Yeux Jaunes
N’était le grattement de la plume de Perrin, pas un bruit ne troublait le silence dans la salle commune de l’Auberge de la Cascade à Vin. À part l’inévitable Aram, Perrin était seul dans la vaste salle où la lumière de la fin de matinée, filtrant des fenêtres, formait sur le sol toute une série d’îlots de clarté. Aucune odeur de cuisson ne montait de la cuisine et il n’y avait pas un seul feu allumé dans le village, où on avait pris soin d’arroser même les braises qui couvaient sous les cendres. Pourquoi donc aurait-on facilité la tâche de l’adversaire, après tout ?
Le Zingaro – en supposant qu’il faille l’appeler comme ça, mais un homme, épée ou non, ne changeait jamais au point de cesser d’être lui-même – était appuyé au mur, près de la porte principale, et il regardait l’ancien apprenti forgeron. Qu’attendait-il donc ? Que voulait-il ?
Trempant sa plume dans l’encrier, Perrin écarta la troisième feuille de parchemin et entreprit d’écrire sur la quatrième.
Un arc au poing, Ban al’Seen poussa la porte, entra et se gratta le nez pour dissimuler sa gêne.
— Les deux Aiels sont revenus, annonça-t-il d’un ton égal. (Mais il ne pouvait s’empêcher de sauter d’un pied sur l’autre.) Des Trollocs arrivent du nord et du sud. Seigneur Perrin, ils sont des milliers.
— Arrête de m’appeler comme ça…, marmonna distraitement Perrin, concentré sur son travail d’écriture.
Comment aurait-il pu adopter le style romantique qu’adoraient les femmes ? Pour lui, écrire revenait à coucher sur le papier ce qu’il ressentait, sans se soucier de la forme. Trempant de nouveau sa plume dans l’encre, il ajouta quelques lignes à sa lettre.
« Je ne te demanderai pas de me pardonner. Ce que j’ai fait, je devais le faire. M’accorderais-tu ton pardon ? Puisque je ne l’implorerai jamais, cette question restera sans réponse. Tu comptes plus pour moi que la vie. Surtout, ne va jamais croire que je t’ai abandonnée. Quand le soleil brille sur toi, j’en souris de bonheur. Chaque fois que tu entendras le vent murmurer dans les branches en fleur d’un pommier, dis-toi que c’est ma voix qui souffle que je t’aime. Mon amour t’appartient pour l’éternité.
Perrin »
Un moment, le jeune homme relut sa prose. Ça ne disait pas tout, loin de là, mais il faudrait faire avec. Le temps pressait, et de toute façon, il lui manquait les mots justes pour exprimer certaines choses.
Quand il eut séché l’encre avec du sable, il plia soigneusement les quatre feuilles. Puis il faillit écrire « Pour Faile Bashere » et se reprit à temps, ajoutant « Pour Faile Aybara » sur la missive. Au Saldaea, une épouse adoptait-elle le nom de son mari ? Il n’en savait rien, mais dans certains pays, ça ne se faisait pas. Cela dit, le mariage avait eu lieu à Deux-Rivières et l’élue de son cœur devrait s’adapter aux coutumes locales.
Posant la lettre sur le manteau de la cheminée – qui sait ? elle parviendrait peut-être un jour à Faile –, il tira sur le large ruban rouge de jeune marié qu’il portait autour du cou, afin qu’il tombe bien droit sur les revers de sa veste. Selon les coutumes, il était censé le porter durant sept jours, histoire que tout le monde sache qu’il venait de se marier.
— J’essaierai de ne pas le perdre, murmura-t-il, les yeux baissés sur la lettre.
Faile avait tenté de nouer un ruban dans sa barbe. À présent, il regrettait de l’en avoir empêchée.
— Je vous demande pardon, seigneur Perrin, fit Ban, toujours très agité, mais je n’ai pas compris ce que vous venez de dire.
L’angoisse voilant son regard, Aram se mordait nerveusement la lèvre inférieure.
— Il est temps de revenir au train-train quotidien, dit Perrin.
Faile recevrait peut-être un jour la lettre. Par miracle…
— Mais cesse de me vouvoyer et de me donner du « seigneur », bon sang ! s’écria Perrin en ramassant son arc, sur la table.
Sa hache et son marteau pendaient déjà à sa ceinture…
Devant l’auberge, les Compagnons attendaient, déjà en selle. L’embout de la longue hampe calé dans un de ses étriers, Wil al’Seen portait le stupide étendard à tête de loup. Dire qu’il avait refusé de s’en charger, un jour pas si lointain que ça. À présent, tous les survivants des fidèles du premier jour, les « héros » de Perrin, se disputaient cet honneur. Un arc dans le dos et une épée au côté, Wil se rengorgeait comme un jeune coq de village.
Alors que Ban montait en selle, Perrin l’entendit murmurer :
— Le chef est aussi froid qu’un étang en hiver… De la glace ! Ça ne se passera peut-être pas si mal que ça, aujourd’hui…
Perrin n’accorda aucune attention à la remarque. Sur la place Verte, les femmes formaient un cercle autour du mât où la version géante du ridicule étendard battait au vent. Cinq ou six cercles concentriques de braves combattantes armées de faux, de fourches, de haches de bûcheron, voire de couteaux de cuisine et de hachoirs.
La gorge serrée, Perrin enfourcha Trotteur et se dirigea vers le mât. Tous les enfants présents à Champ d’Emond se massaient les uns contre les autres au milieu du cercle de femmes.
Alors qu’il « inspectait les rangs », Perrin sentit que tous les regards le suivaient. Il capta bien entendu une odeur de peur panique. Si les enfants ne dissimulaient pas leur terreur, les adultes tentaient tant bien que mal de la cacher, mais l’odeur les trahissait.
Perrin s’arrêta devant Marin al’Vere, Daise Congar et toutes les autres femmes du Cercle. Un des marteaux de son mari sur l’épaule, Alsbet Luhhan portait le casque volé à un Fils de la Lumière la nuit de son évasion – un peu de travers, le casque, à cause de son épaisse natte. Un couteau à découper au poing, Neysa Ayellin en avait glissé deux autres à sa ceinture.
— Nous avons tout prévu, annonça Daise, regardant Perrin comme si elle s’attendait à des objections… avec la ferme intention de ne pas en tenir compte.
Munie d’un fer de fourche fixé à un manche plus grand qu’elle, Daise semblait s’accrocher à son arme comme un naufragé à sa planche de salut.
— Si les Trollocs percent nos défenses, les hommes seront très occupés. Dans ce cas, nous nous chargerons d’évacuer les enfants. Les plus grands savent que faire, et les autres ont tous joué à cache-cache dans le bois. Ils y resteront jusqu’à ce qu’ils puissent en sortir en toute sécurité.
Les « plus grands »… Des garçons et des filles de treize ou quatorze ans portaient chacun un bébé attaché dans le dos et tenaient par la main des garçonnets et des fillettes. Les filles plus âgées se tenaient dans les rangs avec leur mère. Bode Cauthon serrait le manche d’une hache à deux mains et sa sœur Eldrin brandissait une pique à sanglier. Les garçons, eux, étaient avec les défenseurs ou sur les toits de chaume, avec leur arc.
Les Zingari se tenaient eux aussi au milieu du cercle de femmes. Ils ne se battraient pas, mais chacun avait deux bébés attachés dans le dos et en serrait un dans ses bras.
Tendrement enlacés, Raen et Ila évitaient soigneusement de regarder Perrin et Aram.
« Ils y resteront jusqu’à ce qu’ils puissent en sortir en toute sécurité. »
Tu parles !
— Je suis désolé, dit Perrin.
Il dut s’interrompre pour s’éclaircir la gorge. Jamais il n’avait voulu en arriver là ! Mais qu’aurait-il pu faire d’autre ? Même se rendre aux Trollocs ne les aurait pas empêchés de piller et de massacrer. Depuis le début, l’issue était inévitable.
— Je sais que je n’ai pas bien agi avec Faile, mais j’ai fait ce que je devais faire. Je vous prie de le comprendre…
— Ne sois pas stupide, Perrin, fit Alsbet, pleine de compassion. Tu sais que t’entendre dire des âneries me tape sur les nerfs. Crois-tu que nous aurions voulu que tu fasses autre chose ?
Un hachoir dans une main, Marin tendit l’autre pour tapoter le genou du jeune homme.
— Tout homme qui mérite qu’on cuisine amoureusement pour lui aurait fait la même chose.
— Merci…
La voix très rauque, Perrin se demanda s’il n’allait pas éclater en sanglots. Malgré ses efforts, il ne parvint pas à reprendre un ton normal.
Ces femmes allaient le prendre pour un parfait crétin !
— Merci… Je n’aurais pas dû vous mentir, mais Faile ne serait pas partie si elle avait soupçonné la vérité.
— Perrin ! Perrin ! s’esclaffa Marin.
Apeurée comme elle l’était, rire ainsi de bon cœur… Perrin aurait donné cher pour avoir la moitié du courage de cette femme.
— Nous avons compris où tu voulais en venir avant même que tu l’aies mise sur son cheval, et je parierais qu’elle n’était pas dupe non plus. Les femmes se résignent souvent à faire certaines choses pour satisfaire leur compagnon… Maintenant, à toi d’aller jusqu’au bout de ton devoir. Les gamins sont l’affaire du Cercle des Femmes.
Perrin trouva la force de sourire à l’épouse de Bran.
— Très bien, maîtresse, dit-il en se tapotant le front du bout d’une phalange pliée. Veuillez m’excuser. Je suis assez malin pour ne pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.
Les femmes qui entouraient Marin gloussèrent tandis que le jeune homme faisait tourner bride à Trotteur.
Alors que les autres Compagnons chevauchaient derrière Wil et son désolant étendard, Perrin s’avisa que Ban et Tell le suivaient. D’un geste, il leur fit comprendre de se porter à sa hauteur.
— Si ça tourne mal, dit-il quand les deux jeunes gens eurent obéi, les Compagnons devront revenir ici pour aider les femmes.
— Mais…, voulut objecter Tell.
— Il n’y a pas de « mais » ! Si ça tourne au désastre, vous viendrez aider les femmes et les enfants à sortir du village. C’est compris ?
Les deux jeunes hommes acquiescèrent à contrecœur.
— Et toi, que feras-tu ? demanda Ban.
Perrin ignora la question.
— Aram, tu resteras avec les Compagnons.
Avançant entre Trotteur et le cheval de Tell, le Zingaro ne daigna même pas lever la tête.
— Moi, je vais là où tu vas…, dit-il simplement.
Une réponse sans équivoque. Quoi que dise Perrin, Aram n’en ferait qu’à sa tête. Les vrais seigneurs avaient-ils ce genre de tracas avec leurs hommes ? se demanda Perrin, de plus en plus accablé.
À l’extrémité ouest de la place Verte, les Capes Blanches attendaient en colonne par quatre. Pour que leurs armures et leurs armes brillent ainsi au soleil, ces hommes avaient dû passer la moitié de la nuit à les polir.
Dain Bornhald et Jaret Byar firent pivoter leur monture afin d’être en face de Perrin. S’il se tenait bien droit sur sa selle, Bornhald empestait l’alcool de pomme. Dès que ses yeux se posèrent sur Perrin, Byar eut une grimace haineuse pire que toutes celles que le jeune homme lui avait vues.
— Vous n’êtes pas encore en position ? demanda Perrin.
Les yeux baissés sur la crinière de son cheval, Bornhald ne répondit pas.
— Nous partons, Créature des Ténèbres ! cracha Byar.
Des murmures courroucés coururent dans les rangs des Compagnons, mais le Fils de la Lumière les ignora. Pareillement, il fit semblant de ne pas avoir vu la main d’Aram voler vers la poignée de son épée.
— Nous allons nous frayer un chemin dans les lignes de tes amis, puis gagner Colline de la Garde et rejoindre le reste de nos forces.
Un départ ? Quatre cents soldats tournant le dos à la bataille ? Des Capes Blanches, certes… Mais des cavaliers expérimentés, pas des soldats de fortune. Des militaires dont le chef avait promis de soutenir les hommes de Deux-Rivières là où les combats seraient les plus sanglants. Pour que Champ d’Emond ait encore une chance, Perrin devait convaincre ces hommes de rester.
Comme si l’humeur de son maître déteignait sur lui, Trotteur hennit et secoua la tête.
— Bornhald, tu crois toujours que je suis un Suppôt des Ténèbres ? Jusque-là, à combien d’attaques as-tu assisté ? N’as-tu pas vu que les Trollocs veulent ma peau autant que celle des autres ?
Bornhald leva lentement la tête. Le regard hanté, mais également voilé, il serra plus fort les rênes de sa monture – un réflexe, mais qui en disait long sur ses doutes.
— Crois-tu que j’ignore la vérité sur ces défenses, Perrin Aybara ? Tu n’as pas participé à leur conception, je le sais ! Je ne resterai pas ici pour te voir livrer d’innocents villageois aux Trollocs. Quand ce sera fini, danseras-tu sur les cadavres, Suppôt ? Eh bien, les nôtres ne seront pas dans le lot. J’entends vivre assez longtemps pour te voir répondre de tes crimes devant un tribunal.
Perrin tapota l’encolure de Trotteur pour le calmer. Coûte que coûte, il devait retenir ces hommes.
— Tu me veux, Fils de la Lumière ? Eh bien, tu m’auras ! Quand ce sera fini, les Trollocs en déroute, je ne résisterai pas si tu tentes de m’arrêter.
— Des paroles en l’air…, siffla Bornhald. Tu as prévu que tout le monde mourrait, à part toi.
— Si tu t’enfuis, comment sauras-tu que tu avais raison ? lâcha Perrin, méprisant. Je tiendrai ma promesse, mais si tu détales comme un lapin, tu risques de ne jamais me retrouver. Alors, file, si c’est ce que tu veux ! Pars et essaie d’oublier ce qui va se passer ici. Où sont tes beaux discours sur la protection des villageois ? Depuis ton arrivée, combien de malheureux les Trollocs ont-ils tués ? Mes proches n’ont été ni les premiers ni les derniers. Allez, va-t’en ! Ou reste, si toi et tes soldats êtes encore des hommes. Et si tu as besoin de recouvrer ton courage, Bornhald, inspire-toi de nos femmes. Chacune est plus héroïque toute seule que tous tes Fils de la Lumière réunis !
Bornhald tressaillit comme si chaque mot était une gifle. Un moment, Perrin crut qu’il allait en tomber de sa selle. Mais il se stabilisa et défia le jeune homme du regard.
— Nous restons, dit-il d’une voix rauque.
— Seigneur Bornhald ! s’écria Byar.
— Proprement ! rugit Bornhald. Si nous devons mourir ici, nous périrons proprement ! Oui, Perrin Aybara, nous restons ! Mais quand tout sera terminé, je te verrai mort ! Pour l’honneur de ma famille et de mon père, je cracherai sur ton cadavre !
Faisant tourner bride à sa monture, l’officier alla rejoindre ses hommes. Avant de le suivre, Byar eut un rictus haineux à l’intention de Perrin.
— Tu n’as pas l’intention de tenir parole ? demanda Aram. Tu ne peux pas…
— Je dois inspecter tous les postes de combat…, éluda Perrin. Et le temps presse.
Pour tenir parole, il devrait déjà vivre jusque-là, et ce n’était pas gagné. Talonnant sa monture, il se dirigea vers la lisière ouest du village.
Derrière la barrière de pieux, les défenseurs attendaient, leur lance, leur hallebarde ou leur pique improvisée fièrement brandie. Après avoir détourné presque tous les outils du village pour en faire des armes, Haral Luhhan, reconnaissable à son gilet de cuir de forgeron, se tenait au milieu des combattants et brandissait une lame de faux fixée sur un manche de huit pieds de long. Les archers, derrière cette première ligne de défense, formaient un rang serré interrompu à intervalles réguliers par quatre catapultes. S’arrêtant pour dire un mot à chaque homme, Abell Cauthon passait en revue ces archers d’élite.
Perrin rejoignit le père de Mat.
— Il paraît qu’ils viendront du nord et du sud, mais reste quand même vigilant.
— Ne t’en fais pas ! S’il le faut, j’enverrai la moitié de mes gars là où on en aura besoin. Les Trollocs vont se casser les dents sur les gens de Deux-Rivières, c’est moi qui te le dis !
Abell eut un sourire en tout point semblable à celui de son fils.
À la sincère confusion de Perrin, les hommes crurent bon de lancer des vivats sur son passage et celui des Compagnons.
— Yeux Jaunes ! Yeux Jaunes ! crièrent certains défenseurs.
— Seigneur Perrin ! Seigneur Perrin ! lancèrent d’autres soldats improvisés.
Voilà ce qui arrivait quand on n’était pas assez sévère au début. Maintenant, Perrin ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même…
Au sud, c’était Tam qui assumait le commandement. L’air bien plus sinistre qu’Abell, il allait et venait, une main sur la poignée de son épée, avec la grâce brutale d’un Champion. Tant de félinité avait quelque chose d’étonnant, chez un fermier un peu empâté aux tempes plus que grisonnantes.
Bien entendu, Tam tint à Perrin un discours qui fit écho à celui de son ami Abell.
— Les gens de Deux-Rivières sont plus coriaces qu’on le pense, Perrin. Ne t’inquiète pas, tu seras fier de nous, aujourd’hui.
Alanna se tenait près d’une des six catapultes affectées à ce secteur. Pour l’heure, elle s’affairait sur une grosse pierre qu’on était en train de hisser dans le panier de l’engin de guerre. Revêtu de sa cape-caméléon, Ihvon veillait sur son Aes Sedai depuis la selle de son cheval. À l’évidence, il s’était assigné une mission – combattre là où était Alanna – et un objectif – faire en sorte qu’elle se tire vivante de cette affaire. Le Champion daigna à peine regarder Perrin. En revanche, l’Aes Sedai cessa de passer les mains sur la pierre et suivit le jeune homme du regard. Sous ses yeux perçants qui l’évaluaient et le jugeaient, alors que des vivats continuaient à le saluer, l’ancien apprenti forgeron rentra d’instinct la tête dans les épaules.
Jon Thane et Samel Crawe étaient tous deux responsables du secteur où la ligne de pieux, à l’est de l’auberge, s’étendait un peu au-delà des rares maisons. Perrin tint aux deux hommes le même discours qu’à Abell, et ils lui firent une réponse très semblable. Le torse couvert par une cotte de mailles rouillée en de multiples endroits, Jon avait vu de la fumée monter de l’endroit où se dressait son moulin. Toujours aussi cocasse avec son visage chevalin et son long nez, Samel était sûr que sa ferme aussi avait brûlé. Aucun des deux hommes ne s’attendait à une journée de tout repos, mais ils étaient déterminés à lutter jusqu’au bout.
Perrin partit en direction du nord, vers le site où il avait décidé de combattre. Jouant avec une extrémité du ruban, il regarda vers Colline de la Garde – là où Faile était partie – et se demanda pourquoi il avait choisi ce champ de bataille-là.
Vole librement, Faile. Oui, vole librement, mon cœur…
En principe, Bran commandait cette section de la ligne défensive. Apercevant Perrin, il cessa de passer ses hommes en revue et gratifia le « général » de la révérence la plus appuyée que lui permit son impressionnante bedaine.
Non loin de là, shoufa autour de la tête et voile noir relevé, Gaul et Chiad étaient déjà prêts au combat. Côte à côte, nota Perrin. Quoi qu’il soit arrivé entre eux, ça semblait primer la querelle de sang de leurs tribus.
Loial serrait deux haches de bûcheron dans ses incroyables battoirs. Ses oreilles poilues fièrement dressées, il semblait très grave mais aussi déterminé que tous les autres.
— Tu crois que je détalerais comme un lapin ? s’était-il indigné quand Perrin lui avait suggéré de suivre Faile, la veille au soir. Perrin, je suis venu avec toi, et je ne partirai pas sans toi.
Sur ces mots, l’Ogier avait éclaté d’un rire tonitruant.
— Tu te rends compte, Perrin ? Quelqu’un écrira peut-être un récit sur moi, un jour. Nous ne cherchons pas la gloire, mais un Ogier finira peut-être dans la peau d’un héros. Eh ! mon ami, c’était une plaisanterie ! Si tu riais ? Allons, viens ! Allons nous raconter d’autres blagues… et penser ensemble à Faile, qui vole librement…
— Ça n’a rien d’une plaisanterie, Loial, souffla Perrin tandis qu’il passait les hommes en revue, tentant de ne pas entendre leurs vivats. Que tu le veuilles ou non, tu es un héros…
L’Ogier sourit à son ami humain avant de se reconcentrer sur le terrain découvert, au-delà de la haie de pieux. Des bâtons rayés de blanc marquaient les intervalles de cent pas, jusqu’à cinq cents. Au-delà s’étendaient des champs de céréales et de tabac dévastés lors des attaques précédentes. Plus loin encore, derrière les ultimes clôtures, la forêt reprenait ses droits.
Parmi les défenseurs, Perrin reconnut tant de visages familiers ! Le gros Edward Candwin à côté de Paet al’Caar, tous deux armés d’une lance. Buel Dowtry, le fabricant de flèches aux cheveux blancs, coude à coude avec son vieux complice le maître artisan expert en arcs. Plus loin, Perrin aperçut Jac al’Seen auprès de son cousin chauve, Wit, et de Flann Lewin, un vrai parangon de minceur, voire de maigreur, comme tous les hommes de sa famille.
Jaim Torfinn et Hu Marwin étaient là aussi – deux des premiers « héros » à avoir suivi Perrin. Comme si avoir « raté » l’embuscade, dans le bois de l’Ouest, avait ouvert un fossé entre eux et les autres jeunes gens, ils ne s’étaient jamais joints aux Compagnons, mais sans pour autant fuir les combats.
Elam Dowtry, Dav Ayellin, Ewin Finngar… Hari Coplin et son frère Darl… Le vieux Bili Congar. Berin Thane, le frère du meunier… Sans parler d’Athan Dearn, si gros qu’on aurait pu le croire incapable de bouger, et de Kevrim al’Azar, un vieil homme dont les petits-fils étaient déjà mariés et pères de famille. Et Tuck Padwhin, et…
Perrin se força à interrompre ce recensement qui risquait de ne jamais finir. Talonnant Trotteur, il alla rejoindre Verin, campée près d’une catapulte sous l’œil attentif de Tomas, perché sur son cheval gris. L’Aes Sedai rondelette vêtue de marron étudia un moment Aram avant de lever les yeux sur Perrin, le front plissé comme si elle se demandait en quel honneur il venait la déranger.
— Je suis surpris qu’Alanna et vous soyez encore ici, dit Perrin. Traquer des filles capables de canaliser le Pouvoir ne vaut pas de risquer sa vie. Tenir les fils d’un ta’veren non plus, selon moi…
— C’est ce que nous faisons, tu crois ? (Croisant les bras, Verin inclina pensivement la tête.) Franchement, ce serait un moment mal choisi pour nous en aller… Dans ton genre, tu es aussi intéressant à étudier que Rand. Et que le jeune Mat… Si je pouvais me diviser en trois, je vous suivrais à chaque instant du jour et de la nuit, quitte à vous épouser pour ne pas perdre une miette de votre vie.
— Je suis déjà marié, répondit Perrin.
Une phrase qui sonnait bizarrement dans sa bouche. Agréablement, aussi. Oui, il avait une femme, et elle était en sécurité.
Verin l’arracha à sa tendre rêverie.
— C’est vrai… Mais tu ne sais pas ce qu’épouser Zarine Bashere impliquera pour toi, pas vrai ? (Verin tendit une main, saisit le manche de la hache de Perrin et fit tourner l’arme dans sa ceinture.) Quand te décideras-tu à la troquer contre un marteau ?
D’instinct, et sans cesser de regarder l’Aes Sedai, Perrin fit reculer Trotteur afin de soustraire sa hache à toute curiosité mal placée. Ce qu’impliquerait son mariage avec Faile ? Renoncer à la hache ? Que voulait dire cette femme, et que savait-elle ?
— ISAM ! lança soudain une voix gutturale puissante.
Des Trollocs apparurent, tous une bonne demi-fois plus grands et deux fois plus larges qu’un homme normal. S’arrêtant avant d’être à portée de flèche, les monstres serrés les uns contre les autres évoquaient une sombre marée sur le point de déferler. Hideux mélange d’humanité et de bestialité, leur museau et leur bec surmontés par des yeux brûlants de haine, ils attendaient en brandissant des épées incurvées, des haches de guerre, des lances à la pointe barbelée et des tridents.
Derrière les Trollocs, des Myrddraals montés sur des chevaux noirs comme la nuit galopaient en levant le poing, leur cape de ténèbres insensible au vent qui aurait pourtant dû la faire onduler.
— ISAM !
— Très intéressant…, souffla Verin.
Perrin n’aurait pas nécessairement employé ce mot. C’était la première fois que les Trollocs criaient quelque chose qui semblait avoir un sens, même si le jeune « général » aurait été bien en peine de dire lequel.
Caressant du bout des doigts son ruban nuptial, Perrin se força à chevaucher calmement jusqu’au centre de la ligne de défenseurs. Les Compagnons le suivirent, la ridicule tête de loup rouge battant toujours fièrement au vent. Lame au clair, Aram tenait son épée à deux mains.
— Préparez-vous ! cria Perrin.
Constatant que sa voix ne tremblait pas, il eut du mal à en croire ses oreilles.
— ISAM !
La marée noire se mit en mouvement en hurlant sa haine.
Faile était en sécurité. Pour Perrin, rien d’autre ne comptait. Et s’il se forçait à ne pas regarder le visage des hommes qui le flanquaient – tous condamnés à mort, désormais – il en irait ainsi jusqu’à la fin.
Les mêmes cris de haine montaient du sud. Les deux côtés en même temps… Jusque-là, les Trollocs n’avaient jamais essayé ça. Mais Faile était saine et sauve.
— À quatre cents pas ! lança Perrin.
Les archers levèrent leur arme. Pour ne pas gaspiller de flèches, il fallait laisser avancer encore un peu la marée noire.
— Tirez !
Assourdi par les hurlements des Trollocs, Perrin n’entendit pas le bruit des centaines de cordes qui se détendaient en même temps. Mais une volée de flèches monta majestueusement dans le ciel, puis retomba en pluie sur les assaillants. Des pierres lancées par les catapultes explosèrent, semant la mort dans les rangs serrés de monstres.
Les Trollocs survivants piétinèrent sans hésiter leurs camarades moins chanceux. Quelques Myrddraals basculèrent de leur monture sans que ça ait un effet notable sur l’assaut. Cette fois, rien ne semblait pouvoir arrêter les Créatures des Ténèbres.
Perrin n’eut pas besoin de répéter l’ordre de tirer. D’eux-mêmes, les archers décochèrent une deuxième volée qui amorça sa descente alors que la première venait juste de s’abattre sur les Trollocs. Une troisième suivit, puis une quatrième et une cinquième.
Les pierres des catapultes faisaient des ravages. Galopant d’un engin de guerre à l’autre, Verin se penchait sur sa selle pour imposer les mains sur les projectiles.
Mais les Trollocs avançaient toujours, et les hommes accroupis derrière la barrière de pieux commencèrent à se préparer au contact.
Le sang de Perrin se glaça dans ses veines. Le sol était jonché de cadavres de monstres. Pourtant, la marée semblait toujours aussi puissante et irrésistible. Affolé, Trotteur hennit, mais son maître ne l’entendit pas dans le vacarme ambiant.
Lentement, Perrin dégaina sa hache, dont le tranchant et la pique reflétèrent la vive lumière du soleil. Il n’était pas encore midi, la journée serait longue, pour ceux qui arriveraient jusqu’au bout…
Mon cœur est à toi pour toujours, Faile…
Cette fois, les pieux ne réussiraient pas à…
Sans même ralentir, le premier rang de Trollocs vint littéralement s’empaler sur les pieux. Des cris de douleur retentirent, ponctuant la fin atroce de centaines de créatures contrefaites dont le groin ou le bec dégoulinait maintenant de sang. Mais les monstres qui venaient derrière, achevant ainsi leurs frères d’armes, s’en servirent comme de marchepieds pour négocier l’obstacle. Tous ne réussirent pas, mais le mouvement était lancé et il ne cesserait plus.
Une dernière volée de flèches éclaircit un peu la masse d’attaquants, juste avant le début des corps à corps. Alors que les piquiers, les hallebardiers et les porteurs d’armes sans nom lardaient de coups les géants en cotte de mailles, les archers continuèrent à tirer, désormais à l’horizontale, leurs flèches passant juste au-dessus du crâne de leurs camarades. Les garçons postés sur les toits tirèrent aussi, soutenant de loin l’héroïque résistance de leurs pères et de leurs frères aînés.
Mais la ligne de défense faiblissait. En une dizaine d’endroits, elle menaçait de céder. Et si ça arrivait…
— Reculez ! cria Perrin.
Un Trolloc à hure de sanglier, déjà couvert de sang, parvint à se frayer un passage au milieu des défenseurs. Une épée courte au poing, il chargea Perrin, qui lui fendit le crâne d’un seul coup de hache.
Fou de terreur, Trotteur devenait de plus en plus difficile à contrôler
— Reculez !
Darl Coplin s’écroula, la cuisse transpercée par une épée à la lame plus large qu’un poignet d’homme. Tout en brandissant une pique à sanglier, le vieux Bili Congar tenta de tirer le blessé en arrière. Hari Coplin, hurlant comme un possédé, vint couvrir la retraite de son frère grièvement touché.
— Reculez entre les maisons !
Quelqu’un avait-il entendu son ordre, le relayant à d’autres hommes ? Ou était-ce simplement l’effet de l’intolérable pression des attaquants ? Quoi qu’il en soit, les défenseurs commencèrent à reculer, cédant chaque pouce à contrecœur, mais le cédant quand même.
Loial utilisait ses haches comme des marteaux, une méthode qui en valait une autre. À ses côtés, Bran frappait inlassablement avec sa lance. Son casque perdu dans la mêlée, il arborait au front une vilaine coupure. Toujours en selle, Tomas faisait le vide autour de Verin à grands coups d’épée. Les cheveux en bataille, l’Aes Sedai était tombée de selle, mais elle continuait à bombarder de boules de feu les Trollocs qui l’attaquaient, en faisant exploser plus d’un.
Partout, on luttait héroïquement. Mais ça ne suffirait pas. Les défenseurs reculaient toujours, et ils auraient bientôt atteint l’endroit où se tenait Perrin.
Gaul et Chiad combattaient dos à dos. La Promise n’avait plus qu’une lance et le guerrier taillait dans les chairs adverses avec son grand couteau.
Sur les flancs, des défenseurs avaient adopté une formation en demi-cercle pour opposer une plus grande résistance aux Trollocs et les empêcher de passer. Des archers les soutenaient, ralentissant encore les monstres.
De brillantes initiatives. Mais là encore, ça ne suffirait pas.
Un monstre aux cornes de bélier tenta soudain d’arracher Perrin à sa selle – ou de monter en croupe avec lui, ce n’était pas très clair. Quoi qu’il en soit, vaincu par le poids supplémentaire, Trotteur s’écroula. Les jambes coincées sous sa monture, et tout en écartant de son cou des mains plus grandes que celles d’un Ogier, Perrin tenta sans grand succès de frapper dans son dos avec sa hache.
Le Trolloc hurla à la mort quand la lame d’Aram s’enfonça dans sa nuque. Alors que le monstre s’écroulait sur Perrin, l’aspergeant de sang, le Zingaro, très calme, se retourna pour ouvrir en deux le ventre d’un autre monstre.
Grognant de douleur, Perrin se dégagea tandis que Trotteur se relevait déjà. Mais le jeune homme n’eut pas le temps de remonter en selle. Roulant sur le côté, il parvint à ne pas se faire piétiner la tête par un grand cheval noir. Un rictus sur son visage sans yeux, le Blafard qui montait l’étalon se pencha sur sa selle et tenta de frapper Perrin au moment où il se relevait.
L’épée noire siffla juste au-dessus de la tête du jeune général. D’instinct, celui-ci décrivit un arc de cercle avec sa hache et coupa net un des antérieurs du cheval. L’animal s’écroula et Perrin, impitoyable, enfonça le tranchant de sa hache à l’endroit où auraient dû se trouver les yeux de son maître.
Quand il eut dégagé son arme, Perrin tourna la tête juste à temps pour voir la fourche de Daise Congar s’enfoncer dans la gorge d’un Trolloc au museau de chèvre. Le monstre referma une main sur la hampe de l’arme et tenta d’embrocher Daise avec la lance barbelée qu’il tenait dans l’autre. Très calme, Marin al’Vere décocha un formidable coup de hachoir sur le bras du monstre. Après l’avoir rendu manchot, elle l’acheva en le décapitant à moitié, toujours aussi sereine que si elle était en train de s’affairer dans sa cuisine.
Un peu plus loin, un Trolloc venait de saisir Bode Cauthon par sa natte, la soulevant du sol. Hurlant de terreur, la jeune femme abattit sa hache sur l’épaule du monstre tandis que sa sœur, Eldrin, lui enfonçait sa pique à sanglier dans la poitrine. Histoire de faire bonne mesure, Neysa Ayellin planta dans le flanc du Trolloc son énorme couteau de cuisine.
À droite et à gauche de la ligne défensive, aussi loin que Perrin pouvait voir, les femmes étaient venues se battre à côté de leurs hommes. Si les défenses tenaient encore, c’était uniquement grâce à ce soutien inattendu.
Presque acculés aux maisons, désormais, des hommes et des femmes luttaient pied à pied. Des femmes ? Parmi ces héroïnes, une bonne partie sortaient à peine de l’enfance. Mais après tout, certains « héros » n’avaient jamais eu besoin de se raser… Et sauf un miracle, ils n’en auraient jamais l’occasion…
Où étaient donc les Capes Blanches ?
Les enfants !
Si les femmes étaient ici, qui allait s’occuper des enfants ?
Où sont ces maudits Fils de la Lumière ?
S’ils arrivaient maintenant, les défenseurs obtiendraient quelques minutes de sursis. Juste ce qu’il fallait pour mettre les gosses à l’abri.
Le petit messager brun qui était venu parler à Perrin la veille le tira par la manche alors qu’il regardait autour de lui pour localiser les Compagnons.
C’était à eux de se frayer un chemin jusqu’aux petits. Il allait le leur ordonner, puis il se battrait ici jusqu’à la fin.
— Seigneur Perrin ! cria le petit messager. Seigneur Perrin !
Tentant d’abord de se dégager, Perrin prit le gosse sous son bras. Sa place était avec les autres, après tout…
Séparés par le flot de monstres, Ban, Tell et les autres Compagnons arrosaient les Trollocs de flèches par-dessus le crâne des hommes et des femmes de Deux-Rivières. Pour pouvoir tirer aussi, Wil avait planté le maudit étendard dans le sol. Par miracle, Tell avait réussi à attraper Trotteur et à attacher la bride du cheval au pommeau de sa propre selle.
Le gamin pourrait filer sur le dos de Trotteur…
— Seigneur Perrin ! Il faut m’écouter ! Maître al’Thor dit que quelqu’un attaque les Trollocs ! Seigneur Perrin !
Alors qu’il était à mi-chemin de Tell, boitant à cause de sa jambe blessée, Perrin comprit enfin les propos du gamin. Glissant sa hache dans sa ceinture, il prit le garçon par les épaules et le tint à bout de bras devant lui.
— Attaquer les Trollocs ? Qui ça ?
— Je n’en sais rien, seigneur Perrin. Maître al’Thor m’a dit de préciser qu’il a entendu quelqu’un crier : « Promenade de Deven ! »
Aram prit Perrin par un bras et, sans un mot, désigna quelque chose avec son épée rouge de sang. Tournant la tête, le jeune homme vit qu’une volée de flèches s’abattait sur les monstres. En provenance du nord… Et une autre pluie de fer allait tomber sur les assaillants.
— Va rejoindre les autres enfants ! lança Perrin en posant le gamin par terre. File ! Et bravo pour ce que tu as fait !
Souriant, le petit messager courut vers la place Verte.
Pour voir ce qui se passait, Perrin avait besoin de… prendre de la hauteur. Sans se soucier de sa jambe, et tant pis s’il avait quelque chose de cassé, il courut jusqu’à Trotteur, attrapa au vol les rênes que lui lança Tell et sauta en selle. Ce qu’il vit alors lui donna l’impression qu’il faisait un rêve éveillé.
À la lisière des champs, ou plutôt de ce qui en restait, sous un étendard arborant un aigle rouge, des paysans disposés en rangs, comme de vrais soldats, tiraient à l’arc avec application. Juste à côté de l’étendard, Faile était perchée sur Hirondelle et Bain se tenait à ses côtés. Malgré le voile noir, ça ne pouvait être que Bain, pas vrai ? Faile, quant à elle, semblait à la fois surexcitée, effrayée et débordante d’enthousiasme.
Et plus belle que jamais.
Des Myrddraals tentaient de rallier des monstres pour lancer un assaut contre les renforts venus de Colline de la Garde, mais ça ne servait à rien, les rares qui obéissaient étant criblés de flèches en moins de temps qu’il fallait pour le dire. Un Blafard et son cheval s’effondrèrent, pas à cause des archers, mais parce que des Trollocs paniqués les renversèrent en fuyant. L’espoir avait changé de camp désormais, et c’était au tour des monstres de battre en retraite. Pris entre deux feux, maintenant que les archers de Champ d’Emond pouvaient de nouveau tirer tranquillement, ils tombaient comme des mouches.
Une boucherie. Mais Perrin ne voyait que Faile.
— Seigneur Perrin ! appela le même petit messager.
Malgré les cris de joie des hommes et des femmes de Deux-Rivières, Perrin entendit l’enfant. Jetant un dernier coup d’œil aux Trollocs en déroute – très peu se tireraient vivants de ce traquenard, il aurait parié sa chemise là-dessus –, le « général » baissa les yeux sur le gamin brun qui le tirait à présent par une jambe de son pantalon.
— Seigneur Perrin, maître al’Thor te fait dire que les Trollocs s’enfuient. Et ils crient : « Promenade de Deven ! » Les hommes, je veux dire…
Perrin se pencha pour ébouriffer les cheveux frisés du gamin.
— Comment t’appelles-tu, fiston ?
— Jaim Aybara, seigneur Perrin. Je suis ton cousin, je crois… Enfin, quelque chose comme ça.
Perrin ferma les yeux pour contenir ses larmes. Même quand il les rouvrit, sa main tremblait encore sur la tête du gosse.
— Eh bien, cousin Jaim, tu raconteras à tes enfants ce qui est arrivé aujourd’hui. Puis à tes petits-enfants, et à tes arrières-petits-enfants…
— Je n’aurai pas d’enfants, marmonna Jaim. Les filles sont méchantes. Elles se moquent des garçons, rien d’amusant ne les intéresse, et on ne comprend jamais ce qu’elles racontent.
— Un jour, tu découvriras qu’elles sont très gentilles, au contraire. Tout ce que tu dis n’est pas faux, mais sur ce point, tu changeras d’avis…
Faile…
Jaim ne parut pas convaincu. Mais il sourit soudain, et claqua joyeusement des doigts :
— Attends un peu que je dise ça à Had ! Le seigneur Perrin m’appelle « cousin » !
Sur ces mots, Jaim partit rejoindre Had, un garçon qui aurait un jour des enfants, comme tous les autres.
Perrin leva les yeux et s’aperçut que le soleil était à son zénith. Une heure. Tout ça n’avait duré qu’une heure. Si on lui avait posé la question, il aurait plutôt parlé d’une éternité…
Trotteur se mettant en chemin, il supposa qu’il l’avait talonné. Toujours occupés à se réjouir, les défenseurs s’écartèrent devant leur « général ». Là où les Trollocs avaient franchi la ligne de pieux par la seule force du nombre, il restait des montagnes de cadavres que le jeune homme ne remarqua même pas. Pareillement, il n’accorda pas un regard aux dépouilles qui jonchaient le sol, y compris celles de Blafards criblés de flèches et pourtant encore en train de se tortiller sur le sol.
Plus rien n’intéressait Perrin. À part Faile.
Quand elle l’aperçut, la jeune femme s’écarta des hommes de Colline de la Garde, et, après avoir fait signe à Bain de ne pas la suivre, elle avança à la rencontre de son mari. Quelle cavalière élégante ! Les rênes à peine serrées, elle dirigeait en fait Hirondelle avec les genoux, comme une authentique experte en équitation. Le ruban nuptial était toujours noué dans ses cheveux, ses extrémités lui tombant sur les épaules.
Perrin songea qu’il devrait trouver des fleurs pour sa belle.
Un moment, les yeux inclinés de Faile étudièrent Perrin avec… un certain manque d’assurance. Intimidée, Faile ? Impossible ! Même si son odeur semblait le confirmer.
— J’ai accepté de partir, dit-elle, le menton pointé, mais je n’ai jamais précisé où…
Hirondelle s’agitant un peu, elle l’apaisa sans même y penser.
— Perrin, tu ne peux pas dire le contraire ! Je n’ai jamais précisé où…
Le jeune homme aurait été en mal de dire quoi que ce soit. Le souffle coupé par la beauté de sa femme, il aurait voulu passer le reste de sa vie à la regarder. Elle était là, vivante, et avec lui ! Une bonne odeur de savon aux herbes et de saine sueur venant caresser ses narines, il avait à la fois envie de rire et de pleurer. Inspirant à fond, il tenta d’absorber en lui le parfum de sa bien-aimée.
Perplexe, Faile continua son plaidoyer :
— Ils étaient prêts, Perrin. Tu dois me croire. Je n’ai pas eu besoin de les convaincre. Les Trollocs n’ont pas fait grand mal chez eux, mais ils ont tous vu la fumée, tu comprends… Tu sais, nous n’avons pas traîné, Bain et moi, et nous avons atteint Colline de la Garde bien avant l’aube. Pour en repartir dès le lever du soleil…
Faile sourit enfin, rayonnante de fierté. Comment pouvait-on avoir un si beau sourire ?
— Ils m’ont suivie, Perrin ! Tu m’entends ? Tenobia elle-même n’a jamais conduit des hommes à la bataille. Elle en avait l’intention – j’avais huit ans à l’époque – mais son père lui a parlé en privé, puis il est parti seul pour la Flétrissure.
Faile eut un sourire un rien mélancolique.
— Je pense qu’il avait recours aux mêmes méthodes que toi, dans certaines situations… Tenobia l’a fait exiler, mais elle n’avait que seize ans et le conseil des seigneurs a fini par la faire revenir sur sa décision. Quand je lui raconterai tout ça, elle sera verte de jalousie.
Faile marqua une nouvelle pause. Les poings plaqués sur les hanches, elle prit une profonde inspiration :
— Tu as décidé de ne plus jamais rien dire ? Aurais-tu l’intention de rester assis sur ta selle comme un idiot échevelé ? Perrin, je n’ai jamais dit que je sortirais de Deux-Rivières. C’est toi qui en as parlé. De quel droit serais-tu furieux parce que je n’ai pas tenu une promesse… que je n’ai jamais faite ? Tu voulais m’envoyer au loin parce que tu croyais mourir aujourd’hui. Moi, je suis revenue pour…
— Je t’aime.
Trois mots… Tout ce que Perrin parvint à dire. Mais bizarrement, ça parut suffisant. Dès qu’il les eut prononcés, ces trois mots, Faile fit approcher Hirondelle, la collant à Trotteur, puis elle se pencha, passa un bras autour de la taille de Perrin et posa la tête sur son épaule. Le serrant très fort comme si elle voulait le casser en deux, elle se laissa caresser les cheveux en silence.
Perrin se contenta de savourer sa présence. En temps normal, on ne mesurait pas l’importance que ça pouvait avoir, une présence…
— J’ai eu si peur d’arriver trop tard…, soupira Faile. Les hommes de Colline de la Garde ont marché le plus vite possible, mais quand j’ai vu les Trollocs parmi les maisons, j’ai cru que… Le village semblait être dévasté par une avalanche noire, et je n’arrivais pas à te repérer…
Faile respira à fond, expira et reprit d’un ton plus calme :
— Les gens de Promenade de Deven sont venus ?
Perrin sursauta et sa main s’immobilisa sur les cheveux de Faile.
— Oui… Comment sais-tu ça ? C’est également ton œuvre ?
La jeune femme se mit à trembler. Au bout d’un moment, Perrin s’avisa qu’elle riait.
— Non, mon cœur, même si je m’en serais chargée, si j’avais pu… Quand cet homme est arrivé avec son message – « Nous venons » – j’ai pensé, ou espéré, qu’il annonçait des renforts… (S’écartant un peu, Faile leva les yeux sur son mari.) Je ne pouvais pas te le dire, faire naître en toi de faux espoirs… Si je m’étais trompée, ç’aurait été trop cruel. S’il te plaît, ne sois pas en colère contre moi.
Perrin souleva Faile de sa selle et l’assit en amazone sur la partie avant de la sienne. La jeune femme protesta, sourit puis se pencha au-dessus du troussequin pour jeter les bras autour du cou de son époux.
— Je ne serai jamais en colère contre toi, c’est pro…
Faile posa un index sur les lèvres de Perrin.
— La pire chose que mon père ait faite à ma mère, c’est de jurer qu’il ne serait jamais furieux contre elle. C’est elle-même qui me l’a dit, et il lui a fallu un an pour le forcer à reprendre sa parole. Et le libérer d’un poids insupportable, en réalité… Perrin, tu seras en colère contre moi, et je m’énerverai contre toi. Si tu veux promettre quelque chose, me faire un autre serment nuptial, jure que tu ne me cacheras jamais ta colère. Si tu la dissimules, je ne pourrai rien faire pour l’apaiser, mon époux… Mon époux ? Dis donc, mais ça sonne bien, ça ?
Perrin nota que Faile n’avait pas promis de ne jamais lui cacher sa colère ou son désagrément. Selon son expérience, pour s’en apercevoir, il devrait le plus souvent fournir des efforts surhumains. Dans le même ordre d’idées, elle n’avait pas non plus juré de ne pas avoir de secrets pour lui. Mais tout ça n’avait aucune importance, puisqu’elle était avec lui…
— Quand tu me taperas sur les nerfs, je te le ferai savoir, mon épouse…
Faile jeta à Perrin un regard en coin, comme si elle ne savait pas exactement comment prendre cette déclaration.
Tu ne comprendras jamais rien à ce qu’elles racontent, cousin Jaim, mais ça ne te dérangera plus…
Perrin prit soudain conscience du charnier qui l’entourait. Sur le sol jonché de dépouilles, des Myrddraals se convulsaient encore comme s’ils refusaient de mourir pour de bon. Et les Trollocs…
Il y en avait partout, à perte de vue… Un cimetière de Créatures des Ténèbres au-dessus duquel des vautours tournaient déjà en cercle, attendant le moment propice pour festoyer. En revanche, pas de corbeaux en vue…
Au sud, si Jaim avait dit vrai, ce devait être exactement la même chose. D’ailleurs, on apercevait également des vautours…
Un massacre. Mais rien qui puisse venger Deselle, Adora ou le petit Paet. Quoi qu’il arrive, aucun triomphe ne compenserait jamais ces pertes-là.
Perrin serra Faile assez fort pour lui arracher un petit cri. Quand il voulut relâcher sa pression, elle posa les mains sur ses bras pour l’en empêcher.
Cette femme pouvait tout compenser. Oui, tous les malheurs, tant qu’il parviendrait à ne pas la perdre.
Des vainqueurs émergeaient de Champ d’Emond. Marin le soutenant, un grand sourire aux lèvres, Bran utilisait sa lance comme une canne. Un peu plus loin, Wit serrait Daise dans ses bras sous le regard presque ému de Gaul et de Chiad, main dans la main, leur voile noir baissé.
Les oreilles en berne, Loial semblait encore plus épuisé. Alors que Tam avait le visage en sang, Flann Lewin n’aurait sûrement pas tenu debout sans le secours d’Adine, son épouse. Presque tous les défenseurs, hommes comme femmes, portaient au moins un bandage ensanglanté. Mais ils approchaient, telle une bonne et douce marée. Elam et Dav, Ewin et Aram, Eward Candwin et Buel Dowtry… Perrin aperçut Hu et Tad, les palefreniers de l’auberge, puis Ban, Tell, les Compagnons et leur ridicule étendard. Cette fois, il ne se concentra pas sur les amis qui manquaient, mais sur ceux qui étaient toujours là.
Verin et Alanna, toutes deux à cheval, Tomas et Ihvon juste derrière elles. Le vieux Bili Congar, lesté d’une chope qui devait contenir de la bière, ou mieux encore, de l’eau-de-vie. Cenn Buie, toujours aussi ratatiné, et couvert de bleus. Jac al’Seen, un bras autour de la taille de sa femme, avec autour de lui ses fils, ses filles, ses brus et ses gendres.
Raen et Ila, des bébés toujours attachés dans le dos…
Et tant de visages qu’il ne connaissait pas. Des hommes sans doute venus de Promenade de Deven et des exploitations environnantes. Des petits garçons et des fillettes couraient partout, heureux de vivre.
Tous ces survivants vinrent former avec les hommes de Colline de la Garde un grand cercle autour de Perrin et de Faile. S’ils évitaient d’approcher des Blafards moribonds, tous ces gens semblaient ne pas voir le charnier, parce que leurs regards se braquaient sur le couple dont Trotteur supportait bravement le poids.
Pourquoi ne disent-ils rien ? Et pour quelle raison nous regardent-ils comme ça ?
En colonne par quatre, comme d’habitude, les Fils de la Lumière sortirent eux aussi du village, Dain Bornhald et Jaret Byar à leur tête. Leur cape immaculée, toutes les lances tenues selon exactement le même angle, les cavaliers avançaient comme à la parade. Même si des murmures coururent dans le cercle, les défenseurs s’écartèrent pour permettre aux Capes Blanches d’y entrer.
Bornhald leva une main gantelée. Aussitôt, la colonne s’immobilisa dans un concert de grincements de harnais et de selles.
— C’est fini, Créature des Ténèbres ! lança Bornhald à Perrin.
Byar eut un rictus mauvais, mais son chef continua d’une voix égale :
— Les Trollocs ont perdu. Comme convenu, je viens t’arrêter parce que tu es un Suppôt des Ténèbres et un meurtrier.
— Non ! s’écria Faile. (Elle regarda Perrin, folle de rage.) Que veut-il dire par « comme convenu » ?
Perrin faillit ne pas entendre, car des cris montaient de toutes parts :
— Non ! Non !
— Vous ne l’emmènerez pas !
— Yeux Jaunes ! Yeux Jaunes !
Les yeux rivés sur Bornhald, Perrin leva une main pour demander le silence. Quand le calme fut revenu, il dit très calmement :
— J’ai promis de ne pas résister si vous nous aidiez, Cape Blanche ! Où étiez-vous pendant la bataille ?
Bornhald ne répondit pas.
Son mari, Wit accroché à elle comme s’il avait décidé de ne plus jamais la lâcher, Daise Congar sortit du cercle, son bras musclé autour de l’épaule du petit homme, à croire qu’elle avait pris la même décision le concernant. Alors que Daise plantait sa fourche dans le sol, l’air résolue, Perrin songea que ce couple faisait une image plutôt étrange : une grande femme musclée qui serrait contre elle son mari, plus petit et très mince, comme si elle voulait le protéger.
— Les Fils de la Lumière sont restés sur la place Verte, annonça Daise, tous très proprement alignés, comme des débutantes avant le bal de la Fête du Soleil… Ils n’ont pas bougé un cil. Et c’est ça qui nous a décidés à venir. (Toutes les femmes hochèrent la tête.) Voir que vous étiez presque débordés, et ces types qui restaient là à ne rien faire, comme des nœuds sur un tronc d’arbre.
— Crois-tu que je t’avais fait confiance ? demanda Bornhald à Perrin sans cesser de le dévisager. Ton plan a échoué parce que des renforts sont arrivés – des renforts que tu n’attendais surtout pas !
Faile s’agita nerveusement. Sans quitter l’officier du regard, Perrin plaqua un index sur les lèvres de la jeune femme pour lui faire signe de se taire. Son épouse lui mordit le doigt – très fort – mais elle obéit.
— J’assisterai à ta pendaison, Créature des Ténèbres ! lança Bornhald, s’échauffant de plus en plus. Oui, quoi que ça me coûte, j’y assisterai ! Même si le monde se consume, je te verrai mort !
Byar dégaina à moitié son épée. Le Fils qui se tenait derrière lui – nommé Farran, crut se souvenir Perrin – tira complètement sa lame au clair avec un grand sourire ravi.
Le bruit caractéristique d’une flèche qu’on SORT de son carquois – mais multiplié par mille – pétrifia les deux hommes. Sur la circonférence du cercle, tous les archers levèrent leur arc, chacun le braquant sur la poitrine d’un Cape Blanche.
Sur toute la longueur de la colonne, les cavaliers bougèrent fébrilement sur leur selle.
Bornhald ne semblait pas avoir peur, et son odeur confirmait cette hypothèse. De lui, il n’émanait plus que la puanteur de la haine. Les yeux maintenant embrasés, il balaya du regard le cercle de défenseurs, puis se concentra de nouveau sur Perrin.
Le « général » fit signe aux archers de baisser leur arme. À contrecœur, tous lui obéirent.
— Vous ne nous avez pas aidés…, lâcha Perrin, glacial. Depuis que vous êtes sur le territoire, vous n’avez jamais rien fait pour sa population. Pendant que les gens mouraient, leur ferme incendiée, vous cherchiez des « Suppôts des Ténèbres » parfaitement imaginaires.
Bornhald eut un frémissement d’inquiétude.
— Cape Blanche, il est temps que tes hommes et toi vous en alliez ! Pas seulement de Champ d’Emond, mais de Deux-Rivières ! Et si j’étais toi, Bornhald, je ne traînerais pas une minute de plus.
— Je te verrai mort…, siffla Bornhald.
Il fit néanmoins signe à la colonne de se remettre en route. Puis il lança sa monture au trot, manquant percuter Perrin.
Le jeune homme tira sur les rênes de Trotteur, qui s’écarta docilement. Tant pis pour cette dernière provocation du Fils de la Lumière. L’important, c’était que ces hommes s’en aillent, afin qu’il n’y ait plus de tueries.
Bornhald ne tourna pas la tête. En revanche, Byar riva longtemps son regard haineux sur Perrin – Farran, lui, pour une raison inconnue, sembla dévisager le « général » avec quelque regret.
Les autres Fils passèrent devant Perrin sans lui accorder un regard. En silence, le cercle de défenseurs s’ouvrit pour laisser les soldats s’éloigner vers le nord.
Une dizaine d’hommes à pied approchèrent de Perrin. Quelques-uns arborant des pièces d’armure mal assorties, ils regardaient passer les derniers Fils de la Lumière avec un mélange de déplaisir et de soulagement. Dans ce groupe, le jeune homme ne reconnut personne. Armé d’un arc, le gaillard au nez proéminent qui semblait en être le chef – un homme aux cheveux blancs et à la peau tannée revêtu d’une cotte de mailles d’où dépassait cependant le col d’une veste de fermier – vint s’incliner devant Perrin.
— Seigneur Perrin, je me nomme Jerinvar Barstere, mais tout le monde m’appelle Jer. Désolé de vous déranger, mais si vous n’y voyez pas d’inconvénient, certains d’entre nous vont suivre les Fils pour s’assurer qu’ils fichent bien le camp. Vous savez, pas mal d’entre nous aimeraient rentrer à la maison, même s’ils savent qu’ils n’y arriveront pas avant la tombée de la nuit. À Colline de la Garde, il y a une garnison de Capes Blanches. À peu près autant d’hommes que cette colonne… Bien entendu, ces lâches n’ont pas voulu nous accompagner. Prétendument parce qu’ils ont ordre de tenir leur position. Un tas d’imbéciles, si je puis me permettre, et nous en avons assez de leur présence. Ils ne servent à rien, en revanche, ils sont toujours bons à farfouiller dans la vie des gens, les incitant à accuser leurs voisins des pires abominations. Nous nous assurerons qu’ils lèvent le camp, si vous le voulez bien.
Jer jeta un regard confus à Faile, mais ça ne tarit pas son flot de paroles.
— Désolé, dame Faile. Je ne veux surtout pas vous déranger, votre seigneur et vous. Mais je veux qu’il sache que nous sommes avec lui… Au fait, seigneur, vous avez une épouse formidable. Oui, formidable… Le compliment vient du cœur, dame Faile. Hum… Il fait encore jour, et comme on dit chez nous, bavarder n’a jamais tondu un mouton. Encore toutes mes excuses de vous avoir dérangés…
Jer s’inclina, les autres l’imitèrent, puis tous partirent vers le nord, à la traîne des Capes Blanches.
— Allons, allons, qu’est-ce qui nous a pris d’embêter comme ça le seigneur et sa dame… ? murmura Jer en s’éloignant. Nous avons encore tant de pain sur la planche !
— Qui était-ce ? demanda Perrin, encore traumatisé par la logorrhée du brave Jer. (Daise et Cenn, les deux plus grands bavards de Champ d’Emond, ne lui arrivaient pas à la cheville.) Faile, tu le connais ?
— Maître Barstere est le bourgmestre de Colline de la Garde. Les autres sont les membres du Conseil. Dès que les hommes auront annoncé que le calme est revenu, le Cercle des Femmes nous enverra une délégation dirigée par la Sage-Dame. Afin de voir si « ce seigneur Perrin » est une bonne chose pour Deux-Rivières – officiellement, en tout cas. Mais ces femmes m’ont demandé de leur montrer comment s’incliner devant toi, et leur Sage-Dame, Edelle Gaelin, a l’intention de t’apporter une de ses célèbres tartes aux pommes séchées.
— Que la Lumière me brûle ! s’écria Perrin.
Ces histoires de « seigneur » se répandaient dans tout le territoire. Il aurait dû y mettre bon ordre dès le début, mais voilà ce qu’on récoltait à être trop mou…
— Je suis un forgeron ! Vous m’entendez ? Un forgeron !
Jer Barstere se retourna, hocha sentencieusement la tête puis continua son chemin.
Coquine, Faile tira sur la barbe du jeune homme.
— Tu es un adorable idiot, seigneur forgeron. Il est bien trop tard pour revenir en arrière… (La jeune femme eut un sourire… vraiment coquin.) Mon époux, envisages-tu de passer un moment en tête à tête avec ta femme ? Le mariage semble m’avoir rendue aussi audacieuse et aussi provocante qu’une Domani. Je sais que tu es fatigué, mais…
S’interrompant, Faile poussa un petit cri et s’accrocha à la veste de Perrin lorsqu’il talonna Trotteur, le lançant au galop vers l’auberge. Pour une fois, les vivats qui saluèrent le jeune homme ne lui firent ni chaud ni froid.
— Seigneur Perrin ! Yeux Jaunes !
Oui, oui, il verrait ça plus tard…
Perché sur la plus grosse branche d’un chêne, à la lisière du bois de l’Ouest, Ordeith braquait un regard haineux sur Champ d’Emond. Enfin, ce qui venait de se passer était impensable !
Les rayer de la carte ! Oui, tout s’est déroulé selon le plan…
Même Isam avait joué dans la main d’Ordeith, ce qui n’était pas peu dire.
Mais pourquoi a-t-il cessé de faire venir des Trollocs ? Le territoire aurait dû en être noir, s’il avait fait son travail !
Ordeith bavait, mais il ne s’en aperçut pas. Pareillement, il ne s’avisa pas que sa main fourrageait le long de sa ceinture.
Les harceler jusqu’à ce que leur cœur explose ! Les enterrer vivants et se délecter de leurs cris !
Tout était prévu pour attirer Rand ici, vers lui, et pour quel résultat ? Une catastrophe. Deux-Rivières n’avait même pas été égratigné. Que valaient quelques fermes brûlées ? Et une poignée de paysans découpés vifs pour garnir les chaudrons des Trollocs ?
Je veux que Deux-Rivières brûle et que le souvenir des flammes se grave dans la mémoire des hommes pour les dix siècles à venir.
Ordeith étudia l’étendard qui flottait au milieu du village, puis celui qui oscillait au vent devant lui. Une tête de loup rouge et un aigle tout aussi écarlate. Du rouge pour le sang que ce territoire verserait pour faire hurler à la mort Rand al’Thor.
Manetheren… C’est donc ça, l’étendard de Manetheren ?
Quelqu’un avait parlé du passé à ces gens. Mais ces crétins, que savaient-ils de la gloire de Manetheren ?
Manetheren, oui…
Il y avait plusieurs façons de rayer cette vermine de la carte. Éclatant de rire, Ordeith faillit tomber de sa branche, à laquelle il ne se tenait pas à deux mains. Parce que la droite, constata-t-il, cherchait le long de sa ceinture la dague qui aurait dû y être accrochée. Du coup, son rire se transforma en un ricanement. La Tour Blanche détenait ce qu’on lui avait volé. Ce qui lui revenait selon des droits aussi anciens que la guerre des Trollocs.
Ordeith se laissa tomber du chêne et enfourcha son cheval sans daigner regarder ses compagnons. Sa meute de molosses, plutôt. Une trentaine de Fils de la Lumière qui ne portaient plus leur cape blanche, bien évidemment. Sous leur armure ternie et leurs vêtements crasseux, Bornhald n’aurait jamais reconnu ses fiers soldats. Aujourd’hui hirsutes et barbus, ces déchets d’humanité crevaient de peur devant Ordeith, un sentiment qui les rendait tellement plus dociles. Tant que c’était possible, ils évitaient de poser les yeux sur le Myrddraal qui se tenait parmi eux, son visage blafard et sans yeux aussi inexpressif que le leur.
Le Demi-Humain avait peur, comme eux. Peur qu’Isam lui mette la main dessus et le punisse à cause de l’attaque de Bac-sur-Taren. Isam avait détesté que tant de survivants aient pu s’enfuir pour raconter partout ce qui se passait à Deux-Rivières. À l’idée qu’Isam soit contrarié, Ordeith gloussa bêtement. Un jour, il faudrait qu’il s’occupe de cet homme, s’il n’était pas mort d’ici là.
— En route pour Tar Valon ! cria Ordeith.
Il faudrait chevaucher vite, pour arriver au bac avant Bornhald. Penser que l’étendard de Manetheren flottait de nouveau sur Deux-Rivières après tant de siècles. Penser à tout le mal que l’Aigle Rouge lui avait fait en ce temps-là…
— Mais d’abord, Caemlyn !
Les rayer de la carte, tous !
Que Deux-Rivières paie d’abord, puis Rand al’Thor, puis…
Toujours hilare, Ordeith partit au grand galop dans la forêt, en direction du nord. Inutile de se retourner pour voir si les autres le suivaient. Que pouvaient-ils faire d’autre, désormais ?