui et n’en crut pas ses yeux. Le ter’angreal se dressait dans son dos, mais il n’était plus dans le sous-sol obscur.

Le portique distordu se dressait à présent dans une grande salle circulaire à la voûte si haute qu’elle s’en noyait dans la pénombre. Des colonnes en colimaçon, fort étranges – on eût dit des tuteurs de vignes recyclés –, faisaient le tour de la mystérieuse salle éclairée par des globes lumineux placés sur des supports torsadés en métal blanc. Un matériau qui luisait trop faiblement pour être de l’argent, nota Mat. Quant aux globes, impossible de savoir ce qui les faisait briller. Pas des flammes, en tout cas, parce que la lueur était bien trop stable. Le carrelage du sol dessinait à partir du ter’angreal une grande spirale en noir et blanc et une lourde odeur piquante et sèche planait dans l’air. Mal à l’aise, Mat faillit faire demi-tour et s’en retourner sur-le-champ.

— Ça fait longtemps…, dit soudain une voix.

Mat sursauta, un couteau apparaissant comme par magie dans sa main. Les yeux plissés, il sonda les colonnes pour localiser la source de la voix qui venait de murmurer trois mots d’un ton guttural.

— Très longtemps, et pourtant, les curieux reviennent afin d’obtenir des réponses. Oui, revoilà ceux qui posent des questions.

Une silhouette se déplaçait entre les colonnes. Celle d’un homme, estima Mat.

— Très bien… Tu n’as apporté ni lampe ni torche, comme le pacte le stipulait, le stipule et le stipulera toujours. Tu n’as pas de fer sur toi ? Ni d’instrument de musique ?

L’inconnu sortit de l’ombre. Grand, les pieds nus, tout le corps enveloppé de couches d’un tissu jaune… Du coup, Mat n’aurait plus juré qu’il s’agissait d’un homme. Voire d’un être humain. L’être semblait humain – même s’il était un rien trop gracieux –, mais il paraissait bien trop frêle pour sa taille, avec un visage long et étroit qui n’avait rien de banal. En tout cas, la peau de ce visage, et même les cheveux noirs qui l’encadraient, reflétaient la lumière à la façon des écailles d’un serpent. Avisant les yeux de l’inconnu, des fentes verticales noires, Mat n’eut plus le moindre doute. Il n’était pas face à un être humain.

— Du fer et un instrument de musique. Tu n’en as pas ?

Et le couteau, alors ? s’étonna Mat. Mais la lame était en acier, pas en fer.

— Non, pas de fer et pas d’instrument de… Pourquoi cette… ?

Le jeune homme ravala la fin de sa phrase. Egwene avait parlé de trois questions. Il n’allait pas en gaspiller une au sujet du fer et des instruments de musique.

Et qu’est-ce que ça pourrait faire à ce type si j’avais un orchestre dans ma poche et un marteau de forgeron accroché dans le dos ?

— Je suis venu chercher des réponses fiables. Si tu ne peux pas me les donner, conduis-moi à quelqu’un qui en sera capable.

Le type – c’était un mâle, décida Mat – eut l’ombre d’un sourire qui ne révéla pas de dents.

— C’est ce que stipule le pacte. Viens avec moi.

Agitant sa main aux longs doigts, l’inconnu fit signe à Mat de le suivre.

Le jeune homme fit disparaître le couteau dans sa manche.

— Montre-moi le chemin.

Comme ça, tu seras bien en vue devant moi. Cet endroit me fiche la chair de poule.

Tandis qu’il suivait son guide, Mat remarqua qu’il n’y avait aucune ligne droite dans cet environnement, à part le sol, qui se révélait fort heureusement plat. Le plafond formait une vaste voûte et les murs étaient bombés. Passant de salle ronde en salle ronde par l’intermédiaire de portes à l’encadrement ovale, Mat aperçut toute une collection de fenêtres parfaitement circulaires. Les carreaux du sol continuèrent à dessiner des spirales et les incrustations en bronze du plafond ne cessèrent pas d’être des entrelacs sophistiqués mais uniformément courbes.

Mat ne vit ni tableau ni tapisserie. Ici, le motif géométrique dominait sans partage, et il était immanquablement incurvé.

En chemin, le jeune homme ne vit pas âme qui vive. À part son guide et lui, les lieux auraient pu être parfaitement vides. Dans un coin de sa tête, Mat gardait le souvenir d’avoir arpenté des couloirs et traversé des salles où aucun être humain ne s’était aventuré depuis des centaines d’années. Cet endroit semblait être dans le même cas. N’étaient les mouvements que Mat captait de temps en temps du coin de l’œil. Mais si vite qu’il tournât la tête, il ne voyait jamais personne. Faisant semblant de se masser les avant-bras, il s’assura de la présence de ses couteaux sous ses manches.

À travers les fenêtres, le jeune homme vit des choses qui lui glacèrent les sangs. Par exemple, des arbres rachitiques dotés de quelques branches agonisantes au sommet, d’autres dont les feuilles évoquaient des éventails de dentelle géants – un entrelacs de végétation semblable à quelque fourré inexorablement étouffé par la bruyère –, tout cela sous une pâle lumière annonciatrice d’orage alors qu’il ne semblait pas y avoir de nuages dans le ciel.

Ces fenêtres ne manquaient à l’appel dans aucun couloir, perçant toujours un seul des deux murs, mais changeant parfois de côté. Et chaque fois, ces hublots qui auraient dû donner sur un jardin ou une salle offraient une sinistre vision de cette forêt dévastée. En avançant dans ce palais, si c’en était un, Mat n’aperçut pas l’ombre d’une dépendance ou d’un autre bâtiment, à part…

Derrière une fenêtre, il vit trois grands minarets couleur argent qui s’inclinaient les uns vers les autres de façon que leurs pointes soient toutes dirigées dans la même direction. Trois pas plus loin, l’étrange trio n’apparaissait plus derrière la fenêtre suivante. Mais quelques minutes plus tard, après que son guide et lui eurent décrit assez de tours et de contours pour qu’il soit presque impossible que Mat regarde dans la même direction, les minarets réapparurent.

Le jeune homme tenta de se convaincre que ce n’étaient pas les mêmes. Mais au premier plan se dressait un des arbres en éventail dont pendait une branche cassée – le frère jumeau de celui que Mat avait vu devant les « premiers » minarets.

Après avoir eu droit à la même vision une troisième fois, quelque dix pas plus loin seulement, mais à travers le mur opposé du couloir, le jeune homme décida de ne plus s’intéresser à ce qu’il y avait dehors.

Du coup, le trajet lui parut encore plus long.

— Quand… ? Est-ce que… ?

Une fois encore, Mat serra les dents pour ne pas parler. Trois questions ! Voilà qui n’allait pas bien loin… Et sans en poser, il était difficile d’apprendre quoi que ce soit.

— J’espère que tu me conduis aux gens qui pourront me répondre. Que la Lumière brûle mes os ! je l’espère ! Pour mon salut comme pour le tien, que la Lumière m’en soit témoin !

— Nous y voilà, dit soudain le type enveloppé de tissu jaune.

Il désigna une porte ronde deux fois plus large que toutes celles que Mat avait vues. Les yeux rivés sur le jeune homme, l’étrange guide avait la bouche ouverte et il respirait lentement.

Quand Mat l’interrogea du regard, l’inconnu se contenta de hausser presque imperceptiblement les épaules.

— Ici, tu trouveras les réponses que tu cherches. Entre et pose tes questions.

Mat prit lui aussi une profonde inspiration… puis il fit la grimace et se frotta le nez. Cette odeur était vraiment ignoble !

Avançant vers la porte, le jeune homme tourna la tête pour voir ce que faisait son guide. Le type enveloppé de jaune s’était volatilisé !

Et alors ? Qu’est-ce qui pourrait encore me surprendre, ici ? Mais pas question de rebrousser chemin maintenant !

Et pour le retour ? Réussirait-il à trouver le ter’angreal sans son poisson pilote ? Pragmatique, le jeune homme décida de garder cette interrogation pour la suite.

Il franchit la porte et entra dans une autre salle ronde. Sous la voûte, les carreaux du sol dessinaient des spirales rouges et blanches, et il n’y avait pas de colonnes. Ni de mobilier, à l’exception de trois épais piédestaux tors disposés autour du cœur de la grande spirale du sol.

Mat ne vit pas de moyen d’accéder au sommet de ces piédestaux, sinon en escaladant leur pied. Pourtant, sur chacun trônait un mâle très semblable à son guide – mais entortillé dans du tissu rouge – et dignement assis en tailleur. Trois mâles, vraiment ? Non, probablement pas. Deux de ces longs visages aux yeux étranges avaient indiscutablement quelque chose de féminin. Les trois inconnus le dévisageaient en respirant lourdement, presque comme s’ils manquaient d’air.

Mat se demanda si sa présence les rendait nerveux.

Je ne parierais pas un sou troué sur cette possibilité ! En revanche, ils me flanquent la trouille…

— Ça fait longtemps, dit la femme placée sur la droite du seul mâle.

— Très longtemps, renchérit l’autre femelle.

— Pourtant, ils reviennent toujours, souffla l’homme.

Tous avaient le même filet de voix que le guide – la même voix, en fait – et la même intonation gutturale.

— Avance et pose tes questions, dirent-ils ensemble avec une telle coordination qu’il aurait pu y avoir un seul locuteur. Agis comme le stipule l’antique pacte.

La trouille de Mat faillit se transformer en panique. Il se força quand même à avancer, puis avec une extrême prudence – rien dans son discours ne devait ressembler à une question – il exposa sa situation.

Des Capes Blanches qui traquaient des amis à lui, et qui le cherchaient sûrement aussi, occupaient probablement son village natal. Un de ses deux meilleurs amis était parti affronter les envahisseurs et l’autre non. Quant à lui… Eh bien, sa famille n’était en principe pas en danger, mais qui pouvait savoir, avec ces maudits Fils de la Lumière ? Pour ne rien arranger, on le manipulait pour limiter sa liberté de mouvement.

Mat jugea inutile de mentionner des noms ou de préciser qu’un de ses amis était le Dragon Réincarné. Ayant décrit le contexte de son drame, il posa la première de ses trois questions – toutes soigneusement préparées avant d’entrer dans la salle du Grand Trésor, bien entendu.

— Dois-je rentrer chez moi pour aider les miens ?

Trois paires d’yeux – ou plutôt de fentes – se détournèrent de lui à contrecœur et fixèrent la voûte au-dessus de sa tête.

— Tu dois aller à Rhuidean, répondit finalement la femme de gauche.

Dès qu’elle eut parlé, les six fentes se braquèrent de nouveau sur Mat. Les trois inconnus se penchèrent en avant, la respiration de nouveau profonde, mais à cet instant, une cloche sonna, produisant une longue note grave qui se répercuta dans toute la pièce.

Les trois inconnus se redressèrent, se regardèrent un moment puis fixèrent de nouveau la voûte, au-dessus du crâne de Mat.

— Il est un autre, souffla la femme de gauche. La tension… La tension…

— Le goût, dit l’homme. Ça fait si longtemps.

— Mais il reste du temps, murmura la femme de droite.

Elle semblait sereine, comme ses compagnons, pourtant son ton trahit une sorte de fébrilité quand elle se tourna vers Mat :

— Pose ta question ! Pose ta question !

Le jeune homme foudroya du regard les trois créatures.

Rhuidean ? Par la Lumière !

Cet endroit se trouvait dans le désert des Aiels, la Lumière et les maudits guerriers voilés savaient où. Dans le désert !

Furieux, Mat oublia qu’il voulait demander comment il pouvait échapper aux Aes Sedai et de quelle façon il devait procéder pour retrouver – ou extirper de sa tête – les parties manquantes de sa mémoire.

— Rhuidean ! explosa-t-il. Que la Lumière réduise mes os en cendres si j’ai un jour l’intention d’aller à Rhuidean ! Et que mon sang sèche sur le sol si j’y vais ! Pourquoi devrais-je vous écouter ? Vous ne répondez pas à mes questions. Je cherche des réponses, pas des absurdes charades.

— Si tu ne vas pas à Rhuidean, dit la femme de droite, tu mourras.

La cloche sonna de nouveau, beaucoup plus fort cette fois. Alors que Mat sentait vibrer le sol sous ses pieds, ses trois interlocuteurs se regardèrent avec une angoisse évidente.

Le jeune homme voulut parler, mais ils ne lui accordaient plus aucune attention.

— La tension, dit une des femmes, elle est trop forte.

— Le goût de cet homme, enchaîna aussitôt l’autre femme. Il y avait si longtemps…

L’homme parla avant qu’elle ait fini de prononcer son dernier mot.

— La tension est trop forte. Trop forte. Pose ta question ! Pose ta question !

— Que la Lumière brûle votre âme pour un cœur si veule ! D’accord, d’accord, je pose ma question ! Pourquoi suis-je censé mourir si je ne vais pas à Rhuidean ? Au contraire, je risque de crever en essayant d’y aller. C’est absurde et…

— Si tu n’y vas pas, coupa l’homme, tu te seras écarté du fil de ton destin, laissant celui-ci dériver sur les courants du temps, et tu seras tué par ceux qui ne veulent pas que ce destin s’accomplisse. Et maintenant, va-t’en. Tu dois partir, et au plus vite !

Le guide enveloppé de jaune se matérialisa aux côtés de Mat et le tira par la manche d’une main aux doigts beaucoup trop longs.

Le jeune homme se dégagea.

— Non, je ne partirai pas ! Vous m’avez détourné des questions que je voulais poser pour me fournir des réponses dépourvues de sens. Vous ne vous en sortirez pas si aisément. De quel destin parlez-vous ? Parole de Mat, j’obtiendrai au moins une réponse intelligible.

La sinistre cloche sonna une troisième fois, faisant vibrer toute la salle.

— Pars ! cria l’homme. Tu as eu tes réponses. Pars avant qu’il soit trop tard.

Des types en jaune, une dizaine, se matérialisèrent autour de Mat et tentèrent de le tirer vers la porte. Mais il résista, usant des poings, des coudes et des genoux.

— Quel destin ? Que la Lumière brûle vos cœurs ! Quel destin ?

Cette fois, ce fut la salle elle-même qui carillonna, et l’onde de choc faillit faire tomber à la renverse Mat et ses agresseurs.

— Quel destin ?

Les trois inconnus s’étaient levés sur leur piédestal. Mat ne sut jamais lequel lui cria cette réponse :

— Épouser la fille des Neuf Lunes !

Ni la suivante :

— Mourir et naître de nouveau, et vivre une fois de plus une partie de ce qui a été.

Et pas davantage la dernière :

— Abandonner la moitié de la lumière du monde pour le sauver.

Ensemble, les deux femelles et le mâle crièrent d’une voix chuintante comme de la vapeur qui s’échappe sous la pression :

— Va à Rhuidean, fils des batailles ! Va à Rhuidean, filou ! Va, flambeur, va !

Les adversaires de Mat le saisirent par les membres, le soulevèrent du sol et, le portant au-dessus de leurs têtes, se mirent à courir vers la sortie.

— Lâchez-moi, fils de chèvre au foie blanc ! Que la Lumière vous carbonise les yeux ! Et que les Ténèbres s’emparent de votre âme ! Lâchez-moi, chiens galeux ! Vos tripes serviront de sangles pour ma selle !

Mais se débattre et maudire ne servit à rien. Les longs doigts des créatures s’étaient refermés sur lui comme autant d’étaux.

La cloche sonna encore deux fois – la cloche ou le palais, Mat n’aurait su le dire. En tout cas, tout vibrait comme lors d’un tremblement de terre. Un vacarme infernal se répercutait le long des murs, chaque écho plus assourdissant que le précédent. Les adversaires de Mat titubèrent, faillirent tomber, mais ne cessèrent jamais de courir. Où le portaient-ils ainsi, maintenant qu’ils étaient sortis de la salle ?

Mat ne le sut pas avant que la meute s’immobilise et le propulse dans les airs comme un vulgaire ballot. Puis il vit le portique tordu vers lequel il volait.

La lumière blanche l’aveugla et l’incroyable vacarme chassa toute pensée de son esprit.

Percutant le sol poussiéreux, il roula sur lui-même et s’arrêta contre le tonneau qui servait de support à sa lampe. Sous le choc, celui-ci bascula et une série de figurines et d’artefacts mystérieux vint se fracasser par terre dans un fracas de pierre, de porcelaine et d’ivoire brisés.

Mat se releva et fondit sur le portique comme un taureau furieux.

— Que la Lumière vous brûle ! On ne peut pas me jeter comme un…

Il franchit le portique… et trébucha sur les caisses et les tonneaux empilés de l’autre côté. Indomptable, il recommença l’opération et obtint le même résultat.

Cette fois, il se retint au tonneau et la lampe passa près de tomber au milieu des débris qui jonchaient le sol. Il la rattrapa au vol, se brûlant la main, et la posa sur un perchoir plus stable.

Pas question de rester ici dans le noir ! pensa-t-il en se suçant les doigts. Avec la chance que j’ai en ce moment, si la lampe était tombée, ça aurait fichu le feu et j’aurais brûlé vif.

Mat foudroya du regard le fichu ter’angreal qui refusait de fonctionner. Les créatures bizarres, de l’autre côté, l’avaient-elles désactivé ? Quoi qu’il en soit, Mat n’avait presque rien compris à ce qu’il venait de vivre. La cloche, la panique de ces gens… Comme s’ils avaient eu peur que la voûte leur tombe sur la tête. En y repensant, elle n’en était pas passée si loin que ça…

Rhuidean et tout ce bla-bla ! Le désert des Aiels n’avait déjà rien d’engageant, mais cette histoire de mariage avec une certaine fille des Neuf Lunes. Lui, marié ? Et avec une noble, semblait-il ? Plutôt qu’une pimbêche du grand monde, il aurait préféré épouser une truie !

Et ce délire, au sujet de mourir et de vivre de nouveau ?

Gentil à eux d’avoir ajouté la deuxième partie !

Si un Aiel voilé de noir le tuait sur la route de Rhuidean, il verrait bien si c’était vrai.

Un ramassis de fadaises dont il ne croyait pas un mot. Sauf que… Le maudit portique l’avait bel et bien emmené quelque part, et il n’avait eu droit qu’à trois questions, comme l’en avait prévenu Egwene.

— Je n’épouserai pas une fichue noble ! cria-t-il au ter’angreal. Le mariage, ce sera bon quand je serai trop vieux pour m’amuser, et voilà tout. Quant à Rhuidean, je…

Une botte émergea soudain du portique, vite suivie par l’entière personne de Rand, son espèce d’épée de flammes à la main. L’arme se volatilisa dès qu’il fut sorti du ter’angreal, et son propriétaire eut un soupir de soulagement. Même dans la pénombre, Mat vit que son ami était quelque peu troublé.

Avisant Mat, Rand sursauta.

— Une visite motivée par la curiosité, Mat ? Ou as-tu aussi franchi le portique ?

Mat foudroya son ami du regard. Au moins, l’épée n’était plus là, et Rand ne semblait pas en train de canaliser le Pouvoir – en supposant qu’on puisse le déterminer. Cerise sur le gâteau, il n’avait pas l’air particulièrement fou. De fait, il ressemblait au bon vieux Rand. S’ébrouant, Mat se rappela qu’ils n’étaient plus chez eux et que Rand n’avait plus aucun rapport avec le garçon qu’il connaissait.

— J’ai traversé, je l’avoue. Pour rencontrer un joli trio de menteurs, si tu veux mon avis. Des créatures bizarres, non ? Moi, elles m’ont fait penser à des serpents.

— Ce n’étaient pas des menteurs, je crois, souffla Rand comme s’il regrettait que son ami n’ait pas eu raison. Non, pas des menteurs… Dès le début, ils ont eu peur de moi. Et quand la cloche s’est mise à sonner… L’épée les tenait à distance, ils n’osaient même pas la regarder. Ils se détournaient ou se cachaient les yeux. Tu as obtenu tes réponses ?

— Rien d’exploitable, marmonna Mat. Et toi ?

Moiraine émergea soudain du ter’angreal, une enjambée gracieuse semblant la porter sur les airs. Une partenaire de danse fabuleuse, si elle n’avait pas été une Aes Sedai…

Avisant les deux jeunes hommes, elle fit une moue peu amène.

— Vous ! Tous les deux là-dedans… Voilà pourquoi… (L’Aes Sedai eut un soupir agacé.) Un seul ta’veren aurait déjà été un problème, mais deux en même temps ! Vous auriez pu couper la connexion et vous retrouver piégés de l’autre côté. Fichus garnements qui s’amusent avec les affaires des grands sans mesurer le danger ! Et Perrin ? Il était avec vous ? A-t-il participé à votre… exploit ?

— La dernière fois que j’ai vu Perrin, dit Mat, il se préparait à aller au lit.

Son ami allait peut-être lui infliger un cinglant démenti en sortant à son tour du portique, mais en attendant, le jeune homme était prêt à servir de cible à la colère de Moiraine. Pourquoi y exposer Perrin, si ça n’était pas inévitable ?

S’il réussit à filer avant qu’elle ait été informée de ses intentions, il sera passé entre les gouttes. Fichue bonne femme ! Je parierais qu’elle est de haute naissance !

Moiraine était furieuse, ça ne faisait pas de doute. Blanche comme un linge, elle dévisageait Rand avec des yeux qui auraient pu être deux vrilles jumelles.

— Au moins, vous vous en êtes tirés vivants. Qui vous a parlé de ce portique ? Laquelle des trois filles ? Je punirai la coupable si durement qu’elle regrettera que je n’aie pas retourné sa peau comme un gant !

— J’ai trouvé les informations dans un livre, annonça Rand, très calme.

Il s’assit au bord d’une caisse qui crissa dangereusement sous son poids et croisa les bras. Une parfaite sérénité. Mat aurait donné cher pour pouvoir imiter son ami.

— Deux livres, en réalité. Les Trésors de la Pierre de Tear et Transactions avec le territoire de Mayene. C’est étonnant ce qu’on peut tirer d’un ouvrage si on lui accorde assez d’attention, pas vrai ?

Moiraine se tourna vers Mat.

— Et toi ? Tu prétends avoir bénéficié de tes lectures ? Toi ?

— Il m’arrive de lire, répondit Mat, vexé.

Après ce qu’elles avaient fait pour l’inciter à dire où il avait caché la lettre de la Chaire d’Amyrlin, il n’aurait rien eu contre une bonne séance punitive pour Nynaeve et Egwene. Le saucissonner avec le Pouvoir était déjà une honte, mais le reste frôlait l’intolérable. Pourtant, il trouva plus drôle de rouler Moiraine dans la farine.

— Trésors et Transactions, dit-il simplement. Les livres sont de véritables mines d’or.

Par bonheur, Moiraine n’exigea pas qu’il lui donne les titres complets. Dès que Rand avait mentionné des bouquins, elle n’avait plus prêté attention à son bavardage.

L’Aes Sedai se tourna de nouveau vers Rand.

— Et tes réponses ?

— Ne regardent que moi, répondit le Dragon Réincarné. Cela dit, ça n’a pas été facile. Une… femme… est venue interpréter, mais elle parlait comme un très vieux livre. Je n’ai pas tout compris, loin de là. Je n’avais pas pensé que ces gens parleraient une langue étrangère.

— L’ancienne langue, tout simplement, corrigea Moiraine. Un dialecte très guttural, pour être plus précise, qu’ils réservent à leurs rapports avec les humains. Et toi, Mat ? Comment ça s’est passé avec ton interprète ?

Le jeune homme dut humecter sa gorge soudain très sèche.

— L’ancienne langue ? C’était donc ça ? Ils ne m’ont pas fourni d’interprète. En réalité, je n’ai pas eu le temps de les interroger. La cloche a sonné, faisant vibrer les murs, et ils m’ont jeté dehors comme si j’étais un tas de fumier sur un joli tapis.

Moiraine dévisagea Mat avec ce regard perçant qui semblait pouvoir lire ses pensées. Elle n’ignorait pas que des phrases entières en ancienne langue échappaient de temps en temps au jeune homme, sans qu’il sache ce qu’il disait.

— J’ai presque compris un mot de-ci de-là, dit-il, mais pas au point de reconnaître l’ancienne langue. Rand et vous avez obtenu des réponses, je crois… Les serpents sur pattes, que vous ont-ils dit ? Nous n’allons pas remonter dans le palais pour découvrir que dix ans ont passé, comme dans l’histoire de Bili ?

— Des sensations…, lâcha Moiraine avec un rictus dégoûté. Des sensations, des émotions et des expériences… Ils fouillent là-dedans, on sent ce qu’ils font et on en a la chair de poule. Qui sait, ils s’en nourrissent peut-être ? Les Aes Sedai qui ont étudié ce ter’angreal quand il était encore à Mayene mentionnent un très fort désir de prendre un bain après chaque séance de recherche. J’éprouve la même chose.

— Les réponses sont-elles fiables ? demanda Rand alors que l’Aes Sedai se détournait déjà. Vous en êtes sûre ? Les livres l’affirmaient, certes, mais ces gens peuvent-ils vraiment répondre à des questions sur le futur ?

— Les réponses sont justes tant qu’elles concernent l’avenir de la personne qui pose les questions. Ça, c’est une certitude. (Moiraine étudia Rand et Mat pour évaluer leur réaction à ses propos.) Comment ils font ? Eh bien, personne ne le sait. Ce monde est… plié… de bien étranges façons. Désolée, mais je ne peux pas être plus claire. C’est peut-être ça qui leur permet de suivre le fil d’une vie humaine et de voir les différentes façons dont il peut être tissé dans la Trame. À moins que ce soit un don particulier de ces gens. Cela dit, les réponses sont souvent… fumeuses. Si vous avez besoin d’aide pour interpréter les vôtres, je vous offre mes services.

Les yeux de Moiraine volèrent d’un jeune homme à l’autre.

Mat faillit lâcher un juron. Elle ne croyait pas un mot de ce qu’il avait raconté ! La méfiance naturelle des Aes Sedai, ou quelque chose de plus… personnel ?

— Me direz-vous quelles questions vous avez posées ? demanda Rand avec un sourire. Saurai-je ce qu’ils vous ont répondu ?

En guise de réponse, Moiraine foudroya le jeune homme du regard, puis elle se mit en chemin vers la sortie. Une sphère lumineuse se matérialisa devant elle, lui éclairant la voie.

Mat savait qu’il aurait dû oublier toute l’affaire. Laisser partir Moiraine et espérer qu’elle finisse par oublier qu’il était un jour venu dans cette salle. Mais la colère lui faisait toujours bouillir les sangs. Toutes ces âneries qu’avaient dites les serpents sur pattes ! Des vérités, peut-être, puisque Moiraine semblait le croire, mais ça ne changeait rien : il avait envie de prendre ces créatures par le col – ou l’équivalent de leur étrange tenue – et de les secouer pour qu’elles s’expliquent un peu.

— Moiraine, pourquoi ne peut-on pas aller deux fois de l’autre côté ? lança Mat dans le dos de l’Aes Sedai. Pourquoi ?

Et cette affaire d’instrument de musique et de fer ? Avant de poser la question, Mat se mordit la lèvre inférieure. S’il n’avait rien compris au charabia des créatures, comme il le prétendait, il ne pouvait pas connaître ces détails.

Moiraine s’arrêta devant la porte et se retourna. Impossible de voir si elle regardait le ter’angreal ou Rand.

— Si j’étais omnisciente, Matrim, je n’aurais pas besoin de poser des questions.

L’Aes Sedai resta un moment immobile – tout compte fait, elle regardait bien Rand – puis elle sortit sans ajouter un mot.

Un instant, Mat et Rand se regardèrent en silence.

— As-tu trouvé ce que tu cherchais ? demanda enfin Rand.

— Et toi ?

Une flamme brillante se matérialisa au-dessus de la paume du Dragon Réincarné. Rien à voir avec la douce lueur produite par la boule de Moiraine. Là, on eût dit celle d’une torche.

Alors que son ami s’éloignait, Mat posa une autre question :

— Tu vas laisser le champ libre aux Capes Blanches ? Tu sais que les Fils se dirigent vers notre village, s’ils n’y sont pas déjà. Les yeux jaunes, le maudit Dragon Réincarné… Voilà qui fait un peu beaucoup, non ?

— Perrin accomplira son… son devoir pour sauver Champ d’Emond, répondit Rand d’un ton chagriné. Moi, je dois accomplir le mien. Sinon, Champ d’Emond ne sera pas seul à tomber – et entre les mains d’adversaires plus terribles que les Fils de la Lumière.

Mat regarda la flamme s’éloigner dans la pénombre jusqu’à ce qu’il se rappelle soudain où il était. Récupérant sa lampe, il partit au pas de course.

Rhuidean ! Lumière, que dois-je faire ?