Des garanties
Ihvon revint quelques minutes plus tard.
— Vous pouvez continuer, maîtresse al’Vere, dit-il simplement.
Sans un bruit, Tomas et lui disparurent de nouveau dans les broussailles.
— Ils sont très bons…, souffla Gaul sans cesser de regarder autour de lui.
— Un enfant pourrait se cacher dans ces fourrés, le contredit Chiad en écartant un buisson de baies rouges.
Cela dit, elle sondait les profondeurs de la forêt avec autant d’intensité que le Chien de Pierre.
Aucun des trois Aiels ne semblait très pressé d’avancer. Ils n’avaient pas peur, bien entendu, mais ils n’étaient pas enthousiastes, et ça se voyait. Perrin ne désespérait pas de découvrir un jour quels sentiments les Aiels nourrissaient envers les Aes Sedai. Un jour, oui… Pour l’heure, il n’était guère moins hésitant que les deux guerrières et le guerrier.
— Allons donc rencontrer vos Aes Sedai, dit-il à Marin d’un ton peu convaincu.
Le vieil hôpital était encore plus dévasté que dans son souvenir. Incliné comme un ivrogne, plus d’une moitié de ses chambres à ciel ouvert, le bâtiment était littéralement éventré par un grand arbre qui devait frôler les quarante pieds de haut. Alors que la forêt le serrait dans un cocon de végétation, le lierre et la bruyère recouvraient ses murs et ce qui restait de son toit de chaume. Songeant que le bâtiment tenait peut-être encore debout grâce à ça, Perrin inspira à fond et capta une odeur de chevaux. Il reconnut aussi des senteurs de jambon et de haricots. Bizarrement, cependant, il ne semblait pas y avoir d’effluves de fumée.
Après avoir attaché les montures et les bêtes de bât à des branches basses, les six voyageurs suivirent maîtresse al’Vere à l’intérieur du bâtiment. Les fenêtres étant obstruées par le lierre, il y régnait une pénombre permanente. La première pièce, très grande, était dépourvue de mobilier. La poussière qui s’accumulait dans les coins et quelques toiles d’araignées témoignaient qu’on avait procédé à un nettoyage rapide et bâclé. Quatre couvertures étaient déroulées sur le sol. Des selles, des sacoches et des baluchons étaient rangés le long d’un mur et un petit chaudron, dans la cheminée de pierre pourtant éteinte, diffusait d’agréables odeurs de cuisson. Filtrant d’une bouilloire, un filet de vapeur indiquait que l’eau devait être à la température idéale pour la préparation d’une infusion.
Deux Aes Sedai attendaient les visiteurs. Après une révérence vite expédiée, Marin se lança dans une cascade de présentations et d’explications.
Appuyant le menton sur son arc, Perrin étudia les deux sœurs qu’il avait reconnues du premier coup d’œil.
Plutôt rondelette, le visage carré, Verin Mathwin, des cheveux grisonnants entourant son visage lisse et sans âge, appartenait à l’Ajah Marron. Comme toutes les sœurs de son ordre, elle semblait en permanence absorbée par sa soif de connaissance – une quête qui visait le plus antique savoir comme le plus moderne. De temps en temps, une lueur dans ses yeux sombres démentait cette tendance à la rêverie et à la contemplation. Et ce fut le cas lorsque son regard se posa sur Marin, puis sur Perrin. Moiraine exceptée, Verin était une des deux Aes Sedai dont le jeune homme, sans l’ombre d’un doute, aurait juré qu’elles connaissaient la vérité au sujet de Rand. Accessoirement, il la soupçonnait d’en savoir plus long sur lui-même qu’elle voulait bien le montrer.
Tandis qu’elle écoutait Marin, le regard de Verin redevint lointain. Mais pendant un instant, elle avait froidement évalué dans quelle mesure l’irruption de Perrin modifiait ses plans. Conclusion, il devrait se méfier d’elle en permanence…
L’autre Aes Sedai, très mince, portait une robe de soie vert sombre qui contrastait avec l’espèce de sac gris aux manches tachées d’encre dont était affublée Verin. Perrin avait aperçu une seule fois la superbe Alanna Mosvani, une sœur de l’Ajah Vert – si sa mémoire ne le trompait pas – aux longs cheveux noirs et au regard perçant.
Alors qu’elle écoutait elle aussi Marin, Alanna dévisagea l’apprenti forgeron. Sous ce regard inquisiteur, Perrin se souvint d’une remarque que lui avait faite Egwene.
« Certaines Aes Sedai qui ne devraient rien savoir au sujet de Rand lui témoignent bien trop d’intérêt. C’est le cas d’Elaida et d’Alanna Mosvani, par exemple. Du coup, je me méfie des deux. »
Avant de s’être forgé sa propre opinion, Perrin décida qu’il serait judicieux de se fier à celle d’Egwene.
Il tendit l’oreille lorsque Marin prononça son nom.
— Perrin, Verin Sedai ? Vous avez posé des questions sur lui, et… Enfin, sur les trois garçons, mais… La meilleure façon de le garder en vie, m’a-t-il semblé, était de vous l’amener. Pour demander votre accord, le temps m’a manqué, et j’ai pensé que…
— Il n’y a aucun problème, maîtresse al’Vere, coupa Verin. Vous avez très bien fait. Perrin est désormais entre de bonnes mains. De plus, je suis ravie d’en apprendre plus sur les Aiels, et converser avec un Ogier est toujours très enrichissant. Loial, je vais vous bombarder de questions. Dans les livres de votre peuple, j’ai découvert une multitude de choses fascinantes.
Loial eut un sourire ravi. Tout ce qui concernait les livres lui faisait plaisir. En revanche, Gaul échangea un regard méfiant avec Bain et Chiad.
— Marin, dit Alanna, nous ne vous en voulons pas, mais ne recommencez surtout pas. Sauf si… Tu es seul, Perrin ? (Une question sur un ton qui n’admettait pas de dérobade.) Les deux autres sont-ils revenus avec toi ?
— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda Perrin.
— Allons, mon garçon, comporte-toi correctement ! s’écria maîtresse al’Vere. En arpentant le monde, tu as peut-être pris de mauvaises manières, mais tu es de retour chez toi, et il faut les oublier.
— Ne vous inquiétez pas, dit Verin. Ce jeune homme et moi sommes de vieux amis. Je comprends sa réaction.
L’Aes Sedai dévisagea longuement l’apprenti forgeron.
— Nous prendrons soin de lui…, souffla Alanna – une déclaration assez ambiguë, quand on réfléchissait bien.
Verin sourit et tapota l’épaule de Marin.
— Vous devriez retourner au village. Il ne faudrait pas que les gens se demandent ce que vous faites dans le bois.
Marin acquiesça et se détourna. S’arrêtant près de Perrin, elle lui posa une main sur l’épaule.
— Tu sais que je compatis à ton malheur, dit-elle. Mais n’oublie pas : te faire tuer n’arrangera rien. Obéis aux Aes Sedai.
Le jeune homme marmonna quelques banalités qui parurent satisfaire la femme du bourgmestre.
Lorsqu’elle fut partie, Verin prit la parole :
— Nous compatissons aussi, Perrin. Crois-moi, si nous avions pu intervenir, nous l’aurions fait.
— Vous n’avez toujours pas répondu à ma question, fit Perrin, qui n’avait pas envie de penser aux siens en cet instant.
— Perrin ! s’indigna Faile.
On eût dit la copie conforme de maîtresse al’Vere, mais le jeune homme ne se laissa pas impressionner.
— Que faites-vous ici ? insista-t-il. Une étrange coïncidence, non ? Des Capes Blanches, des Trollocs et deux Aes Sedai en même temps…
— Ça n’a rien d’une coïncidence, répliqua Verin. Mais il me semble que l’eau bout.
S’approchant de la bouilloire, l’Aes Sedai jeta dedans une poignée de feuilles, puis elle demanda à Faile de prendre des tasses en fer-blanc dans un des baluchons. Les bras croisés, Alanna continua à dévisager Perrin avec dans le regard une intensité qui démentait sa placidité de surface.
— Chaque année, dit Verin, nous trouvons de moins en moins de filles susceptibles d’apprendre à canaliser le Pouvoir. Selon Sheriam, en apaisant systématiquement les hommes qui en sont capables, nous avons peut-être privé peu à peu l’humanité de ce don précieux. La preuve, selon elle, c’est justement qu’on ne trouve presque plus de mâles aptes à canaliser. Il y a un siècle, à en croire les rapports, on en repérait deux ou trois par an. Et à cinq cents ans d’ici…
— Que pourrions-nous faire d’autre, Verin ? intervint Alanna. Les laisser perdre la raison ? Souscrire au plan délirant des sœurs blanches ?
— Je doute que ce soit judicieux, répliqua très sereinement Verin. Même si nous trouvons des femmes prêtes à porter l’enfant d’un homme apaisé, rien ne garantit que le fruit de cette union soit capable de canaliser – et encore moins qu’il s’agisse d’une fille. Si les Aes Sedai veulent augmenter le cheptel, ce serait à elles de porter les enfants. Mais quand j’ai fait cette suggestion, Alviarin n’a pas paru amusée du tout.
— Je vois ça d’ici, souffla Alanna, ses yeux brillant soudain comme ceux d’une petite fille malicieuse. Je regrette de n’avoir pas été présente…
— Eh bien, son expression était… intéressante, concéda Verin, mutine. Cesse de ronger ton frein, Perrin. Je vais finir de te répondre… Un peu d’infusion ?
Décidant de se détendre un peu, le jeune homme, sans trop savoir comment, se retrouva assis sur le sol, son arc à côté de lui et une tasse en fer-blanc dans la main. L’imitant, les autres s’assirent en rond au milieu de la salle. Alanna se chargea d’expliquer la raison de la présence d’Aes Sedai à Deux-Rivières. Une initiative visant à neutraliser la tendance au bavardage de sa collègue ?
— Sur ce territoire, où aucune Aes Sedai n’avait mis le pied depuis mille ans, Moiraine a découvert deux femmes susceptibles d’apprendre à canaliser – et des Naturelles, par-dessus le marché ! Elle a aussi entendu parler d’une malheureuse morte parce qu’elle n’a pas su maîtriser son don.
— En sus, elle a déniché trois ta’veren, grommela Verin.
— Savez-vous combien de villes et de villages nous devons visiter pour trouver trois filles dotées d’un tel potentiel ? continua Alanna. La vraie surprise, c’est que nous ne soyons pas venues plus tôt. Le sang ancien est très puissant à Deux-Rivières. Quand les Fils de la Lumière sont arrivés, nous étions depuis une semaine à Colline de la Garde. Alors que nous avions pris la précaution de révéler notre identité aux seules femmes du Cercle, nous avions déjà trouvé quatre filles bonnes pour une formation et une très jeune Naturelle.
— Potentielle, corrigea Verin. Elle n’a que douze ans… Les quatre autres sont loin d’avoir la puissance d’Egwene et de Nynaeve, mais le résultat d’une semaine de repérage reste remarquable. Et il y a peut-être encore deux ou trois candidates dans le coin de Colline de la Garde. Pour les autres villages, nous ne savons pas encore. En revanche, Bac-sur-Taren fut une déception. Le sang y est probablement moins pur…
Perrin dut reconnaître que ces explications se tenaient. Mais ça ne répondait pas à toutes ses questions, et ça n’effaçait pas tous ses doutes.
Il changea de position, étendant sa jambe blessée qui le mettait à la torture.
— Je ne comprends pas pourquoi vous vous cachez ici… Les Fils de la Lumière arrêtent des innocents, les Trollocs sèment la terreur, et vous ne bronchez pas.
Loial marmonna quelques mots dans sa tasse. Perrin comprit « énerver des Aes Sedai », et « nid de frelons », deux fragments de phrase très parlants, mais ça ne l’empêcha pas d’enfoncer le clou.
— Pourquoi cette passivité ? Vous êtes des Aes Sedai. Que la Lumière me brûle ! vous devriez intervenir !
— Perrin ! siffla Faile avant d’adresser un sourire d’excuses aux deux sœurs. Pardonnez-lui, je vous en prie… Moiraine Sedai l’a trop gâté. Elle doit avoir trop d’indulgence, et il aura pris de mauvaises habitudes. Mais il va s’améliorer, j’en fais mon affaire.
Faile foudroya du regard Perrin, histoire de lui indiquer que ce n’étaient pas des paroles en l’air. Inébranlable, il lui rendit son regard. Dans cette histoire, elle n’avait aucun droit d’intervenir.
— Trop indulgente, Moiraine ? s’étonna Verin. C’est bizarre, je ne m’en étais jamais aperçue.
Alanna fit signe à Faile de ne plus s’en mêler.
— Tu ne comprends pas tout, dit-elle à Perrin. Que sais-tu de tout ce qui limite notre possibilité d’agir ? Les Trois Serments ne sont pas de simples mots… Sache que je suis arrivée ici avec deux Champions…
Les sœurs vertes étaient les seules à pouvoir se lier à plus d’un Champion en même temps. D’après ce que Perrin avait entendu dire, certaines en avaient trois ou quatre.
— Les Fils de la Lumière ont surpris Owein en terrain découvert. J’ai senti chaque flèche qui lui a transpercé la poitrine. Jusqu’au moment de sa mort, que j’ai sentie aussi… Si j’avais été là, j’aurais pu le défendre, et protéger ma propre vie, en utilisant le Pouvoir. Mais il n’est pas question d’y recourir pour me venger. Les Serments me l’interdisent. Les Fils sont aussi maléfiques que des hommes peuvent l’être, à l’exception des Suppôts des Ténèbres. Mais ce ne sont pas des Suppôts, et il est donc impossible de les frapper avec le Pouvoir, sauf en cas de légitime défense. Il n’y a rien à faire pour dépasser cette réalité-là.
— Quant aux Trollocs, dit Verin, nous en avons éliminé quelques-uns, ainsi que deux Myrddraals, mais il y a des limites. Les Demi-Humains sentent que nous canalisons. Si nous attirons une centaine de Trollocs en même temps, il ne nous restera que la fuite pour en sortir vivantes.
Perrin se gratta la barbe. Il aurait dû deviner tout ça. Ayant vu Moiraine face à des Trollocs, il avait une assez bonne idée de ce qu’elle pouvait faire et de ce qui lui était impossible. La façon dont Rand avait exterminé les monstres à Tear ne devait pas lui servir de référence, parce que son ami était plus puissant que chacune de ces Aes Sedai, et probablement que les deux réunies. Cependant, qu’elles l’aident ou non, il avait l’intention de tuer tous les Trollocs présents sur le territoire de Deux-Rivières. Après avoir libéré les Luhhan et la famille de Mat… S’il réfléchissait bien, il trouverait sûrement un moyen.
Mais sa jambe lui faisait un mal de chien, troublant ses pensées.
— Tu es blessé, dit Alanna.
Posant sa tasse, elle vint s’agenouiller près du jeune homme et lui prit la tête entre ses mains, faisant courir un frisson le long de tout son corps.
— Oui, je vois… Et tu ne t’es pas fait mal en te rasant…
— Les Trollocs, Aes Sedai, dit Bain. Juste au moment où nous sortions des Chemins, dans la montagne.
Chiad tapota le bras de son amie, qui se tut aussitôt.
— J’ai verrouillé le Portail, précisa Loial. On ne peut plus l’ouvrir de l’intérieur, désormais…
— Je pensais bien qu’ils étaient venus par là, murmura Verin. Moiraine nous a dit qu’ils utilisent les Chemins. Tôt ou tard, ça nous posera un très gros problème.
Perrin se demanda à quoi pensait l’Aes Sedai.
— Les Chemins…, répéta Alanna sans lâcher la tête du jeune homme. Des ta’veren. De jeunes héros !
À la façon dont elle les prononçait, ses paroles sonnaient à la fois comme des compliments et des insultes.
— Je ne suis pas un héros, répliqua Perrin. Les Chemins étaient le moyen le plus rapide d’arriver ici. C’est tout.
La sœur verte continua comme s’il n’avait rien dit.
— Je ne comprendrai jamais pourquoi la Chaire d’Amyrlin vous a laissés partir, tous les trois. Elaida a été catégorique sur le sujet, et elle n’était pas la seule, juste la plus véhémente. Alors que les sceaux faiblissent, l’Ultime Bataille approchant, il ne peut rien y avoir de pire que trois ta’veren lâchés dans la nature. Moi, je vous aurais attaché un fil à la patte ! Ou même pris comme compagnons…
Perrin tenta de se dégager, mais l’Aes Sedai ne relâcha pas sa prise.
— Allons, n’aie pas peur ! Je respecte trop les traditions pour me lier à un homme contre sa volonté. Pour le moment, en tout cas.
Perrin n’aurait pas parié sa chemise que ça durerait encore très longtemps. Si Alanna souriait, ses yeux restaient glaciaux.
— Ça remonte à trop longtemps, dit-elle en touchant la blessure à moitié guérie sur la joue de Perrin. Tu garderas une cicatrice.
— Être beau ne me met rien dans la poche, marmonna Perrin.
En revanche, il lui fallait être en forme pour accomplir ses missions.
— Qui t’a raconté ça ? lança Faile.
Assez incongrûment, elle échangea un sourire avec Alanna.
Perrin se demanda si les deux femmes se moquaient de lui. Avant qu’il ait trouvé la réponse, la guérison le frappa, lui donnant le sentiment d’avoir de la glace dans les veines à la place du sang. Contraint de pousser un petit cri, il vécut un vrai calvaire jusqu’à ce qu’Alanna le lâche.
La sœur verte passa aussitôt à Bain tandis que Verin s’occupait de Gaul. Déjà guérie, Chiad bougeait son bras gauche avec une évidente jubilation.
Faile remplaça Alanna au côté de Perrin et caressa la cicatrice qui courait sous son œil.
— Une marque de beauté…, souffla-t-elle.
— Pardon ?
— Quelque chose que font les Domani… Je disais ça comme ça…
Malgré le sourire de sa compagne – ou à cause de lui – Perrin se rembrunit. Elle se payait sa tête, ça ne faisait aucun doute, mais il ne comprenait pas comment…
Ihvon entra dans la pièce, souffla quelques mots à l’oreille d’Alanna, attendit sa réponse et ressortit dans un silence presque total. Quelques instants plus tard, le grincement de bottes sur les marches annonça de la visite.
Perrin se leva d’un bond lorsque Tam al’Thor et Abell Cauthon apparurent sur le seuil de la pièce. Arc en main, les vêtements froissés et la barbe de deux jours, ils avaient l’allure de deux hommes qui ne dormaient plus depuis longtemps dans un lit douillet. À l’évidence, ils revenaient de la chasse, car quatre lièvres pendaient à la ceinture de Tam et trois à celle de son compagnon.
La présence des Aes Sedai ne sembla pas les étonner, et les visiteurs ne les surprirent pas non plus. À part Loial, ce géant aux oreilles poilues et à l’énorme nez. Avisant les Aiels, Tam les observa un moment, comme si leur présence évoquait en lui des souvenirs. Puis il tourna la tête vers Perrin… et sursauta.
Véritable colosse, Tam restait malgré ses cheveux gris le genre d’homme que seul un tremblement de terre pouvait ébranler. Sa réaction en fut d’autant plus surprenante.
— Perrin, mon garçon ! s’écria-t-il. Rand est avec toi ?
— Et Mat ? lui fit écho Abell.
C’était le sosie de son fils, avec quelques années de plus, des cheveux gris et un regard moins espiègle. Un homme qui n’était presque pas empâté par l’âge et qui restait souple et agile.
— Ils vont bien tous les deux, dit Perrin. À Tear.
Du coin de l’œil, le jeune homme observa la réaction de Verin, parfaitement consciente de ce que Tear signifiait pour Rand. Alanna, en revanche, ne sembla pas avoir entendu.
— Ils seraient bien venus avec moi, mais nous ne connaissions pas la gravité de la situation… (Une extrapolation qui n’était pas un mensonge, Perrin en aurait mis sa tête à couper.) Mat passe son temps à gagner aux dés et à lutiner des filles. Rand… Eh bien, la dernière fois que je l’ai vu, il portait une très jolie veste et une belle blonde s’accrochait à son bras.
— Sacré Mat, toujours égal à lui-même, murmura fièrement Abell.
— Il vaut peut-être mieux qu’ils ne soient pas venus, dit Tam. Avec les Trollocs et les Capes Blanches… Tu sais que les Trollocs sont de retour ? (Perrin acquiesça.) Cette Aes Sedai, Moiraine, avait-elle raison ? Cette fameuse Nuit de l’Hiver, c’était vous les cibles des monstres ? Avez-vous découvert pourquoi ?
Verin regarda sévèrement Perrin. Alanna faisait mine de fouiller dans ses sacoches de selle, mais le jeune homme aurait parié qu’elle était tout ouïe. Pourtant, rien de tout ça ne l’influença. Mais comment dire de but en blanc à Tam que son fils, capable de canaliser le Pouvoir, était le Dragon Réincarné ? Comment annoncer une telle nouvelle à quelqu’un ?
— Il faudra demander à Moiraine, maître al’Thor. Les Aes Sedai ne sont pas enclines à partager leurs informations.
— J’avais remarqué, lâcha Tam.
Les deux sœurs écoutaient la conversation et ne faisaient plus aucun effort pour le cacher. Alanna fronça les sourcils à l’intention de Tam, et Abell s’agita nerveusement comme s’il pensait que son ami envoyait un peu loin le bouchon. Mais il fallait plus que ça pour perturber le père de Rand.
— Si nous parlions dehors ? proposa Perrin. J’ai besoin de prendre un peu l’air.
Et de fuir les oreilles ennemies – mais ça, il ne pouvait pas le dire à voix haute.
Tam et Abell parurent trouver l’idée excellente, peut-être parce qu’ils avaient eux aussi envie d’échapper à l’attention sourcilleuse des Aes Sedai. Mais il y avait d’abord l’affaire des lièvres à régler.
— Nous pensions en garder deux pour nous, dit Abell quand son ami et lui eurent remis leurs sept proies à Alanna, mais vous avez plus de bouches à nourrir que prévu.
— Il est inutile de chasser pour nous, dit Alanna avec une pointe d’agacement, comme si ce n’était pas la première conversation de ce type.
— Nous aimons payer ce qu’on nous fournit, fit Tam d’un ton identique. Perrin, les Aes Sedai ont eu la gentillesse de nous guérir, à l’occasion, et nous voulons accumuler du crédit, au cas où nous aurions encore besoin de leur aide.
Le jeune homme acquiesça, comprenant parfaitement qu’on ne veuille rien devoir à des Aes Sedai. Comme le disait un vieux proverbe, un hameçon était toujours caché dans le cadeau d’une sœur. C’était bien vrai, mais accepter le présent ou le payer ne changeait rien : dans tous les cas, le « poisson » était ferré.
Verin eut un demi-sourire, comme si elle devinait les pensées de l’apprenti forgeron.
Alors que les trois hommes sortaient, Perrin ayant récupéré son arc, Faile se leva pour les suivre. Incroyablement, quand son compagnon lui eut fait « non » de la tête, elle se rassit docilement.
Inquiet, Perrin se demanda si elle était malade.
Après une courte pause, afin que Tam et Abell puissent admirer Trotteur et Hirondelle, les trois hommes s’enfoncèrent dans le bois. Le soleil sombrait vers l’ouest, allongeant démesurément les ombres.
Tam et Abell taquinèrent Perrin au sujet de sa barbe, mais ils ne mentionnèrent jamais ses yeux. Bizarrement, cette omission volontaire ne dérangea pas le jeune homme. Désormais, il avait des sujets d’inquiétude bien plus pressants que l’opinion des gens sur ses globes oculaires.
Quand Abell lui demanda si « cette chose » n’avait pas tendance à tremper dans la soupe, Perrin lissa sa barbe et répondit simplement :
— Faile m’aime bien comme ça.
— Faile ? lança Tam. C’est la jeune femme, pas vrai ? Pour sûr qu’elle a du caractère, mon garçon ! Elle te fera rester éveillé des nuits entières à tenter de distinguer le haut du bas et la droite de la gauche.
— Avec les femmes de ce genre, enchaîna Abell, une seule stratégie : leur laisser croire qu’elles portent la culotte. Du coup, dans les situations de crise, quand on les contredit, elles sont trop surprises pour réagir assez vite. Ça laisse à un honnête homme le temps de faire ce qui s’impose, et ensuite, il est trop tard pour que les critiques de sa douce compagne aient encore une influence.
Perrin trouva que cette tirade au sujet des femmes ressemblait beaucoup à ce que Marin avait dit à Faile sur les hommes. Abell et l’épouse du bourgmestre avaient-ils un jour comparé leurs notes sur la vie ? Franchement, il en doutait. Cela dit, le conseil du père de Mat méritait d’être essayé avec Faile, même si elle ne réagissait jamais comme on aurait pu s’y attendre.
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Perrin constata que l’hôpital disparaissait désormais derrière les arbres. En principe, ils étaient hors de portée d’oreille des Aes Sedai. Écoutant très attentivement, Perrin entendit les coups qu’un pivert assenait à un tronc d’arbre, assez loin de là. Des écureuils se cachaient dans les branches et un renard venait de passer avec dans la gueule le lièvre qu’il avait tué quelques instants plus tôt.
À part l’odeur de Tam et d’Abell, Perrin ne capta rien qui pût laisser penser qu’un Champion se cachait dans les broussailles pour espionner.
Devenait-il trop soupçonneux ? Peut-être, mais comment croire à une « coïncidence » qui le mettait en présence de deux Aes Sedai qu’il connaissait ? Alanna, se souvint-il, était une sœur dont Egwene se méfiait. Quant à Verin, il n’était pas sûr de lui faire confiance…
— Vous vivez ici, avec Verin et Alanna ? demanda-t-il aux deux hommes.
— Pas vraiment, répondit Abell. Un homme ne peut pas dormir sous le même toit que des Aes Sedai. Enfin, c’est mon opinion.
— L’hôpital nous a paru une bonne cachette, précisa Tam, mais elles étaient là avant nous. Sans la présence de Marin et d’autres femmes du Cercle, ces Champions de malheur nous auraient sûrement éventrés.
Abell eut une moue pensive.
— Ce qui nous a sauvés, d’après moi, c’est que les Aes Sedai ont découvert qui nous sommes. Ou plutôt, qui sont nos fils. Elles s’intéressent beaucoup trop à vous trois, mon garçon. À mon goût, en tout cas… (Il hésita, tapotant nerveusement son arc.) Alanna a dit que vous êtes ta’veren. Tous les trois ! Si j’ai bien compris, les Aes Sedai ne peuvent pas mentir.
— Je n’ai jamais rien senti de tel en moi, dit Perrin, cassant. Ni en Mat.
Tam ne manqua pas de remarquer que le jeune homme n’avait pas évoqué Rand. Agacé, Perrin songea qu’il devrait apprendre à mieux mentir, afin de préserver ses secrets et ceux des autres.
— Parce que tu ne sais peut-être pas quoi chercher, dit le père de Rand. Comment en es-tu arrivé à voyager avec un Ogier et trois Aiels ?
— Le dernier colporteur que j’ai croisé, intervint Abell, m’a dit qu’il y a des Aiels de notre côté de la Colonne Vertébrale du Monde. À l’époque, je ne l’ai pas cru. Selon lui, il y avait des Aiels au Murandy ou peut-être en Altara ou encore ailleurs… Il n’était pas très sûr, mais en tout cas, dans des pays très éloignés du désert des Aiels.
— Aucun rapport avec le fait d’être ou non ta’veren, fit sèchement Perrin. Loial est un ami venu ici pour m’aider. Gaul aussi, en un sens… Bain et Chiad accompagnent Faile. Tout ça est plutôt compliqué, mais il faut faire avec. En tout cas, ça n’a rien à voir avec la destinée et tout ce genre de trucs…
— Quelles qu’en soient les raisons, mon garçon, dit Abell, les Aes Sedai s’intéressent à toi et à tes deux amis. Tam et moi, nous sommes allés jusqu’à Tar Valon, l’an dernier, pour essayer de savoir où vous étiez. En insistant beaucoup, nous avons à peine réussi à faire admettre à une sœur qu’elle connaissait vos noms, mais il est apparu évident que ces femmes cachaient quelque chose. La Gardienne des Chroniques nous a forcés à prendre un bateau pour retourner chez nous, les poches pleines d’or et le cerveau truffé de vagues « garanties ». Elle nous a expulsés si vite que nous avons tout juste eu le temps d’achever nos révérences. Et encore !
» Mon garçon, je déteste l’idée que Mat soit devenu le jouet de la Tour Blanche.
Perrin aurait aimé dire à Abell qu’il n’en était rien, mais il doutait de pouvoir débiter un mensonge pareil sans se trahir. Si Moiraine surveillait Mat, ce n’était pas parce qu’elle aimait son beau sourire. Le fils d’Abell était tout autant impliqué que lui avec la tour, et peut-être même plus. Tous les trois, ils étaient des marionnettes dont les Aes Sedai tiraient les ficelles.
Après quelques instants de silence, Tam prit la parole :
— Mon garçon, j’ai de tristes nouvelles au sujet de ta famille.
— Je sais…, souffla Perrin.
Les trois hommes se turent, les yeux baissés sur le sol. Exactement le genre d’attitude convenable dans ces circonstances. Un moment de répit pour se purger d’émotions douloureuses et de la gêne qu’on éprouvait quand elles s’affichaient trop ouvertement.
Entendant un battement d’ailes, Perrin leva les yeux et vit qu’un gros corbeau venait de se poser dans un chêne, à une cinquantaine de pas de là.
Le jeune homme prit une flèche dans son carquois. Mais avant qu’il ait pu armer complètement son arc, deux projectiles firent basculer l’oiseau de son perchoir. Déjà prêts à tirer de nouveau, Tam et Abell sondèrent le ciel en quête d’autres oiseaux. En vain.
La flèche de Tam avait transpercé le crâne du corbeau. Un tir qui ne devait rien au hasard et dont la précision ne surprit pas Perrin. En parlant avec Faile, il n’avait pas menti : les deux hommes étaient de meilleurs archers que lui. Et à Deux-Rivières, personne n’égalait Tam al’Thor.
— Sale bête…, marmonna Abell.
Posant un pied sur le cadavre, il en retira sa flèche, nettoya la pointe dans la poussière et remit le projectile dans son carquois.
— Les Aes Sedai nous ont dit que les corbeaux espionnent pour le compte des Blafards, expliqua Tam. Nous avons fait passer le mot, et le Cercle des Femmes aussi. Ça n’a pas ému grand monde, jusqu’à ce que les oiseaux attaquent des moutons, leur crevant les yeux et en tuant même quelques-uns. La tonte ne sera déjà pas très bonne cette année, sans qu’on ait eu besoin de ça. Bien sûr, ce n’est pas très important… Entre les Trollocs et les Capes Blanches, les marchands risquent de se faire rares, et la laine nous restera sur les bras…
— Un idiot s’est mis à faire n’importe quoi, dit Abell. Et il n’est peut-être pas seul dans son délire. Nous avons retrouvé des dizaines d’animaux morts. Des lièvres, des lapins, des daims, des renards et même un ours. Abattus et abandonnés sur place. La plupart même pas dépecés… C’est l’œuvre d’un ou de plusieurs hommes, pas des Trollocs. J’ai découvert des empreintes de bottes. Le type est un colosse, mais bien trop petit pour être un monstre. Ces massacres sont répugnants. Et c’est du gaspillage.
Tueur ? Tueur présent ici, et pas seulement dans le rêve du loup ? Tueur et les Trollocs… L’homme du songe avait paru familier à Perrin…
Recouvrant du bout du pied le corbeau de terre et d’herbe, Perrin se répéta qu’il s’occuperait des monstres plus tard. S’il le fallait, il consacrerait sa vie à les éliminer.
— Maître Cauthon, j’ai promis à Mat de veiller sur Bode et Eldrin. Selon vous, il sera très difficile de libérer les prisonniers ?
— Terriblement dur, oui, répondit Abell, qui fit soudain son âge, et peut-être même plus. J’ai réussi à approcher assez pour voir Natti, après sa capture. Elle sortait de la tente où les Capes Blanches gardent tous nos amis. J’ai vu ma femme, mais il y avait une centaine de Fils de la Lumière entre nous. Comme je me suis montré un peu imprudent, l’un d’eux m’a planté une flèche dans le corps. Si Tam n’avait pas été là pour me ramener auprès des Aes Sedai…
— C’est un gros camp, précisa Tam, juste sous Colline de la Garde. Sept ou huit cents hommes, je dirais. Des patrouilles jour et nuit entre Colline de la Garde et Champ d’Emond. Si les Fils s’étaient davantage déployés, ça nous faciliterait la tâche. Mais à part une centaine d’hommes laissés en garnison à Bac-sur-Taren, ils semblent décidés à abandonner le reste du territoire aux Trollocs. Du côté de Promenade de Deven, ça se passe très mal, d’après ce qu’on dit. Une nouvelle ferme brûle presque chaque nuit. La situation est la même entre Colline de la Garde et la rivière Taren. Libérer Natti et les autres sera difficile, et après, espérons que les Aes Sedai les laisseront se cacher avec elles. Ces deux-là n’aiment pas trop qu’on découvre leur véritable identité.
— Quelqu’un acceptera d’héberger les prisonniers, j’en suis sûr ! s’exclama Perrin. Vous ne me ferez pas croire que tout le monde vous a tourné le dos. Les gens d’ici ne peuvent pas croire que vous êtes des Suppôts des Ténèbres.
Alors qu’il disait ces mots, Perrin pensa au vieux Cenn Buie.
— Non, à part quelques abrutis, fit Tam, nous gardons de solides soutiens. Bien des braves gens nous offrent un repas ou une nuit dans leur grange. Parfois, nous avons même droit à un lit. Mais personne n’aime vraiment aider des hommes pourchassés par les Capes Blanches. Moi, je ne vois pas comment on les en blâmerait. Dans des conditions difficiles, les hommes cherchent avant tout à protéger leur famille. Demander à quelqu’un d’héberger Natti, les filles et les époux Luhhan serait une erreur. Quand on exige trop, on est toujours déçu.
— J’avais une meilleure opinion que ça des gens de Deux-Rivières, murmura Perrin.
Abell eut un sourire sans joie.
— Ils se sentent pris au piège, mon garçon. Écrasés entre les Trollocs et les Fils comme du blé entre les meules d’un moulin. Ils espèrent juste ne pas finir en poussière.
— Ils devraient cesser d’espérer et commencer à agir.
Facile à dire ! Mais Perrin ne vivait plus à Champ d’Emond, et il n’avait aucune idée de ce qui s’y passait. Pourtant, son analyse était la bonne. Tant que les gens se cacheraient dans les jupes des Fils de la Lumière, ils seraient obligés de tout accepter, y compris les confiscations de livres et les arrestations arbitraires.
— Demain, j’irai jeter un coup d’œil au camp des Capes Blanches, annonça Perrin. Il doit y avoir un moyen de libérer nos amis. Quand ce sera fait, nous nous occuperons des Trollocs. Deux-Rivières sera leur tombeau, j’en fais le serment.
— Perrin…, commença Tam.
Il n’alla pas plus loin, l’air troublé.
Perrin devina que ses yeux, à l’ombre d’un grand chêne, reflétaient intensément la lumière. Son propre visage lui semblait taillé dans le roc.
— D’abord Natti et les autres, soupira Tam. Après, nous déciderons ce qu’il convient de faire avec les Trollocs.
— Ne te laisse pas dévorer de l’intérieur par la haine, mon garçon, souffla Abell. C’est une maîtresse impitoyable.
— Rien ne me dévore, assura Perrin. J’entends simplement faire ce qui doit être fait.
Il passa un pouce sur le tranchant de sa hache.
Faire ce qui doit être fait, oui…
Dain Bornhald se redressa sur sa selle tandis que les cent cavaliers qu’il avait emmenés en patrouille approchaient de Colline de la Garde. Enfin, moins de cent, désormais. Onze chevaux portaient en travers de leur selle un cadavre enveloppé dans une couverture, et vingt-trois Fils soignaient leurs blessures comme ils le pouvaient. L’embuscade des Trollocs, très bien montée, aurait pu réussir contre des guerriers moins bien entraînés et moins endurcis que les Fils. Ça n’avait pas été le cas, mais c’était la troisième patrouille attaquée ainsi. Un assaut massif, pas une escarmouche due au hasard. Et une manœuvre planifiée très éloignée des tueries auxquelles s’adonnaient d’habitude les monstres. De plus, chaque fois, il s’était agi d’une patrouille qu’il commandait. En d’autres termes, les Trollocs évitaient les autres, un comportement qui suscitait des questions dérangeantes. Et jusque-là, les réponses trouvées par Bornhald ne l’avançaient à rien.
Alors que le soleil sombrait à l’horizon, des lumières s’allumaient dans les maisons au toit de chaume qui couvraient presque entièrement la colline. Le seul toit de tuile, au sommet de la grande butte, couronnait Le Sanglier Blanc, l’inévitable auberge du village. Un autre soir, Bornhald aurait pu y aller boire une coupe de vin, même si un silence de mort régnait dans la salle commune dès qu’on y entrait vêtu d’une cape blanche arborant un soleil ardent sur la poitrine. S’il buvait rarement, Dain aimait parfois fréquenter d’autres gens que des Fils. Après un moment, les clients oubliaient un peu sa présence et recommençaient à parler et à rire.
Un autre soir. Pour l’heure, il avait besoin de solitude afin de réfléchir…
À moins d’une demi-lieue du pied de la colline, l’activité battait son plein au milieu d’une centaine de roulottes aux couleurs vives. Arborant des couleurs encore plus criardes que leurs véhicules, des hommes et des femmes s’assuraient de la santé des chevaux, examinaient tous les harnais et rembarquaient tout ce qui traînait dans le campement depuis des semaines. Apparemment, les Gens de la Route, fidèles à leur surnom, avaient décidé de partir le lendemain, probablement aux premières lueurs de l’aube.
— Farran ! appela Bornhald.
Le sous-officier corpulent vint chevaucher à côté de son chef, qui désigna du menton la caravane de Tuatha’an.
— Va porter un message au Chercheur : s’il veut partir avec les siens, il devra se diriger vers le sud.
Selon les cartes, il était impossible de traverser la rivière Taren, sauf à Bac-sur-Taren. Mais dès qu’il avait franchi ce cours d’eau, Dain avait mesuré à quel point les relevés topographiques étaient anciens et obsolètes. Tant qu’il pourrait l’empêcher, personne ne quitterait le territoire de Deux-Rivières afin de mieux tendre un piège à ses troupes.
— Farran, inutile de recourir à tes poings et à tes bottes, c’est compris ? La communication verbale suffira. Raen a des oreilles.
— À vos ordres, seigneur Bornhald.
Un peu déçu, mais pas trop, Farran plaqua sa main gantelée sur son cœur, puis il partit au trot vers le campement des Zingari. L’ordre lui déplaisait, mais il l’exécuterait à la lettre. Malgré son mépris pour les Gens de la Route, c’était un bon soldat, et il se comporterait comme tel.
La vue de son propre camp emplit Bornhald de fierté. Admirant les rangées de tentes pointues impeccablement alignées et les piquets servant à attacher les chevaux, tout aussi rigoureusement disposés, il se réjouit que les Fils, même dans ce coin du monde oublié par la Lumière, ne se soient jamais relâchés, maintenant la discipline à son plus haut niveau.
Un coin du monde oublié par la Lumière ? Absolument, et les Trollocs en étaient la preuve éclatante. S’ils brûlaient des fermes, ça signifiait simplement que quelques personnes ici étaient pures. Une poignée. Les autres gens faisaient des courbettes, vous envoyaient du « oui, mon seigneur », et du « comme vous voudrez mon seigneur », et ils n’en faisaient qu’à leur tête dès qu’on avait le dos tourné. En plus de tout, ces gueux cachaient une Aes Sedai. Lors du deuxième jour passé au sud de la rivière Taren, les Fils avaient abattu un Champion facile à reconnaître à cause de sa cape aux couleurs fluctuantes.
Dain Bornhald abominait les Aes Sedai. Comment pouvait-on encore oser jouer avec le Pouvoir de l’Unique ? Ne suffisait-il pas de disloquer le monde une fois ? Si personne ne les arrêtait, ces femmes recommenceraient.
La bonne humeur de Dain fondit comme neige au soleil.
Balayant le camp du regard, il localisa la tente où les prisonniers passaient le plus clair de leur temps – avec une très courte séance d’exercice, un seul à la fois. Quand ça impliquait d’abandonner ses compagnons, on ne tentait pas de s’enfuir…
Cela dit, courir n’aurait pas servi à grand-chose. Des gardes surveillaient les quatre coins de la tente, et une vingtaine d’autres quadrillaient le périmètre. Mais l’idée était d’éviter les problèmes, car il était bien connu qu’ils s’enchaînaient à l’infini quand on commençait à en avoir. S’il s’avérait indispensable de maltraiter les prisonniers, les villageois de Champ d’Emond risquaient de mal le prendre, et la situation pouvait dégénérer très vite.
Byar était un crétin ! Comme Farran et d’autres hommes, il aurait voulu soumettre les prisonniers à la question. N’étant pas un Confesseur, Bornhald n’avait aucune envie de recourir aux méthodes en vigueur dans cet ordre. Pareillement, il s’efforçait de tenir Farran loin des jeunes filles – même si elles étaient des Suppôts, comme Ordeith l’affirmait.
De toute façon, un seul Suppôt des Ténèbres l’intéressait. Plus que les Trollocs voire les Aes Sedai, il rêvait de capturer Perrin Aybara. L’histoire de Byar – un gaillard qui combattait aux côtés des loups – n’avait aucun sens. En revanche, l’homme ne mentait pas quand il affirmait que Perrin Aybara avait conduit son père, Geofram Bornhald, dans le piège tendu par un Suppôt. À la pointe de Toman, Geofram avait péri sous les coups des Seanchaniens – eux aussi des Suppôts – et des Aes Sedai qui les aidaient.
Si les Luhhan ne se décidaient pas à parler, Dain finirait peut-être par confier le forgeron aux bons soins de Byar. Si l’homme ne craquait pas, sa femme ne supporterait pas longtemps de le voir souffrir. L’un des deux fournirait à Dain les informations dont il avait besoin pour coincer Perrin Aybara.
Quand le fils de Geofram mit pied à terre devant sa tente, Byar l’attendait, raide et émacié comme un épouvantail. Non sans dégoût, Bornhald jeta un coup d’œil à un plus petit ensemble de tentes, à l’écart de son superbe camp. Le vent soufflant de cette direction, il constata que ces gens n’étaient pas plus férus d’hygiène que de géométrie dans l’agencement des piquets.
— Ordeith est de retour, dirait-on.
— Oui, seigneur Bornhald.
Byar n’en disant pas plus, Dain l’interrogea du regard.
— Une escarmouche contre les Trollocs, au sud d’ici. Deux morts et six blessés, qui brillent par leur absence comme d’habitude.
— Qui avons-nous perdu ?
— Le Fils Joelin et le Fils Gomanes, seigneur Bornhald.
Byar aurait annoncé sur le même ton qu’il avait plu dans la matinée.
Dain retira lentement ses gantelets. Les deux hommes qu’il avait chargés d’accompagner Ordeith pour voir ce qu’il faisait durant ses escapades vers le sud.
Prudent par nature, Dain n’éleva pas la voix.
— Byar, fais mes compliments à maître Ordeith et dis-lui que… Non, pas de compliments ! Ordonne-lui, mot pour mot, de venir sur-le-champ me présenter sa fichue carcasse décharnée. Dis-lui ça, puis conduis-le devant moi, quitte à l’arrêter s’il le faut, et avec lui la bande de loqueteux qui déshonore les Fils de la Lumière. Exécution !
Bornhald contint sa colère jusqu’à ce qu’il soit sous sa tente, le rabat tiré. Explosant enfin, il envoya valser dans les airs les cartes et l’écritoire posées sur sa table de campagne. Ordeith le prenait décidément pour un crétin ! En deux occasions, il avait envoyé des hommes à lui avec ce sale type. Chaque fois, ils avaient été les seules victimes d’une « escarmouche contre les Trollocs » censée avoir fait des blessés qu’on ne voyait jamais. Et ces « drames » arrivaient toujours au sud de Colline de la Garde, comme si Ordeith était obsédé par Champ d’Emond. À vrai dire, Bornhald aurait pu établir son camp là-bas, s’il n’y avait pas eu… Mais ça n’avait plus d’importance, à présent. Il tenait les époux Luhhan, et ils lui livreraient Perrin Aybara d’une manière ou d’une autre. Si les Fils devaient se rendre d’urgence à Bac-sur-Taren, Colline de la Garde était un bien meilleur point de départ. Les considérations militaires primaient les préférences personnelles.
Pour la millième fois, Dain se demanda pourquoi le seigneur général l’avait envoyé ici. Les gens y étaient pourtant semblables à ceux qu’il avait vus dans une bonne centaine d’endroits. À une différence près, cependant… Quand il s’agissait d’arracher la mauvaise herbe – en d’autres termes, d’éliminer les Suppôts des Ténèbres – seuls les habitants de Bac-sur-Taren faisaient montre d’un quelconque enthousiasme. Dans les autres villages, quand le Croc du Dragon était dessiné sur une porte, les gens préféraient ne pas s’en apercevoir. Pourtant, dans les petites communautés, on connaissait en général les « indésirables » et il suffisait de chiches encouragements pour qu’on décide de les « liquider ». Les Suppôts faisaient régulièrement partie des brebis galeuses qu’on se réjouissait de voir disparaître.
Ici, ça ne se passait pas comme ça. Pour l’effet qu’ils avaient, les crocs pourtant infamants auraient tout aussi bien pu être recouverts de peinture blanche.
Et les Trollocs ? Pedron Niall était-il informé de leur présence lorsqu’il avait rédigé la feuille de route de Bornhald ? C’était très peu probable. Mais dans ce cas, pourquoi avoir expédié ici assez de Fils pour mater une rébellion ? Et pourquoi avoir mis dans les pattes de Dain un dément frappé d’une obsession criminelle ?
Le rabat s’écarta soudain pour laisser passer Ordeith. Vêtu d’une veste grise de qualité brodée de fil d’argent, mais atrocement crasseuse, l’homme était d’une propreté douteuse, son cou noirâtre trop maigre pour la taille de son col lui donnant de vagues allures de tortue.
— Je te souhaite bien le bonsoir, seigneur Bornhald. Puisses-tu passer une excellente et splendide fin de journée.
L’accent de Lugard était à couper au couteau, ce soir, remarqua Bornhald.
— Ordeith, qu’est-il arrivé aux Fils Joelin et Gomanes ?
— C’est terrible, seigneur… Quand les Trollocs ont attaqué, le Fils Gomanes, tel un héros…
Bornhald frappa son interlocuteur au visage avec ses gantelets. Chancelant, le petit homme étique porta une main à sa lèvre fendue puis regarda ses doigts rouges de sang. Son sourire moqueur vira alors au rictus haineux.
— Oublierais-tu qui m’a engagé, petit soldat ? cracha-t-il, passant au tutoiement pour mieux exprimer son mépris. Si je le lui demande, Pedron Niall te fera pendre avec les boyaux de ta mère. Après qu’on t’aura écorché vif, bien entendu.
— Pour le lui demander, il faudrait que tu sois encore vivant…
Ordeith se recroquevilla sur lui-même comme une bête sauvage prête à bondir. Mais il se ressaisit, se redressant lentement.
— Nous devons travailler ensemble, dit-il.
L’accent de Lugard avait disparu, remplacé par un ton plus autoritaire et plus imposant. Tant qu’à faire, Bornhald préférait la version lugardienne à ce timbre de voix dégoulinant d’un mépris à peine déguisé.
— Les Ténèbres nous enveloppent, ici… Les Trollocs et les Myrddraals ne sont pas le pire. Trois Suppôts destinés à faire trembler le monde sont nés sur ce territoire. Depuis mille ans, le Ténébreux surveillait et influençait leur ascendance. Rand al’Thor, Mat Cauthon et Perrin Aybara. Tu connais leurs noms. En ce lieu se déchaînent des forces qui dévasteront le monde. Les Créatures des Ténèbres rôdent la nuit, corrompant le cœur des hommes et souillant leurs rêves. Rase ce maudit territoire ! Frappe-le, et ils viendront tous les trois. Al’Thor, Cauthon et… Aybara.
Ordeith avait pratiquement ronronné d’aise en prononçant le dernier nom. Comment savait-il ce que Bornhald cherchait à Deux-Rivières ? Hélas, l’officier l’ignorait totalement.
— J’ai couvert les exactions que tu as commises à la ferme Aybara, mais…
— Rase ce territoire ! (Alors que le front d’Ordeith luisait de sueur, la folie fit vibrer sa voix si pompeuse.) Frappe et les trois Suppôts viendront.
— Mais si je t’ai couvert, reprit Dain, c’est parce que je n’ai pas pu faire autrement.
L’exacte vérité. Si les gens en venaient à tout savoir, Dain devrait faire face à bien plus que de la résistance passive. Avec les Trollocs sur les bras, il n’avait surtout pas besoin d’un soulèvement populaire.
— Mais je ne fermerai pas les yeux sur l’assassinat de Fils de la Lumière. Tu m’entends ? Qu’as-tu de si important à nous cacher ?
— Doutes-tu que les Ténèbres feront tout ce qui s’impose pour me neutraliser ?
— Pardon ?
— En doutes-tu ? (Ordeith se pencha vers son interlocuteur.) Tu as bien vu les Hommes Gris ?
Bornhald hésita… En plein milieu de Colline de la Garde, cinquante Fils de la Lumière n’avaient pas remarqué les deux tueurs armés d’une dague. Il n’avait rien vu lui-même, jusqu’à ce qu’Ordeith les élimine. Un exploit qui lui avait valu une grande popularité auprès des hommes.
Un peu plus tard, Bornhald avait enfoui les dagues. À première vue, leurs lames semblaient en acier, mais au toucher elles brûlaient comme de la lave en fusion. La première couche de terre qu’il avait jetée dessus s’était mise à fumer en crépitant.
— Tu crois qu’ils en avaient après toi ?
— Oh oui ! seigneur Bornhald, répondit Ordeith, revenant à son registre obséquieux. Les Ténèbres ne reculeraient devant rien pour se débarrasser de moi.
— Peut-être, mais ça n’éclaire en rien la mort de mes…
— Je dois agir en secret…, souffla le petit homme, sifflant presque comme un serpent. Les Ténèbres peuvent entrer dans l’esprit des gens et dans leurs rêves pour me localiser. Aimeriez-vous mourir dans un songe ? C’est possible, savez-vous ?
— Tu es… fou.
— Laissez-moi les coudées franches et je vous livrerai Perrin Aybara. Ce sera conforme aux ordres de Pedron Niall. La liberté d’action pour moi, et Perrin entre vos mains.
Bornhald garda le silence un long moment avant de répondre :
— Je t’ai assez vu… Sors d’ici !
Lorsque le petit homme fut parti, Dain sentit un frisson courir le long de sa colonne vertébrale. Que trafiquait le seigneur général avec ce déchet d’humanité ? Jetant ces gantelets sur le sol, Bornhald se mit à fouiller dans ses affaires. Si sa mémoire ne le trompait pas, il devait y avoir une flasque d’eau-de-vie quelque part…
L’homme qui s’appelait lui-même Ordeith, et qui pensait parfois à lui sous ce nom, se faufilait entre les tentes des Fils de la Lumière sans cesser d’observer les soldats en cape blanche qui allaient et venaient autour de lui. Des outils très utiles et ignorants, mais indignes de confiance. Surtout Bornhald. Celui-là, s’il continuait comme ça, il finirait très mal. Byar aurait été tellement plus facile à manipuler. Mais chaque chose en son temps. Pour l’heure, il y avait d’autres priorités.
Certains soldats s’inclinant sur son passage, Ordeith leur dévoila ses dents en un rictus qu’ils prirent sûrement pour un sourire.
Des outils… et des abrutis !
Les yeux d’Ordeith se rivèrent sur la tente des prisonniers. Ceux-là, ils ne perdaient rien pour attendre ! Cela dit, ils n’étaient qu’un bonus – la cerise sur le gâteau, en quelque sorte. Des appâts. Chez les Aybara, il aurait dû se retenir un peu, mais Condrad Aybara lui avait ri au nez et Joslyn l’avait traité de vermine et de fou furieux parce qu’il prétendait que son fils était un Suppôt des Ténèbres. Eh bien, ces gens avaient vu de quel bois il se chauffait. Et les autres – son bonus – le découvriraient bientôt.
Un des chiens qu’il détestait n’était pas loin du tout, quelque part en direction de Champ d’Emond. Mais lequel ? Aucune importance ! Rand al’Thor était le seul qui comptait vraiment, et s’il s’était agi de lui, il l’aurait senti. Les rumeurs ne l’avaient pas encore attiré ici, mais ça viendrait. Ordeith ne s’en tenait presque plus d’avidité. Il fallait que des histoires continuent à atteindre Bac-sur-Taren par l’intermédiaire des hommes de Bornhald. Peu à peu, les récits sur le calvaire de Deux-Rivières empoisonneraient l’âme et l’esprit de Rand al’Thor. Quand il aurait payé, ce serait au tour des Aes Sedai, pour ce qu’elles lui avaient pris. Tout ce qui lui revenait de droit serait alors à lui.
Tout fonctionnait à merveille – un vrai mouvement d’horlogerie, malgré cet enquiquineur de Bornhald –, jusqu’à l’irruption du « nouveau » avec ses Hommes Gris.
Ordeith passa une main crasseuse dans ses cheveux gras. Pourquoi ses rêves ne pouvaient-ils pas lui appartenir ? Il n’était plus une marionnette dont les Myrddraals, les Rejetés et le Ténébreux lui-même tiraient les ficelles. C’était lui le marionnettiste, désormais. Ils ne pouvaient ni l’arrêter ni le tuer.
— Rien ne peut m’abattre, marmonna-t-il. Pas moi ! Je survis depuis la guerre des Trollocs.
Enfin, une partie de lui survivait depuis ces temps-là…
Il eut un rire qu’il reconnut comme celui d’un dément – mais il avait l’habitude, et ça ne le dérangeait pas.
Un jeune officier le regarda d’un air bizarre. Cette fois, il était impossible de prendre son rictus pour un sourire. Le type aux joues encore couvertes de duvet recula et Ordeith continua son chemin en traînant les pieds.
Des mouches bourdonnaient autour de sa tente et des yeux soupçonneux s’efforcèrent de ne pas croiser son regard. Ici, les capes blanches n’étaient pas immaculées, loin de là. Mais les épées restaient tranchantes et on lui obéissait sans poser de questions. Bornhald pensait que ces hommes étaient toujours les siens. Pedron Niall le croyait aussi, comme si Ordeith avait été son fauve apprivoisé.
Des idiots !
Écartant le rabat, Ordeith entra sous sa tente pour examiner son prisonnier attaché les membres en croix entre deux piquets assez gros pour retenir l’attelage d’un chariot. Le captif secouait sans cesse ses chaînes, mais Ordeith avait calculé la quantité requise, puis il l’avait généreusement doublée. Une très bonne initiative. Une boucle de moins, et les maillons d’acier n’auraient sans doute pas résisté.
Avec un soupir, le petit homme s’assit au bord de son lit de camp. Une dizaine de lampes brûlaient presque en permanence, ne laissant d’ombre à aucun endroit. On se serait cru dehors, à midi…
— As-tu réfléchi à ma proposition ? Si tu l’acceptes, tu partiras d’ici libre… Si tu la rejettes… Je sais comment faire souffrir les créatures comme toi. Je te ferai crier de douleur des jours durant. Une éternité de souffrance.
Les chaînes vibrèrent de plus belle et les piquets grincèrent sinistrement.
— Très bien, croassa le Myrddraal. J’accepte. Libère-moi.
Ordeith sourit. Ce Blafard le prenait pour un idiot, mais il s’en mordrait les doigts, comme tous les autres.
— D’abord, précisons les conditions de ce que nous appellerons notre convention, si tu veux bien.
Alors qu’Ordeith parlait, le Sans-Yeux se mit à transpirer à grosses gouttes.