L’étude de l’armée comme institution permet de mieux comprendre la tactique et la stratégie. La conclusion de ce premier chapitre a en outre apporté des éléments expliquant l’efficacité des légions. D’autres aspects de la guerre qui, bien qu’ils ne touchent toujours pas son déroulement de manière directe, ne lui sont pas étrangers, permettront de compléter ces remarques. La question est de savoir comment les Romains concevaient ce phénomène. Ceux qui attendent la description d’un peuple belliqueux, avide de plaies et de bosses, risquent d’être surpris.
Pourquoi les Romains faisaient-ils la guerre ? Quels étaient leurs buts de guerre et quelles missions étaient confiées à l’armée ? C’est là tout ce que les Allemands appellent depuis 1918 la Kriegschuldfrage, sujet qui a divisé les chercheurs.
La littérature consacrée à ce sujet est abondante, et, avant d’en venir aux historiens, il n’est pas inutile de commencer par les spécialistes des sciences humaines ; ils permettent parfois de cerner des causes de guerre qui sont permanentes. Pour les uns, la guerre est un phénomène humain, culturel et non pas naturel, car elle n’est pas pratiquée par les animaux. Son apparition est donc concomitante de l’apparition de l’homme ; mais les préhistoriens ne sont pas unanimes. Certes, ils ont découvert des corps mutilés et isolés, et même des massacres remontant au Paléolithique ; mais quelques-uns d’entre eux pensent qu’il s’agit de faits exceptionnels ou d’actes rituels, à défaut de pouvoir être définis comme religieux.
Deux disciplines font aussi de la guerre une activité humaine, la psychanalyse et l’éthologie. Pour Sigmund Freud, les entreprises de l’homme s’expliquent par deux facteurs, le sexe et la mort, Eros et Thanatos, et la guerre c’est évidemment Thanatos (il a été actualisé par l’œuvre de Norbert Elias, qui approuve ces idées pour l’essentiel). L’éthologue Konrad Lorenz va plus loin. Il considère que l’homme est un animal, et qu’il est en même temps plus qu’un animal. La violence lui est ainsi inhérente et l’agressivité est innée chez lui, ce qui n’est pas rousseauiste. Dans ces conditions, la société est fondée sur l’utilisation intelligente de cette pulsion qui doit être dérivée sur un objet, contrôlée, et qui peut être orientée dans des directions diverses, biologique, psychologique ou économique. La guerre, dit-il, surgit quand le contrôle cesse d’exister, quand il y a passage de l’agressivité à l’agression. Mais l’adhésion à l’une ou l’autre de ces doctrines relève de choix philosophiques, et elle échappe à nos enquêtes.
L’historien, en effet, considère que cinq sortes de motifs peuvent expliquer les guerres : les uns sont proprement militaires, les autres politiques, économiques, sociaux ou psychologiques. Or les Romains pouvaient mener des guerres classables dans chacune de ces catégories.
Les causes proprement militaires entraient elles-mêmes dans plusieurs catégories. Contrairement à ce que beaucoup de commentateurs imaginent, les Romains n’ont pas été de perpétuels attaquants qui ne s’arrêtaient que pour reprendre leur souffle. Ils ont certes mené des guerres offensives ou d’agression (Pannonie, 19-9 avant J.-C. ; Maurétanie, 40-42 ; Iran, 114-117 et 161-166), et ils s’appuyaient dans ce cas sur un impérialisme assumé, que Virgile a résumé ainsi : « Ne l’oublie pas, Romain : c’est à toi qu’il appartient de soumettre les nations » (Énéide, VI, 851)1. Mais il ne faut pas séparer ce vers de son contexte, car certaines de ces entreprises ont été des guerres préventives ou de dissuasion. (notamment contre l’Iran). Et, quand ils engageaient un conflit dans ces conditions, c’était avec l’objectif de détruire l’armée ennemie2.
Parlant de l’époque républicaine, Paul Veyne s’est posé une bonne question3 : « Y a-t-il eu un impérialisme romain ? » Choisissant ses exemples avec intelligence, il a répondu non. Car les Romains ont parfois été les agressés, et ils n’ont pas toujours été les agresseurs. Sous le Principat, il leur est arrivé d’être contraints de repousser des ennemis (Germains, 19 avant J.-C.-9 après J.-C. ; Iran, 2 avant J.-C.-4 après J.-C. ; Daces, 85-89 ; Germains, 166-180). Ils ont dû aussi mener des guerres punitives ou de représailles, mais souvent, dans ce cas, des raids suffisaient. Dès le début du IIIe siècle, les guerres défensives se sont multipliées parce que les Germains et l’Iran devenaient beaucoup plus menaçants. L’empire passa alors sur la défensive pour de longues décennies. Enfin, d’autres cas sont également attestés, par exemple des soulèvements de territoires conquis. Il ne faut pourtant pas être naïf : les Romains ont su trouver des arguments pour déclencher une guerre. L’auteur anonyme de l’Abrégé des Césars manifesta un cynisme assez extraordinaire en affirmant qu’il ne faut faire la guerre que lorsque le profit est assuré (I, 12).
Nous avons vu plus haut, dans le Prologue, que la guerre est intimement liée à la politique, et qu’elle n’est qu’un moyen parmi d’autres de conduire les affaires des États (Clausewitz et Jomini)4. Mais quand la politique intervenait-elle en tant que cause dans l’Antiquité ? Dans deux cas. D’une part, des traités liaient les Romains à divers peuples et les amenaient à intervenir pour défendre leurs protégés-alliés – Claude a entrepris la conquête de la Bretagne parce que des transfuges n’avaient pas été rendus5. D’autre part, les guerres civiles s’expliquent souvent par un désir égoïste de conquête du pouvoir ; chez les Romains, elle pouvait avoir une autre explication radicalement opposée, le sens du devoir, quand un chef d’État se révélait inférieur à sa tâche (68-69, 193-197 et crise du IIIe siècle). Mais d’autres aspects sont propres à ces temps. Les conflits interétatiques ont toujours été l’occasion pour les belligérants de manifester leur patriotisme, notion que les Romains ont grandement respectée.
De nos jours, la politique est souvent mise au service de l’économie. Cette conception fut aussi fréquemment appliquée au monde romain, à tort, au XIXe et au XXe siècle, par les marxistes et par les libéraux. Karl Marx et ses premiers disciples imaginaient que les légionnaires participaient en permanence à des chasses aux esclaves, main-d’œuvre qu’ils pensaient indispensable au bon fonctionnement de l’économie italienne. Les seconds, tels Joseph Schumpeter ou J. A. Hobson, croyaient que le Sénat cherchait à contrôler les pays producteurs de blé et les voies de communication. Hélas, aucun texte ne va dans ce sens, et ces interprétations relèvent du parfait anachronisme. Certes, les anciens n’étaient pas insensibles aux richesses, mais ils ne les imaginaient pas comme le font les sociologues et les économistes modernes.
Les simples soldats se battaient avec la perspective du butin6, une source de revenus qui est interdite, en principe, de nos jours ; l’appât du gain faisait oublier la peur, et le pillage de Crémone suscita des passions, avant et pendant l’opération7. Et quand on attaquait un ennemi trop pauvre pour rapporter quoi que ce soit, les soldats se mettaient en colère8. Cet enrichissement était jugé normal et même moral par eux. Il ne pouvait pas être assimilé à un vol – Aulu-Gelle le dit clairement9 –, et il était d’ailleurs prévu et organisé par le droit romain. Le juriste Gaius a formulé cette pratique : « Ce que nous prenons à l’ennemi devient nôtre par considération naturelle » (II, 69)10. Le latin distingue praeda, « ce qui est pris », et mandubiae, « les prises de guerre », l’argent obtenu par la vente des prisonniers11. Le butin comprenait des personnes, à savoir le soldat qui s’était rendu, ses serviteurs, libres et non libres, et sa famille, tous devenant esclaves des vainqueurs12, et aussi des biens, surtout des liquidités, et également les armes et les chevaux ; les cadavres étaient dépouillés sans gêne13. Des armes, il était fait trois lots. Les unes étaient remployées. Les autres étaient accrochées à un trophée, mannequin qui était vêtu avec un casque, une cuirasse et un bouclier, une épée et une lance, au pied duquel était déposé un amas d’armes ; ce monument honorait principalement Mars, Vénus et la Fortune, ou encore Mars, Jupiter et Auguste14. La gemma Augustea de Vienne montre l’érection d’un monument de ce type ; on y voit le mannequin avec des captifs enchaînés et humiliés à ses pieds15. Et les dernières armes étaient brûlées16.
Les captifs étaient le plus souvent vendus17. Les prisonniers appartenant à la noblesse étaient épargnés, car ils valaient cher18 ; et le chef ennemi se sentait toujours quelque solidarité avec eux. Ils étaient encore plus respectés s’ils possédaient une quelconque protection divine, ce qui fut le cas de Flavius Josèphe, considéré comme un prophète. Mais le général Josèphe fut d’abord couvert de chaînes, car, s’étant rendu, il était devenu un esclave. Ensuite il fut affranchi et le Juif Josèphe devint le Romain Titus Flavius Josephus ; il ajouta à son nom individuel les noms de famille de celui qui l’avait affranchi19.
Quand l’ennemi se rendait sans combattre, le butin allait au général : les vaincus s’étaient placés sous sa fides, ils avaient fait une deditio20. Sinon, il allait aux combattants et, dans ce cas, le partage était organisé avec méthode, conformément au droit21.
Les situations de guerre civile étaient plus complexes, car alors, en principe, les prisonniers ne faisaient pas partie du butin et il valait mieux manifester la clementia qui recommandait de les libérer22 ; parfois, irrités de ne pouvoir rien tirer de leurs compatriotes vaincus, les vainqueurs préféraient les tuer23. L’appât du gain pouvait aboutir à des actes abominables contre des étrangers. Des Juifs pris dans une ville assiégée cherchaient à fuir, et les Romains les laissaient faire. Avant de partir, le chef de famille avalait les pièces d’or qu’il possédait puis il les récupérait ensuite dans ses excréments. Le procédé fut découvert par des auxiliaires, que le Juif Flavius Josèphe appelle « la racaille arabe » (cet écrivain était rempli de haine à leur égard). Ces soldats capturaient tous ceux qui cherchaient à quitter la ville, leur ouvraient le ventre et fouillaient les intestins pour récupérer les pièces de monnaie. Et les légionnaires n’étaient pas en reste24. C’est ainsi que la prise de Jérusalem donna son lot de richesses25.
L’histoire montre que la guerre civile apportait parfois du butin. Les vitelliens espéraient les dépouilles de la Gaule et l’or des Viennois, puis ils pillèrent l’Italie26. Et nous avons parlé du sac de Crémone, au cours duquel même l’argent des temples ne fut pas épargné27. Plus tard, les légionnaires voulurent piller Trèves, mais leur chef, Cerialis, les en empêcha28. En fait, piller le territoire romain, acte moralement répréhensible, ne gênait pas grand monde29.
Quant au Sénat, il faisait peser un tribut sur les terres conquises, devenues ager publicus en droit romain, ce qui eut l’avantage de dispenser d’impôts toute l’Italie (et Rome, bien évidemment). Sous Tibère, les notables de Gaule se soulevèrent, entre autres raisons à cause du tribut, lourd à payer et humiliant à supporter30. Au temps de Néron, le peuple juif devait verser un tribut à Rome, ce qui compta au nombre des causes qui déclenchèrent la guerre de 66-7031.
Quelques modernes ont avancé d’autres thèses, voisines de celles-ci. La guerre, selon Gaston Bouthoul, visait à régler un problème démographique car elle permettait d’acquérir des terres, voire de résoudre une crise d’écosystème (dans ce cas, la surexploitation des terres s’ajoute au surplus de population si l’on en croit Alain Deyber, mais à propos du monde celtique).
Il est évident que la notion de richesse a varié avec le temps et avec les milieux sociaux. Et l’organisation de la société occupait une place parmi les causes de guerre. Il est très généralement admis que les Germains et les Gaulois obéissaient à une tradition de violence, et Charles Letourneau considère même que tous les peuples ont en eux cette passion. Chez les Romains, elle a pris un aspect particulier : pour faire carrière, les nobles devaient faire montre de leur virtus, mot qui désigne le dévouement à l’État dans les domaines civil et militaire (il ne signifie « courage » que par dérivation de sens). Pourtant, tous ne nourrissaient pas une admiration sans bornes pour la guerre issue de cette obligation. Pline l’Ancien, après avoir exprimé son enthousiasme pour l’intelligence de César, ajoute un commentaire étonnamment moderne. En effet, après avoir estimé à 1 192 000 le nombre de morts causés par la guerre des Gaules, il ajoute qu’il ne lui fera pas « un titre de gloire d’un pareil crime contre l’humanité32 » (Velleius Paterculus réduit ce chiffre : « plus de 400 000 »).
Il y a plus. Il nous semble que la principale source de guerre dans l’Antiquité tenait à la psychologie collective. D’abord, la peur régnait dans un monde où l’autre était mal connu et supposé menaçant ; on appelait ce sentiment le metus hostilis, « la crainte que suscite l’ennemi33 ». Ce besoin de sécurité explique des guerres préventives, ou au moins des mesures de dissuasion que ne remplaçait aucune persuasion efficace. Ensuite, beaucoup d’hommes et de peuples préféraient commander plutôt qu’obéir, d’où des guerres extérieures et une partie des guerres civiles. C’est à peu près ce qu’a dit l’historien grec Thucydide : il a écrit que le goût pour la domination a marqué l’humanité. Enfin, quelques hommes, généraux et politiciens, se laissaient emporter par leur passion pour la guerre et plus encore par les bénéfices politiques qu’ils en attendaient. On pense à César et à Trajan pour illustrer cette attitude.
En revanche, deux motifs possibles doivent être éliminés : la culture et la religion ; aucune guerre n’a été provoquée pour imposer des dieux ou le latin. Et c’est heureux car les guerres de religion sont toujours les plus cruelles qui soient (en témoignent les deux révoltes des Juifs contre Rome)34. Les Romains croyaient que tous les humains adoraient les mêmes dieux sous des noms différents ; c’est ce phénomène que Tacite a appelé l’interpretatio romana35. Et ils étaient parfaitement insensibles, juste un peu méprisants, à l’égard de ceux qui employaient le punique ou le gaulois. Ils ne croyaient pas au choc des cultures, et ils n’auraient pas compris le débat qui a récemment opposé Francis Fukuyama à Samuel Huntington.
Les guerres du Principat s’expliquent donc par des causes diverses, ce qui n’a rien de surprenant, par des réactions de défense face à des agressions, par l’espérance du butin et du tribut, par la nécessité de la virtus, et surtout par la peur et le goût pour la domination. On voit que les mentalités collectives ont beaucoup joué. L’attitude des ennemis également.
D’une manière générale, les historiens de Rome font de l’histoire militaire sans tenir compte des ennemis, ce qui est bien étrange36. Ils ont tort – nous avons eu tort – et il ne faudrait pas continuer dans cette voie, parce que ces derniers présentaient une grande diversité et parce que beaucoup d’erreurs ont été écrites à leur sujet. Les barbares étaient organisés en vastes États territoriaux ou en cités-États ou en peuples, et ils se battaient contre les Romains surtout pour les mêmes motifs qu’eux, – défense, peur, goût pour le butin, etc. Ce sont là les vraies causes. S’y ajoutaient, passée la conquête, trois raisons majeures37. D’abord, le patriotisme jouait, lié au désir de liberté, qui était surtout le maintien du droit local contre le droit romain. Ensuite, les vaincus refusaient le tribut ; ils y voyaient non seulement une perte d’argent, mais aussi une humiliation, car c’était un impôt recognitif de leur défaite. Enfin, ils refusaient le dilectus, le conseil de révision qui envoyait le meilleur de leur jeunesse dans les unités auxiliaires romaines. C’est ce que dit avec élégance Tacite38 : les Germains se battent pour le pillage, les Gaulois pour la liberté et les Bataves pour la gloire (à noter que les Bataves appartenaient au monde des Germains).
Seuls les Juifs se battaient en outre, et même surtout, pour leur Dieu et leur religion ; c’était précisément ce que ne comprenaient pas les Romains. Ces combattants eux aussi défendaient leur patrie, leurs femmes et leurs enfants, ce qui impliquait la défense de leurs libertés et de leur religion39. Issu de cette nation, mais prisonnier des Romains puis ami de Vespasien et de Titus, Flavius Josèphe oublie seulement son Dieu40.
Concrètement, chaque peuple avait une raison propre de se révolter. Nous sommes là au niveau des prétextes, qui sont liés aux circonstances, et non des causes, qui sont à chercher en profondeur. Les Thraces se sont levés contre le dilectus41 ; les Chérusques pour la liberté42 ; les Cappadociens43 et les Frisons contre le tribut, ces derniers surtout quand un nouveau primipilaire émit des exigences supplémentaires44. Avant un combat, un chef breton, Calgacus, a tenu à ses hommes un discours que Tacite nous a rapporté et qui est devenu célèbre : « Là où ils (les Romains) font un désert, ils appellent cela la paix45. » Les modernes ont voulu y voir une condamnation de l’impérialisme romain par un intellectuel pacifiste, ce qui est une absurdité. Le barbare montre en réalité qu’il n’a rien compris : car les Romains, après une victoire, construisaient des routes et des villes. À leurs yeux, aucun problème ne pouvait être définitivement réglé seulement par la force et la violence : le militaire n’allait pas sans le civil.
Deux ennemis majeurs étaient représentés par les Germains et les Iraniens ; les Bretons et les Juifs apparaissaient comme des ennemis mineurs.
Les Germains constituent un paradoxe de l’histoire militaire antique46. Ils faisaient peur aux Romains, parce qu’ils avaient détruit une de leurs armées en 105 avant J.-C. et une autre en 9 après J.-C., et parce qu’ils combattaient de manière extravagante et apparemment incohérente. Au combat, ils étaient animés par une fureur, une sorte de folie. Ils pouvaient être peints en blanc (on ignore pourquoi le blanc ; on peut supposer que la couleur faisait ressortir le sang des blessés et elle avait peut-être une valeur magique). Ou bien ils portaient des dépouilles d’animaux. Ils étaient grands, forts, ils avaient les cheveux blonds et les yeux bleus, ce qui effrayait les Italiens, qui étaient petits et bruns, quand ils étaient amenés à les affronter (cette remarque n’est pas inspirée par des auteurs racistes du XXe ou du XXIe siècle, mais elle se trouve chez César et Tacite). Avant le corps à corps, ils chantaient le bardit et ils dansaient ; ils quittaient leur armement défensif au milieu du combat, quand ils en avaient un. Pourtant, sous le Principat encore, ils ne savaient pas se battre en unités constituées et ils étaient aussi hostiles les uns aux autres qu’ils l’étaient aux Romains. Les Germains combattaient surtout comme fantassins ; ils possédaient peu de cavaliers, contrairement à une légende répandue dans les manuels du XXe siècle, mais leur cavalerie était excellente quand ils en avaient une. Ils s’alignaient en une phalange mal définie ; chaque peuple pouvait être reconnu à ses armes, lance ou hache, de hast ou de jet, ou encore épée. En cas de difficulté, ils se réfugiaient dans les forêts et les marais.
Alors, pourquoi ces victoires de 105 et 9 ? La première est peu connue ; la seconde s’explique par une faute lourde de Varus, commandant de l’armée romaine, qui engagea ses hommes dans un défilé sans s’être fait précéder par des éclaireurs. Au début du IIIe siècle, toutefois, la situation changea : les Germains apprirent à se discipliner au combat, à constituer des unités, et ils formèrent des ligues. Les Francs et les Alamans n’étaient pas des nouveaux venus, mais des coalitions de peuples anciennement connus. Les Goths, arrivés au début du IIIe siècle, étaient aussi un conglomérat de plusieurs peuples, plus dangereux que les autres, car ils possédaient un armement complet et ils ont vite appris la tactique des Romains.
Aussi menaçants que les Germains, les Iraniens étaient appelés Parthes aux Ier et IIe siècles, Perses ensuite, du nom de la patrie de la dynastie qui les gouvernait (ils ont vécu une révolution au début du IIIe siècle)47. Ils se situaient à l’opposé des Germains : ils vivaient dans un État unitaire, possédant un vaste territoire, le seul empire de l’Antiquité qui fût analogue au monde romain48. Mais cet État était réglé par des traditions archaïques (on parle souvent de féodalité à son propos, ce qui est trop moderne pour le temps : la féodalité n’a joué un rôle qu’aux Xe-XIIIe siècles). En cas de guerre, le roi devait faire appel aux grands nobles qui lui accordaient ou lui refusaient l’aide de leurs sujets. Il formait alors son armée, composée elle aussi de plusieurs unités, la garde royale49, une cavalerie légère d’archers50 – sa principale force, formée à l’école de la chasse et surtout grâce à un entraînement intensif – et une cavalerie lourde51, cuirassée, recrutée au sein de la noblesse, les cataphractaires ; des chameliers assuraient la logistique. Cette armée ne valait pas grand’chose : c’était un ramassis de mercenaires, d’hommes médiocres, voire de femmes52, ne disposant pas de forteresses, ne pratiquant pas l’exercice et totalement indisciplinés53.
La tactique des Iraniens s’est révélée inefficace. Certes, quand la cavalerie lourde chargeait, elle faisait voler en éclats la première ligne des légionnaires. Mais il fallait reprendre de l’élan pour un deuxième assaut contre les troupes qui se trouvaient à l’arrière, et les légionnaires n’attendaient pas : ils se précipitaient sur les cavaliers, les faisaient tomber à terre et les égorgeaient proprement. L’Iran dut renoncer à cette tactique qui risquait de lui coûter toute son élite sociale. Les cavaliers légers étaient plus dangereux54 ; ils disposaient d’arcs très efficaces, du type arc turquois, faits de plusieurs couches de matériaux collés ensemble, et de flèches à bout carré qui l’étaient tout autant. Ils tournaient autour de l’ennemi, sans trop l’approcher. Ils utilisaient la fuite feinte : ils faisaient semblant de s’éloigner au galop, puis ils se retournaient sur leur monture pour lâcher la fameuse « flèche du Parthe ». Mais la quasi-absence de vraie infanterie rendait cette armée impropre à la guerre de siège55. Et, faute de tactique, les Iraniens se rabattaient sur la stratégie : ils reculaient sans cesse en refusant le combat, perdant leurs villes, mais laissant l’ennemi allonger ses lignes de communication. Ils ne pouvaient gagner que grâce aux difficultés de logistique et à la guérilla56.
Entre les deux États, l’Arménie, une montagne, fut une éternelle pomme de discorde57, pour des raisons tactiques et stratégiques : il est plus facile de descendre un versant que de le monter.
Au début du IIIe siècle, tout changea ; à notre avis, ce fut par le biais de transfuges romains, des légionnaires qui passèrent chez les Iraniens parce qu’ils avaient servi dans l’armée de Pescennius Niger, l’auteur malheureux d’un coup d’État. Ils créèrent une armée permanente, dotée d’une forte infanterie, pratiquant l’exercice et formée à toutes les formes de tactique.
Le IIIe siècle fut donc une période de difficultés pour les légionnaires, qui affrontèrent des Germains et des Iraniens plus agressifs et plus adaptés au combat de leur époque, et qui se battaient à la romaine.
Les Romains luttèrent aussi contre d’autres peuples, plus dangereux mais probablement moins nombreux, les Bretons et les Juifs. Dans l’île de Bretagne, notre Grande-Bretagne, ils rencontraient deux sortes d’ennemis, au sud et au nord58. Les peuples du sud, des Celtes, ressemblaient à leurs cousins du continent : ils se disposaient en phalange, sans beaucoup d’armement défensif, avec une longue épée sans pointe et des lances. Leur originalité tenait aux chars de combat, qui tournaient autour des légionnaires. En cas de difficultés, comme les Germains, ils utilisaient le relief, pentes de collines, marais, forêts,… Les femmes, sur le champ de bataille, encourageaient les maris et au besoin les aidaient ; ils pouvaient même être commandés au combat par une reine (Cartimandua, chez les Brigantes, et surtout Boudicca, chez les Icéniens). Au nord, les Calédoniens plus ou moins celtisés, ancêtres des Écossais59, se battaient sans casque ni cuirasse, nus et peints en bleu (les Germains choisissaient le blanc, les Bretons le bleu ; on peut supposer que c’était pour les mêmes motifs). Ils ne se protégeaient qu’avec un petit bouclier rond. Ils tuaient leurs ennemis avec des poignards, des épées et des lances courtes, celles-ci munies d’une pomme de cuivre qui faisait du bruit et semait l’effroi, un élément de guerre psychologique. Au cours du IIIe siècle, ils firent peu parler d’eux, ce qui est étonnant ; sans doute avaient-ils été étrillés par Septime Sévère et son fils. Ils réapparurent à la fin du siècle, formés en une ligue des Peints (en bleu), les Picti.
Tout aussi dangereux que les Bretons et probablement moins nombreux, les Juifs ont été des adversaires redoutables pour les Romains, qui voyaient plus d’opiniâtreté et d’obstination que de courage dans leur comportement. Sur le champ de bataille, dit Flavius Josèphe, ils manifestaient « les qualités de la race : audace, impétuosité, charge de tous à la fois, refus de reculer, même en cas d’échec60 ». Ils se battaient en phalange, peut-être sur le modèle des Macédoniens de Syrie. Ils n’ignoraient rien de l’art du siège. La ville de Jérusalem possédait trois remparts à tours plus une forteresse, l’Antonia, et ils ont utilisé pour se défendre deux bâtiments, le Temple et le palais d’Hérode, qui n’avaient pas été conçus dans un but militaire61. La forteresse de Masada, dont la chute mit un terme définitif à leur guerre, reste un modèle de poliorcétique pour les archéologues et les historiens62. Mais ils étaient affaiblis par la tyrannie de certains chefs, par les divisions entre « sectes » ou factions et par les conflits sociaux opposant riches et pauvres. Quelques-uns d’entre eux, comme Flavius Josèphe et au moins une partie des habitants de Gadara, éprouvaient même de la sympathie pour les Romains63.
Dans deux cas, les Romains se sentaient parfaitement bonne conscience ; c’était face aux peuples de marins et de nomades. Ils devaient à la fois défendre les leurs, maintenir l’ordre et réprimer : les marins, qu’ils fussent sur fleuve ou sur mer, étaient accusés d’être des pirates, et les nomades pillaient les sédentaires (on distingue les grands nomades, qui n’ont aucune attache, des semi-nomades, qui reviennent une fois par an à un point de départ) les uns et les autres avaient mauvaise réputation. Des historiens, peut-être influencés par des débats actuels et fort vifs en France, essaient de les réhabiliter64. Cet angélisme est vain, à notre avis : les conflits nomades-sédentaires sont aussi vieux que le monde.
D’autres auteurs contemporains ont voulu prêter à leurs ancêtres une dangerosité qui nous paraît surévaluée. En Syrie, les nomades Saraceni, ancêtres des Sarrasins, pillaient les sédentaires dès qu’ils le pouvaient, sans plus65. Autres ennemis des paysans, les Nobades et les Blemmyes des déserts égyptiens, se révélèrent moins dangereux que les Éthiopiens au sud ; Auguste avait fini par admettre qu’il valait mieux s’entendre avec leur reine Candace. Enfin, Numides, Gétules et Maures, nomades et montagnards, se révoltaient parfois66.
La diversité des causes de conflits et la diversité des ennemis amènent à poser la question de l’attitude des Romains face à la guerre. Pourtant, comme nous l’avons dit, et comme l’a dit le chef breton Calgacus, on s’attendrait à découvrir un peuple de proie, toujours disposé au conflit armé. La réalité était à l’opposé ; Paul Veyne avait soutenu cette thèse, alors audacieuse.
D’une manière générale, les mentalités collectives avaient élaboré un schéma simple : la guerre était un mal ; mais, une fois engagée, elle ne pouvait s’arrêter qu’à la victoire ; la victoire apportait la paix, qui était un bien, car elle engendrait la prospérité, la felicitas67. Jusqu’au IIIe siècle avant notre ère, la victoire était donnée par les dieux au peuple romain parce qu’il était le peuple le plus pieux du monde (en réalité, tous les humains manifestaient la même ferveur en matière de religion, mais les Romains ne le savaient pas). Par conséquent, la Victoire fut considérée comme une déesse, parmi d’autres abstractions divinisées68. À partir de la fin du IIIe siècle avant notre ère, le Sénat remplaça le peuple romain dans ce schéma, parce qu’il avait fait montre d’un courage exceptionnel dans la guerre contre Hannibal. À partir du règne d’Auguste, l’empereur remplaça le Sénat dans cette séquence, qui resta immuable jusqu’à la fin de Rome. C’est aussi ce qui explique certains épisodes de guerre civile : si le souverain est abandonné par les dieux, il faut lui trouver un remplaçant qui trouvera grâce à leurs yeux.
Pour comprendre ce processus, le meilleur moyen consiste à voir le programme idéologique élaboré par Auguste au début de l’empire : il fut exposé de manière très complète par des œuvres diverses. La divinisation de la paix, devenue déesse Paix, est présente dans l’autel de la Paix. Le thème de la victoire69 est exposé sur le forum d’Auguste, dominé par un temple de Mars et recouvert par les statues des grands hommes du passé (et du présent) ; les généraux vainqueurs y déposaient les ornements du triomphe qu’ils recevaient ; ces objets y rejoignaient les enseignes prises à l’ennemi. Apollon, autre dieu donnant le succès à la guerre, reçut un temple sur le Palatin. La statue de Prima Porta représente Auguste en général, mais sur la cuirasse a été figurée la capitulation de l’Iran, qui rend sans combattre les enseignes prises à Crassus et à Antoine – une victoire sans guerre, c’est encore mieux. Le trophée de La Turbie célèbre au contraire une victoire obtenue après de longs combats contre les peuples des Alpes. Enfin, le thème de la prospérité est présent sur les sculptures de l’ara Pacis. Tous les écrivains de l’époque, surtout Virgile, et à un moindre degré Horace et Ovide, participèrent à cette célébration.
Pour que les Romains puissent gagner, il fallait que leur guerre soit juste et pieuse, qu’elle soit un bellum iustum piumque70. Et, ce qui prouve leur volonté d’éviter le plus possible les conflits, ils imposaient des règles strictes avant qu’ils ne soient déclenchés ; ces règles entraient dans deux catégories, les unes religieuses, les autres juridiques71, religion et droit étant intimement mêlés ; elles étaient d’ailleurs définies par le ius fetiale, le « droit (des prêtres) fétiaux ». Les Romains ne devaient pas être agresseurs, mais agressés et, même dans ce cas, ils devaient tout faire avant d’en venir à la violence. Il fallait mener une guerre légitime qui respectât un droit de la guerre que les modernes appellent le ius ad bellum72. Dans le passé, l’État romain avait coutume d’envoyer un prêtre spécialisé dans cette démarche, le pater patratus, qui adressait à l’ennemi une requête, la clarigatio : « Vous nous avez causé du tort, vous devez le réparer73 ». En cas de refus, ou en l’absence de réponse, un autre prêtre, un fétial, lançait un javelot depuis la colonne qui se trouve devant le temple de Bellone74. Alors, les saliens, un collège religieux, dansaient, puis ils enfermaient la lance et le bouclier sacré que leur avait donnés Mars. Le temple de Janus était alors ouvert et des sacrifices divers étaient offerts ; les entrailles des victimes étaient examinées – c’était la prise d’auspices –, car elles permettaient de connaître l’avis des dieux ; de même, tout présage était interprété75. Ces rites s’adressaient à des dieux spécialisés dans l’aide aux victimes et aux guerriers, à une phalange divine qui protégeait l’armée en campagne (la triade capitoline, Mars, Apollon, Vénus, Janus, la Fides, la Fortune et, éventuellement, Neptune)76. Puis l’armée était purifiée au cours d’une lustration77. Nous avons l’impression que toutes ces pratiques visaient à retarder le déclenchement de la guerre, avec l’espoir que soit trouvée une solution pacifique. Les négociations, quand il y en avait, se tenaient dans un lieu semblable à un temple : devant les légions, devant les statues des dieux et devant les aigles et les signa.
Pendant une campagne, la piété gardait ses droits. Un autel embrasé chaque soir permettait d’offrir des sacrifices78 dans le camp qui possédait un caractère sacré79. Les enseignes, aigle et signa, étaient devenues des divinités80 et la chapelle qui les abritait, ayant valeur de temple, était également devenu un lieu saint ; y étaient en outre déposés les portraits des empereurs (toute révolte contre son autorité commençait par la destruction de ces imagines)81.
Les Romains, en raison de leurs mentalités collectives également, n’étaient pas des gens sans morale. Sur le champ de bataille, ils se conduisaient comme tous les peuples de leur temps ; un droit international non écrit, oral et coutumier s’était créé et tous le connaissaient. C’est ce que les modernes appellent le ius in bello, complément du ius ad bellum. Ils avaient au contraire élaboré un système de valeurs complexes qui confortait ce schéma de guerre et de paix, dans lequel se trouvait le patriotisme, qui n’était pas obligatoirement source de violence. Dans ces conditions, et dans une guerre défensive, les soldats se battaient pour l’empire ; à l’opposé, il arrivait que ce soit dans une guerre offensive, quand ils luttaient pour l’empereur. Ils devaient être toujours prêts à réagir. On connaît le fameux adage : Si vis pacem, para bellum, « Si tu veux la paix, prépare la guerre ». Il n’est malheureusement pas attesté dans l’Antiquité, mais Végèce (III, Prol.) a laissé une phrase voisine : Qui desiderat pacem, praeparet bellum, « Celui qui veut la paix doit se préparer à la guerre ». Pline le Jeune, dans le Panégyrique de Trajan (XVI, 1), résume le comportement de l’empereur, son ami : « Tu ne crains pas les guerres, mais tu ne les provoques pas » (c’était en 100, avant l’offensive de 114 déclenchée par ce même souverain contre l’Iran). C’est que la sécurité de l’empire l’emportait sur toute autre considération. À l’opposé, la guerre civile était l’horreur absolue pour tous, sauf sans doute pour celui qui la provoquait ; on racontait l’histoire d’un père tué par son fils, et d’un soldat qui, après avoir mis à mort son frère, demanda une récompense82.
La morale des Romains était condensée dans une série de valeurs qui toutes allaient dans ce sens. Auguste avait reçu du Sénat un bouclier en or dont on a retrouvé une copie en marbre dans les fouilles d’Arles : ce clipeus virtutis, outre la notion de service de l’État, précisément la virtus, portait trois autres mentions : clémence, justice et piété83. Frontin, dans ses Stratagèmes (IV, 1-6), énumère en détails les valeurs du guerrier romain : la discipline, la tempérance, la justice et la fermeté. Autres valeurs : l’honneur et l’égalité d’âme (aequanimitas, dernier mot d’ordre choisi par Antonin le Pieux).
Une dernière valeur nous retiendra brièvement, la fides. Ce mot désignait le comportement moral au combat ; il impliquait la recherche du face-à-face et le mépris pour le stratagème ; sous le Principat, la fides était liée à l’honneur et à la virtus84. Le soldat devait manifester sa valeur sur le plan individuel (furor, ferocia) et sa discipline sur le plan collectif85. Les Romains ont longtemps condamné le stratagème ; ce ne fut pas le cas des Grecs ni des Puniques, et le vocabulaire employé le prouve. En grec, on trouve assez souvent des termes plutôt élogieux pour dire stratagème, klope, « ruse » (et « larcin » !), epidrome, « attaque », surtout topomachein, « guerroyer » ; lochos et enedra désignaient « l’embuscade » ; pour la fuite feinte, on disait phygomachein, « retraiter », ou propoiete phyge, « offensive préparée ». En latin, au contraire, les termes sont plus souvent dépréciatifs : dolus, « dol », insidiae, « guet-apens », furtum, « larcin », opprimere « surprendre » (avec subito, éventuellement, « soudain »), decipere (avec parfois improviso : également « surprendre », « à l’improviste »), subsessor, « suborneur », lacessere, « attaquer », et consectari, « poursuivre ».
Puis les Romains ont été obligés d’admettre le stratagème et de l’inclure dans leurs pratiques. Mais ils adoptaient une attitude ambiguë : utilisé par un ennemi, il prouvait sa perfidie ; imaginé par un des leurs, il devenait une preuve de son intelligence86. Après les Grecs, Hermogène de Smyrne dont l’œuvre est perdue et Polyen, les Latins ont étudié les stratagèmes ; cette attitude est exprimée et justifiée dans un passage de Valère Maxime87 et dans le recueil de Frontin intitulé précisément Les Stratagèmes. Mais, à l’opposé, on constate que les Cestes de Julius Africanus introduisaient la magie dans ce type de tactique (I, 2), et l’on comprendra qu’il restait difficile à accepter.
En conclusion, l’attitude inattendue des Romains a donné matière à des anachronismes multiples. D’abord, ils n’ont jamais connu le militarisme88. Et contre ce militarisme qui n’a jamais existé, des chrétiens ont imaginé des idéologies qui, elles non plus, ne se rencontraient pas à cette époque, et ils prétendent que leurs coreligionnaires auraient inventées la non-violence, l’objection de conscience et le pacifisme. À ces amateurs d’erreurs, il a manqué une nuance : Hadrien était pacifique, pas pacifiste89.
Les stratagèmes impliquaient souvent le recours à la psychologie, que les Romains ont utilisée, souvent sans la théoriser, et ils l’ont fait sans restrictions. Elle est intervenue parfois avant et surtout pendant les conflits. En revanche, ils n’ont pas connu la guerre psychologique, qui est parfois appelée de nos jours guerre oblique ou latérale, et qui était trop sophistiquée pour eux et contraire à leur éthique.
Tout d’abord, la psychologie a fourni des motifs de guerre, vus plus haut. Thucydide avait vu dans le désir d’hégémonie la principale source de conflits. Il faut aussi prendre en compte la peur de l’autre, vive dans un monde où l’information était rare. Les hommes ressentaient aussi le besoin de sécurité ; et ils préféraient commander qu’avoir à obéir. Quand il voulait éviter un conflit, le prince pouvait recourir à ce que les modernes appellent la gesticulation, c’est-à-dire à des mouvements de troupes pour effrayer l’adversaire. Au combat, le général devait être psychologue. Il savait que le panache faisait paraître l’homme plus grand90 ; il n’ignorait pas que l’aigle et les signa possédaient une grande valeur, leur perte équivalant à la mort de l’unité91.
En outre, quand la guerre était devenue inévitable, le pouvoir essayait d’avoir l’appui de l’arrière, des civils, souvent indispensable pour le moral des militaires92. Mais, dans l’Antiquité, ce point était moins important qu’au XXIe siècle : les ennemis de l’intérieur étaient plutôt rares et tout le monde approuvait les choix du prince quand il attaquait et a fortiori quand il défendait l’empire.
Également important, le stratagème possédait parfois un aspect psychologique très fort. Frontin était rejoint par Végèce sur ce point93 ; ils recommandaient au général d’évaluer les forces en présence, pas seulement matérielles mais aussi morales. Frontin conseillait de donner du courage aux Romains avant la bataille, d’encourager les désertions chez l’ennemi et de faire parader les déserteurs, d’effrayer les adversaires en dressant des croix et de montrer l’ordre et la discipline des légionnaires.
Au combat, il fallait atténuer la peur, inévitable, et qui provoquait des désertions, quand elle ne multipliait pas les transfuges (voir chapitre 4, où sont développées les théories de John Keegan ainsi que les idées de Catherine Wolff et de J. E. Lendon sur ce sujet). La discipline et l’exercice jouaient le rôle de contre-peur. L’idéal était d’encourager les amis et d’effrayer les ennemis.
Enfin, les Romains pouvaient aussi pratiquer l’intoxication, mais ils le faisaient rarement : ils faisaient croire à l’ennemi ce qui les arrangeait. En outre, l’embuscade possédait plus d’efficacité quand elle survenait par surprise. On verra aussi, au chapitre 5, que la guérilla repose sur des principes psychologiques, tout comme la contre-guérilla : l’insurgé essaie d’épuiser l’envahisseur ; l’armée régulière tente de séduire les populations. Mais l’armée romaine ne tentait d’opération de séduction qu’après avoir terrorisé les civils.
Les Romains, qui savaient qu’une part de psychologie entrait dans le comportement religieux, n’étaient pas sectaires et ils vénéraient tous les dieux, de préférence les leurs il va sans dire94. Ils le faisaient en trois temps : avant, pendant et après la bataille.
D’une part, les soldats se conduisaient comme tous les habitants de l’empire95. Ils honoraient les dieux locaux : les Syriens saluaient le soleil à son lever, comme on le faisait dans leur province de garnison96. Comme eux, tous les militaires vénéraient surtout les dieux romains97, ils pratiquaient avec ferveur le culte impérial et ils ont accueilli les dieux venus de l’Orient. Pour ces derniers, à la différence de beaucoup d’historiens actuels, nous ne croyons pas à une vague submergeant tout sur son passage : Isis ne leur a jamais plu, et Mithra n’a eu que quelques fidèles (ses sanctuaires ne ressemblaient pas aux cathédrales gothiques : tout au plus pouvait-on y réunir quelques dizaines de personnes). Ils respectaient les interdits, ils adressaient aux dieux des prières et des vœux, ils croyaient aux présages, qui donnaient des avis divins, et ils se laissaient aller à la magie. Artaxata venait d’être prise et elle fut couverte par une nuée ; les soldats y virent un signe qu’ils interprétèrent à leur façon : ils détruisirent la ville de fond en comble98.
D’autre part, leur métier leur imposait des rites particuliers, étalés tout au long de l’année, ce que Jean Bayet et Henri Le Bonniec ont appelé « le rythme sacral de la guerre99 » et qu’ils ont étudié à partir de textes. Un papyrus qui est devenu célèbre et qui a été découvert en Syrie, à Doura-Europos, fait connaître un calendrier comportant toutes les fêtes de la garnison100 ; il a été rédigé à l’intention de la XXe Cohorte de Palmyréniens entre 225 et 227. On peut y trouver quatre sortes de cérémonies. Les premières étaient célébrées dans un contexte purement militaire (le versement de la solde, la libération des vétérans et les rosalia signorum, fête des enseignes). Les deuxièmes honoraient des dieux traditionnels à l’occasion de leur anniversaire (Mars et surtout, le 21 avril, Roma) ou de fêtes diverses (Minerve, Neptune et Saturne). Les troisièmes visaient à associer étroitement les soldats au culte impérial. Ils commémoraient ainsi des accessions au pouvoir, des anniversaires (de l’empereur, de quelques-uns de ses prédécesseurs et de membres de leurs familles, morts ou vivants). Enfin, ils se souvenaient des victoires plus ou moins récentes et des acclamations comme imperator du souverain.
Le « rythme sacral » était en réalité associé au cycle de la végétation, c’est-à-dire à la logistique : les dieux faisaient bien les choses. Normalement, on ne combattait pas en hiver ; c’est arrivé, mais dans des circonstances exceptionnelles : Vercingétorix a déclenché son insurrection au début de l’année ; ce barbare ne respectait aucun usage101. La saison militaire s’ouvrait le 1er mars par la danse des saliens, prêtres du dieu Mars qui avait donné aux Romains un bouclier et une lance ; les membres de cette sodalité (une forme de confrérie), qui en avaient la garde, avaient confectionné une série de boucliers semblables pour égarer d’éventuels voleurs102. Dans le même mois étaient célébrés les equiria, une course de chevaux en l’honneur du même dieu. Encore en mars, et aussi en mai, les trompettes étaient purifiées lors du tubilustrium.
Normalement, la campagne commençait au début du mois de juillet ; il fallait alors que le temple de Janus soit ouvert, pour que les soldats qui reviendraient de la guerre y soient accueillis symboliquement (le temple était alors conçu comme une image de la Ville). En 27, Auguste le ferma ; il le rouvrit avant de partir pour l’Espagne, puis il le ferma de nouveau après sa victoire ; il l’ouvrit encore puis il le ferma une troisième fois. Âgé, il le rouvrit encore ; mais, comme il était resté clos pendant douze ans, les gonds étaient rouillés et il fut difficile de bouger sa porte ; et il resta ainsi jusqu’au temps de Vespasien103. Gordien III l’ouvrit aussi.
Pour faire la guerre, il fallait demander leur avis aux dieux. Plusieurs moyens existaient : observer le vol des oiseaux, c’est-à-dire prendre les auspices, examiner les entrailles des victimes, ou interroger les poulets sacrés. En 293 avant J.-C., Papirius Cursor hésitait à lancer l’assaut contre la ville d’Aquilonia ; le pullarius, « gardien des poulets », pensait qu’il ne fallait pas hésiter et il mentit au général en lui disant que les volatiles annonçaient une issue favorable ; Cursor le crut, ordonna l’attaque et le pullarius fut tué104. Pendant la première guerre punique, en 249 avant J.-C., au large de Drépane, l’amiral Publius Claudius Pulcher, qui tenait à livrer bataille, fit jeter à l’eau les poulets qui, peut-être incommodés par le mal de mer, refusaient de s’alimenter : « S’ils n’ont pas faim, dit-il, qu’ils boivent. » Il fut vaincu105.
La menace était conjurée par des sacrifices et des cérémonies renouvelées106. Les dieux faisaient des miracles (miracle de la pluie en Afrique, pour Hosidius Geta, et, plus connu, sous Marc Aurèle, attribué aux dieux des païens par les païens, au Dieu des chrétiens par les chrétiens)107. Pour forcer la main au destin, un homme pouvait offrir sa vie pour le succès des siens ; ainsi fit un auxiliaire syrien pour Titus108 ; ainsi aurait fait Claude le Gothique en 270109. On peut voir là une forme dégénérée du rite appelé devotio, connu à l’époque républicaine : le général se sacrifiait pour le salut de l’armée ; cette pratique est toutefois rarement attestée.
Pendant l’action, les dieux de Rome combattaient les dieux des barbares. S’ils refusaient de s’engager pour une raison quelconque, la défaite était assurée. Virgile, dans l’Énéide, décrit un conflit de ce genre (nous y reviendrons au chapitre 4)110.
À la fin de l’engagement, les Romains chantaient un hymne d’action de grâces, un péan111 ; ils offraient de nouveaux sacrifices pour remercier les dieux. Ils ont ainsi honoré leurs enseignes devant le Temple de Jérusalem après avoir pris la ville112.
Les morts étaient enterrés religieusement, mais il n’y avait pas de culte officiel et spécial pour les soldats tombés au combat ; les Romains se contentaient, dans ce cas, d’ériger un monument113.
À la mi-septembre, la campagne était terminée : les légions reprenaient le chemin du camp. La saison se terminait en octobre par la cérémonie de l’equus october, une autre course de chars ; le cheval de droite de l’attelage du vainqueur était tué en hommage au dieu (la campagne de Tibère en Germanie fut prolongée jusqu’en décembre, ce qui est inhabituel, dit Velleius Paterculus, II, 105 et 114). Enfin, on procédait à l’armilustrium, purification des armes, et à la fermeture des portes du temple de Janus pour y retenir la paix/Paix114.
Par la suite, le chef vainqueur pouvait recevoir des honneurs qui étaient, suivant leur importance, des supplications, une ovation ou un triomphe. Le triomphe115 était une procession à laquelle participait le général, monté sur un char et revêtu des ornements de Jupiter ; un petit esclave le suivait et, pour éviter la jalousie du dieu, il lui répétait qu’il n’était qu’un homme. Le triomphateur précédait les soldats qui eux aussi cherchaient à éviter la colère divine. Dans ce but, ils portaient des panneaux pour se moquer de lui ; César fut ainsi appelé « l’homme de toutes les femmes, la femme de tous les hommes » (ce qui était injuste), ou encore « le séducteur chauve » (ce qui était plus exact). Le butin était présenté sur des brancards et les exploits représentés par des tableaux peints. Les captifs116, le peuple Romain et le Sénat accompagnaient ce défilé militaire, qui était aussi une procession religieuse, jusqu’au temple de Jupiter pour un ultime sacrifice ; les chefs ennemis étaient mis à mort après la cérémonie117.
César eut droit à cinq triomphes ; disons plutôt qu’il se les accorda. En 27, Octave/Auguste célébra un triple triomphe118. On peut voir ce spectacle sur la timbale de Boscoreale, où Tibère occupe la place centrale119. Germanicus se fit accompagner par ses cinq enfants120. Vespasien et Titus commémorèrent de la sorte leur succès sur les Juifs ; leur défilé a été représenté sur l’arc de Titus, où les reliefs ont été conservés121. Trajan reçut deux triomphes pour ses deux victoires sur les Daces122.
Jusqu’en 20 avant J.-C., le personnage qui avait commandé sur le terrain recevait ces honneurs. À partir de 19, seul l’empereur y eut droit : il considérait que toute victoire était due à son charisme, à la protection que les dieux lui accordaient. Éventuellement, l’État faisait construire un arc de triomphe, sous lequel passait la pompe ; on n’en trouvait qu’à Rome, puisque cette cérémonie ne pouvait se dérouler que dans la Ville. D’autres arcs pouvaient commémorer des événements heureux, par exemple la récupération des enseignes de Varus par Germanicus123. Le contenu politique de ces rites est évident. Certains empereurs ont célébré des victoires avant la fin de la guerre124, ou bien, ce qui est pire, ils ont fait comme s’ils étaient vainqueurs quand bien même leurs forces avaient été vaincues (Domitien par exemple)125.
Végèce (IV, 39) a donné des indications précieuses sur le « rythme sacral » de la guerre pour la marine ; elles valaient aussi pour les navires des civils. Le 11 novembre, les mers se fermaient (maria claudentur ; c’était le début du mare clausum), jusqu’au 10 mars. L’expression de mare clausum a été discutée : signifiait-elle une interdiction de naviguer ? Ou était-ce un simple conseil ? On ne sait. De toute façon, il n’était pas recommandé de naviguer avant le 27 mai, ouverture de la bonne saison.
Les fidèles des religions monothéistes ne participaient évidemment pas de gaieté de cœur à ces agapes. Il est vrai que les Juifs étaient écartés du service militaire, ce qui les arrangeait, car ils considéraient les soldats comme des hommes impurs126. Quant aux chrétiens, ils étaient plus gênés ; beaucoup suivaient les rites des païens pour ne pas se faire remarquer127. Ce qui les ennuyait davantage, c’était d’être confrontés au commandement « Tu ne tueras pas ».
On ne sera pas surpris de voir le droit accompagner la religion : nous l’avons dit, ces deux aspects étaient très liés dans la notion de bellum iustum ; et puis, après tout, les Romains n’ont-ils pas inventé le droit ? Et, s’ils ne l’ont pas inventé, ils l’ont développé de manière extraordinaire. Les soldats, au regard du droit comme de la religion, se comportaient d’une part comme des citoyens ordinaires, d’autre part comme des hommes sortant du commun128.
Leur spécificité, sous le Principat, est venue de ce qu’ils étaient devenus des professionnels, mais des professionnels risquant leur vie, ce qui posait des problèmes particuliers. Peu à peu, un droit privé fut élaboré à leur usage ; il réglait la vie au camp en temps de paix. En cas de crime ou de délit, le soldat était jugé sur place, par ses officiers ; il semble que la procédure ait manqué de finesse et que l’empereur ait dû prendre la défense des soldats contre les tribuns129. Quant aux officiers, ils passaient devant le Sénat, tel ce préfet d’aile jugé pour vol avec violence130.
Par ailleurs, l’État prit en compte deux faits : le militaire vivait loin de sa famille et de ce qu’il possédait, et, on l’a dit, il risquait sa vie. Il fallait en tenir compte. Une première série de mesures concerna la propriété et les tutelles. On distinguait les biens d’origine militaire (bona castrensia) et les autres (peculium castrense). Le droit de propriété impliquait le droit de faire un testament ; au début fut créé le testamentum in procinctu, « en tenue de combat », c’est-à-dire avant une bataille. Cette possibilité fut étendue à tout le pécule131, ce qui irrita fort Juvénal, auteur prompt à s’irriter il est vrai132. Dans tous les cas, le militaire restait sous l’autorité (potestas) de son père133 : c’était le droit romain ! La durée du service engendrait un autre problème, qui venait de la « famille134 ». Les soldats n’avaient pas le droit de se marier, mais ils contractaient des unions (illégitimes au regard du droit romain) d’où naissaient des enfants. Ces derniers, recherchés comme soldats, reçurent la possibilité d’entrer dans l’armée, même dans les légions, avec les tria nomina et une patrie fictive, l’origo castris135 : ils étaient nés au camp et ils étaient pérégrins. En 119, une lettre d’Hadrien reconnut des droits successoraux aux fils de militaires136. Septime Sévère, finalement, donna aux soldats l’autorisation de se marier et de passer la nuit dans une maison à l’extérieur du rempart.
Les statuts du militaire et des siens furent régularisés, au moins pour les prétoriens, les auxiliaires et les marins, par des lois137 ; les bénéficiaires pouvaient obtenir une copie certifiée conforme par sept témoins, qui était composée de deux parties : un texte lisible en couverture, un autre caché, qui pouvait être lu en cas de contestation si l’on brisait les sceaux des témoins. Ces textes sont appelés des diplômes militaires. Ils octroyaient la citoyenneté romaine à ceux qui ne la possédaient pas, à leurs fils et à leurs descendants (posteri), et/ou le droit de mariage (conubium) avec leur épouse du moment. Vers 140/145, la mention des descendants disparut. Les commentateurs ont pensé que le pouvoir avait apporté une restriction à ses générosités, ce qui serait étonnant, car la diffusion de la civitas ne connut aucun répit et même aucune remise en cause au temps du Principat. Il est possible que cette mention ait paru inutile : beaucoup de femmes possédaient le conubium et, les pères étant citoyens, leurs rejetons bénéficieraient automatiquement de ce droit. On sait par ailleurs maintenant que la fameuse constitution de Caracalla (212) qui donnait la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’empire ne présentait aucun caractère révolutionnaire ; elle ne faisait qu’entériner un processus très largement engagé.
Les vétérans eux aussi reçurent des privilèges ; un édit de Domitien les dispensa de payer les vectigalia et les portoria publica (les péages)138.
La loi imposait le service militaire, sauf pour ceux qui n’étaient pas retenus par le conseil de révision139. La jeune recrue prêtait un serment à valeur juridique et religieuse (nous reviendrons sur ce point). La participation à des guerres nécessitait l’établissement de règles. Contrairement à ce que l’on imagine parfois, il existait un vrai droit international coutumier, comme on l’a dit, admis par tous les peuples. Les modernes distinguent le ius ad bellum, ce qui rend légitime une guerre, et le ius in bello, ce qui est légitime dans une guerre. Les anciens parlaient du belli ius ou de la consuetudo bellorum140. Fondamentalement, pour les Romains, il fallait tout faire pour éviter une guerre et le respect de la virtus, de l’honos et de la fides s’imposait. Le Romain prisonnier des ennemis perdait tous ses droits et devenait esclave du vainqueur ; il ne pouvait les récupérer que s’il s’évadait, profitant de ce droit appelé postliminium141.
Ce droit était fondé sur une morale, qui n’était pas forcément inscrite dans des textes de lois. Nos contemporains, quand ils lisent les récits de batailles des Romains, ont l’impression que ce peuple ne respectait rien. C’est là une mauvaise interprétation des textes. Il est incontestable qu’existait une vraie éthique, mais elle n’était pas celle qu’auraient dû suivre les chevaliers de l’Occident médiéval et qui leur a été imposée par l’Église, ni celle que devraient pratiquer les sportifs des jeux Olympiques actuels et qui est exprimée dans un serment. Les légionnaires et leurs collègues devaient se soumettre à d’autres valeurs que la fides, comme l’honneur et la virtus (le service de l’État)142. D’une part, des interdits avaient été instaurés, ce qui ne veut pas dire qu’ils s’imposaient toujours. Il fallait surtout ne pas porter des coups qui pouvaient être assimilés à des stratagèmes, qui comportaient trop d’habileté, qui venaient d’un esprit retors et traduisaient un mépris de la fides (assurément, des accords avec le diable étaient possibles, puisque le stratagème était présenté, nous l’avons dit, comme une preuve d’intelligence quand il était inventé par un Romain). D’autre part, la liste de ce qui était permis est assez large. Au combat, lorsqu’ils pratiquaient l’escrime, l’objectif était de tuer et de ne pas être tué. Ils pouvaient utiliser leur javelot pour désorienter l’adversaire, leur bouclier pour le bousculer et le déséquilibrer ; ils avaient le droit de lui arracher son bouclier et de le frapper n’importe où, au visage, au cou, à l’épaule, à un membre ou dans le ventre, dans la poitrine s’il n’avait pas de cuirasse.
Trois traits risquent de désorienter l’homme du XXIe siècle.
Tout d’abord, il était parfaitement admis de frapper un ennemi dans le dos. Cette pratique avait cours et paraissait normale à tous quand une victoire était acquise et que les vaincus se sauvaient : en fuyant, ils se conduisaient comme des lâches ; ils ne méritaient plus aucun respect ni aucune pitié et ils perdaient tout droit à la vie. Des Romains en ont d’ailleurs fait la douloureuse expérience à leurs dépens lors de la bataille d’Andrinople, en 378, quand les Goths les ont poursuivis et les ont massacrés pendant leur déroute ; Ammien Marcellin qui rapporte cet événement ne porte aucun jugement critique sur l’attitude des Goths : ils se conformaient au droit de la guerre, le belli ius143.
Ensuite, il était normal de frapper un ennemi à terre. Plusieurs stèles funéraires d’auxiliaires montrent un cavalier qui frappe de sa lance un homme qui a été renversé et qui est sur le dos. Ce type de monuments avait pour but de glorifier le défunt et donc l’interprétation en est claire : le cavalier avait réussi un exploit, il avait fait chuter l’ennemi et il l’achevait144.
Enfin, les vainqueurs, après une bataille, étaient tout à fait dans leur droit quand ils en profitaient. Les soldats vaincus étaient soit tués, soit vendus comme esclaves145, par exemple comme gladiateurs146, avec les leurs, domestiques, femmes et enfants147. Les biens étaient saisis à titre de butin, mais ce prélèvement devait être fait dans des conditions réglementées et très strictes148. Ce qui ne pouvait pas être emporté était incendié. Cette liberté était encore plus admise quand les ennemis avaient eu un comportement contraire à l’honneur, à la virtus ou à la fides. Leurs contemporains admettaient le principe de responsabilité collective, même pour des êtres qui étaient parfaitement innocents suivant nos critères149. Plusieurs difficultés surgissaient alors, évidemment ; il faudrait savoir si les vaincus avaient réellement commis une faute, quelle était l’ampleur de cette faute, et s’ils méritaient ce traitement précis.
D’ailleurs, ceux qui n’avaient pas respecté le droit de la guerre s’étaient volontairement mis « hors la loi », au sens de cette expression dans le Far West américain : ils perdaient toute protection juridique et ils pouvaient être exécutés sans autre forme de procès. Les Éburons, pour avoir anéanti dans une embuscade des soldats romains, furent victimes d’un vrai génocide : César appela ceux qui le voulaient à les piller pour qu’« une grande invasion anéantît la race des Éburons et leur nom même150 » ; de fait, on ne trouve plus aucune mention d’eux ensuite. Les uns avaient été tués, les autres vendus comme esclaves, et le territoire fut partagé entre les peuples voisins. En 85-86, Domitien déclara au Sénat qu’il fallait « priver d’existence les Nasamons » (Nasamones ekôluka einai)151, parce qu’ils étaient entrés en conflit avec le représentant de Rome, Cneius Suellius Flaccus. Enfin, pour le poète Virgile, la guerre était un devoir pour ses compatriotes ; gendarmes du monde, ils étaient chargés d’y maintenir l’ordre152.
Sans aller aussi loin, la tradition qui fondait le droit n’en était pas moins très cruelle. Seuls les nobles bénéficiaient de quelque protection, car ils pouvaient être pris comme otages, comme le fut Flavius Josèphe153.
L’existence de règles juridiques devrait impliquer l’élaboration de philosophies. Pourtant, mis à part Cicéron, peu de penseurs romains ont élaboré une réflexion de synthèse sur ce qu’était la guerre154. Et, même dans les écrits de ceux qui dirigeaient l’État ou des armées (Arrien, Marc Aurèle), on trouve peu de matière sur les causes de guerre qui pouvaient être admises et sur le comportement qu’il fallait avoir dans les combats. Les Romains avaient lu les écrits des Grecs sur l’éthique, ce qui n’a rien d’étonnant ; ils avaient repris en grande partie leurs idées et insisté sur l’aspect social des conflits. Ils ont enrichi leur philosophie sur ce sujet à partir de leurs propres traditions, de leur religion et du droit, ce qui n’a rien de surprenant non plus155. Il est donc tout à fait légitime d’employer à leur propos le mot moderne de « métastratégie ». Et force est de constater que tous considéraient la guerre comme un mal et la paix comme un bien.
Au IVe siècle avant J.-C., Platon avait abordé ce sujet dans le Lachès, mais sans trop l’approfondir ; Aristote également, comme on l’a vu plus haut. Le premier voyait dans la guerre le lieu où pouvaient se développer quatre valeurs, la sagesse, le courage, la retenue et la justice, auxquelles il ajoutait le sens du sacrifice. Au IIIe siècle après J.-C., au pire moment de la crise, son successeur, chef de file de l’école néo-platonicienne, Plotin, lui trouvait d’autres agréments : la beauté des mouvements d’ensemble assimilés à un ballet (goût partagé, bien plus tard, par Kant), le sentiment de puissance, la noblesse et la fraternité. Mais, entre Platon et Plotin, beaucoup de nobles et d’intellectuels romains ont été séduits par le stoïcisme, surtout de Cicéron à Marc Aurèle. Cicéron a utilisé les écrits de Varron, tout comme saint Augustin, néoplatonicien qui vécut bien plus tard, à la fin du IVe et au début du Ve siècle156.
La philosophie n’étant jamais très éloignée de la religion et du droit, Cicéron indique que « les conditions de la guerre juste (belli aequitas) ont été codifiées de manière absolument sacrée par le droit fétial du peuple Romain157 ». L’expression « droit fétial » est très éclairante, car le mot fétial renvoie à des prêtres, les fétiaux. Il ne faut entreprendre un conflit, selon lui, que si on ne peut pas faire autrement pour défendre la justice contre l’injustice, pour une cause indiscutable158. La guerre, dit-il encore, est le dernier recours et ne peut avoir pour but que la recherche de la paix159. Donc elle doit être défensive, parce que les hommes ont l’obligation de défendre leur patrie160. Conformément aux mentalités collectives des Romains, les stoïciens ont donc tout fait pour limiter les entreprises guerrières. Depuis 1918, les politiciens occidentaux affirment qu’ils suivent à la lettre ce programme, et les anciens ministères de la Guerre sont devenus des ministères de la Défense. Quelques Romains sont même peut-être allés trop loin : Tacite a vu leur doctrine une fois au moins comme « une philosophie intempestive161 ». D’autres philosophes ont plutôt suivi Cicéron. Ils recommandaient, pour une juste guerre – un bellum iustum –, de demander réparation au préalable, sinon l’État provoquait un bellum iniustum atque inpium, et de déclarer la guerre légalement162. Certes, les stoïciens n’ignoraient pas la guerre offensive, mais ils la réservaient à une nécessité absolue163. Des modernes ont cru voir dans certains écrits un anti-impérialisme ; en fait, ils ont lu trop vite et la condamnation visait les excès de la guerre, surtout dans les conflits civils164.
Pendant les hostilités, il faut se conduire selon la raison, qui est le propre de l’homme, et non selon la force, qui caractérise les animaux, respecter la parole donnée et les traités165, et ne piller que dans les règles. Un soldat a des devoirs, même à l’égard de sa propre personne ; par exemple, il ne peut pas se suicider n’importe quand et n’importe comment166. La guerre révèle parfois des valeurs : vérité, justice, générosité et décorum, ce qui n’est pas le moins étonnant167. De plus, les représailles doivent avoir des limites et il n’est pas normal d’exercer trop de cruautés une fois la paix rétablie168. Les Romains ne pensaient pas tous que la guerre est jolie. D’ailleurs, ajouterons-nous, elle n’est belle que pour les vainqueurs.
Sénèque avait suivi la même voie que Cicéron, le stoïcisme169. Sans consacrer beaucoup de temps au problème de la guerre, il avait donné des indications sur ce qu’un homme devait faire ; on ne trouve aucune trace de militarisme dans son œuvre. Le sage dirigera sa colère contre le méchant (De ira). Mais le vrai bonheur consiste à se tenir à l’écart, à vivre dans la vertu qui est la sagesse et la philosophie (De vita beata). Le monde obéit à une causalité qui est la Raison, c’est-à-dire le dieu (Questions naturelles). Le fatalisme impliqué par cette conception du stoïcisme se retrouve dans les Lettres à Lucilius, où est redéfinie la place du sage en politique : suivre la nature. Les modernes ont surtout été intéressés, dans l’œuvre de cet auteur, par les métaphores d’origine militaire170. La vie y est perçue comme un combat et un voyage ; la mort et le suicide, liés à la notion de conflit, sont des buts que le sage doit viser.
Le IIe siècle marque un apogée du stoïcisme, même s’il a connu des néo-platoniciens comme Apulée de Madaure. Dans l’école dominante, deux noms se dégagent, Arrien de Nicomédie et Marc Aurèle. Arrien, élève d’Épictète, fut à son maître ce que Platon et Xénophon avaient été à Socrate : il a mis en forme écrite ses enseignements dans les Entretiens et le Manuel. Par ailleurs, il fut un théoricien de la guerre avec la Tactique et l’Ordre de bataille contre les Alains ; il a donné d’autres renseignements concernant les affaires des armées dans le Périple du Pont-Euxin. Dans ses écrits, on constate que les deux domaines, philosophique et militaire, n’ont presque aucun lien entre eux.
C’est ce qui permet de comprendre l’œuvre de Marc Aurèle, un grand empereur et un grand stoïcien, un auteur qui a seulement parsemé ses écrits de réflexions sur la guerre171. Comme tous les Romains, il pensait qu’il est indispensable de faire une déclaration de guerre en bonne et due forme avant tout engagement ; sinon, disait-il, on s’adonne au brigandage. L’action militaire doit se plier à la raison ; il convient que le soldat se comporte comme un homme et pas comme un animal. Un de ses successeurs, l’empereur Sévère Alexandre, aurait lu Platon et Cicéron sur la guerre, et il aurait fait une synthèse de leurs pensées ; malheureusement, rien ne nous en est parvenu172. En résumé, on constate que les philosophes aimaient la paix et détestaient la guerre. D’ailleurs, tous avaient adopté le mot d’ordre cicéronien : Cedant arma togae173, le pouvoir civil l’emporte sur le pouvoir militaire. C’était, bien sûr, le point de vue des intellectuels.
Très gênés par l’obligation de participer à des rites païens, les chrétiens ont aussi été embarrassés par le commandement « Tu ne tueras pas » ; et ils ont condamné sans hésitation les viols qui suivaient toute victoire. Mais saint Augustin s’est montré fataliste : des actes que nous considérons comme des crimes, il les considérait comme des malheurs, mais des malheurs conformes au droit174. Les autres Pères de l’Église ont tous adopté la même attitude, avec plus ou moins de sévérité175.
Drapée dans son attitude pacifique, l’armée romaine a joué un grand rôle dans l’empire176, au moins dans cinq domaines : la politique, l’économie, la société, la culture et la religion.
L’aspect politique du sujet ne mérite pas ici une longue description ; il a été traité en profondeur dans d’autres livres177. L’armée soutenait l’empereur jusqu’à ce qu’elle le laisse chuter, ce qui arrivait en cas de trop grande médiocrité et (ou) d’échec militaire, quand il était prouvé que les dieux ne voulaient plus de lui. Les empereurs pouvaient compter au premier chef sur le culte impérial ; pour encourager les soldats, ils leur distribuaient de l’argent, les fameux donativa ; ils s’adressaient à eux par des discours ; ils les flattaient de mille manières. Pour leur faire croire qu’il était des leurs, le jeune et naïf Sévère Alexandre se déplaçait à pied, comme eux178.
Pour autant, il ne nous paraît pas juste d’imaginer que tous les coups d’État étaient motivés uniquement par l’ambition d’un seul. À notre avis, la participation des soldats à de nombreuses révoltes était inspirée par de nobles motifs, tels que redresser une situation compromise aux frontières, ce qui devenait nécessaire par exemple quand le souverain était abandonné des dieux. Les légionnaires estimaient qu’ils étaient qualifiés pour cette mission parce que, défendant l’empire sous des cieux inhospitaliers, ils étaient les seuls vrais citoyens romains. Les soldats, toutefois, étaient divisés entre eux : prétoriens contre légionnaires, notamment179 ; et ils devaient tenir compte du Sénat, du peuple romain180 et des provinces.
Dans l’Antiquité, il n’existait pas de lien perçu de manière consciente entre la politique et l’économie.
Rappelons d’abord que celle-ci dépend en partie de la démographie181. Les inscriptions sont utilisées pour connaître la composition et l’évolution de la population, mais la prudence s’impose : les anciens avaient tendance à arrondir les chiffres (on mourait beaucoup à 45 ans, jamais à 44 ni 46). L’espérance de vie des légionnaires africains a été estimée, sur 383 cas, à environ 45 ans. En temps ordinaire, peu mouraient au combat, et G.-Ch. Picard a pu dire des soldats de l’armée d’Afrique qu’ils recevaient plus de coups dans les tavernes que sur les champs de bataille182. De rares inscriptions mentionnent de tels décès : dans ce cas, on trouve les mots ou expressions deceptus, « tombé », desideratus, « regretté », ou occisus in pugna, « tué au combat »183. Pourtant, les guerres marcomaniques de Marc Aurèle firent beaucoup de morts jusque dans la noblesse184. On peut se demander si ces pertes n’amorcent pas le retrait des officiers sénatoriaux au siècle suivant, sous Gallien notamment mais pas exclusivement : un État ne peut pas se permettre de perdre ses élites ; les mêmes élites peuvent s’économiser si les dirigeants n’y pourvoient pas ; et puis, comme nous l’avons écrit ailleurs185, un tribun laticlave et un légat coûtaient terriblement cher en salaires.
Il paraît inutile de trop insister sur l’âge du recrutement et la durée du service : les Romains montraient plus de souplesse que l’administration française actuelle186. Les jeunes gens se présentaient au conseil de révision entre 18 et 21 ans. Au début du règne d’Auguste, ils servaient seize ans dans le prétoire, vingt dans la légion187, vingt-cinq dans les auxiliaires et la marine. Par la suite, la durée fut allongée. D’ailleurs, les chiffres ont varié suivant les époques et suivant les circonstances : l’État embauchait avant une guerre, débauchait après.
Un dernier aspect du rôle démographique de l’armée s’explique par le recrutement : effectué en Italie et dans des provinces éloignées du lieu de garnison, il a entraîné des mouvements migratoires relativement importants sous les Julio-Claudiens et, devenu de plus en plus local, il a peu à peu perdu ce rôle.
Ces hommes, qui n’ont pas eu le droit de se marier jusqu’au règne de Septime Sévère, fondaient pourtant des familles de fait, et non de droit. Comptant au nombre des rares salariés de l’Antiquité, ils attiraient des civils, des femmes en quête de mari, des paysans, des artisans et des commerçants, des fournisseurs de loisirs divers, taverniers, prostituées,… qui voyaient en eux un débouché assuré et une protection contre les barbares. Mais nous ne disposons de statistiques sur aucun de ces groupes. Son salaire permettait à un légionnaire de vivre et d’entretenir une petite famille, mais sans luxe, celui qui était versé à l’auxiliaire et au marin étant encore plus faible. Le soldat appartenait au milieu des plébéiens, et non des notables188. Il bénéficiait aussi d’immunités et il pouvait cultiver un lopin de terre et élever du bétail, peut-être sur les prata de la légion189. Il était un petit producteur. Quelques-uns, les plus habiles, devenaient hommes d’affaires et ils faisaient du trafic190.
Plus largement, on constate que l’armée a joué un grand rôle dans le domaine économique191. Au premier chef, elle a créé des conditions favorables à la prospérité. Elle a permis d’établir la paix romaine. Elle a aussi organisé des expéditions (dites « explorations ») qui devaient servir à prévenir une attaque d’un ennemi inconnu ; elles relevaient du renseignement et elles permettaient en plus de trouver des débouchés pour les exportations. Elle a effectué des travaux publics pour ses propres besoins, routes et ponts notamment, ouvrages qui ont aussi servi aux civils192 ; le cas peut-être le plus connu est celui de Nonius Datus, un sous-officier qui a été envoyé dans une ville de Maurétanie, Saldae, pour y construire un aqueduc193. Mais on se méfiera des « routes militaires » : c’est là un faux ami et cette expression désignait une voie tracée pour les besoins de l’État194. Et enfin elle est intervenue dans le domaine administratif (des officiers subalternes surveillaient les semi-nomades).
L’armée a aussi pesé plus directement dans la vie économique. Le plus élémentaire, c’est que les militaires dépensaient des revenus. Il faut rappeler que le soldat se définit au moins en partie par la solde, dont le montant a été calculé au début du XXe siècle par Alfred von Domaszewski, étude qui n’a jamais été remise en cause195. En réalité, nous disposons de peu d’informations. Auguste a fixé la solde d’un prétorien à 730 deniers par an (et pas 750 comme on l’écrit en général) et celle qui était versée à un légionnaire à 225 deniers par an196 (le denier était une pièce d’argent de 3,86 g). Par son testament, il a laissé 1 000 sesterces à chaque prétorien, 500 à chacun des urbaniciani et 300 par légionnaire (4 sesterces valaient 1 denier)197. Nous ne possédons aucun autre renseignement ; tout le reste n’est qu’hypothèses et supputations. Il est néanmoins assuré que la solde fut augmentée par Domitien (300 deniers pour un légionnaire)198 et ultérieurement par Septime Sévère et Caracalla, dans des proportions inconnues, mais très élevées. Puis elle subit une série de hausses ininterrompues et tout aussi inconsidérées qui provoquèrent une inflation formidable au cours du IIIe siècle199. L’État fut ruiné, incapable de verser les sommes promises et les meilleurs des jeunes gens cherchèrent à échapper à un service militaire qui, dorénavant, rapportait beaucoup de coups et peu d’argent.
De plus, dans les périodes fastes, et pour commémorer un grand événement, l’empereur pouvait distribuer de la monnaie aux soldats, ce qu’on appelait des donativa. Hadrien, Marc Aurèle et Sévère Alexandre furent particulièrement généreux avec ces libéralités200.
Une partie des revenus devait être déposée dans une sorte de banque qui ne versait pas d’intérêts. Ce dépôt, laissé près de la chapelle des enseignes, était récupéré au moment du départ à la retraite ; et les collèges, autorisés au temps de Septime Sévère pour les sous-officiers, jouèrent le même rôle201.
Quant aux vétérans, dits aussi emeriti ou encore missicii202, ils étaient relativement pauvres, même s’ils obtenaient leur congé honorable, l’honesta missio203. Au début de l’empire, ils recevaient seulement des terres au moment où ils quittaient l’armée (au besoin prises à des vaincus ; c’était la missio agraria)204 ; souvent, les bénéficiaires les abandonnaient pour retourner près de leur lieu de garnison205. Puis ils reçurent une somme d’argent (missio nummaria), ce que l’on appelle improprement « la retraite », car elle était versée en une seule fois206. Auguste avait créé en 6 de notre ère le trésor militaire, qui était confié à un préfet et qui fut chargé de ce paiement207 ; il avait fixé un montant de 5 000 deniers par prétorien et 3 000 par légionnaire208.
Au total, le budget de l’armée a été estimé à 40 % des dépenses de l’État par B. Campbell, à 90 % par Mireille Corbier, qui est sans doute plus proche de la réalité. Même sous le Principat, l’équilibre était fragile : pour financer sa guerre contre les Germains, Marc Aurèle dut vendre aux enchères le mobilier du palais209.
Il y a mieux et plus important pour l’empire. L’établissement d’une armée professionnelle et permanente, installée tout au long de la frontière, entraîna la création d’un moteur économique extraordinaire, fonctionnant en circuit fermé, de manière circulaire. Au titre de l’impôt, les civils-contribuables remettaient de l’argent à l’État qui le répartissait ensuite entre les soldats-salariés quand il les payait. Ces revenus, auxquels il faut ajouter le butin et les donativa quand il y en avait, servaient aux soldats-consommateurs à se procurer auprès des civils-producteurs les biens dont ils avaient besoin, notamment à assurer leur logistique.
Ce type de fonctionnement économique n’a pas été sans conséquences sociales. Dire que l’armée offrait un reflet déformé de la société est une banalité210. Elle était encadrée par des officiers, sénatoriaux (légats et tribuns laticlaves) et équestres (tribuns angusticlaves et préfets du camp dans les légions, préfets et tribuns chez les auxiliaires) ; les préfets du prétoire, le préfet d’Égypte, le préfet des vigiles et les préfets de flotte étaient eux aussi des chevaliers. Plus bas, les centurions appartenaient au milieu des notables municipaux. En-dessous encore, les citoyens romains peuplaient le prétoire, les cohortes urbaines et les légions, et les pérégrins, hommes libres, les ailes, les cohortes et la marine. Mais on n’y voyait pas d’affranchis ni d’esclaves ; Claude fit une faute en donnant des commandements d’unités auxiliaires, et même le gouvernement de la Judée, à des liberti211. De même, femmes et enfants étaient évidemment exclus de l’armée. Il est vrai qu’on rencontrait dans les camps et tout près de ceux-ci quelques femmes d’officiers et des prostituées.
Nous ne saurions quitter cette présentation de la société militaire sans rappeler que deux problèmes ont été posés par des chercheurs spécialisés dans les sciences humaines, « l’institution totale » et « la société segmentée » ou « segmentaire ».
Le sociologue Erving Goffman a élaboré le concept d’« institution totale » pour désigner une collectivité qui vit repliée sur elle-même, coupée du reste du monde et de la société212. Un auteur s’est demandé si ce schéma s’appliquait à l’armée romaine213. Nous ne le pensons pas, car elle était au contraire très liée aux civils qui l’entouraient (vie de famille dans les villes et villages nés du camp, loisirs, multiples contacts notamment économiques avec les voisins qui vendaient) ; Aelius Aristide dit d’ailleurs que les soldats ne pouvaient pas vivre séparés des civils, qu’ils leur étaient très liés214.
La notion de « société segmentée » est différente215, mais, à notre avis du moins, elle ne s’applique pas non plus à ce cas. On donne ce nom à une société faite à la base de petits groupes qui se trouvent en conflit les uns avec les autres, mais qui se réconcilient quand, à un niveau supérieur, ils doivent participer à une plus vaste entreprise, par exemple à une guerre. Certes, les prétoriens n’aimaient pas les légionnaires, qui méprisaient cordialement les auxiliaires. Mais la contestation était exclue de cette société, exception faite des brigands et autres ennemis de l’ordre.
En revanche, il est assuré que chaque camp attirait des civils, qui formaient une agglomération toute proche. Ces établissements recevaient le statut de vicus ou de canabae (agglomération), puis de municipe, puis de colonie dans le meilleur des cas ; l’armée était un facteur de municipalisation216.
On devine que les goûts en matière de loisirs variaient avec le niveau social et culturel du personnage considéré. Dans les camps, les officiers se délassaient avec des lectures intellectuelles217 ; soit, cela n’a rien de surprenant. Le problème vient des soldats218. Comme chaque unité possédait des employés aux écritures qui savaient lire, écrire, compter et même prendre des notes219, on s’est demandé quel pourcentage de lettrés comptait l’armée romaine. La publication récente de nombreux documents, tablettes de bois et ostraka, à Vindonissa, à Vindolanda, à Bu Njem, au mons Claudianus, à Krokodilô et à Didymoi, a permis de préciser, voire de modifier les certitudes acquises220 ; ils s’ajoutent aux papyrus qui sont connus depuis longtemps, mais qui n’ont pas été utilisés pour répondre à cette question.
On arrive alors à la conclusion que le niveau variait en fonction de la région et du grade. Tous devaient connaître au moins un peu de latin, la seule langue de commandement, quitte à la déformer221 ; en Orient, beaucoup étaient donc bilingues (latin-grec), voire trilingues (avec la langue locale en plus des deux autres)222. Il est établi qu’au camp de Maximianon et dans ses environs, les Égyptiens et les femmes étaient analphabètes, et que moins de 50 % des soldats savaient lire et écrire. En cas de nécessité, celui qui était ignorant faisait appel à un collègue qui l’était moins. Comme le dit Hélène Cuvigny, « le meilleur côtoie le pire ». Peut-être ne faut-il pas être trop critique. Peut-être faut-il tenir compte de l’objet de l’écrit : on ne soigne pas un mémorandum personnel comme une demande de promotion. On ne peut pas mettre sur le même plan la lettre envoyée par une femme d’officier à une amie qu’elle invite à une fête et une correspondance entre esclaves pour effectuer des achats de légumes. Il est intéressant de noter qu’on a trouvé des exercices d’école à Bu Njem, en Libye, et au mons Claudianus, en Égypte : des soldats analphabètes ont voulu apprendre à lire et à écrire223. Et l’un d’eux, de service à Krokodilô, toujours en Égypte, a même rédigé des essais érotico-bachiques qu’il n’est malgré tout peut-être pas indispensable de lire.
Bien qu’on les regroupe parfois, la culture et la religion font connaître des aspects complémentaires mais différents des personnages étudiés. Nous avons dit plus haut que les soldats suivaient le modèle commun avec quelques spécificités224 ; nous renvoyons à ce paragraphe. Ils honoraient les dieux du pays dans lequel ils étaient en garnison et les dieux de Rome, avec une préférence pour ceux qui offraient un visage militaire ; ils pratiquaient sans retenue le culte impérial, mais pour l’essentiel dans des cérémonies officielles (calendrier de Doura-Europos) ; ils s’attachaient moins que d’autres aux divinités venues de l’Orient, accordant un peu plus d’intérêt à Mithra, sans en être tous dévots comme on l’a dit. Ils suivaient des rites répartis en fonction de leur métier, avant, pendant et après la bataille.
Les Romains, loin d’être un peuple de proie, aimaient la paix, haïssaient la guerre et ils cherchaient à préserver l’ordre par le droit et la religion ; les philosophies, qui ne concernaient que quelques intellectuels, confortaient ce sentiment. Ce n’est pas qu’ils aient craint leurs ennemis, surtout Germains et Iraniens, accessoirement Juifs et Bretons, mais telle était leur mentalité. Bien entendu, il leur est arrivé de mener des guerres offensives.
Quant aux soldats, en fin de compte, ils ont joué un double rôle très important dans les provinces de garnison, c’est-à-dire dans les régions frontières. Ils ont entouré l’empire d’une ceinture de prospérité et de romanité.
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