CHAPITRE PREMIER

L’armée comme institution


Paradoxalement, l’armée romaine était une institution à la fois comme les autres et différente des autres. D’une part, elle était divisée en cellules (les unités), soumise à une hiérarchie et composée d’hommes choisis (le recrutement). D’autre part, elle avait été conçue pour faire la guerre. Ces caractéristiques expliquent le rôle qu’elle a joué dans la vie de l’empire.

Les unités

L’armée romaine du Principat a été réorganisée par Auguste, qui, prolongeant un processus entamé depuis deux siècles, a permis qu’elle soit permanente, professionnelle et qu’elle se sédentarise. Dans ce but, il a fixé les salaires et les retraites, pour lesquelles il a institué une caisse, l’aerarium militare, alimentée par un impôt spécial ; il a aussi créé de nouvelles unités1. Cet ensemble a peu changé pendant deux siècles, et son deuxième grand réformateur fut Septime Sévère2. Ce dernier accrut les effectifs, augmenta les salaires, améliora l’approvisionnement des camps et permit aux soldats de vivre avec leur femme quand ils n’étaient pas en service. Les sous-officiers reçurent le droit de créer des associations, les collèges militaires. Et tous reçurent des honneurs.

La diversité et la hiérarchie des unités expliquent en partie leur efficacité. Auguste divisa son ost en trois ensembles majeurs, la garnison de Rome, l’armée des provinces et la marine. Leur hiérarchie apparaît dans son testament3, qui laissait 1 000 sesterces à chaque prétorien, 500 à chaque urbanicianus, 300 pour un légionnaire et un homme d’une cohorte de citoyens romains, et rien pour les autres auxiliaires et les marins.

LA GARNISON DE ROME

La garnison de Rome, l’urbanus miles de Tacite4, comptait deux types d’unités majeurs, eux-mêmes hiérarchisés entre eux, plus d’autres troupes plus ou moins estimées.

Les prétoriens, nous l’avons dit, constituaient l’élite de l’élite5 ; ils formaient la garde impériale. Ces fantassins lourds étaient répartis entre neuf cohortes, numérotées de I à IX, et dont chacune comptait en théorie 500 soldats (on les disait quingénaires) auxquels il faut ajouter quelques cavaliers6 (la superficie du camp qu’elles ont occupé à partir de 23, sur les Esquilies, soit environ 18 ha, empêche de leur prêter des effectifs de 1 000 hommes, comme l’ont fait quelques historiens)7. Ces cohortes ont été créées en 27 ou 26, et leur commandant, le préfet du prétoire, a été institué en 2 avant J.-C., mais leur emblème, le scorpion, leur a été donné par Tibère. Trois cohortes prétoriennes supplémentaires furent créées avant 47. En 69, Vitellius, dans la guerre civile, porta leur nombre à seize et leur effectif au moins théorique à 1 000 hommes8. Vespasien, en bon gestionnaire, ramena le nombre à neuf unités et les effectifs à 500. Domitien créa une dixième cohorte prétorienne. Elles étaient commandées par le (ou les) préfet du prétoire ; chacune était encadrée par un tribun et six centurions. Le premier de tous les centurions était appelé trecenarius, car il commandait en outre les 300 speculatores (éclaireurs) ; il était secondé par un collègue dit princeps castrorum. Septime Sévère, pour punir leur indiscipline, remplaça les prétoriens en poste par des soldats pris dans ses légions de Pannonie9 ; d’après Hérodien, qu’on peut soupçonner d’exagération, il augmenta considérablement les effectifs10. Les cohortes prétoriennes ayant fait un mauvais choix dans une guerre civile, elles furent dissoutes en 312 par Constantin Ier.

Juste en dessous du prétoire se trouvaient les trois cohortes urbaines11, chacune également de 500 fantassins lourds appelés urbaniciani. Créées vers 13 avant J.-C., elles étaient numérotées à la suite des précédentes, de X à XII ; ultérieurement, deux autres de ces unités furent instituées et installées l’une à Lyon et l’autre à Carthage. Les trois premières furent portées à quatre de 41 à 47, à sept sous Claude, et réduites à quatre, mais milliaires, par Vitellius en 6912. C’est peut-être Vespasien qui les ramena au rang de quingénaires. Septime Sévère aurait augmenté les effectifs à 1 500 hommes par unité, ce qui paraît peu vraisemblable. Servant de garde de la Ville13, c’est-à-dire de gendarmerie municipale, elles furent placées sous les ordres du préfet de la Ville au Ier siècle, puis elles furent captées par le préfet du prétoire au cours du IIe siècle. Chacune était encadrée par un tribun et six centurions, comme les cohortes prétoriennes dont elles partagèrent le camp jusqu’en 270, année où elles reçurent leur propre caserne, sur le Champ de Mars.

À la différence des prétoriens et des urbaniciani, les vigiles n’étaient pas de vrais soldats, mais des pompiers militarisés14, qui servaient en outre de police nocturne car ils faisaient des rondes pour prévenir les incendies ; de ce fait, ils possédaient des instruments de lutte contre le feu et pas des armes. Les cohortes des vigiles furent créées en 6 après J.-C., au nombre de sept unités milliaires, de façon à ce que chacune d’entre elles surveille deux des quatorze régions de Rome (l’équivalent de nos arrondissements). Pour accélérer leurs interventions, elles n’étaient pas installées dans une caserne mais dans des postes répartis à travers la Ville. Deux cohortes furent par la suite chargées de protéger les ports par où arrivait le blé de Rome, Pouzzoles et Ostie15. Au début, les vigiles venaient des couches les plus basses de la société. À leur tête se trouvait le préfet des vigiles, assisté d’un sous-préfet à partir de Trajan. Suivant la règle établie pour les prétoriens et les urbaniciani, chaque cohorte était encadrée par un tribun et six centurions, dont un centurion princeps, supérieur des autres.

Mais il y a mieux. Auguste redoutait un coup d’État, et ses successeurs partagèrent cette crainte. Pour se protéger, il recruta des gardes du corps germains, des Bataves, au nombre de 100 à 50016 ; il tablait sans doute sur leur mauvaise connaissance du latin qui, espérait-il, les rendrait moins facilement corruptibles. Mais en 9 après J.-C., après la défaite du Teutoburg, en Germanie, il prononça la dissolution de cette unité qui fut reconstituée dès 14. Elle disparut sous les Flaviens et réapparut sous une autre forme au temps de Trajan : les cavaliers gardes du corps de l’empereur, les equites singulares Augusti17, comptèrent, selon toute probabilité, 1 000 hommes, commandés par un tribun et des décurions, aux ordres d’un decurio princeps ; Septime Sévère augmenta peut-être leur nombre et il créa un deuxième tribun. Il dut également leur donner un second camp, placé comme le premier sur le Latran.

Divers petits groupes de militaires vivaient dans Rome. Ainsi, les 300 speculatores, « éclaireurs », formaient une autre garde du corps, casernée dans le même camp que les prétoriens18. Les statores Augusti faisaient office de police militaire. Les primipilares, vieux centurions, collaboraient aux travaux du conseil du prince, un vrai conseil de guerre quand il traitait d’affaires militaires19. Les frumentaires, messagers des commandants d’armées provinciales, étaient accueillis dans les castra peregrina, le « camp des étrangers », installé sur le Caelius20. Et des marins servaient de courriers ou bien tendaient les toiles qui protégeaient les citoyens dans les amphithéâtres21. Enfin, de nombreux militaires, par exemple des hommes en transit entre deux postes, parcouraient les rues de la Ville, écrasant les pieds des civils comme le déplora Juvénal22.

Si l’on additionne tous ces chiffres, on voit que les soldats présents dans Rome devaient être moins de 15 000, peut-être 10 000, non compris les vigiles ; Tacite dit qu’en 69, après des augmentations d’effectifs qui furent vite annulées, on y comptait 20 000 hommes23.

L’ARMÉE DES FRONTIÈRES

La vraie force armée de Rome avait été installée dès l’époque d’Auguste aux frontières, plus ou moins près de ces limites. Elle comprenait les célèbres légions, sur lesquelles reposait la défense de l’empire, ainsi que des unités auxiliaires et, ce qui a échappé à beaucoup d’historiens, des troupes que nous appellerons supplétives.

La légion24, unité d’infanterie lourde comptant quelque 5 000 hommes, était la reine des batailles25. Elle était divisée en dix cohortes, constituées de trois manipules et six centuries chacune26, sauf la première qui ne comptait que cinq centuries, mais à effectifs doubles. Elle comptait aussi 132 cavaliers, qui obéissaient à des centurions, effectif porté à 726 au temps de Gallien. Du point de vue tactique, les centuries étaient réparties sur trois rangs à l’intérieur de la cohorte, hastats en avant, principes ou princes au milieu, et triaires à l’arrière27 ; les cohortes, elles, étaient partagées en deux lignes, nos 1 à 5 en avant, et nos 6 à 10 en arrière, ou en trois lignes. La cavalerie fournissait une escorte au commandant de l’unité, transmettait les messages, surveillait les mouvements de l’ennemi réel ou potentiel, effectuait des raids et se plaçait sur les flancs de l’infanterie avant le combat.

L’effectif de la légion a donné matière à des débats infinis, et l’on sera peut-être étonné que 60 centuries fassent 5 000 hommes, mais une centurie ne comptait jamais 100 hommes ; elle était parfois limitée à 6028. Ces variations s’expliquent : il n’est pas difficile de comprendre qu’une légion regroupait jusqu’à 6 000 soldats avant une guerre offensive, et 4 000 en temps de paix.

2. Un légionnaire : stèle de C. Valerius Crispus : photographie du Römisch-Germanisches Zentralmuseum, Mayence T 76/1993, reproduction from: M. Mattern, Die römischen Steindenkmäler des Stadtgebiets von Wiesbaden und der Limesstrecke zwischen Marienfels und Zugmantel. CSIR Deutschland II, 11 (Mainz 1999) Taf. 4 Nr. 8. Le soldat possède un casque à panache (le panache est important, parce qu’il est souvent oublié). Il est revêtu d’une cuirasse (cotte de mailles ?), il porte des pantalons ou des protections pour les cuisses (elles dépassent de sa tunique), et un large ceinturon, qui lui sert aussi de porte-monnaie. Le bouclier est du type « en tuile », avec un  au centre, et une bande de métal dans la partie supérieure. Au combat, il tue avec un glaive, suspendu à son côté droit par un baudrier, et avec un javelot qu’il tient fièrement de sa main droite ; la pointe de métal est un peu plus courte que le manche en bois (7/10). L’inscription ( , 13, 7574, de Wiesbaden, en Germanie), indique qu’il s’agit d’une épitaphe, datable de la première moitié du   siècle d’après le formulaire : , soit  ( )  ( ),  ( )  ( ),  ,  ,  ,  ( )  ( )  ( ),  ( )  ( )  .  ( )  ( )  ( ), « Ci-gît Caius Valereius Crispus, fils de Caius, inscrit dans la tribu Menenia, originaire de Berta [Macédoine]. Il a vécu 40 ans et il a servi 21 ans. Son frère a fait faire ce monument. »

2. Un légionnaire : stèle de C. Valerius Crispus : photographie du Römisch-Germanisches Zentralmuseum, Mayence T 76/1993, reproduction from: M. Mattern, Die römischen Steindenkmäler des Stadtgebiets von Wiesbaden und der Limesstrecke zwischen Marienfels und Zugmantel. CSIR Deutschland II, 11 (Mainz 1999) Taf. 4 Nr. 8.

Le soldat possède un casque à panache (le panache est important, parce qu’il est souvent oublié). Il est revêtu d’une cuirasse (cotte de mailles ?), il porte des pantalons ou des protections pour les cuisses (elles dépassent de sa tunique), et un large ceinturon, qui lui sert aussi de porte-monnaie. Le bouclier est du type « en tuile », avec un umbo au centre, et une bande de métal dans la partie supérieure. Au combat, il tue avec un glaive, suspendu à son côté droit par un baudrier, et avec un javelot qu’il tient fièrement de sa main droite ; la pointe de métal est un peu plus courte que le manche en bois (7/10).

L’inscription (CIL, 13, 7574, de Wiesbaden, en Germanie), indique qu’il s’agit d’une épitaphe, datable de la première moitié du Ier siècle d’après le formulaire :

C VAL C F BERTA MEN|ENIA CRISPVS MIL LEG VIII | AVG AN XL STIP XXI F F C, soit C(aius) Val(erius), C(aii) f(ilius), Berta, Menenia, Crispus, mil(es) leg(ionis) VIII Aug(ustae), an(nis) XL, stip(endiorum) XXI. F(rater) f(aciendum) c(urauit), « Ci-gît Caius Valereius Crispus, fils de Caius, inscrit dans la tribu Menenia, originaire de Berta [Macédoine]. Il a vécu 40 ans et il a servi 21 ans. Son frère a fait faire ce monument. »

On ne connaît pas avec précision le nombre de légions disponibles : de 23 à 25 à la mort d’Auguste ; par la suite, plusieurs unités furent créées (entre 14 et 16). On admet aussi que la création d’une unité de ce type annonçait une conquête29. D’autres disparurent (sans doute 8). Chacune était désignée par trois éléments : le titre de légion, un numéro et un surnom, par exemple legio III Augusta. À partir de Septime Sévère surtout, elles reçurent en supplément des surnoms « variables » tirés du nom de l’empereur, par exemple Septimiana pour Septime Sévère30. Au début, ce qualificatif était une marque d’honneur ; par la suite, la banalisation de ces adjectifs finit par en faire une simple indication de date.

Les légions étaient accompagnées par des unités dites auxiliaires, les auxilia, appelées en grec summachoi ou boethoi31. Les unes étaient attachées à une légion (« la IIIe légion Auguste et ses auxiliaires32 ») ; d’autres étaient indépendantes, dans le cas des provinces sans légion. Elles étaient parfois médiocres, du fait du recrutement, en principe limité aux pérégrins, les hommes libres et non citoyens romains ; mais en réalité, attirés par le métier militaire, des jeunes gens qui avaient été refusés dans les légions pouvaient y être accueillis. D’autres avaient parfois une réelle valeur tactique33, par la pratique de l’exercice et parce que le commandement pouvait choisir des hommes chez des peuples possédant une qualification particulière : les Gaulois et les Espagnols comme cavaliers, les Bretons comme éclaireurs34, les Thraces et les Syriens comme archers, les Germains pour effrayer les ennemis par leur cruauté. Quelques unités s’apparentaient aux commandos ou aux forces spéciales actuelles ; beaucoup ressemblaient davantage aux forces statiques, aux gardes-barrière et gardes-pont35.

On distingue quatre types d’unités auxiliaires : des ailes, des cohortes, des cohortes equitatae et des numeri. Chacune regroupait environ 500 hommes (quingénaires) ou 1 000 (milliaires)36 ; les premières étaient confiées à des préfets, les autres à des tribuns. Leur onomastique, outre les surnoms variables analogues à ceux qui étaient portés par les légions, comprenait trois éléments : la nature de l’unité, un numéro et, souvent, le nom du peuple au sein duquel elle avait été créée, par exemple ala I Pannoniorum, cohors VI Commagenorum, ou numerus Palmyrenorum (sans numéro cette fois). Les autorités ajoutaient parfois un adjectif tiré du nom de l’empereur sous lequel elle était née, Augusta, Claudia, Flavia, Ulpia (de Trajan) ou Aelia (d’Hadrien). Quelques cas particuliers ont été relevés : par exemple l’ala Indiana n’avait pas été recrutée en Inde, mais elle avait été créée par un certain Indus. D’autres indications pouvaient être ajoutées à celles-ci, comme une arme (unité de lanciers, de porteurs de bouclier,…) ou le nom de la province de garnison (aile de Numidie).

Les ailes37, composées uniquement de cavaliers, tiraient leur nom de ce qu’elles étaient à l’origine placées sur les flancs de l’infanterie38 ; par la suite, elles ont rempli toutes les missions dévolues à des troupes montées. Elles étaient divisées en seize ou vingt-quatre turmes, suivant qu’elles étaient quingénaires ou milliaires, et commandées par autant de décurions placés sous l’autorité du décurion princeps39. Au cours du IIIe siècle, on assista à une évolution : apparurent des cavaliers cuirassés (cataphractaires ou clibanaires) et, à l’opposé, des cavaliers très mobiles (promoti), et les archers se firent plus nombreux, souvent tirés de régions barbares, Osrhoéniens, Maures, Germains ou autres, déjà attestés à l’époque de Trajan, mais alors en nombre restreint40.

Inférieures en dignité aux ailes, les cohortes ne comprenaient que des fantassins légers, parfois appelés ferentarii, utilisant l’épée et/ou la lance41 ; elles fournissaient aussi des archers et des frondeurs. Les hommes étaient répartis entre six (quingénaires) ou dix (milliaires) centuries placées sous le même nombre de centurions aux ordres d’un centurion princeps42. Un cas particulier était constitué par les cohortes dites de citoyens romains ; elles étaient utilisées comme de petites légions43.

3. Un cavalier auxiliaire (photographie de l’auteur). Le cavalier est représenté en pleine charge, juste avant le contact avec l’ennemi. Il ne portait aucune protection, et il ne possédait qu’une longue lance, qui mesurait sans doute plus de trois mètres, et qu’il tenait à deux mains. Le harnachement était rudimentaire : la selle était inconnue et une simple couverture en tenait lieu. L’inscription ( , 1951, 265 = 1955, 133, de Tipasa, en Maurétanie Césarienne) montre qu’il s’agit d’une épitaphe de la première moitié du   siècle d’après le formulaire : , soit  ( )  ( )  ,  ( )  ( )  ( )  .  ( )  ,  ( )  ( )  . ( )   ( ) ( )  .  ( ),  ,  ( ) : « Aux dieux Mânes d’Adiutor, cavalier de la I  aile de Caninéfates. Il a vécu 41 ans et servi 23 ans. Il a fait faire ce monument pour lui-même. Son héritier, Cabanus, (a assuré la sépulture) de cet homme qui l’a bien mérité. » Les Caninéfates (nom diversement orthographié) vivaient en Germanie.

3. Un cavalier auxiliaire (photographie de l’auteur).

Le cavalier est représenté en pleine charge, juste avant le contact avec l’ennemi. Il ne portait aucune protection, et il ne possédait qu’une longue lance, qui mesurait sans doute plus de trois mètres, et qu’il tenait à deux mains. Le harnachement était rudimentaire : la selle était inconnue et une simple couverture en tenait lieu.

L’inscription (AE, 1951, 265 = 1955, 133, de Tipasa, en Maurétanie Césarienne) montre qu’il s’agit d’une épitaphe de la première moitié du IIe siècle d’après le formulaire :

D M | ADIVTORIS EQ | AL PRI CANANA|FATIVM VI XXXXI MIL | AN XXIII PRO IB IPSI | BENE ME CABANVS HE, soit D(iis) M(anibus) Adiutoris, eq(uitis) al(ae) pri(mae) Cananafatium. Vi(xit annis) XLI, mil(itauit) an(nis) XXIII. (Fecit) pro (s)ib(i) ipsi. Bene me(renti), Cabanus, he(res) : « Aux dieux Mânes d’Adiutor, cavalier de la Ire aile de Caninéfates. Il a vécu 41 ans et servi 23 ans. Il a fait faire ce monument pour lui-même. Son héritier, Cabanus, (a assuré la sépulture) de cet homme qui l’a bien mérité. »

Les Caninéfates (nom diversement orthographié) vivaient en Germanie.

Entre les cohortes et les ailes, les cohortes dites equitatae ont donné matière à des débats inutiles. On s’est demandé si elles étaient constituées uniquement de cavaliers ou non, et si ces derniers utilisaient leur cheval pour le combat ou pour le transport vers le champ de bataille. Or un texte dit clairement qu’il s’agit d’unités mixtes, regroupant cavaliers et fantassins44, et des stèles funéraires montrent un cavalier tuant de sa lance un ennemi à terre45. Ces problèmes sont donc résolus. Une cohorte equitata permettait d’avoir en même temps une cohorte appuyée par une petite aile, car ces unités, suivant leurs effectifs, comprenaient six ou dix centuries et trois ou six turmes.

Un autre mot qui a suscité les discussions est numerus. Et c’est logique, car il possède deux sens. Il pouvait désigner n’importe quel type d’unité, même une légion46. Il apparut avec une interprétation plus précise vers l’époque de Trajan pour désigner une troupe de soldats barbares, tant en raison de leur langue que de leur équipement. Elle était constituée pour utiliser les talents particuliers d’un peuple, par exemple les archers palmyréniens47. Elle pouvait être quingénaire ou milliaire, mais aussi compter très peu de soldats ; dans ce dernier cas, elle était commandée par un décurion, un centurion ou un curam agens, un « chargé de mission ». Si les effectifs étaient plus conséquents, elle était confiée à un préfet ou à un tribun.

L’armée utilisait beaucoup de chevaux, on l’a vu, dans les légions, dans certaines unités auxiliaires et pour les officiers. Cette remarque en appelle une autre, jamais faite, sur les animaux en général. Les Romains possédaient du bétail pour l’alimentation ; ils se servaient aussi de bœufs et de mulets pour le transport48 ; de chiens (et d’oies d’après Végèce) pour renforcer la garde49 ; et de quelques rares chameaux, pour une infanterie montée et pour le bât, mais pas pour le combat, ce qui est étonnant car ils effraient les chevaux50. Ajoutons la solution d’un mystère : la garnison de Rome possédait aussi des éléphants. Ces bêtes y avaient été amenées pour participer à des processions ou aux combats de l’amphithéâtre ; si elles ont servi pour la guerre, ce ne fut que très rarement51.

LA MARINE

L’armée romaine ne se limitait pas aux forces terrestres. Longtemps méprisée, parce qu’elle était méconnue, la marine militaire a finalement été réhabilitée52. Les charpentiers navals romains avaient réussi à concevoir des navires excellents, les meilleurs qu’aient connus l’Antiquité et le Moyen Âge. De plus, la flotte remplissait pour l’armée de terre des missions qui lui étaient très utiles : logistique, transport de personnalités, appui d’artillerie, débarquements, lutte contre la piraterie ou contre un ennemi encore inconnu. Les marins, s’ils ne remportaient pas de grandes victoires, n’en rendaient pas moins de grands services.

Ce qu’il restait de la marine issue de la guerre civile avait été installé à Fréjus peu après 31 avant J.-C. Très vite, deux escadres furent créées, l’une installée à Misène, sur la baie de Naples, la plus importante53, pour surveiller la Méditerranée occidentale, l’autre à Ravenne, au fond de l’Adriatique, pour sa partie orientale. Le choix de Ravenne peut surprendre, car, dans ce rôle, on attendrait plutôt Brindisi ; il s’explique par le poids de la tradition : ce port avait été utilisé sous Auguste pour les guerres d’Illyrie et de Pannonie, et il était resté en activité ensuite54. Au cours des décennies suivantes, de petites escadres, maritimes ou fluviales, ont été mises au service des armées de Bretagne, de Germanie, de Pannonie, de Mésie, du Pont-Euxin, de Syrie et d’Égypte, celle-ci étant appelée flotte d’Alexandrie.

Les flottes de Misène et Ravenne furent confiées à des chevaliers de haut rang, appelés préfets à partir d’un certain moment (Pline l’Ancien mourut à ce poste en 79, pour avoir voulu observer de trop près l’éruption du Vésuve). À partir de Néron, le préfet fut assisté par un sous-préfet. Sous Domitien, ces deux flottes furent dites prétoriennes, ce qui ne représentait qu’un honneur. Pour la hiérarchie générale, on trouvait le praepositus reliquationi, « responsable du dépôt », un centurion par navire, un navarque par escadre, un préfet pour les deux flottes italiennes, des préfets de moindre rang et des centurions pour les flottes provinciales55.

4. Un navire de guerre, la galère de Pouzzoles (© Photo : Hans R. Goette, Deutsch Archäologisches Institut). Ce navire de petite taille semble n’avoir qu’un rang de rameurs : seules dépassent leurs têtes ; à la poupe, le pilote tient une rame qui sert de gouvernail et qui est montée sur un pivot. À la proue, on peut voir un éperon qui est un rostre triple. Ce serait une trière d’après M. Reddé,  , 1986, p. 45.

4. Un navire de guerre, la galère de Pouzzoles (© Photo : Hans R. Goette, Deutsch Archäologisches Institut).

Ce navire de petite taille semble n’avoir qu’un rang de rameurs : seules dépassent leurs têtes ; à la poupe, le pilote tient une rame qui sert de gouvernail et qui est montée sur un pivot. À la proue, on peut voir un éperon qui est un rostre triple. Ce serait une trière d’après M. Reddé, Mare nostrum, 1986, p. 45.

LES DÉTACHEMENTS

En cas de besoin, un général pouvait constituer un ou des détachements, pris sur une ou plusieurs légions, sur des unités auxiliaires ou encore sur une flotte56. On les appelait vexillations, du nom de l’étendard ou vexillum qui les identifiait (vexillatio viendrait de velum, « voile », « tissu »57). Une vexillation pouvait être constituée pour remplir trois missions : participer à des opérations de guerre (elle comptait 1 000 ou 2 000 hommes suivant les besoins58), faire des travaux ou occuper un poste, un camp. Suivant les effectifs, le commandement était confié à un officier sénatorial ou équestre, à un préfet du camp ou à un ancien primipile au Ier siècle, à un légat ou à un tribun, parfois à un praepositus ou à un préfet au IIe siècle. Après Marc Aurèle, une vexillation était subordonnée à un duc, supérieur de plusieurs praepositi. Le recours à ce type d’unités se développa fortement au cours du IIIe siècle. On prendra garde au fait que le mot vexillarius possède deux sens : il peut désigner soit n’importe quel membre d’une vexillation59, soit le porteur du vexillum60.

Un cas particulier a été identifié en Afrique où sont attestés des numeri collati61. Ces unités, analogues aux vexillations, étaient constituées avec des soldats tirés de divers postes et rassemblés sans vexillum.

LES FORCES SUPPLÉTIVES

En cas de guerre, le pouvoir central pouvait faire appel à des forces que nous appelons supplétives et qui ont souvent été oubliées par les historiens.

Dès les débuts de la conquête, Rome avait constitué des protectorats gouvernés par des princes ou des roitelets, et ces États envoyaient des renforts en cas de guerre ; ces troupes possédaient le statut juridique de socii62. Juba II puis son fils Ptolémée ont appuyé les légionnaires contre le rebelle africain Tacfarinas63 ; Pison a utilisé ces alliés dans un projet de guerre civile64 ; des rois d’Orient, surtout arabes, ont aidé Vespasien et Titus contre les Juifs (en ce temps-là, les Juifs et les Arabes ne s’aimaient guère, comme le dit Flavius Josèphe)65. Ces protectorats ayant été absorbés l’un après l’autre, les socii ont cessé de jouer un rôle significatif dès le début du IIe siècle.

Par ailleurs, l’existence de milices locales, dépendant des cités, a été admise, puis contestée, puis de nouveau admise. Bilan actuel : on croit en général qu’elles ont existé, mais qu’elles servaient davantage contre les brigands que contre les ennemis de l’extérieur66. Les historiens se sont surtout partagés sur le rôle militaire des iuvenes, des sortes de clubs dans lesquels les fils de notables se retrouvaient pour pratiquer des sports violents et des cultes civiques67. Quelques anciens leur ont prêté un rôle clef, par exemple l’auteur anonyme de l’Histoire Auguste ; il dit que les iuvenes – quibus Africa tuenda commissa est – étaient responsables de la sécurité de l’Afrique, rien de moins68. Certes, ils ont pu intervenir en cas d’attaque surprise d’un ennemi inattendu. En 60, lors de la révolte des Icéniens emmenés par la reine Boudicca, la iuventus de Camulodunum représenta la seule défense de la ville contre les Bretons insurgés69. Dans les conflits de 69, des iuvenes gaulois ont été engagés contre les Boïens de Maricc qui s’étaient révoltés70. La même année, d’autres ont combattu dans le Norique71. Sous Marc Aurèle, les jeunes gens de Thespies partirent en expédition au service de l’empereur72. En réalité, contre des troupes professionnelles, ces fils de riches ne valaient pas grand’chose. Ceux qui ont été mobilisés dans les Alpes Maritimes pour repousser les troupes d’Othon et de Vitellius ont été balayés au premier choc73. En 238, les iuvenes africains ont également été détruits sans difficulté par les légionnaires74. Autour de l’an 300, encore, les jeunes gens de Saldae (Béjaïa, ex-Bougie, en Algérie) réussirent à repousser du rempart des assaillants mystérieux, probablement des montagnards maures ; ce sont eux qui le disent75.

APPENDICES

1. Les unités : tableau résumé (23 après J.-C.)

 

Effectif total : sans doute plus de 300 000 hommes

Abréviations : D = quingénaire ; E = de rang équestre ; M = milliaire ; S = de rang sénatorial.

 

1/ Garnison de Rome : environ 14 000 hommes (avec les 7 000 vigiles)

Nom

Encadrement

Caractères

Nombre d’unités

Effectif

Cohortes prétoriennes

Préfet du prétoire (E)

1 tribun (E) x 9

6 centurions x 9

D

Fantassins lourds (plus quelques cavaliers)

9

4 500

Cohortes urbaines

Préfet de la Ville (S)

1 tribun (E) x 3

6 centurions x 3

D

Fantassins lourds

3

1 500

Cohortes de vigiles

Préfet des vigiles (E)

1 tribun (E) x 7

6 centurions x 7

M (D ?)

Pompiers militarisés

7

7 000

Gardes du corps germains devenus par la suite equites singulares Augusti

1 tribun puis 2 (E)

des décurions

Cavaliers

1

100 à 500 (Ier siècle) ; 1 000 (IIe siècle)

Speculatores

Préfet du prétoire (E)

1

300

Frumentaires

Princeps

1

100

Statores

Préfet du prétoire (E)

1

Primipilaires

Marins

2/ Armée des frontières : plus de 250 000 hommes

Chaque armée était commandée par un légat de légion (S, ancien consul) ou par un procurateur (E).

Nom

Encadrement

Caractères

Nombre d’unités

Effectif

Légions

Légat de légion (S)

1 tribun (S)

1 préfet du camp (E)

5 tribuns (E)

1 tribun de 6 mois

59 centurions (dont 1 primipile)

5 000 hommes

Fantassins lourds ; cavaliers : 120 (puis 726 à partir de Gallien)

25

125 000

Auxiliaires

Inconnu (entre 250 et 300 ?)

Entre 125 000 et 150 000 (?)

• Aile

1 préfet (D) ou 1 tribun (M)

16 décurions (D) ou 24 (M)

D ou M ; cavaliers

Inconnu

• Cohorte

1 préfet (D) ou 1 tribun (M)

6 centurions (D) ou 10 (M)

D ou M ; fantassins légers

Inconnu

• Cohorte mixte

1 préfet (D) ou 1 tribun (M)

6 centurions (D) ou 10 (M)

3 décurions (D) ou 10 (M)

D ou M ; cavaliers et fantassins

Inconnu

Numerus

1 tribun (E), 1 préfet (E), 1 praepositus, 1 décurion, 1 centurion ou 1 curam agens

Effectifs variables ;

cavaliers, fantassins ou les deux

Inconnu

3/ Marine : environ 40 000 hommes

Nom

Encadrement

Caractères

Flottes de l’Italie

Flotte de Misène

Flotte de Ravenne

1 préfet (E) ;

des navarques ;

des centurions (1 par navire)

Marins dits soldats

Flottes des provinces

Flotte de Bretagne

Flotte de Germanie

Flotte de Pannonie

Flotte de Mésie

Flotte du Pont-Euxin

Flotte de Syrie

Flotte d’Alexandrie

Par flotte :

1 préfet (E) ou 1 centurion ;

des centurions (1 par navire)

Marins dits soldats

2. Les légions

 

1/ Les légions d’après Dion Cassius (LV, 23-24) ; la division en provinces Supérieures et Inférieures ne fut faite que plus tard.

 

2/ Les légions d’après Flavius Josèphe, à la fin du Ier siècle (GJ, II, 3, 1, 40 ; 16, 4, 369-387 ; la GJ oublie les provinces danubiennes)

Province

Nombre de légions

Province

Nombre de légions

Syrie (Auguste)

3

Germanies

8

Illyrie (Néron)

2

Bretagne

4

Dalmatie

1

Égypte

2

Espagne

1

Afrique

1

3/ Les légions d’après Ptolémée (II, 3, 6, 9, 14, 15 ; III, 9, 10 ; IV, 3 ; V, 15 et 16), au début du IIe siècle

4/ Les légions d’après le CIL, 6, 3492, du début du IIIe siècle77

Elles sont disposées dans l’ordre géographique, sauf les deux Italiques et les trois Parthiques.

II Augusta

VI Victrix

XX Victrix

VIII Augusta

XXII Primigenia

I Minervia

XXX Vlpia

I Adiutrix

X Gemina

XIV Gemina

I Parthica

II Adiutrix

IV Flavia

VII Claudia

I Italica

V Macedonica

XI Claudia

XIII Gemina

XII Fulminata

XV Apollinaris

III Gallica

II Parthica

IV Scythica

XVI Flavia

VI Ferrata

X Fretensis

III Cyrenaica

II Traiana

III Augusta

VII Gemina

II Italica

III Italica

III Parthica

La hiérarchie

Les anciens en étaient déjà conscients : de même que la diversité des unités au sein de l’armée romaine constituait un avantage, ainsi la complexité de la hiérarchie dont elle dépendait représentait un élément de supériorité78. C’était en particulier le corps des officiers, dont on a dit jadis tant de mal, qui avait une grande valeur : ces personnages possédaient la culture, l’expérience et une mentalité aristocratique qui les rendaient tout à fait propres à exercer des commandements79. Quelques-uns d’entre eux, passionnés par la guerre, étaient même appelés viri militares80.

Mais, pour différentes raisons, l’Empire romain ne correspondait pas à la « remarquable trinité » de Clausewitz : le chef militaire et le dirigeant politique n’étaient qu’un seul et même homme, et le peuple n’a jamais cherché à intervenir dans ses activités. Quoi qu’il en soit, trois centres d’intérêt se dégagent de cette hiérarchie, l’empereur, les officiers et les soldats.

L’EMPEREUR ET SON SECOND

Au sommet se trouvait le chef de l’État, l’empereur (ou le prince), qui était en même temps le chef des armées81 ; il pouvait exercer lui-même le pouvoir militaire (Trajan, par exemple) ; il avait aussi la possibilité de le déléguer à un membre de sa famille, comme le fit Auguste, ou à un sénateur jugé très compétent (Auguste également, malheureux dans le choix de Varus contre les Germains ; Néron, plus fortuné dans la désignation de Vespasien contre les Juifs). Dion Cassius a donné une excellente description du versant militaire de ce pouvoir : « Ils (les empereurs) ont le droit d’opérer le recrutement de l’armée, de lever des contributions, d’entreprendre la guerre et de conclure la paix, de commander toujours et partout les soldats pérégrins (les auxiliaires) et les légionnaires82. » Pour renforcer les bons sentiments des soldats, les souverains devaient de temps en temps leur adresser des discours83.

L’empereur ne se livrait pas à la pratique solitaire du pouvoir. Conformément à la tradition républicaine, il se faisait aider par un conseil, le conseil du prince, et par le (ou les) préfet du prétoire, qui présidait ces réunions. Très vite, ce personnage devint le chef en second de l’armée impériale84.

Auguste fut ainsi un grand militaire, contrairement à ce que l’on a dit. Il a considérablement agrandi l’empire, malgré un échec en Germanie. Il a réformé l’armée, accentuant ses traits traditionnels (permanente, professionnelle) et la rendant sédentaire. Il a créé le tribunat laticlave pour les fils de sénateurs, auxquels il a aussi réservé les commandements d’ailes pour leur imposer en quelque sorte un stage, une école d’application85. Ses successeurs se partagent entre bons et mauvais guerriers ; les réputations faites par les auteurs grecs et latins ne sont pas toujours méritées. Parmi les « bons » incontestables, on compte Tibère86, Galba, Vespasien, Titus, Marc Aurèle et Septime Sévère. Malgré son succès auprès des modernes, nous pensons que Trajan a été plus un « communicant » qu’un stratège. Hadrien a occupé une place à part, celle d’un chef d’armée pacifique (et pas pacifiste, ce qui est un anachronisme). La série des mauvais a été illustrée par Caligula, Claude (dont la médiocrité est à discuter), Néron, Domitien et Commode (également à discuter).

Le poste de souverain n’était pas sans dangers. Les coups d’État, attestés dès le temps d’Auguste, ont fleuri au cours du IIIe siècle. Ils montrent que l’empereur dépendait en partie de la soldatesque87. Et, s’il devait craindre ceux que Ludendorff appelait « les mécontents », ces derniers se trouvaient chez les sénateurs, les chevaliers et les soldats, pas dans le peuple romain. Encore faut-il savoir que les révoltés ont rarement eu recours à la trahison au profit de l’ennemi (on peut toutefois citer Trébonien Galle qui abandonna Dèce aux Goths en 251).

LES OFFICIERS

L’empereur exerçait une autorité militaire en s’appuyant sur les officiers sénatoriaux et équestres, qui correspondaient à nos modernes officiers supérieurs88. À en croire Aurélius Victor, c’est Auguste qui aurait créé les commandements89 ; le savant historien n’aurait pas dû oublier la période républicaine qui avait ouvert la voie.

Les officiers sénatoriaux

Dépendant directement de l’empereur, des sénateurs gouvernaient des provinces où se trouvaient des armées, avec le titre de légat impérial propréteur. Si le territoire abritait plusieurs légions, ce général était un ancien consul, un consulaire ; pour une seule légion, un ex-préteur suffisait90. Il arrivait donc qu’un légat consulaire commandât plusieurs légats prétoriens. Les unités auxiliaires – auxiliaires d’une légion – dépendaient également du légat. Cas particulier, l’Égypte était interdite aux sénateurs. En conséquence, les trois légions qui y étaient installées furent placées sous l’autorité suprême d’un chevalier, le préfet d’Égypte, chacune étant sous les ordres d’un autre chevalier, le préfet du camp, ici appelé préfet de légion. Dans ce cas, c’était le troisième officier qui se trouvait propulsé au premier rang par la suppression de ses deux supérieurs habituels. Les trois légions Parthiques, créées par Septime Sévère, suivirent ce modèle. Dans les petites provinces, qui pouvaient abriter une garnison de plusieurs milliers d’hommes, des auxiliaires (parfois environ 5 000), le pouvoir était confié à un procurateur de rang équestre91.

Le légat de légion exerçait de lourdes responsabilités. À la guerre, il conduisait son unité et les auxiliaires qui lui étaient attachés. En temps de paix, il devait maintenir la discipline, il surveillait les travaux publics, veillait à l’exercice, inspectait les armements, les fortifications et les troupes. Les responsabilités étaient accrues pour un légat d’armée. Commander était devenu un vrai métier92.

De bons généraux ont côtoyé de mauvais généraux93 ; et pourtant, chacun était obligé d’avoir un conseil et de l’écouter avant de prendre une décision94. Tacite est particulièrement sévère avec des hommes qu’il aurait pourtant dû défendre en raison de leur commune origine sociale ; sans doute était-il quelque peu misanthrope. Certes, Corbulon, chargé de la guerre contre l’Iran, échappa à ses critiques95, et l’historien loua son beau-père Agricola. Mais Pison, dit-il, commandait une armée de déserteurs, de valets et de recrues96. Paetus était cyclothymique, incompétent et il fut finalement vaincu97. Caecina, fait prisonnier, était méprisable98. Et un préfet du camp qui n’avait pas pu participer à la victoire de son légat et qui avait désobéi aux ordres n’eut d’autre issue que le suicide99. Quand on parle des fautes commises par des généraux, on ne peut éviter Varus qui a accordé sa confiance à Arminius, à tort, et qui n’a pas envoyé d’éclaireurs vers l’avant, à très grand tort, provoquant ainsi le désastre du Teutoburg100.

Claude, esprit ouvert, peut-être trop éclairé pour son temps, avait donné un commandement de légion à un affranchi, Felix, envoyé en Judée, et il avait accordé des récompenses militaires à un eunuque ; le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne suscita pas l’enthousiasme des nobles101. Le traité Du général, écrit par Onesandros, répondait certainement à ce genre de préoccupations, à la promotion des affranchis.

Le légat de légion était secondé par des officiers. La hiérarchie comprenait, du haut vers le bas102, un tribun laticlave (le laticlave tirait son nom de la large bande de pourpre qui ornait sa tunique), un fils de sénateur qui donnait des conseils et rendait la justice103, puis des officiers équestres, sur lesquels nous reviendrons.

Les jeunes officiers devaient d’abord apprendre à obéir104, ce qui leur permettait ensuite de commander avec efficacité. C’est un peu ce que dit Pline le Jeune, qui rappelle qu’il avait été envoyé en Syrie très jeune, adulescentulus. Les officiers recevaient ainsi une solide expérience militaire105.

Ce qui n’est pas le moins surprenant, c’est que le mérite ne suffisait pas, même si le courage et la compétence n’étaient pas interdits106 : d’une part, l’origine sociale jouait fortement ; d’autre part, une lettre de recommandation n’était pas inutile, et Pline le Jeune en a rédigé quelques-unes pour signaler à Trajan des amis, forcément méritants, à ne pas oublier107. Et pourtant, le fonctionnement des légions ne semble pas avoir pâti de ce système. Pour mieux séduire les nobles, les empereurs ont même inventé le surnuméraire, qui pouvait désigner un personnage ayant reçu un titre militaire sans avoir exercé la fonction correspondante108.

Enfin, prenons garde au mot de miles, qui signifie « soldat » mais qui peut s’appliquer à tout militaire, depuis le sans-grade jusqu’à l’empereur, lequel peut flagorner ses hommes en les appelant commilitones, « compagnons d’arme109 ».

Les officiers équestres110

Les chevaliers occupaient une place inférieure aux sénateurs. Un jeune homme membre de leur ordre commençait sa carrière par les trois milices, trois commandements d’environ trois ans chacun : préfet de cohorte (auxiliaire), tribun angusticlave de légion (on appelait angusticlave une bande de pourpre étroite qui se trouvait sur la tunique de l’officier équestre) et préfet d’aile. Un ordre a fini par s’imposer111. Claude avait ainsi organisé les trois premiers postes de la carrière équestre112 : cohorte, puis aile, enfin légion. Vers la fin du règne de Néron, et surtout sous Vespasien, cet ordre fut modifié : cohorte, puis légion, enfin aile. Il était possible aux personnes de cet ordre d’obtenir directement un tribunat de six mois, charge qui reste mystérieuse pour nous113 ; un primipile de légion, le premier centurion, pouvait devenir préfet puis prendre le titre de primipilaris114 qui ouvrait des accès à d’autres postes plus élevés.

Revenons à la légion : sous le laticlave se trouvait le préfet du camp, lui-même supérieur des cinq tribuns équestres.

Le préfet du camp, comme son nom l’indique, assumait la responsabilité des travaux publics, des tentes, des bagages et du matériel ; il surveillait le service de santé115 ; en outre, il donnait l’ordre de départ, présidait aux supplices, veillait à la logistique, aux approvisionnements et à l’exercice. Pour les affaires de l’annone (l’approvisionnement), il était aidé par un centurion supernumerarius116.

Chaque tribun équestre avait la responsabilité de deux cohortes, particulièrement au combat et à l’exercice117. Il devait se faire connaître des soldats, s’instruire auprès des hommes de valeur et montrer avec retenue son courage et sa résolution ; de plus, il enquêtait sur la province118.

Sorti de la préfecture d’aile, le chevalier exerçait des procuratèles, dont certaines impliquaient le commandement d’auxiliaires, dans de grandes provinces ; quelques-unes de ces armées pouvaient compter environ 5 000 hommes (Maurétanie Césarienne et Maurétanie Tingitane). À l’opposé, le procurateur de Bretagne n’avait pas de troupes, ou bien seulement 200 hommes mal armés119. Le préfet de la côte Pontique avait une escorte plus honorifique que terrifiante : un centurion, deux cavaliers et dix bénéficiaires (sous-officiers)120 ; enfin un procurateur affranchi, qui avait trois soldats et qui en demandait six par l’intermédiaire du gouverneur (la voie hiérarchique), ne se vit accorder que deux cavaliers supplémentaires. Et Trajan de rappeler que quatre hommes suffisaient pour ce poste en temps ordinaire121.

Enfin, les chevaliers pouvaient accéder aux grandes préfectures : flottes de Misène et de Ravenne, puis annone, vigiles, Égypte, et enfin, tout en haut, prétoire. Dans cette liste, seule la préfecture de l’annone ne comportait aucun commandement de soldats.

Auparavant, d’autres postes militaires pouvaient leur être offerts. Pour commander un détachement, une vexillatio, le pouvoir faisait appel à un dux122, à un praepositus, ou à un prolegato, sénatorial ou équestre. En outre, un titre qui a fait débat pourrait avoir été éclairé récemment : le préfet de Berenike, en Égypte, aurait été un civil doté de pouvoirs militaires123. Un autre commandement reste mystérieux, celui qu’exerçait le praefectus orae maritimae, attesté en Espagne et sur la mer Noire124 : civil ou militaire ? Nous hésitons. Enfin, au cours du IIIe siècle, on vit apparaître un nouveau type d’officiers, les protectores125.

On connaît quelques carrières brillantes, pour lesquelles on peut aligner des exemples non seulement frappants, mais même étonnants.

Soldat -> centurion -> préfet du camp en 14 après J.-C.126.

Soldat -> procurateur sous Caracalla (avec sans aucun doute des postes intermédiaires)127.

Soldat -> préfet des vigiles (après plusieurs postes que nous ne connaissons pas) -> préfet du prétoire dans la guerre civile de 68-69128.

Soldat -> empereur, cas de Maximin le Thrace, une carrière qui a probablement été caricaturée par l’opposition sénatoriale129.

Les centurions

Dans une légion, on comptait 59 centurions, qui correspondaient à nos actuels officiers subalternes. En réalité, les inscriptions montrent des effectifs de centurions toujours supérieurs à ce chiffre, car il fallait des gradés pour occuper des postes, effectuer des travaux, etc.130. Le premier d’entre eux, le primipile, commandait la première centurie de la première cohorte131.

Plusieurs titres ont donné matière à débat, et d’abord rappelons que le mot « centurie » se disait aussi ordo132. Le centurion ordinarius exerçait un commandement tactique : à la bataille, il menait un ordo au combat133. Le centurion ordinatus devait ce titre à son sens de la discipline, également à la place qu’il occupait dans la bataille134. Le plus important, c’était le combat : les primi ordines y conduisaient les premières centuries135.

Quelquefois, le suffragium legionis intervenait pour une promotion : lors d’une cérémonie quelconque, les soldats acclamaient celui qu’ils voulaient avoir comme centurion136. Les officiers supérieurs n’aimaient pas trop cette pratique qui aboutissait à mettre en place des gradés trop proches de la troupe et de ses préoccupations, et qui leur ôtait le pouvoir de décision.

LES SOLDATS

Après les commandants, passons aux subordonnés. Et il faut distinguer ici les simples soldats des sous-officiers.

Tous les jeunes gens de l’empire devaient se présenter au conseil de révision, le dilectus, même le fils de notable, de chevalier ou de sénateur. L’homme du peuple qui était retenu était dit probatus, « conscrit138 », et il devenait un tiro, un « bleu », statut qu’il conservait pendant quatre mois139. Il prêtait ensuite serment de fidélité et il devenait un soldat de plein exercice, un miles, ou gregarius ou gregalis, « homme du troupeau », ou caligatus, « porteur de godillots », ou encore munifex, « corvéable »140. Il est probable qu’il recevait alors une plaque de plomb appelée matriculum ou signatio, ou bien un tatouage, mais il n’est pas impossible que Végèce ait attribué au Haut-Empire une pratique du Bas-Empire ; ce point a été contesté141.

Ce qui fait l’intérêt des soldats romains, c’est la hiérarchie qui existait entre eux142. Il est en effet possible d’isoler des hommes qui étaient analogues aux sous-officiers actuels : ils étaient dispensés de corvées et ils recevaient parfois une solde supérieure aux autres, mais sans autorité en dehors de leur domaine de compétence ; et, au combat, ils retrouvaient un poste comme tous leurs collègues. Les identifier est d’autant plus compliqué que n’importe qui pouvait remplir n’importe quelle mission en cas de besoin. En outre, les sources mentionnent parfois des charges qui ne correspondaient pas à une promotion, notamment des corvées. Tous ces gradés possédaient un point commun : ils avaient reçu une compétence particulière (on les estime à quelque 500 sur les 5 000 hommes d’une légion). Autre difficulté, les textes accordent plus d’intérêt aux uns qu’aux autres ; il faudra tenter de rétablir l’équilibre.

Les spécialistes ou immunes143

Titre

Solde

immunis

1 : simplaris

immunis principalis144

1 ½ : sesquiplicarius145

2 : duplicarius ou duplarius146

3 : triplicarius (un seul cas connu : AE, 1976, 495)

D’autres titres impliquaient un honneur particulier. Le candidat était vêtu de blanc pour montrer qu’il attendait une promotion147 ; le bénéficiaire avait reçu un bienfait de son supérieur148 ; le corniculaire portait deux cornes à son bonnet, comme une sorte de galon149 ; le curateur avait été chargé d’une mission ou cura150. D’autres encore correspondaient à une activité particulière. Le magister, un « maître », possédait un savoir151. L’optio remplaçait le centurion quand celui-ci prenait sa retraite ou disparaissait au combat ; il portait même parfois le titre d’optio ad spem ordinis, « dans l’attente du centurionat152 ». Et le discens était un savant (chez les militaires, le discens était un enseignant, et pas un enseigné)153. On appelait evocatus, « évocat », un soldat qui possédait un savoir recherché et qui était maintenu en activité au-delà du temps normal154 ; l’evocatus Augusti appartenait au prétoire.

Pour le reste, on distingue quatre groupes majeurs de charges qui étaient confiées à des immunes : des charges proprement militaires, les services, l’administration, plus la justice et la police.

Les charges proprement militaires

Commencer par l’organisation d’une légion permettra de comprendre la situation des autres types d’unités. Et ici on peut distinguer quatre sous-catégories : les armes, les transmissions, la sécurité et l’exercice.

Dans l’armée romaine, l’infanterie, et plus précisément l’infanterie lourde des légions, régnait sur les champs de bataille. Une petite hiérarchie, surtout morale, s’était établie en leur sein : les plus courageux, antesignani, propugnatores ou campigeni, engageaient le combat en première ligne ; ils étaient placés devant les enseignes, en avant des postsignani155. Sous le Principat, il n’était pas obligatoire d’utiliser de l’infanterie légère. C’est arrivé, notamment quand il fallait des frondeurs ou des archers, des accensi (les fundibulatores, grâce à l’ajout d’un bâton, allongeaient le jet de leurs balles156) ; ils appartenaient aux corps auxiliaires157. En revanche, personne n’admet plus l’existence de limitanei, « hommes du limes », dans l’armée de Sévère Alexandre : ils sont arrivés là par un anachronisme de l’Histoire Auguste158.

La cavalerie légionnaire a fait couler davantage d’encre, alors qu’elle ne regroupait, on l’a dit, que peu d’hommes159. Elle était encadrée par un centurion (des ?) et par un optio ; un uexillarius, « porteur d’étendard », et un tesséraire, « chargé du mot de passe », y sont attestés160. L’entretien des chevaux était assuré par un pequarius (ou pecuarius)161, par un mulio, « palefrenier », et peut-être par un pollio, qui aurait pris soin des poulains162. L’exercice était présidé par un exercitator et un discens, « instructeurs ». On ne sait pas très bien quel rôle jouait l’hastiliarius ; on voit au moins que son nom est en rapport avec l’hastile, hampe de javeline. Le contact avec les Iraniens a conduit les Romains à créer une cavalerie lourde, composée de cuirassés cataphractaires ou clibanaires, chez les auxiliaires163.

L’artillerie constituait un autre élément de la légion qui a beaucoup séduit les auteurs, anciens et modernes ; dès l’Antiquité, des traités lui ont été consacrés164. Dans l’épigraphie, tous les artilleurs sont appelés ballistarii, « hommes des balistes », quel que soit l’engin qu’ils actionnaient165 ; ils se faisaient aider par les architectes166. Les plus savants avaient droit au titre de doctor167 ; on les appelait doctores ballistarum. Des géomètres, les libratores, pouvaient être appelés à la rescousse168.

La transmission des ordres, elle aussi, a excité la curiosité de tous, plus encore que les armes169. Le général, pour remplir cette mission, pouvait envoyer un cavalier : c’était dangereux, donc incertain. Normalement, il lançait des signaux soit visuels, par le mouvement des étendards, soit sonores, par les airs de la musique170.

Les étendards171 étaient tenus par l’aquilifer, le signifer, le vexillarius172 et l’imaginifer173. On sait que l’aigle, symbole de la légion depuis Marius, à la fin du IIe siècle avant J.-C., possédait une forte valeur, psychologique et religieuse174, les enseignes ou signa des cohortes175 et des manipules également176. Par la suite, chaque cohorte a remplacé son emblème traditionnel par un dragon, une sorte de manche à air177. Leur position au combat permettait aux soldats de rester groupés au sein de leur unité178. Les généraux et l’empereur étaient désignés par un vexillum, une pièce de tissu179. Les portraits des empereurs, tenus par l’imaginifer, accompagnaient aussi parfois (ou toujours ?) les armées allant à la bataille. Plusieurs textes regroupent ces étendards dans des couples qu’il est parfois difficile de comprendre : aigle et signa180 ; signa et vexilla181 ; signa et imagines182.

Complément des étendards, la musique militaire n’a pas moins séduit les auteurs, bien que nous ignorions quels sons elle produisait. Trois instruments majeurs sont connus : la trompette droite, le cor anglais et le buccin183. Le tubicen, « joueur de trompette », sonnait la charge, la retraite et les tours de garde ; il appelait les hommes pour les revues et pour les travaux publics184 ; on en comptait trente-neuf par légion et au moins un option s’occupait d’eux. Le cornicen, « sonneur de cor », accompagnait les signiferi et les tubicines, et il signalait le départ pour une marche et l’arrêt185 ; chaque légion en possédait trente-six, avec également un option. Le bucinator prévenait de la tenue d’une assemblée et il accompagnait le général, notamment pour les exécutions capitales186. Deux autres instruments paraissent moins militaires. La colonne Trajane, notamment, montre des joueurs de flûte qui accompagnent la célébration de sacrifices, probablement des civils. Et des textes mentionnent l’hydraularius, « joueur d’orgue », qui devait cantonner ses gammes à l’intérieur de sa forteresse187.

Assez curieusement, la sécurité de l’armée en marche et au camp a moins passionné les auteurs, alors que les références épigraphiques sont nombreuses. Les soldats se faisaient aider par des chiens en toute circonstance. En tout temps également, l’empereur utilisait comme gardes du corps les prétoriens, les equites singulares Augusti et des speculatores188. Les officiers avaient droit à une escorte-garde d’honneur : dix speculatores189, des singulares, notamment pour les légats-gouverneurs190 ; on leur ajoutera le secutor (sans doute un singularis de rang inférieur), le strator191 ou écuyer et le majordome ou domicurius192. D’autres supernumerarii étaient des hommes mis au service privé des officiers, recrutés après les soldats normaux193 ; ils étaient ce que l’on appelait autrefois des ordonnances.

Des postes de garde avaient été installés dans les camps, placés sous l’autorité d’un tribun194. On trouvait toujours et partout des sentinelles, excubitores195, et des gardiens de différents endroits : chapelle aux enseignes (aedituus ou ad signa)196, basilique (custos basilicae), magasin d’armes (custos armorum)197, grenier (horrearius), thermes (ad balnea) et porte (du camp, sans doute : ad portam). Tous ces soldats étaient surveillés par des circitores qui effectuaient des rondes198. Les musiciens étaient prévenus des changements de garde par un horologiarius. Et enfin, un clavicularius détenait des clefs.

Quand l’armée se déplaçait pour rencontrer l’ennemi, elle était toujours précédée par des speculatores (appelés par la suite proculcatores)199, par des exploratores200 et parfois par des frumentarii201 et des mensores, soldats prévus pour d’autres emplois, mais appelés en renfort pour la sécurité de la troupe. César, dans La Guerre des Gaules, mentionne les speculatores presque à chaque page ; en 9 après J.-C., Varus périt pour les avoir oubliés dans son expédition de Germanie.

Aussi important que les transmissions et la sécurité, l’exercice a suscité moins de remarques202 ; il était conçu comme une formation à la fois initiale et continue. Jugé important, il était donc bien encadré. Le campidoctor régnait sur le terrain d’exercice203, aidé par l’optio campi (le campus était le terrain où s’entraînaient les hommes) et par un doctor cohortis dans chaque cohorte. Des spécialistes formaient les cavaliers, l’exercitator et son discens, et le magister campi. L’escrime était enseignée par un doctor armorum204 et par un armatura, maître d’armes205 ; on connaît même un discens armaturarum, « formateur de formateurs ».

Les services : l’organisation

Pour qu’une armée fonctionne, elle a besoin d’assistance : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui « la queue du dragon », par opposition à sa « gueule », l’élément qui mord. Les militaires romains ont accordé de l’importance à quatre services : la logistique, le génie, la médecine et les sacerdoces.

Un soldat ne peut pas faire son métier s’il n’est pas bien nourri. Alors que les légionnaires de la deuxième guerre punique se sont souvent battus la faim au ventre, les approvisionnements ont été mieux organisés par la suite. César s’en était très bien occupé, mais il n’était plus le seul en son temps. Pour les camps permanents, ce service a sûrement été créé dès l’époque d’Auguste, mais c’est Septime Sévère qui lui a donné une forme administrative presque parfaite, à travers l’annone militaire206.

Un nombreux personnel intervenait. En temps de paix, le blé était acheté par un dispensator. Quand les provisions arrivaient au camp, un évocat et les signiferi, qui trouvaient là un deuxième métier, supervisaient les opérations sous la responsabilité du primipile207 ; à partir de Septime Sévère, le salariarius se chargea des fournitures de l’État208. Le quaestor payait ; l’act(u)arius tenait des registres et il prit une telle importance qu’on l’a appelé « le maître de l’annone209 ». Puis intervenaient le cibariator, ou vivandier, le gardien des magasins, appelé horrearius, le molendarius, « meunier », le lanius, « boucher », et celui qui distribuait le blé, le mensor frumenti (il est possible qu’il ait aussi présidé à la réception de ce produit)210. En campagne, les frumentaires recherchaient les champs de blé et les greniers appartenant à l’ennemi ; le venator, « chasseur », fournissait un complément de viande.

Sous le Principat, le transport des vivres et du matériel avait été bien structuré. En tous temps, ce service que nous appelons le train était assuré par un grand nombre d’animaux, chevaux, mulets et bœufs, confiés à des charretiers, ascitae ou carrarii.

Autre service proche de ce qui se fait de nos jours, le génie militaire employait plusieurs gradés. L’architecte occupait une fonction qui n’était pas aussi estimée qu’elle l’est actuellement dans les milieux artistiques211 ; il s’assurait que le sol était plat, puis il construisait. Il travaillait peut-être avec le discens regulatorum, un maître212. Le choix du terrain avait été fait par le metator, qui répartissait ensuite les unités213, aidé par un arpenteur ou mensor (à ne pas confondre avec le mensor frumenti, déjà mentionné)214. Le librator ou géomètre aidait à la construction du camp, au creusement des fossés et à l’adduction d’eau215. Librator et architectus étaient appelés quand il fallait mettre en branle l’artillerie ; c’était, pour eux aussi, une deuxième mission.

De plus, chaque camp possédait un atelier ou fabrica pour réparer et entretenir les armes, parfois peut-être pour en produire. Il était placé sous l’autorité d’un magister fabricae216, assisté par un optio et un doctor. En revanche, et malgré ce qu’en dit Végèce (II, 11), le préfet des ouvriers, praefectus fabrum, n’a rien à voir avec le génie militaire ; c’était un civil chargé d’éclairer un gouverneur de province ou un magistrat quelconque sur l’environnement social et géographique de sa mission217.

De même qu’il possédait un atelier, le camp disposait d’un hôpital, le valetudinarium, placé sous l’autorité du préfet du camp218. Il ne faut pas trop fantasmer sur la compétence du service de santé aux armées dans l’Antiquité219. Il n’est apparu que tardivement, et nous pensons que les premiers médecins étaient des civils attachés aux officiers supérieurs220. La plus ancienne attestation a été fournie par l’archéologie : on a retrouvé une trousse de chirurgien sur le site de la « bataille » du Teutoburg, en 9 après J.-C.221.Certes, les médecins appartenaient au milieu des immunes ; ils étaient même parfois sesquiplicarii, duplicarii, voire centurions, éventuellement centurions ordinaires222. Mais ils n’avaient fait aucune étude ; et, même s’ils possédaient un matériel pour leurs opérations, leur science relevait de l’empirisme. Le medicus était assisté par un optio et un librarius223, qui tenait les archives ; des discentes sont attestés, ce qui prouve qu’il y avait au moins un minimum de transmission de savoir. Deux titres font problème, le marsus et le capsarius. On ne sait pas bien ce que faisait le marsus ; les Marses, peuple de l’Italie centrale, avaient la réputation d’être des charmeurs de serpents, et l’on suppose que ces aides-soignants s’occupaient des morsures de ces petites bêtes224. Quant au capsarius, son nom vient de la boîte (capsa), dans laquelle il enfermait des ordonnances ou des médicaments. Les écrits étant du ressort du librarius, on peut supposer que le capsarius était un pharmacien qui se chargeait de transporter des remèdes et des pansements.

Il n’est pas utile de trop s’attarder sur les sacerdoces, car ils n’étaient pas nombreux et les officiers se chargeaient souvent des cérémonies religieuses225. Mais ce service jouait un grand rôle pour les mentalités collectives : tous les hommes étaient croyants et avaient besoin de sentir l’appui des dieux. Le sacerdos ad legionem a été discuté ; il semble qu’il ait été en liaison étroite, et même très étroite, avec son unité, comme l’indique son nom (c’est tout ce que l’on peut en dire)226. L’haruspice lisait l’avis des dieux dans les entrailles des victimes que le victimarius sacrifiait227 ; il était sans doute analogue à l’ad hostias. Le pullarius veillait sur les poulets sacrés qui eux aussi pouvaient transmettre la parole divine en mangeant du grain, ou en refusant de s’alimenter.

L’administration

À l’opposé des sacerdoces, l’administration militaire était pléthorique, encore que bien moins nombreuse que celle que l’on peut dénombrer dans la France actuelle. Les papyrus, les tablettes et les ostraka trouvés à Vindolanda, Vindonissa, Bu Njem, Didyme, Krokodilô et au mons Claudianus permettent de voir que les commandants de camps voulaient savoir à l’homme près qui faisait quoi, et au gramme près ce qui se trouvait à l’intérieur de l’enceinte228 ; des journaux de poste indiquaient quel courrier était arrivé229.

De nombreux gratte-papier, avons-nous dit, étaient sollicités et certains titres se ressemblent beaucoup. L’exactus, « l’homme des actes230 », ressemblait à l’act(u)arius qui enregistrait les détails du service journalier et qui avait un homonyme au service de la logistique231. Pour les archives, on faisait appel au commentariensis ou a commentariis, placé sous l’autorité d’un chef appelé summus curator232. Un autre librarius s’occupait des livres233, et il était doublé par un librarius a rationibus spécialisé dans les comptes. Le notarius, comme son nom l’indique, prenait en notes, en fait en sténographie, les discours et propos du commandant de poste234 ; il semble assez analogue à l’exceptor235. Des scribes existaient, notamment le canalicularius, plutôt consacré aux écritures qu’aux adductions d’eau, comme on l’a cru autrefois236 ; le cerarius écrivait sur des tablettes enduites de cire237 ; mais qu’écrivait-il ? On aimerait le savoir. Et l’amanuensis venait s’ajouter de lui-même à ce petit monde en cas de besoin238. Toujours si la nécessité l’imposait, les officiers pouvaient recourir à des interprètes qui connaissaient les langues des barbares voisins239. Des adiutores, ou aides, intervenaient à tous les niveaux240 ; et c’étaient les speculatores qui étaient requis pour le courrier.

Des immunes étaient répartis entre trois types de bureaux241.

Chaque officier disposait d’un état-major particulier appelé officium et dirigé par un corniculaire ; on connaît ainsi les immunes du légat, du préfet et du tribun. Un centurion avait sous la main un option, un porteur de signum, un trompette et un héraut242. Il existait aussi un officium rationum, un « bureau des comptes ».

L’unité disposait également de son propre personnel administratif, réparti en trois tabularia, ce mot désignant à la fois un dépôt d’archives et une caisse comptable. On distinguait donc le tabularium du camp, celui qui était attaché au deuxième centurion de la légion, le princeps, et celui qui regroupait les écuyers, ou stratores ; ces derniers exerçaient donc ici une autre fonction que celle qui leur était initialement dévolue.

Comme partout et comme toujours, le service le plus important était celui qui gérait les finances, la quaestura de l’unité (il y avait d’autres questures). Elle fonctionnait avec un caissier, arkarius, un comptable, tabularius243, et un trésorier-payeur, dispensator, qui pouvait se faire remplacer par un vicaire, vikarius. L’ad anuam travaillait à leurs côtés, mais on ignore ce qu’il faisait.

La justice et la police

Pour maintenir l’ordre dans le camp, et parfois hors du camp, l’armée utilisait n’importe quel gradé244 : tour à tour, on voit un soldat remplir sa mission spécifique puis devenir policier ou bourreau, armé d’un glaive ou d’un bâton, la fustis245 ; ce fut souvent le cas des dix speculatores246. Quelques-uns, toutefois, étaient spécialisés. Un tribun était particulièrement chargé de la prison ; il était assisté dans cette fonction par un option, qui veillait notamment sur les cellules247. Le stator, policier militaire, arrêtait les « présumés » coupables248 ; le quaestionarius leur posait les questions et les mettait à la question249. Hors du camp, on voit intervenir différents types de gradés pour le renseignement. L’important était qu’ils fussent immunes : bénéficiaires et commentarienses250, peu attendus dans ce rôle, frumentaires et speculatores, plus logiquement chargés de surveiller au loin251. Enfin, une sorte de police de la route était assurée par les stationarii et les burgarii, qui détruisaient surtout les bandes de brigands, formées ou en formation ; en règle générale, la statio était placée sous l’autorité d’un bénéficiaire252. Quant à la justice, elle était rendue par les officiers.

On a prêté aux soldats un rôle dans la perception des impôts ; s’ils l’ont joué, ce ne fut que rarement253.

Avant de clore ce paragraphe, mentionnons trois titres qui ne sont pas expliqués : ad fiscum (en rapport avec le fisc, mais en quoi ?), ad praepositum (au service de ce gradé, mais en quoi ?) et conductor. Mais un texte récemment découvert donne le titre de conductor à un civil, un proxénète qui fournissait des femmes à des soldats254. Ajoutons-leur le petitor, qui, à une époque tardive, fut chargé d’introduire des requêtes au nom des soldats, peut-être pour des questions de solde ou en justice255.

Les unités autres que les légions

On retrouve la plupart des mêmes titres dans les légions et dans les autres corps. Quant à ceux qui ne sont connus que pour certains types d’unités, il est possible que seul le hasard des découvertes soit en cause.

On trouve chez les prétoriens (et souvent les urbaniciani) un portier, appelé ostiarius, et un chorographiarius, « topographe ». Plusieurs fonctions paraissent isolées, celle qui incombe au docteur en archerie, doctor sagittariorum, et le prêtre appelé sacerdos ou antistes. On ne sait pas très bien si le caelator, « graveur » ou « ciseleur », travaillait sur les armes ou non. Et le custos vivarii surveillait le zoo qui abritait les bêtes destinées aux amphithéâtres. L’administration mobilisait des hommes qui portaient des titres particuliers, le scriniarius et son chef, le primoscriniarius, pour le travail dans les bureaux, le laterculensis pour dresser les listes de soldats et le fisci curator, qui aurait géré les versements du trésor. Un tector, bien mystérieux, était présent chez les equites singulares Augusti. Ceux-ci possédaient aussi un tablifer, « porte-étendard », et un turarius, prêtre des cultes thraces. Un aedilis était attaché au camp des pérégrins ; il surveillait le marché ou le temple, on ne sait.

Il fallait s’attendre à plus d’originalité chez les vigiles. Le sifonarius, aidé par l’aquarius, faisait fonctionner la pompe à incendie. L’uncinarius et le falciarius utilisaient l’un un crochet et l’autre une faux pour enlever les décombres. Quant à l’emitularius, on ne sait pas très bien ce qu’il faisait.

On retrouve chez les auxiliaires la plupart des titres attestés chez les légionnaires256. Dans les ailes et les cohortes sont connus, en outre, des veredarii, ou courriers, et des baiuli, ou porte-faix257, parfois utilisés eux aussi pour transmettre des messages.

Comme les vigiles, les marins avaient leurs spécificités258. Les fabri navales travaillaient dans les arsenaux. Sur le navire, on voyait à l’arrière le gubernator ou timonier259, au milieu le velarius ou maître des voiles, à l’avant le proreta, « officier de proue », le celeusta ou pausarius, « chef des rameurs », et le pitulus qui leur donnait la cadence. Pour la religion, un coronarius s’occupait de couronnes, sans doute celles qui étaient destinées à servir de couvre-chef aux soldats quand ils assistaient à une cérémonie.

Finissons ce tableau par deux groupes qui font une transition entre les civils et les militaires, et qui ont donné matière à débat, les calones et les lixae260. La distinction entre les deux peut être établie grâce à un dictionnaire latin compilé par un certain Festus. Il dit que les calones étaient « des valets d’armée, ainsi nommés parce qu’ils portaient des masses de bois que les Grecs appellent kala ». Quant aux lixae, il indique qu’« on appelle ainsi les hommes qui suivent l’armée par l’appât du gain, parce qu’ils sont hors des rangs de la troupe régulière, et qu’il leur est permis d’agir à leur fantaisie ». Contrairement à ce qui a été écrit, ils appartenaient au milieu des hommes libres, puisqu’ils participaient à l’exercice et qu’au besoin (seulement au besoin) ils combattaient261. Pison avait pris quelques-uns d’entre eux pour une armée formée à la diable d’alliés, de recrues, de déserteurs et de lixae262. Ces hommes pouvaient même se réclamer d’une armée, de l’armée de l’Illyrie par exemple263. Au rebours, ils pouvaient quitter leurs fonctions en toute légitimité, et ainsi parfois accompagner des commerçants au-delà de la frontière, chez les Germains264.

Le recrutement : les « ressources humaines »

La hiérarchie se transposait dans le recrutement, qui a été traité par les historiens modernes sous deux aspects : origines sociales et origines géographiques des militaires. Dans les deux cas, des différences séparaient les cadres des soldats, et les différentes unités entre elles. Quoi qu’il en soit, et même si l’on peut toujours discuter tel ou tel point, nous devons admettre que des études assez variées ont permis d’éclaircir le sujet. En particulier, l’évolution qui a été constatée n’a jamais découlé d’une loi : elle a résulté d’un processus lent, fruit des circonstances ; on sait par exemple que les mesures attribuées à Domitien et à Hadrien n’ont jamais existé que dans les fantasmes d’érudits265. Le plus important, c’est que les responsables ont tous et toujours visé un objectif fondamental : la qualité. Ce choix était possible parce que l’État n’avait besoin que de quelques milliers d’hommes chaque année, à prendre sur l’ensemble d’un immense empire266.

LE CONSEIL DE RÉVISION

Personne ne s’étonnera que, chez un peuple comme les Romains, la tradition républicaine ait perduré267. Le service militaire resta obligatoire en théorie, tout comme le conseil de révision devant lequel chaque jeune homme libre de l’empire devait se présenter entre 18 et 21 ans268, quels que soient son rang social et sa patrie269. Et deux principes présidaient aux opérations : sélection et élitisme. Cette cérémonie était appelée dilectus, « le choix », mot apparenté à eligere, « choisir », d’où vient un autre mot, legio, « légion »270. Elle était normalement présidée par le gouverneur de province, en présence d’une garde d’honneur, dilectus caussa (sic) comme le dit une inscription qui comporte une faute (caussa au lieu de causa)271. Dans des circonstances exceptionnelles, l’empereur ou, à l’opposé, le procurateur s’en chargeait272 ; mais n’importe quel personnage important pouvait prendre cette responsabilité, par exemple dans une guerre civile273.

Le candidat était soumis à un véritable examen274 : il devait dire en public quels étaient son statut juridique (citoyen romain ou pérégrin), sa moralité, et s’il n’avait pas exercé un métier considéré comme infâmant275 ; il décrivait son tempérament276 ; il se présentait nu pour montrer qu’il était bien un homme et pour faire voir ses aptitudes physiques277. Enfin, il était interrogé sur ses connaissances en lecture, écriture et arithmétique278. S’il était élu, le jeune homme recevait un livret qu’il gardait ensuite pendant toute sa vie militaire279. Dans ses démarches, le gouverneur recherchait les montagnards de préférence aux habitants des plaines, et les paysans plutôt que les citadins : c’était là une question de réputation280. Il est aisé de comprendre qu’il privilégiait, dans le lot, les hommes grands, forts et doués d’un minimum d’intelligence. Végèce (I, 2 et 6) conseille deux règles qui ne semblent pas avoir rencontré beaucoup de faveur, la théorie des climats et la physiognomonie : que les recrues viennent d’un climat froid ou chaud et qu’elles aient eu telle ou telle forme de visage ne semble pas avoir été des critères très respectés.

Tous étaient appelés et peu étaient élus, avons-nous dit281. Certes, le service était en théorie obligatoire et universel. Mais, en pratique, les besoins en effectifs étant modestes, le gouverneur pouvait choisir les meilleurs ; là se trouve une des clefs qui permettent d’expliquer l’excellence de l’armée romaine. Et le bon empereur, tel Trajan d’après son ami Pline le Jeune, était celui qui veillait avec soin à cette opération282. De même, il n’est pas difficile de comprendre que les peuples nouvellement conquis, les Bretons, les Germains, les Gaulois et les autres, éprouvaient quelque répugnance face à cette contrainte283. Des abus sont parfois attestés : un certain Pédius Blésus fut condamné pour s’être laissé corrompre lors du dilectus284.

Quand la guerre était là, il fallait trouver des solutions. Soit les responsables procédaient à une levée en urgence, surtout dans la région proche de la zone de conflit, aussi bien que dans Rome285, soit ils complétaient les effectifs décimés avec des renforts pris dans d’autres unités286. La levée en urgence s’appelait un tumultus, mot qui ne signifie pas, comme on l’a écrit parfois à tort, « mobilisation générale » ; même dans les pires moments, les Romains n’ont jamais envisagé la mobilisation générale, une pratique qui a été créée par la Révolution française. Mais tumultus désigne aussi un soulèvement, et on en connut chez les Gétules, en Cyrénaïque, en Judée et ailleurs287. En cas de faiblesse des finances, on taillait dans les effectifs288. Mais si au contraire on manquait d’hommes, on rappelait les retraités, les vétérans289. Marc Aurèle recruta des hommes sur place, à Carnuntum de Pannonie, pendant trois ans290 ; plus tard, un légat consulaire mobilisa à la hâte des auxiliaires291. Par la suite, la situation se détériora et, au milieu du IIIe siècle, les camps étaient vides, dit saint Cyprien292.

L’ARMÉE ET LA SOCIÉTÉ

L’armée offrait un reflet de la société, tous les historiens le disent ; mais ce reflet était déformé.

En ce qui concerne les niveaux supérieurs293, l’hérédité comptait beaucoup : un fils de sénateur devenait d’abord tribun laticlave ; un fils de chevalier commençait par une préfecture de cohorte ; un fils de notable accédait au rang de centurion. En revanche, leurs origines géographiques n’ont jamais été bien étudiées ; tout au plus peut-on dire que les Germains et sans doute les Italiens ont fourni davantage d’officiers équestres que les autres régions de l’empire294.

À cet égard, le cas des centurions et des décurions ne semble pas avoir été bien étudié lui non plus. Deux situations ont été vues, mais nous pensons qu’elles représentaient des exceptions et non la règle. D’une part, des sous-officiers très méritants pouvaient obtenir ce grade ; ils étaient appelés ex caliga, « sortis du rang295 ». D’autre part, quelques fils de chevaliers, attirés par le métier militaire et trop peu doués pour devenir préfets, ont choisi un centurionat plutôt que la vie civile. Un personnage de ce rang était désigné comme ex equite romano, ce qui ne veut pas dire comme on l’a cru « ancien chevalier romain », mais « issu de l’ordre équestre296 ». À notre avis, et habituellement, un fils de notable accédait directement au grade de centurion ou de décurion, et ce genre de nomination, souvent ignoré des savants eux-mêmes, a été voulu par Auguste ; en témoignent Dion Cassius et Aelius Aristide297.

Le milieu des soldats, en revanche, est connu. En principe, seuls des hommes libres servaient298. Les citoyens romains entraient dans les légions ; les autres, les pérégrins, dans les unités auxiliaires et dans la marine. Tacite a reproché à ces derniers leur langue et leur comportement, barbares selon lui299 ; il n’avait ni tout à fait tort ni tout à fait raison. Mais l’attrait du service militaire était si fort que des jeunes gens refusés pour la légion demandaient à intégrer des unités auxiliaires ; l’armée romaine était devenue une armée de volontaires et de citoyens300. À l’opposé, fruit de circonstances particulières, une mesure a surpris car on a vu des pérégrins entrer dans des légions301 ; ils étaient sans doute des castris (castris et pas « ex castris », comme le répète une tradition erronée remontant à Theodor Mommsen). Ces hommes, dits « nés au camp », en réalité fils de soldats, étaient recherchés pour leur sens du métier. Ils n’obtenaient tous les droits des légionnaires, notamment la civitas, qu’en quittant le service.

En principe, les esclaves n’étaient pas admis au service, non pas comme le croyaient les marxistes parce que les hommes libres redoutaient leurs révoltes (ils se conduisaient avec docilité, et il fallait vraiment les pousser à bout pour les faire bouger), mais parce qu’ils étaient jugés indignes de porter les armes et parce que les maîtres avaient besoin de leurs services ; ils appartenaient au monde de l’économie, pas de la guerre. D’ailleurs, les affranchis, également souillés par la tache servile, subissaient la même exclusion. Toutefois, au début de l’empire, esclaves et affranchis ont pu être utilisés dans les cohortes de vigiles et dans la marine.

Pourtant, au grand déplaisir des écrivains anciens, l’État romain a dû parfois choisir plus bas qu’il n’eût été souhaitable, dans des circonstances graves et dans l’urgence. Des empereurs ont même été accusés d’avoir recruté des indigents, des vagabonds et des brigands302. Et si des esclaves ont porté les armes, ce fut à une condition : qu’ils aient été libérés avant d’entrer au service303. Sous la République, ils étaient appelés voluntarii ou volones304. Auguste fit recruter des affranchis dans quatre cas : pour défendre l’Illyrie, la Gaule, lors d’un incendie à Rome et sous la menace de désordres provoqués par la famine. C’est ainsi qu’il envoya Germanicus dans les régions danubiennes avec une armée comprenant quelques esclaves et affranchis305. À l’opposé, Trajan indique à Pline, gouverneur de Pont-Bithynie, comment juger deux esclaves qui ont été repérés dans l’armée : s’ils ont été pris par le conseil de révision, lors du dilectus, ce dernier a commis une faute ; si c’est le maître qui les a fournis, c’est lui qui en porte la responsabilité ; s’ils se sont introduits frauduleusement dans l’armée, il faut les condamner à mort.

Il y eut pis (ou mieux, c’est selon les points de vue) : le recrutement de gladiateurs. Les modernes s’extasient devant cette idée qu’ils trouvent excellente. En réalité, c’était une fausse bonne idée. Les gladiateurs ignoraient la discipline militaire, ils n’avaient pas appris à se battre en unités constituées et ils ne connaissaient pas le maniement des armes de guerre. D’ailleurs, chaque fois qu’ils durent affronter des soldats, ils furent battus à plate couture306. D’autres solutions existaient dans les situations d’urgence. Par exemple, Néron transforma des marins en légionnaires307. En Pannonie, mais à une date tardive, des barbares auraient été appelés, mais c’est la douteuse Histoire Auguste, une source parfois peu fiable, qui le dit308. Le recrutement de barbares relève d’ailleurs du lieu commun ; c’est le reproche habituellement adressé aux « mauvais empereurs ».

L’ARMÉE ET LES PROVINCES

La question des origines géographiques des soldats a intéressé les historiens au moins autant que leurs origines sociales. Et leurs réponses sont assez satisfaisantes.

Il est plus simple de commencer par les légionnaires, qui sont les mieux connus309. Au début du Principat, une partie d’entre eux venait d’Italie ; d’autres étaient recrutés dans les provinces proches de la frontière à défendre, par exemple des Gaulois étaient envoyés sur le Rhin310 ; déjà, quelques fils de soldats ou castris faisaient leur apparition. Puis les conseils de révision firent de plus en plus appel à des habitants de la province à défendre : ainsi des Carthaginois servirent en Afrique. Puis les nouveaux venus furent pris dans des cités de plus en plus proches des camps311 ; les castris augmentèrent parallèlement, mais leur nombre ne dépassa jamais les 50 %. Au IIIe siècle encore, les Pannoniens et les Thraces défendaient leur province312 ; les Africains servaient en Afrique. Les mentalités évoluèrent. La durée du service – jusqu’à vingt-cinq ans dans les légions, jusqu’à trente dans les auxiliaires et la marine – détacha les soldats de leur patrie de naissance : ils ne se sentaient plus originaires de telle ou telle cité, ni de la ville ou de la campagne ; ils appartenaient au camp313.

Hérodien dit qu’Auguste avait dispensé du service militaire les Italiens (II, 11, 5). C’est inexact, et d’ailleurs cet auteur se contredit : ils entraient directement comme officiers ou bien ils fournissaient des soldats à la garnison de Rome, à la marine, plus tard à la IIe légion Parthique, d’Albano. Et l’Italie a toujours fourni des hommes quand le besoin s’en est fait sentir, par exemple au temps de Néron, puis en 193, ensuite sous Sévère Alexandre et encore sous Maximin le Thrace314. Mais le Ier siècle a été une période de relative difficulté pour trouver des hommes315.

Le recrutement des légionnaires dans les armées des Germanies

(Forni G., Reclutamento, 1992, p. 116-141)

Auguste-Caligula

Claude-Néron

Vespasien-Trajan

Hadrien-284

Italiens

63

29

55

9

Gaulois

19

38

29

21

Germains

9

32

Autres Occidentaux

19

26

9

Orientaux

9

16

Total

82

86

128

87

Les prétoriens et les urbaniciani, des privilégiés, venaient de Rome même, des régions voisines, Étrurie, Ombrie, Latium, ou, à la rigueur, de vieilles colonies316. En 193, ils eurent le tort de vendre l’empire aux enchères, au plus offrant. Septime Sévère ne le leur pardonna pas ; il chassa de l’armée ces hommes indignes et les remplaça par des légionnaires de Pannonie317 qui l’avaient soutenu dès son coup d’État et qui en étaient ainsi récompensés : vie agréable à Rome, salaire plus élevé, service plus court et prestige plus grand. Toujours dans la garnison de Rome, on sait que les equites singulares Augusti venaient largement de Germanie, en particulier du pays des Bataves318.

La situation des auxiliaires est également connue319. De nombreuses unités portaient des noms ethniques : cohors I Lingonum, ala I Pannoniorum… Ces corps étaient créés au sein du peuple dont ils portaient le nom. Cette mesure n’était pas sans avantages : elle privait des peuples révoltés à une date plus ou moins récente de leurs jeunes gens les plus dynamiques, car ils étaient envoyés au loin ; et il était aussi possible de faire combattre des Bretons contre des Bretons, ce qui était très avantageux, on s’en doute320. Puis ces unités étaient souvent déplacées et les effectifs étaient ensuite complétés sur place, mais seulement en partie ; la patrie d’origine fournissait toujours des hommes.

L’histoire du recrutement pour les corps auxiliaires peut être enrichie par l’apport de nombreux textes321. Un auteur a voulu expliquer la politique de recrutement d’Auguste dans les circonstances d’exception, dans les difficultés : dans ce genre de cas, il ne se montrait pas trop difficile322. Dès l’époque de Tibère, des Juifs (ou des chrétiens ?) auraient été enrôlés323. Sous les Julio-Claudiens, Rome contraignit toutes sortes de peuples à se soumettre au dilectus. Ce furent, en Occident, des Gaulois, des Germains (notamment des Canninéfates), des Rètes, des Vindéliciens, des Numides, et même des Bretons, malgré le refus de beaucoup d’entre eux324. Il en fut de même en Orient.

Au temps de Néron, on fit appel à des jeunes gens de toute cette région, plus particulièrement de Galatie, de Cappadoce et de Cyrénaïque. La garnison de Césarée de Judée venait largement de la ville elle-même et de ses environs. Les recrues appartenaient aux familles païennes, grecques ou syriennes, de la région ; contrairement à quelques historiens, nous ne croyons pas que des Juifs aient pu servir dans l’armée romaine, sauf s’ils abjuraient (en effet, il leur eût été impossible de pratiquer le sabbat et de respecter les divers interdits de leur religion). Les gouverneurs mobilisèrent des archers arabes et des frondeurs syriens325. Parfois, les recrues étaient immédiatement envoyées au loin, des Pannoniens en Orient et des Africains, des Gaulois et des habitants de l’Asie en Illyrie326. Dans la guerre civile de 68-69, les parties en cause firent appel à des Gaulois, des Belges, des Germains (Bataves, Canninéfates, Tongres et Trévires)327, des Pannoniens, des Italiens (Ligures et Alpins), des Dalmates328, et même des habitants de la province d’Asie, car elle était riche en hommes329. L’Afrique était protégée par des auxiliaires appelés Puniques et Maures par Tacite330. Quelques Chypriotes ont même été repérés331.

Par la suite, le recrutement de Bretons est attesté en 208332. Caracalla se rendit à Alexandrie, leva des hommes et, dit-on, il les fit tous tuer parce que leurs compatriotes lui avaient manqué de respect333. Plus tard, il confia à de nouveaux soldats, des Germains, le soin de sa garde (à moins qu’il n’ait renouvelé ses equites singulares Augusti)334.

Il apparaît déjà, même si ce n’est pas aisé à voir, que certains peuples fournissaient des spécialistes de tel ou tel type de combat. Cette tendance se développa au cours du IIIe siècle, au point que quelques troupes paraissent avoir joué un rôle analogue à celui qui revient aux forces spéciales aujourd’hui. Deux peuples se détachent pour leur utilité, les Maures et les Osrhoéniens. La colonne Trajane montre déjà des Maures commandés par Lusius Quietus ; pour la suite, les auteurs anciens louent leur valeur comme lanciers335. Quant aux Osrhoéniens, c’était leur talent d’archers qui les faisait rechercher336. D’une façon générale, les Arabes fournissaient des archers et, en outre, les Syriens, des frondeurs, on l’oublie toujours337. Pour rester en Orient, notons que des déserteurs et des esclaves iraniens, appelés Parthes, se battaient contre leurs compatriotes avec d’autant plus d’énergie qu’ils n’avaient rien de bon à en attendre338. Mais, en ces temps difficiles, l’Occident avait aussi ses bons soldats, les Germains, recherchés pour leur férocité339, les cavaliers dalmates340 et les Pannoniens341.

Revenons sur les Maures, car ils ont donné matière à débat : Dion Cassius dit que l’éphémère empereur Macrin, « comme tous les Maures, était peureux » ; Hérodien au contraire loue leur caractère courageux et sanguinaire (ce qui n’est pas inutile pour faire la guerre)342. Mais Dion Cassius voulait brosser un portrait à charge du personnage. Il faut préférer le point de vue d’Hérodien : l’État romain n’aurait pas payé des soldats inefficaces. Ils devaient bien rendre des services.

Il reste à mentionner les marins des flottes prétoriennes, qui venaient surtout d’Italie, également de Pannonie et de Dalmatie. On y a aussi trouvé des Africains343. Dans les flottes provinciales, le recrutement local a existé assez tôt : en 70, des Bataves étaient utilisés comme rameurs dans la flotte de Germanie344.

Conclusion

Il fallait présenter les unités, la hiérarchie et le recrutement de l’armée romaine pour que l’on puisse comprendre la tactique. Mais cette enquête nous a conduit à une conclusion inattendue : elle nous a apporté trois explications qui permettent de mieux comprendre la redoutable efficacité de cette armée. D’abord, son organisation en unités diverses et complémentaires permettait un usage des soldats adapté à toutes les circonstances. Ensuite, la hiérarchie complexe et élaborée procurait à chaque homme un encadrement proche et efficace sur le terrain. Enfin, le choix politique d’un recrutement de qualité donnait un avantage aux Romains : les soldats qu’ils avaient étaient les meilleurs. Et ils étaient souvent, ajouterons-nous, des citoyens romains.