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Une coupe de vin

Lorsque Elayne arriva sur le pont avec ses affaires soigneusement emballées dans un baluchon, le soleil couchant commençait à peine à toucher la ligne de l’eau, à l’horizon du port de Tanchico. Sur un des nombreux quais de la péninsule la plus à l’ouest de la ville, des hommes finissaient d’attacher les amarres qui maintiendraient dans sa position actuelle le Voltigeur des Flots. À bord, quelques marins finissaient de ferler les voiles. Au-delà des quais, la ville bâtie sur des collines brillait de tous les feux de ses dômes et de ses minarets blancs. Sur les toits des maisons, des girouettes polies étincelaient.

Un peu moins d’une demi-lieue vers le nord, Elayne aperçut ce qui devait être la muraille ronde du Grand Cercle, si ses souvenirs ne la trompaient pas.

Accrochant le baluchon à son épaule gauche, où pendait déjà son écritoire de cuir, elle alla rejoindre Nynaeve près de la rampe de débarquement, où se trouvaient aussi Coine et Jorin. Revoir les deux sœurs vêtues d’un chemisier de soie au-dessus de leur pantalon bouffant fit un drôle d’effet à la Fille-Héritière. Avec le temps, elle s’était habituée aux boucles d’oreilles et surtout aux anneaux dans le nez qu’arboraient les deux femmes. La fine chaîne qui barrait la joue de chaque sœur ne lui arrachait même plus une moue dubitative.

L’air maussades, Thom et Juilin se tenaient un peu à l’écart, leur baluchon à l’épaule. À leur sujet, Nynaeve ne s’était pas trompée. Dès qu’ils avaient été informés du véritable but de ce voyage – partiellement, du moins – ils avaient commencé à renâcler. À les entendre, deux jeunes femmes n’étaient pas assez compétentes – compétentes ! –, pour traquer l’Ajah Noir. Une menace de Nynaeve avait étouffé leur révolte dans l’œuf. S’ils ne se calmaient pas, avait dit l’ancienne Sage-Dame, les deux hommes seraient transférés sur un autre navire du Peuple de la Mer – en direction de là où ils venaient !

Pour que ça fonctionne, il avait fallu que Toram et une dizaine de marins montrent leur détermination à jeter les deux trouble-fête dans un canot, afin de les conduire sur le nouveau navire.

Elayne dévisagea attentivement le trouvère et son compagnon. La morosité n’étant jamais très loin de la rébellion, les problèmes n’étaient pas terminés, ça ne faisait aucun doute.

— Où irez-vous, à présent, Coine ? demanda Nynaeve au moment où Elayne la rejoignait.

— Vers Dantora, puis l’Aile Jafar, répondit la Maîtresse des Voiles. Puis ce sera Cantorin et l’Aile Somera, pour répandre la nouvelle de l’avènement du Coramoor, si la Lumière le veut bien. Mais avant, il faut que je permette à Toram de faire des affaires ici. Sinon, il me piquera une de ses colères…

Le mari de la capitaine était déjà sur les quais. Sans ses étranges lentilles géantes devant les yeux, mais avec tous ses anneaux et le torse nu, il discutait âprement avec deux hommes en pantalon blanc et veste brodée de motifs géométriques sur les épaules. Tous deux portaient un étrange chapeau cylindrique et une sorte de voile sur le visage. Un accessoire vestimentaire particulièrement ridicule sur des gaillards affublés d’énormes bacchantes.

— Que la Lumière vous protège en chemin, dit Nynaeve en ajustant son baluchon dans son dos. Si nous découvrons une menace qui pourrait vous concerner – avant votre départ, bien entendu – nous vous ferons avertir.

Coine et sa sœur affichaient un calme impressionnant. L’Ajah Noir ne semblait pas les inquiéter le moins du monde. Tout ce qui comptait pour elles, c’était le Coramoor. Également appelé Rand…

Jorin s’embrassa le bout des doigts et les posa sur les lèvres d’Elayne.

— Si la Lumière le veut, nous nous reverrons.

— Oui, si la Lumière le veut…

Elayne imita le geste rituel de la Régente des Vents. Une coutume déconcertante, mais surtout un honneur, car cette « effusion » était en principe réservée aux parents proches et aux amoureux. Jorin allait lui manquer, elle en avait la certitude. Avec elle, elle avait beaucoup appris… et un peu enseigné. Désormais, la Régente des Vents tisserait sûrement beaucoup mieux le Feu.

Lorsqu’elle mit enfin le pied sur le plancher des vaches, Nynaeve soupira de soulagement. Une potion visqueuse fournie par Jorin avait calmé son estomac après deux jours en mer. Malgré ça, jusqu’à l’arrivée à Tanchico, elle avait donné l’impression d’être sur le point de s’évanouir ou de vomir tripes et boyaux.

Sans en avoir reçu l’ordre, Thom et Juilin encadrèrent immédiatement les deux femmes. Tenant son bâton à deux mains, Sandar prit la tête, ses yeux sombres balayant les environs. Merrilin se chargea de l’arrière-garde. Malgré ses cheveux blancs, sa claudication et sa cape multicolore, il parvint à ressembler à un type pas commode et dangereux.

Nynaeve fit la moue, mais elle choisit de ne rien dire, une décision qu’Elayne approuva. En moins de cinquante pas, le long du quai de pierre, une bonne cinquantaine de types aux joues creuses et aux yeux plissés de cupidité avaient regardé passer les deux femmes tout en manipulant des caisses, des balles et des sacs qui devaient être au minimum aussi lourds qu’eux. Et tous ces costauds, soupçonnait Elayne, lui auraient volontiers tranché la gorge dans l’espoir que « robe de soie » rime avec « bourse bien remplie ». Bien entendu, ces types ne lui faisaient pas peur, car elle se sentait de taille à en maîtriser deux ou trois à la fois. Mais Nynaeve et elle avaient pris la précaution de cacher leur bague au serpent. Si l’une ou l’autre canalisait le Pouvoir devant tant de témoins, autant clamer haut et fort qu’elles étaient liées à la Tour Blanche. Juilin et Thom avaient tout à fait raison de jouer les féroces gardes du corps. Pour l’heure, la Fille-Héritière n’aurait pas vu d’un mauvais œil d’avoir dix protecteurs de plus…

Soudain, quelqu’un cria sur le pont d’un assez petit bateau.

— Vous ! C’est bien vous ?

Vêtu de soie verte, un colosse au visage rond sauta sur le pont. Ignorant la menace de Juilin, qui venait de lever son bâton, il se campa devant les deux femmes. Comme son accent, sa barbe dépourvue de moustache trahissait ses origines illianiennes.

Elayne lui trouva un air vaguement familier.

— Maître Domon ? fit Nynaeve en tirant nerveusement sur sa natte. Bayle Domon ?

L’homme acquiesça.

— En personne ! Je ne pensais pas vous revoir un jour… À Falme, j’ai attendu aussi longtemps que possible, mais j’ai dû finir par appareiller pour qu’on n’incendie pas mon bateau.

— Vous rencontrer est un plaisir, dit Nynaeve d’un ton qui démentait ses propos, mais si vous voulez bien nous excuser, nous devons trouver des chambres en ville.

— Ce sera difficile… Tanchico prend l’eau de toutes parts, vous savez… Mais je connais un endroit où ma recommandation pourrait faire son petit effet. Je n’ai pas pu vous attendre plus longtemps, à Falme, et depuis, j’ai le sentiment de vous devoir quelque chose. (Domon marqua une pause, l’air troublé.) Vous êtes ici… Dois-je comprendre que ce qui est arrivé à Falme va se reproduire ?

— Non, maître Domon, dit Elayne quand elle vit Nynaeve hésiter à répondre. Bien sûr que non ! Et nous serons ravies d’accepter votre aide.

À la grande surprise de la Fille-Héritière, Nynaeve n’émit aucune objection. Hochant pensivement la tête, elle présenta Juilin et Thom au capitaine. La cape du trouvère fit tressaillir Domon et la tenue tearienne de Juilin lui fit froncer les sourcils – sans se démonter, Sandar fronça les siens en retour. Les deux hommes n’échangèrent cependant aucune remarque acerbe. Avec un peu de chance, l’atavique hostilité entre le royaume de Tear et l’Illian n’aurait pas droit de cité à Tanchico. Dans le cas contraire, il faudrait intervenir vite et fermement.

En remontant le quai, Domon raconta aux deux femmes ce qui lui était arrivé depuis Falme. À l’évidence, il s’en était très bien sorti.

— Une dizaine de très bons caboteurs dont les collecteurs d’impôts de la Panarch ne savent rien, sans oublier quatre navires de haute mer !

En si peu de temps, le capitaine ne pouvait guère avoir acquis honnêtement une telle flotte. Elayne fut choquée qu’il évoque ses activités en public.

— Oui, je fais de la contrebande et ma bourse grossit à une vitesse que je n’aurais pas crue possible. Une commission de dix pour cent sur mon bénéfice incite les douaniers à détourner le regard et à rester muets comme des tombes.

Les mains dans le dos, deux habitants de Tanchico arborant leur voile et leur chapeau rond croisèrent le petit groupe. Une lourde clé de cuivre accrochée à une épaisse chaîne pendait autour de leur cou. Sans doute le symbole d’une charge… En passant, ils saluèrent Domon de la tête. Thom parut amusé, mais Juilin foudroya du regard le contrebandier et ses deux complices. En bon pisteur de voleurs, il détestait qu’on se montre indélicat vis-à-vis de la loi, et il ne le cachait pas.

— Mais cette prospérité ne durera plus longtemps, reprit Domon. En Arad Doman, les choses sont encore pires qu’ici, et pourtant, il n’y a aucune raison de se réjouir. Le seigneur Dragon n’a pas encore disloqué le monde, mais il ne reste pas grand-chose du Tarabon et de l’Arad Doman.

Elayne s’apprêta à lancer une remarque acerbe au capitaine. Voyant qu’ils étaient sortis des quais, elle regarda en silence tandis que Domon leur louait des chaises, des porteurs et une dizaine de gardes du corps patibulaires armés de solides bâtons. Des sentinelles équipées d’une lance et d’une épée étaient en poste au bout du quai. Mais ces hommes avaient l’air de mercenaires, pas de soldats réguliers. De l’autre côté de la large avenue, des centaines de miséreux au visage ravagé regardaient fixement les hommes qui les empêchaient d’accéder aux bateaux. Se souvenant du récit de Coine, dont le navire avait à un moment été pris d’assaut par des citadins avides de quitter Tanchico, Elayne frissonna. Quand leur regard se portait sur les bateaux, les yeux de ces hommes et de ces femmes brillaient de convoitise – tôt ou tard, ils ne se contenteraient plus de regarder de loin le salut.

Durant le trajet, alors que les gardes du corps jouaient du bâton pour dégager le chemin, Elayne se tint très raide dans la chaise à porteurs, le regard rivé devant elle pour ne surtout rien voir de ce qui se passait autour. Le désespoir de ces gens lui serrait le cœur. Que faisait donc leur roi ? Pourquoi les avait-il abandonnés ainsi ?

Située au-delà du Grand Cercle, l’auberge choisie par Domon – un bâtiment aux murs de plâtre blanc – s’appelait Le Jardin aux Trois Pruniers. En guise de jardin, cependant, Elayne vit seulement une grande cour pavée entourée de hauts murs. L’auberge elle-même, un simple cube à deux étages, se distinguait par son rez-de-chaussée sans fenêtres, celles des deux étages étant protégées par une grille tarabiscotée en fer forgé. Dans la salle commune, les clients et les clientes – presque tous du coin, si on se fiait à leur tenue – faisaient tellement de vacarme qu’on entendait presque plus les notes harmonieuses d’un dulcimer à cordes frappées.

Nynaeve poussa un petit cri lorsqu’elle vit la patronne de l’établissement. À peine plus âgée que l’ancienne Sage-Dame, les yeux marron et les cheveux blonds tressés, elle ne parvenait pas à cacher sous son voile une bouche pulpeuse qui évoquait un bouton de rose.

Elayne aussi sursauta, mais à bien y regarder, ce n’était pas Liandrin. Nommée Rendra, l’aubergiste semblait très bien connaître Domon. Souriant aux deux femmes, elle s’extasia de recevoir un trouvère chez elle. Annonçant un prix qui devait être inférieur au tarif normal, selon Elayne, elle proposa ses deux dernières chambres libres aux quatre voyageurs. Instruite par l’expérience, Elayne s’assura que Nynaeve et elle auraient le plus grand lit. Pour avoir dormi avec l’ancienne Sage-Dame, elle la savait très portée sur les coups de coude, pendant son sommeil.

Rendra organisa dans un salon privé un dîner qui fut servi par deux jeunes domestiques voilés. Baissant les yeux sur son assiette – de l’agneau rôti accompagné d’une gelée de pomme épicée et de haricots jaunes accommodés avec des pignons –, Elayne comprit qu’elle serait incapable d’y toucher. Tous ces visages affamés la hantaient…

Fier de sa fortune et de ses divers trafics, Doman mangea de bon appétit, comme Thom et Juilin.

— Rendra, dit Nynaeve, personne n’aide les pauvres, dans cette ville ? Si ça peut être utile, j’ai la possibilité de donner pas mal d’or pour cette cause.

— Vous n’avez qu’à financer la soupe populaire de Bayle, répondit l’aubergiste en souriant à Domon. Cet homme échappe à tous les collecteurs d’impôts afin de se rançonner lui-même. Pour chaque couronne qu’il dépense en pots-de-vin, il en donne deux pour nourrir les pauvres. Savez-vous qu’il m’a convaincue de contribuer à son œuvre ? Et pourtant, moi, je paie mes impôts.

— C’est toujours moins coûteux que les impôts, se défendit Domon, comme s’il ne voulait pas entacher son image de cynique. Je me remplis sacrément les poches, que la bonne Fortune m’en soit témoin !

— J’apprécie que vous aimiez aider les gens, maître Domon, dit Nynaeve quand Rendra et les deux serviteurs furent partis.

Thom et Juilin se levèrent pour vérifier que l’aubergiste et ses employés ne jouaient pas aux espions. Avec une révérence ironique, Thom laissa Juilin ouvrir la porte et constater que le couloir était désert.

— Nous aurons peut-être besoin de votre assistance, reprit Nynaeve.

La fourchette et le couteau du capitaine s’immobilisèrent au-dessus du morceau d’agneau qu’il s’apprêtait à couper.

— Et en quelle façon ?

— Je ne sais pas trop, maître Domon… Ayant des navires, vous devez avoir aussi des hommes. Il nous faudra des yeux et des oreilles. Des membres de l’Ajah Noir sont peut-être à Tanchico. Si c’est le cas, nous sommes ici pour les trouver.

Nynaeve porta à sa bouche une fourchetée de haricots, comme si elle venait d’évoquer la pluie et le beau temps. Ces derniers temps, s’inquiéta Elayne, elle parlait de l’Ajah Noir à tort et à travers.

Doman en resta bouche bée, puis il jeta un coup d’œil incrédule à Thom et à Juilin, qui venaient de se rasseoir. Les voyant acquiescer, Domon repoussa son assiette et se prit la tête à deux mains.

Remarquant la grimace de Nynaeve, Elayne redouta qu’elle flanque une gifle au capitaine. Une réaction assez compréhensible. Pourquoi avait-il eu besoin que deux hommes confirment ce qu’elle venait de dire ?

Domon finit par relever la tête.

— Et voilà, ça va recommencer… Falme, du début à la fin… Il est peut-être temps que je m’en aille. Si je vais en Illian avec mes bateaux, j’y serai un homme riche, comme ici.

— Je doute que vous trouviez votre pays accueillant, lâcha Nynaeve. D’après ce qu’on dit, c’est Sammael qui le dirige en sous-main. Sous la coupe d’un Rejeté, vous risquez de ne pas profiter longtemps de votre fortune.

Les yeux de Domon faillirent jaillir de leurs orbites. Imperturbable, Nynaeve enchaîna :

— Il n’y a plus d’endroit sûr, capitaine. Vous pouvez détaler comme un lapin, mais vous n’aurez nulle part où vous cacher. Ne vaut-il pas mieux essayer de faire face à l’adversité, comme un homme digne de ce nom ?

Cette fois, jugea Elayne, Nynaeve y allait trop fort. Mais il fallait toujours qu’elle bouscule les gens.

La Fille-Héritière sourit puis posa une main sur le bras de Domon.

— Capitaine, nous ne cherchons pas à vous intimider, mais nous aurons peut-être vraiment besoin de votre aide. Je sais que vous êtes courageux, sinon, vous ne nous auriez pas attendus si longtemps, à Falme. Et sachez que nous vous serons très reconnaissants…

— Parfaitement au point, le petit numéro, marmonna le capitaine. L’une manie l’aiguillon du bouvier, et l’autre agite la carotte. Très bien, je capitule ! Si c’est possible, je vous aiderai. Mais je ne vous promets pas de rester si ça se passe comme à Falme.

Pendant le reste du repas, Thom et Juilin entreprirent de cuisiner Domon au sujet de Tanchico. Assez finement, Juilin procéda indirectement, suggérant à Thom des questions sur les quartiers favoris des voleurs, des coupe-bourse et des mendiants. Il s’intéressa aussi à leurs tavernes préférées et aux receleurs avec qui ils travaillaient. Selon le pisteur, les hors-la-loi, dans une cité, savaient souvent beaucoup plus de choses que les autorités établies.

Sandar évitait de parler directement à Domon – qui maugréait chaque fois qu’il devait répondre à une question relayée par le trouvère. Sinon, il n’y répondait pas, tout simplement.

Les sujets qu’aborda directement Thom ne correspondaient pas à son statut d’artiste itinérant. S’intéressant aux nobles et à leurs multiples factions, il voulut tout savoir sur les alliances et les oppositions. Il insista particulièrement sur les buts avoués de chaque groupe. Les actes de leurs membres avaient-ils des résultats différents de ce qui était officiellement visé ? Faisaient-ils avancer les choses pour de bon, ou simplement en surface ?

Même après leurs nombreuses conversations, sur le Voltigeur des Flots, Elayne n’aurait pas cru que Thom poserait des questions si pertinentes. Durant la traversée, il n’avait jamais refusé de lui parler, semblant même apprécier leurs tête-à-tête, mais chaque fois qu’elle avait cru pouvoir découvrir quelque chose sur son passé, il s’était débrouillé pour lui glisser entre les doigts comme une anguille avant de mettre un terme à leur entretien.

En tout cas, Domon mit bien plus d’enthousiasme à renseigner Thom lorsque les questions venaient de lui. À l’évidence, il connaissait très bien Tanchico. Ses seigneurs, ses fonctionnaires et ses voyous paraissaient ne plus avoir de secrets pour lui. En l’écoutant, on avait d’ailleurs le sentiment qu’il n’existait guère de différence entre les trois.

Quand Thom et Juilin eurent pressé le contrebandier comme un citron, Nynaeve fit venir Rendra et lui demanda d’apporter de quoi écrire. Lorsque ce fut fait, l’ancienne Sage-Dame rédigea une description détaillée de chaque sœur noire.

Quand elle lui tendit ces documents, Domon les saisit et les brandit maladroitement, comme s’il s’agissait des femmes elles-mêmes. Cela posé, il promit que ses hommes présents dans le port ouvriraient l’œil. Et quand Nynaeve lui rappela que les espions devraient être très prudents, il éclata de rire comme si elle venait de lui dire de ne pas se couper avec sa propre épée.

Juilin partit sur les talons de Domon. À l’entendre, la nuit était le meilleur moment pour trouver les voleurs et ceux qui vivaient de leurs larcins.

Nynaeve annonça qu’elle se retirait dans sa chambre – sa chambre – afin de prendre un peu de repos. Remarquant qu’elle semblait un peu hésitante sur ses jambes, Elayne comprit vite pourquoi. Au fil du temps, Nynaeve s’était habituée au tangage permanent du Voltigeur des Flots. À présent, elle avait la nausée parce que le sol ne tanguait plus. Décidément, l’estomac de cette femme n’était pas un compagnon de voyage très plaisant.

Elayne suivit Thom dans la salle commune, où il avait promis à Rendra de donner une représentation. Coup de chance formidable, elle trouva un banc et une table libres. Quelques regards glaciaux suffirent à dissuader les clients soudain très désireux de venir s’asseoir là.

Rendra apporta à Elayne une coupe de vin qu’elle sirota en écoutant Thom jouer de la harpe et chanter de très jolies chansons comme La Première Rose de l’été ou Le vent qui fait trembler les saules. Elle apprécia aussi le répertoire plus léger du trouvère, par exemple Une seule botte ou La Vieille Oie grise.

Tapant sur leur table en guise d’applaudissements, les clients aussi semblaient satisfaits. Après un moment, Elayne se mit elle aussi à marteler sa table de coups de poing. Elle n’avait pas bu plus de la moitié de sa coupe, mais un jeune et beau serveur la remplissait régulièrement en lui souriant.

Cette aventure était follement excitante. De toute sa vie, Elayne n’avait pas dû s’asseoir dans une salle commune d’auberge plus de cinq ou six fois. Et jamais pour savourer du vin et se laisser divertir comme une personne parfaitement normale.

Balayant l’air avec sa cape multicolore, histoire de souligner ses effets, Thom raconta une histoire – Mara et les trois rois stupides – et plusieurs anecdotes sur Anla la conseillère philosophe. Puis il déclama un long extrait de La Grande Quête du Cor. Avec son talent coutumier, il donna l’impression au public que les chevaux se cabraient et que les cors sonnaient dans la salle commune, où des hommes et des femmes venus du passé se battaient, aimaient et mouraient.

S’interrompant de temps en temps pour s’humecter la gorge – des pauses qui incitaient son auditoire à le bisser bruyamment –, Thom chanta et récita jusqu’à très tard dans la nuit. Assise dans un coin, son instrument sur les genoux, la joueuse de dulcimer le foudroyait du regard. Sous une pluie de pièces, Thom avait dû enrôler un gamin pour les collecter. Un succès, à n’en pas douter, que la musicienne n’avait jamais connu.

Thom jouait merveilleusement de la harpe et il chantait à la perfection. Certes, c’était un trouvère, mais il semblait plus doué que ses collègues. Elayne aurait juré qu’elle l’avait déjà entendu interpréter La Grande Quête, mais en Haut Chant. Comment était-ce possible pour un modeste trouvère ?

Bien après minuit, Thom s’inclina, gratifia son public d’un ultime effet de cape et se dirigea vers l’escalier sous un tonnerre d’applaudissements – enfin, de coups de poing sur les tables, Elayne frappant la sienne avec le même enthousiasme que les autres spectateurs.

Quand elle voulut se lever, la jeune femme retomba en arrière et se rassit plutôt violemment. Surprise, elle regarda sa coupe de vin et constata qu’elle était pleine. Pourtant, elle avait bien bu un peu, non ? Bizarrement, elle avait le tournis. Quant à la coupe, se souvint-elle, le charmant serveur aux yeux marron l’avait régulièrement remplie. Oui, mais combien de fois ? Au fond, ça ne comptait pas. Elayne ne buvait jamais plus d’une coupe de vin. Jamais ! Si elle était mal assurée sur ses jambes, ça venait du retour sur la terre ferme, comme pour Nynaeve. Voilà tout.

Après s’être levée beaucoup plus prudemment – en déclinant les offres d’assistance du serveur –, Elayne réussit à gravir les marches, un exploit méritoire, vu la manière dont elles tanguaient. Au lieu de s’arrêter au premier étage, où était sa chambre, elle continua jusqu’au deuxième et alla frapper à la porte de Thom.

Le trouvère ouvrit lentement et regarda plusieurs fois dans le couloir. Un instant, Elayne crut qu’il tenait un couteau, mais elle ne vit plus rien la seconde d’après. Bizarre…

Elayne saisit une extrémité de la longue moustache blanche du trouvère.

— Je me souviens, dit-elle.

Sa langue semblant ne pas fonctionner normalement, les mots paraissaient pâteux.

— Assise sur tes genoux, je tirais sur ta moustache… (Elayne tira, histoire d’illustrer son propos, et le trouvère fit la grimace.) Penchée par-dessus ton épaule, ma mère riait de me voir faire.

— Tu devrais aller te coucher, dit Thom en tentant de dégager sa moustache. Un peu de repos ne te fera pas de mal.

Elayne refusa de lâcher prise. En fait, s’avisa-t-elle, elle avait réussi à pousser le trouvère dans sa chambre – en tirant sur sa moustache.

— Ma mère aussi s’asseyait sur tes genoux. Je m’en souviens.

— Une bonne nuit de sommeil, Elayne… Demain matin, tu te sentiras bien mieux.

Thom réussit à se dégager. Alors qu’il tentait d’expulser sa visiteuse, elle le contourna et tituba vers le lit. Hélas, il n’avait pas de montants. Si elle avait pu s’y accrocher, la chambre aurait peut-être cessé de tourner comme une toupie.

— Je veux savoir pourquoi ma mère s’asseyait sur tes genoux !

Voyant Thom reculer, Elayne s’aperçut qu’elle avait de nouveau tenté de le saisir par la moustache.

— Tu es un trouvère ! Ma mère ne s’assiérait pas sur les genoux d’un trouvère !

— Au lit, mon enfant !

— Je ne suis plus une enfant !

Elayne tapa du pied… et faillit s’étaler. Pourquoi le sol était-il plus bas qu’il en avait l’air ?

— Plus une enfant ! Tu vas me répondre, et vite !

Thom soupira et secoua la tête.

— Je n’ai pas toujours été un trouvère. Jadis, j’étais un barde de cour. À Caemlyn, pour la reine Morgase. Tu étais enfant et tes souvenirs ne sont pas exacts.

— Tu étais son amant, c’est ça ?

À la façon dont Thom cilla, Elayne sut qu’elle avait deviné juste.

— C’est ça ! Pour Gareth Bryne, je l’ai toujours su. En tout cas, je l’ai compris. Mais j’ai toujours espéré qu’elle l’épouserait. Gareth Bryne, toi… et le seigneur Gaebril. Mat dit qu’elle le regardait avec des yeux de poisson mort d’amour… Combien d’autres hommes ? En quoi est-elle différente de Berelain, qui entraîne dans son lit tous les hommes qui lui tapent dans l’œil ? Elle est pareille…

La vision d’Elayne se brouilla et ses oreilles bourdonnèrent. Malgré ces manifestations, il lui fallut un moment pour comprendre que Thom venait de la gifler.

La gifler ? Elle se redressa, regrettant que le trouvère juge bon d’osciller de droite à gauche.

— Comment oses-tu ? Je suis la Fille-Héritière d’Andor, et il est hors de question que…

— Tu es une gamine qui as bu un coup de trop et qui piques une crise ! coupa Thom. Si je t’entends répéter des horreurs pareilles sur ta mère, à jeun ou ivre morte, tu te retrouveras sur mes genoux pour recevoir une fessée, Pouvoir de l’Unique ou non. Morgase est une femme de valeur. Aucune de vous n’a de leçons à lui donner.

— C’est vrai, elle est si bien que ça ? (Sa voix tremblant bizarrement, Elayne s’avisa qu’elle pleurait.) Alors, pourquoi ?

Sans savoir comment, la jeune femme se retrouva blottie contre l’épaule de Thom, qui lui caressait les cheveux.

— Les reines sont très seules, souffla le trouvère. Beaucoup d’hommes sont attirés par le pouvoir et ne voient pas la femme qui l’exerce. Moi, je m’intéressais à la femme, et elle le savait. Ce doit être pareil pour Bryne et pour Gaebril. Il faut que tu comprennes, petite… Chaque être humain a besoin que quelqu’un l’aime et s’occupe de lui. Tout le monde veut avoir une personne à chérir. Les reines ne font pas exception à la règle.

— Pourquoi es-tu parti ? Tu me faisais tellement rire. Et elle aussi… Et tu me portais sur tes épaules.

— C’est une longue histoire, et je te la raconterai une autre fois, si tu me le demandes. Avec un peu de chance, tu auras tout oublié demain matin. Elayne, tu devrais aller te coucher.

Pendant que le trouvère la guidait vers la porte, Elayne se débrouilla pour tirer de nouveau sur sa moustache.

— Je faisais comme ça… Oui, exactement comme ça.

— C’est vrai… Tu vas pouvoir descendre seule ?

— Bien sûr que oui !

Malgré le regard dédaigneux de la jeune femme, Thom semblait bien décidé à la suivre dans le couloir. Pour lui prouver que c’était inutile, elle marcha très prudemment jusqu’au palier.

Quand elle s’engagea dans l’escalier, il la suivit du regard, campé sur le seuil de sa chambre.

Miraculeusement, Elayne ne trébucha pas avant d’être hors du champ de vision du trouvère. Au premier étage, elle rata sa porte et dut faire demi-tour. La faute de la gelée de pomme, sûrement. Elle en avait trop mangé, voilà tout. Lini disait toujours… Bon, elle ne se rappelait plus, mais ça avait un rapport avec se goinfrer de sucreries.

Deux lampes brûlaient dans la chambre. Une sur la table de chevet et l’autre sur le manteau de la cheminée. Tout habillée, Nynaeve était étendue sur le dessus-de-lit. Avec les coudes largement écartés, nota Elayne.

Sans trop savoir pourquoi, elle dit les premières choses qui lui passèrent par l’esprit.

— Rand doit penser que je suis folle, Thom est un barde et Berelain n’est pas ma mère…

Nynaeve foudroya du regard la Fille-Héritière.

— Pour une raison inconnue, j’ai la tête qui tourne. Un garçon aux très jolis yeux a proposé de m’aider à monter.

— Très gentil à lui…, maugréa Nynaeve. (Elle se leva, approcha d’Elayne et lui passa un bras autour des épaules.) Viens avec moi, je voudrais te montrer quelque chose.

Étonnée, Elayne découvrit qu’il s’agissait d’un seau d’eau, posé sur le sol dans le coin toilette.

— Agenouillons-nous toutes les deux, pour que tu puisses bien voir.

Elayne obéit, mais elle ne vit rien dans ce fichu seau, à part son reflet dans l’eau. Pourquoi affichait-elle ce sourire béat ?

La main de Nynaeve glissa sur la nuque de sa compagne, et elle lui plongea la tête dans l’eau.

Battant des bras, Elayne tenta de se relever, mais la main de Nynaeve pesait sur sa nuque, solide comme une barre de fer. Sous l’eau, n’était-on pas censée retenir sa respiration ? Oui, bien sûr ! Mais comment s’y prenait-on ?

Faute de s’en souvenir, Elayne but la tasse jusqu’à la lie.

Quand Nynaeve la sortit du seau, elle emplit ses poumons et croassa :

— Comment oses-tu ? Je suis la Fille-Héritière du…

Un nouveau plongeon dans le seau coupa la chique à Elayne. Saisir le bord à deux mains et pousser ne donna rien. Idem pour taper des pieds sur le sol. Allait-elle se noyer ? Nynaeve envisageait-elle de la tuer ?

Après ce qui lui parut une éternité, Elayne fut ramenée à l’air libre. Alors que des mèches trempées pendaient devant ses yeux, elle parvint à déclarer (presque) dignement :

— Je crois que je vais être malade.

Nynaeve lui ayant glissé juste à temps une cuvette sous le menton, l’héritière d’Andor vomit tout ce qu’elle avait pu boire et manger depuis le jour de sa naissance.

Une bonne année plus tard – enfin, quelques heures au minimum –, Elayne reprit conscience et s’avisa que sa tortionnaire lui nettoyait le visage, les mains et les poignets. Cela dit, elle n’entendit aucune compassion dans la voix de Nynaeve quand elle parla.

— Comment as-tu pu faire ça ? Qu’est-ce qui t’a pris ? D’un abruti d’homme, on peut toujours attendre qu’il boive jusqu’à ne plus tenir debout. Mais toi ? Surtout ce soir…

— Je n’ai bu qu’une coupe…, se défendit Elayne.

Avec le zèle du jeune serveur, peut-être deux, mais sûrement pas plus.

— Une coupe de la taille d’une carafe, oui ! (Agacée, Nynaeve aida la jeune femme à se relever – ou plutôt, la tira sans ménagement.) Tu crois pouvoir rester éveillée ? Je vais tenter de trouver Egwene, et je n’ai pas assez confiance en moi pour entrer dans Tel’aran’rhiod sans quelqu’un pour me réveiller.

Elayne en cligna des yeux de surprise. Depuis qu’Egwene s’était volatilisée lors de la rencontre dans le Cœur de la Pierre, elles avaient cherché à la contacter chaque nuit, sans le moindre résultat.

— Rester éveillée ? Nynaeve, c’est mon tour d’y aller. De toute façon, il vaut mieux que ce soit moi, puisque tu ne peux pas canaliser sans être en colère.

Elayne s’avisa soudain que l’aura du saidar enveloppait sa compagne. Il devait en être ainsi depuis un bon moment, comprit-elle. Mais comme si sa tête était bourrée de laine, les pensées et les perceptions y circulaient au ralenti. Et elle sentait à peine la Source Authentique.

— Au fond, si tu y vas, ça ne sera pas plus mal. Je ne m’endormirai pas.

Nynaeve plissa dubitativement le front, mais elle finit par acquiescer.

Elayne tenta de l’aider à se dévêtir, mais ses doigts refusèrent de s’embêter avec de si petits boutons. En grommelant des amabilités, l’ancienne Sage-Dame se débrouilla toute seule. Quand elle fut en sous-vêtements, elle ajouta l’anneau de pierre à face unique à la lanière de cuir qu’elle portait autour du cou et où pendait déjà une chevalière d’homme. Celle de Lan. Un bijou que Nynaeve cachait toujours au creux de sa poitrine.

Pendant que son amie s’allongeait, Elayne tira près du lit un tabouret de bois. Elle avait sommeil, certes, mais sur un siège si inconfortable, elle ne piquerait sûrement pas du nez. En revanche, allait-elle réussir à ne pas en tomber par manque d’équilibre ?

— Je te réveillerai dans environ une heure.

Nynaeve ferma les yeux, les mains reposant sur ses deux bagues. Assez vite, sa respiration devint plus profonde.

 

Le Cœur de la Pierre était désert. Tout en sondant la pénombre, entre les colonnes, Nynaeve décrivit un grand cercle autour de Callandor – plantée dans le sol, l’arme brillait de tous ses feux – avant de s’apercevoir qu’elle était toujours en sous-vêtements, deux bagues oscillant sur sa poitrine au gré de ses mouvements. Un instant plus tard, elle se retrouva vêtue d’une robe de laine de Deux-Rivières et d’une solide paire de bottines. Pour Elayne et Egwene, changer à volonté de tenue, dans le Monde des Rêves, semblait être un jeu d’enfant. Pour elle, il en allait autrement. Lors de ses précédentes incursions dans Tel’aran’rhiod, elle avait connu quelques moments embarrassants, surtout lorsqu’elle pensait « accidentellement » à Lan. Mais se changer volontairement lui demandait une intense concentration. En revanche, si elle laissait libre cours à ses fantasmes…

Le simple fait d’y penser et voilà qu’elle se retrouva affublée d’une robe de soie aussi transparente que le voile de Rendra. Là-dedans, Berelain elle-même aurait rougi jusqu’aux oreilles. Imaginant que Lan la voyait dans cette tenue, Nynaeve sentit le rouge lui monter aux joues. Se reprenant, elle « rappela » la robe de laine marron.

Avec tout ça, sa colère n’était plus qu’un souvenir. Sacrée Elayne ! Ignorait-elle donc ce qui arrivait quand on levait trop le coude ? Ce n’était quand même pas la première fois qu’on la laissait seule dans une salle commune d’auberge ? Au fond, peut-être que si… Quoi qu’il en soit, lorsqu’elle était calme, la Source Authentique aurait très bien pu ne pas exister pour Nynaeve. Avec un peu de chance, ça ne lui nuirait pas…

Mal à l’aise, elle sonda la forêt de colonnes de pierre rouge. En tournant sur elle-même, elle se demanda pourquoi Egwene avait disparu si brutalement.

Un parfait silence régnait dans le Cœur de la Pierre, au point que Nynaeve entendait le sang battre à ses tempes. Pourtant, quelque chose la démangeait entre les omoplates, comme si quelqu’un était en train de l’épier.

— Egwene ! cria-t-elle, l’écho de son appel se répercutant entre les colonnes. Egwene !

Pas de réponse.

Nynaeve voulut se frotter les mains sur le devant de sa robe… et découvrit qu’elle brandissait une petite branche ratatinée terminée par un gros bouton. Bref, un objet qui lui serait d’une extraordinaire utilité ! Elle le serra quand même plus fort. Bien sûr, une épée aurait été plus utile – un instant, la branche fit mine de se transformer en lame – mais comme elle était ignare en escrime… Nynaeve eut un petit rire amer. Ici, un gourdin ou une épée étaient à peu près aussi inutiles l’un que l’autre. Pour se défendre, il fallait canaliser… ou savoir courir très vite. Se sentant absurdement calme, la jeune femme comprit qu’elle n’aurait pas l’embarras du choix.

Elle aurait bien couru pour échapper à son « espion », mais renoncer si vite n’était pas son genre. Cela dit, que devait-elle faire ? Egwene n’était pas ici, mais dans le désert des Aiels. À Rhuidean, où que ça pût être.

Au milieu d’une enjambée, Nynaeve se retrouva soudain sur le flanc d’une montagne. Un soleil de plomb transformait en fournaise la vallée qui s’étendait au pied du pic. Le désert des Aiels ! Elle était dans le désert des Aiels !

Mais ce soleil levant… Eh bien, si loin à l’est de Tanchico, où il faisait encore nuit, il semblait logique qu’on en soit déjà à l’aube. De toute façon, dans le Monde des Rêves, tout était possible, sans qu’il y ait nécessairement cohérence avec l’univers « normal ».

De longues ombres couvraient pratiquement la moitié de la vallée. Bizarrement, une nappe de brume y flottait comme une muraille et les premiers assauts du soleil ne paraissaient pas devoir la faire disparaître. De très hautes tours émergeaient de ce brouillard, certaines donnant l’impression d’être inachevées. Une ville dans ce désert ?

En plissant les yeux, Nynaeve distingua une silhouette dans la vallée. Un homme, apparemment, même si la distance interdisait de l’affirmer. L’inconnu portant un pantalon large et une veste bleu vif, il ne s’agissait pas d’un Aiel. Marchant le long de la muraille de brume, il s’arrêtait de temps en temps pour la tapoter. Enfin, pour essayer, car on eût dit que sa main rencontrait un obstacle invisible. Au fond, il ne s’agissait peut-être pas de brume.

— Tu devrais filer d’ici, dit une voix de femme. Si cet homme te voit, tu mourras – ou pire, si tu n’as pas de chance.

La femme qui se tenait un peu plus haut sur la pente portait une veste courte blanche et un pantalon jaune clair bouffant resserré au-dessus de ses bottes. Alors que sa cape claquait au vent, Nynaeve remarqua enfin ses longs cheveux blonds tressés et l’arc en argent qu’elle brandissait.

Un nom vint à l’esprit de l’ancienne Sage-Dame – qui en resta un instant muette.

— Birgitte ? finit-elle par couiner.

Héroïne de centaines de récits, Birgitte était célèbre pour l’arc d’argent avec lequel elle ne ratait jamais sa cible. Comme d’autres héros défunts, elle serait rappelée de la tombe par le Cor de Valère quand viendrait l’heure de l’Ultime Bataille.

— C’est impossible ! Qui êtes-vous ?

— Nous n’avons pas le temps de parler, femme ! Tu dois partir avant qu’il te voie.

« Birgitte » prit une flèche d’argent dans le carquois accroché à sa ceinture, l’encocha et arma son arc, le braquant sur le cœur de Nynaeve.

— Va-t’en !

Nynaeve s’enfuit…

… Et se retrouva sur la place Verte de Champ d’Emond, en train de regarder l’auberge si reconnaissable avec ses cheminées et son toit de tuile rouge. Tout autour de la place, des maisons au toit de chaume semblaient protéger la saillie rocheuse d’où jaillissait la Cascade à Vin.

Alors que le territoire de Deux-Rivières s’étendait très loin à l’ouest du désert des Aiels, le soleil, ici, était déjà haut dans le ciel. Bizarrement en l’absence de nuages dans le ciel, une ombre menaçante enveloppait le village comme un linceul.

Nynaeve eut à peine le temps de se demander comment les villageois s’en sortaient sans elle. Captant un mouvement du coin de l’œil, elle repéra une sorte d’éclair d’argent, puis distingua une femme accroupie au coin de la maison d’Ailys Candwin, de l’autre côté de la rivière.

Birgitte !

Sans hésiter, Nynaeve courut jusqu’à une des passerelles qui enjambaient le cours d’eau et s’y engagea, ses semelles produisant un vacarme épouvantable sur les planches disjointes.

— Venez ici ! cria-t-elle. Vous avez des réponses à me donner ! Qui était cet homme ? Venez, ou je vais vous montrer ce que je fais aux héros, moi ! Quand je vous aurai rossée, vous verrez ce que c’est, d’être un simple mortel qui a mal partout !

Quand elle arriva au coin de la maison, Nynaeve ne s’attendait pas vraiment à y trouver Birgitte. Surtout, elle ne s’attendait absolument pas à se retrouver face à un homme en veste noire qui avançait vers elle dans la rue en terre battue. À moins de cent pas de distance, Nynaeve le reconnut.

Lan !

Non, pas vraiment, mais cet homme avait les mêmes yeux que le Champion et un visage aux contours identiques. S’arrêtant, il leva son arc et tira.

La jeune femme se jeta à terre, hurla de terreur et tenta de ramper loin de son meurtrier.

 

Quand Nynaeve s’assit dans le lit en criant, Elayne se leva d’un bond, renversant son tabouret.

— Que s’est-il passé, Nynaeve ? Qu’est-il arrivé ?

L’ancienne Sage-Dame frissonna.

— Il ressemblait à Lan… Il ressemblait à Lan, et il a tenté de me tuer.

Nynaeve posa une main tremblante sur son bras gauche, un peu au-dessous de l’épaule. Du sang coulait d’une longue plaie.

— Si je n’avais pas plongé au sol, la flèche se serait fichée dans mon cœur.

Elayne s’assit au bord du lit et examina la blessure.

— Rien de grave, annonça-t-elle. Je vais nettoyer la plaie puis je te ferai un pansement.

La Fille-Héritière regretta d’être incapable de guérir. Mais essayer quand on ne savait pas pouvait être un remède pire que le mal. De toute façon, ce n’était qu’une entaille…

Et puis elle avait la tête bien trop embrumée – ou pleine de gelée de pomme – pour réfléchir à des choses si compliquées.

— Ce n’était pas Lan, alors, calme-toi. Tu sais que ce n’était pas Lan, pas vrai ?

— Bien sûr !

Toujours indignée, Nynaeve raconta ce qui lui était arrivé. L’homme qui lui avait tiré dessus à Champ d’Emond et celui du désert pouvaient être la même personne… ou non. Quant à Birgitte, quelle improbable rencontre !

— Birgitte ? demanda Elayne. Tu en es certaine ?

— Bien sûr que non…, soupira Nynaeve. La seule certitude, c’est que je n’ai pas trouvé Egwene. Et que je n’y retournerai pas ce soir. (Elle se flanqua un coup de poing sur la cuisse.) Où est-elle ? Et que lui est-il arrivé ? Si elle a rencontré ce type avec son arc… Par la Lumière ! pourvu que ça ne soit pas ça !

Morte de sommeil et les idées confuses, Elayne se força à réfléchir quelques instants.

— Elle a dit qu’elle ne serait peut-être pas là à nos prochains rendez-vous. Qui sait ? c’est peut-être pour ça qu’elle est partie si soudainement. Parce qu’elle ne pouvait pas… hum… eh bien…

Avec la gelée et le reste, la Fille-Héritière dut se rendre à l’évidence : elle n’était pas en état de tenir un discours cohérent.

— J’espère que tu as raison… Et maintenant, on devrait te mettre au lit. Sinon, tu vas finir par dormir debout.

Elayne se réjouit que son amie l’aide à se déshabiller. Elle n’avait pas oublié la blessure ni le pansement, mais le lit semblait si séduisant. Au matin, peut-être, le monde aurait cessé de tourner.

Une fois la tête posée sur l’oreiller, la jeune femme s’endormit comme une masse.

 

En se réveillant, Elayne regretta de ne pas être morte dans son sommeil.

Alors que le soleil se levait à peine, assise à une table de la salle commune déserte, elle baissa les yeux sur la chope que Nynaeve lui avait apportée avant de partir en quête de l’aubergiste. Chaque fois qu’elle respirait, l’odeur de l’infusion lui montait aux narines, lui retournant l’estomac. Quant à sa tête… Non, c’était impossible à décrire. Mais si quelqu’un avait proposé de la lui couper, elle aurait accepté avec gratitude.

— Tu vas bien ?

Elayne sursauta au son de la voix de Thom.

— Très bien, merci…

Le simple fait de parler était une torture.

Désorienté, le trouvère se lissa la moustache.

— Thom, tes histoires étaient formidables, hier soir. Enfin, celles dont je me souviens. Je ne me rappelle pas grand-chose d’autre, à vrai dire. J’étais assise à une table et en t’écoutant, j’ai dû manger trop de gelée de pomme.

Pas question d’admettre qu’elle avait trop bu, d’autant plus qu’elle ignorait quelle quantité se cachait sous ce « trop ». Quant à la façon dont elle s’était ridiculisée dans la chambre du trouvère… Non, ça plus que tout, ce devait être à jamais occulté.

Voyant le soulagement de Thom, Elayne supposa qu’il la croyait.

Nynaeve revint, tendit une serviette humide à Elayne et s’assit. Puis elle poussa vers son amie la chope remplie d’une ignoble décoction.

Elayne posa la serviette humide sur sa nuque et ferma les yeux.

— Un de vous deux a vu maître Sandar, aujourd’hui ? demanda Nynaeve.

— Il n’a pas dormi dans notre chambre, répondit Thom. Une chance pour moi, vu la taille du lit.

Comme si parler de lui l’avait fait venir, Juilin entra dans l’établissement, l’air épuisé et les vêtements froissés. Un coquard sous l’œil gauche, la chevelure en bataille – d’habitude, il était impeccablement coiffé –, il paraissait néanmoins très content de lui.

— Les voleurs, dans cette ville, sont plus nombreux que des vairons au milieu de roseaux. Pour les faire parler, il suffit de leur payer à boire. J’ai discuté avec deux types qui ont vu une femme arborant une mèche blanche au-dessus de l’oreille gauche. Et l’un des deux ne mentait pas.

— Elles sont donc ici…, souffla Elayne.

— Peut-être…, corrigea Nynaeve. D’autres femmes peuvent avoir une mèche blanche au-dessus de l’oreille gauche.

— Le type n’a pas pu me préciser l’âge de la femme, dit Juilin en dissimulant un bâillement derrière sa main. Une personne sans âge, disait-il. Pour plaisanter, il a même lancé qu’il s’agissait peut-être d’une Aes Sedai.

— Tu vas trop vite, dit Nynaeve. Si tu attires l’attention de nos ennemies sur nous, ça ne nous aidera pas.

— Je suis très prudent… L’idée que Liandrin me remette la main dessus suffit à me calmer… Pour ne pas attirer l’attention, je ne pose pas de questions, je bavarde… Parfois, sur des femmes que je fais mine d’avoir connues. Deux types ont accroché à la mèche blanche, et aucun ne s’est douté qu’il s’agissait d’autre chose que d’une conversation de taverne au-dessus d’une chope de bière. Ce soir, un autre poisson se prendra peut-être dans mes filets. Qui sait ? il s’agira peut-être d’une beauté du Cairhien aux grands yeux bleus.

La description de Temaile Kinderode.

— Peu à peu, je limiterai le champ des localisations possibles, et un jour, je saurai où elles sont. Oui, je les trouverai !

— À moins que ce soit moi qui les déniche, intervint Thom, visiblement convaincu que c’était le plus probable. Au lieu de frayer avec des voleurs, elles doivent fréquenter des nobles et des politiciens. Un seigneur va finir par se comporter bizarrement, et je n’aurai plus qu’à suivre la piste…

Les deux hommes se défièrent du regard. Encore un effort, et un des deux allait proposer un duel à l’autre. Les hommes, quand même ! D’abord Juilin et Domon, puis Juilin et Thom… Pour changer un peu, Thom et Domon finiraient bien un jour par se taper dessus. Les hommes… Des sales gamins, voilà tout ce qu’on pouvait en dire.

— Elayne et moi, fit Nynaeve, nous les trouverons peut-être sans vous. Aujourd’hui, nous allons nous mettre en chasse. (Elle coula un regard en coin à Elayne.) Enfin, moi, je vais m’y mettre. Notre jeune amie a besoin de se reposer de la fatigue du… voyage.

Elayne posa la serviette sur la table – prudemment, pour ne pas brusquer sa pauvre tête – puis elle saisit la chope à deux mains et but. Le liquide visqueux et verdâtre était encore plus infect que son odeur le laissait présager. Quand il s’écrasa au fond de son estomac, la jeune femme eut le sentiment d’avoir avalé un sac de pierres.

— Deux paires d’yeux valent mieux qu’une, chère Nynaeve !

Sur ces mots, Elayne reposa la chope d’un geste presque assuré.

— Et cent paires sont encore plus efficaces, intervint Juilin. Si ce capitaine de barque illianien mobilise vraiment ses hommes, avec les voleurs, ça nous fera au moins ça comme espions.

— Je… Nous trouverons ces femmes pour vous, affirma Thom. Inutile que vous sortiez de l’auberge. Même si Liandrin n’y est pas, cette ville est dangereuse.

— De plus, renchérit Juilin, ces femmes vous connaissent. Donc, si elles sont là, il vaut mieux que vous ne vous montriez pas.

Elayne regarda les deux hommes avec un ébahissement sincère. Quelques instants plus tôt, ils semblaient prêts à s’étriper, et voilà qu’ils s’entendaient comme larrons en foire. Nynaeve ne s’était pas trompée en disant qu’ils seraient une source de problèmes. Mais la Fille-Héritière du royaume d’Andor n’allait pas se cacher derrière maître Juilin Sandar et maître Thom Merrilin. Alors qu’elle allait leur en faire part, Nynaeve lui brûla la politesse :

— Vous avez raison, dit-elle, étonnamment sereine.

Elayne n’en crut pas ses yeux. Les deux hommes parurent surpris, certes, mais surtout hautement satisfaits.

— Elles nous connaissent, c’est vrai…, continua Nynaeve. Mais ce matin, je me suis occupée de ce problème. Bien, voilà maîtresse Rendra avec notre petit déjeuner.

Thom et Juilin échangèrent des regards perplexes, mais en présence de l’aubergiste, ils furent bien obligés de tenir leur langue.

— Et ce que je vous ai demandé ? dit Nynaeve alors que Rendra posait devant elle un bol de bouillie d’avoine au miel.

— Oui, oui… Trouver des vêtements pour vous deux sera un jeu d’enfant. Pour vos cheveux – ils sont si beaux, si longs – ça ne sera pas difficile non plus.

Rendra tapota ses tresses blondes d’un air entendu.

La tête que tirèrent Juilin et Thom arracha un sourire à Elayne malgré sa gueule de bois. Prêts à polémiquer sans fin, les deux hommes n’avaient plus d’angle d’attaque si on les traitait par le mépris.

Accessoirement, la jeune femme s’avisa que sa tête allait un peu mieux. L’horrible décoction de Nynaeve, sans doute…

Tandis que l’ancienne Sage-Dame parlait de prix, de coupe et de tissu – Rendra voulait faire copier sa robe vert pâle plutôt voyante et la résistance de Nynaeve faiblissait –, Elayne prit une cuillerée de bouillie pour chasser le mauvais goût de la potion. Cette initiative réveilla son appétit.

Il restait cependant un problème que Nynaeve et elle n’avaient pas mentionné, et dont Thom et Juilin n’étaient pas informés. Si les sœurs noires étaient à Tanchico, le mystérieux objet capable de mettre en danger Rand y était aussi. Un objet susceptible de l’emprisonner avec son propre pouvoir…

Trouver Liandrin et ses complices ne suffirait pas. Une deuxième mission suivrait.

Elayne en perdit aussitôt son appétit.