Par commodité, nous appelons stratégie la mise en œuvre de moyens divers pour remporter une guerre. On pourra préférer la définition de Jomini : « La stratégie est l’art de faire la guerre sur la carte, l’art d’embrasser tout le théâtre de la guerre1. » Comme Guibert l’appelait « force publique », on voit la difficulté qu’il y a à trouver un vocabulaire adéquat en la matière2.
Les Romains ont-ils conçu cette activité/discipline ? Pouvaient-ils même la concevoir ? On peut à tout le moins rappeler que la stratégie et la guerre sont liées, tout comme le sont la stratégie et la tactique.
La définition qui vient d’être proposée ne règle pas la question. Le mot « stratégie » est plus riche de difficultés qu’il n’y paraît. Certes, il vient du grec, mais dans cette langue il n’a pas la même signification que celle que nous lui donnons aujourd’hui. Une stratégie était la charge d’un magistrat appelé stratège, plus politique et administrative que militaire à l’époque classique. Mais la stratégie, telle que ce mot est compris actuellement, n’a été clairement ni conceptualisée, ni théorisée, ni par les Grecs, ni par les Romains. Certes, les anciens sont presque parvenus à ce stade de réflexion et, pour la désigner, les Latins parlaient de consilium, « le projet », ou de ratio, « méthode », et Plutarque emploie le mot, logismoi, « les calculs »3. Quelques éléments se retrouveront au fil des analyses. Quoi qu’il en soit, cette définition nous ramène au politique.
Tout État suit une politique qu’il définit librement. Et, pour ses rapports avec ses voisins, il dispose de deux instruments. En temps normal, il recourt à la diplomatie et nous avons vu que les Romains agissaient ainsi, qu’ils envoyaient et qu’ils recevaient des ambassadeurs et des lettres. Si ce moyen ne lui permet pas d’établir des relations qui lui conviennent, l’État se sert de son armée et il passe au conflit, à la guerre. Clausewitz ne disait rien d’autre dans la citation sur la guerre comme continuation de la politique, citation qui est trop souvent reprise et qui perd tout son vrai sens quand on l’extrait de son contexte. Ce recours est pratiquement obligatoire pour une puissance quelconque qui souhaite pratiquer un impérialisme. Certes, les Romains avaient une armée ; mais, comme nous l’avons vu, ils avaient mis en place des garde-fous nombreux, religieux et juridiques, ce qui ne les empêchait pas de faire la guerre quand ils le voulaient, parfois même avec cynisme ; ils savaient trouver des arrangements avec le ciel et avec la loi. Bien plus, d’une certaine manière, on peut voir en César un anti-Clausewitz avant l’époque. Le proconsul avait en effet mis la politique au service du militaire dans ses rapports avec les peuples gaulois : il négociait avec eux pour gagner du temps, ou pour obtenir des renforts et des approvisionnements. Et il ne fut pas le seul.
Les Romains ont donc, par nécessité, organisé leurs armées et leurs guerres ; ils ont fait de la stratégie comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Comment ? Hélas, la réponse à cette question n’est pas facile à trouver, et cela pour deux raisons.
D’abord, le mot stratégie, dans son sens actuel, désigne à la fois une pratique et une théorie : un état-major doit en faire et un universitaire peut en faire, mais pas de la même façon. Il a donc fallu inventer un nouveau mot pour les personnes qui travaillent sur cette matière dans le calme de leur cabinet, et on les a appelées des stratégistes pour les distinguer des stratèges. De plus, à l’heure actuelle, ce terme n’est pas réservé au domaine militaire ; on parle de stratégie politique, économique, etc.
Ensuite, quelques auteurs ont nié que les Romains aient eu même la possibilité d’élaborer une telle discipline. Certes, E. N. Luttwak avait écrit un livre, The Grand Strategy of the Roman Empire4, qui a plu à beaucoup et qui a été traduit, édité et réédité plusieurs fois et dans plusieurs langues. Il y soutenait la thèse que les responsables romains avaient fini par organiser un système militaire et une « défense en profondeur » conçue à partir d’une « grande stratégie ». Il a reçu un bon accueil jusqu’au moment où des critiques se sont élevées : pour cette activité, les Romains n’avaient pas de cartes ; ils n’avaient pas de mots ; ils n’avaient pas de théorie. Ce qui est bien plus gênant, c’est que quelques historiens contemporains, peu nombreux toutefois, ont même condamné l’idée de « défense en profondeur » appliquée à l’époque romaine5. Il est vrai que la notion de « grande stratégie » relève de l’anachronisme pour l’Antiquité6 : elle suppose des moyens d’information et une connaissance de la géographie et de l’économie qui n’existaient pas, même si la quête du renseignement était organisée. Mais les anciens avaient des cartes rudimentaires et des idées également peu élaborées sur tout ennemi, en sorte que E. N. Luttwak conserve des défenseurs7.
Pour autant, on ne peut pas dire que la politique du Principat n’ait pas été appuyée par une stratégie. Comme nous l’avons dit, là où il y a politique, il y a stratégie. Il suffit de regarder une carte des ruines romaines de la frontière africaine ou syrienne pour voir que les installations n’ont pas été faites au hasard. Elles résultaient de choix volontaires et raisonnés qui s’expliquent par deux raisons : pour désigner les emplacements, les généraux tenaient compte de la position des forces barbares, ennemies ou potentiellement ennemies, et des sources d’approvisionnement, des possibilités de logistique. Même si l’empirisme a joué un rôle, celui-ci ne doit pas être surestimé. En conséquence, il nous a semblé qu’il fallait parler d’une « petite stratégie8 ».
Au temps du Haut-Empire, cette petite stratégie était fondée sur quatre principes en apparence contradictoires, en réalité complémentaires : centralisation et décentralisation, mouvement et immobilisme.
À partir de l’époque d’Auguste, l’armée fut permanente, professionnelle et elle devint statique. Rome, la Ville, était Le centre du pouvoir – sous-titre très juste d’un livre de R. Bianchi Bandinelli. C’était l’empereur qui décidait de tout et, en cas de guerre, il pouvait aller sur le terrain et prendre en personne la tête des armées, comme le firent par exemple Trajan et Marc Aurèle. Mais il pouvait déléguer son autorité à des personnages importants et qu’il jugeait très compétents ; ce fut le choix d’Auguste (parfois) et de Néron (toujours). En temps normal, de toute façon, il n’était pas possible de tout régler depuis Rome. Des légats, mot qui désigne des lieutenants, représentaient l’empereur dans les provinces à légions.
Ces généraux, en tout temps, devaient assurer et renforcer la défense de leur province (le mot province désigna d’abord la mission d’un magistrat et ensuite le territoire dans lequel elle s’exerçait). Par tradition, ils devaient combiner la mobilité et son contraire. D’une part, ils renforçaient le réseau de fortifications, de défenses statiques, dont les fondements dataient de l’époque d’Auguste. D’autre part, quand le danger approchait, ils devaient le repousser et éventuellement aller chercher l’ennemi chez lui ; dans ces conditions, « la rapidité » (celeritas) représentait une valeur essentielle pour eux.
La grande guerre vise souvent à imposer un impérialisme ; la petite guerre cherche toujours à le contrer.
Nous définissons l’impérialisme comme une théorie et une pratique, une politique, dont l’objectif est de soumettre des peuples divers à l’un d’entre eux ; c’est ce que Thucydide appelait l’hégémonisme. Contrairement à quelques auteurs modernes, il nous paraît difficile de qualifier d’« impérial » un État dans lequel les nations seraient égales entre elles9.
L’impérialisme romain est le fruit d’un accouplement contre nature10. D’un côté, la tradition imposait de ne recourir à la guerre que pour se protéger : stratégie défensive. D’un autre côté, l’expansion de l’empire mettait les légions en contact presque quotidien avec d’autres peuples : stratégie offensive. De plus, les Romains tout-puissants se sentaient le devoir de se comporter en gendarmes du monde ; et le stoïcisme les poussait également dans ce sens, dans la nécessité de maintenir l’ordre partout. Ils avaient imaginé que les grands États savent où se trouve le bonheur des petits peuples, qui eux ignorent où se trouve leur bien ; c’est une constante dans l’histoire de l’humanité. Concrètement, le maintien de l’ordre coïncidait avec leurs intérêts.
Les Romains n’ont pas élaboré un corps de doctrines pour justifier leurs actes. Toutefois, Virgile s’était exprimé sur ce sujet dans l’Énéide (VI, 852-854)11, et ce qu’il a dit semble refléter ce qu’Auguste a fait, suivant le modèle de ses prédécesseurs et à son tour servant de modèle pour ses successeurs (le poète a été repris par l’auteur anonyme de l’Histoire Auguste12) : Tu regere imperio populos, Romane, memento. / Hae tibi erunt artes pacisque imponere morem, / parcere subiectis et debellare superbos, « Ne l’oublie pas, Romain, il t’appartient de soumettre les peuples à ton pouvoir. / Là sera ta mission ; tu devras aussi leur imposer la paix, / Épargner les peuples soumis et vaincre les orgueilleux ». Il faudrait reprendre toute l’œuvre de Virgile et l’on verrait alors que l’impérialisme avait une justification non pas économique, comme pourraient le croire les hommes du XXIe siècle, mais religieuse et politique : les dieux leur donnaient la victoire ; en contrepartie, ils leur imposaient le devoir de maintenir l’ordre du monde, ce qui était d’ailleurs conforté par l’idéologie stoïcienne. N’allons pas toutefois jusqu’à imaginer qu’ils étaient victimes de leur pietas. Car, bien entendu, faire son devoir n’empêchait pas de faire des bénéfices. Quand les légionnaires étaient partis, ils étaient en général remplacés par une nuée de negotiatores ; est-il besoin de traduire ce mot ?
La bonne conscience des Romains s’exprime à travers un texte de Tacite qui est très souvent cité et toujours mal compris. Avant une bataille, un chef breton, Calgacus, s’adressa à ses hommes pour les encourager. Il leur décrivit leurs adversaires comme des gens abominables, ce qui est après tout de bonne guerre : ils pillent, ils tuent, ils violent et ils tyrannisent. Et il résuma lui-même son accusation dans une phrase célèbre : Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant, « Là où ils font un désert, ils disent que c’est la paix13. » En général, les commentateurs voient dans cette expression et dans l’ensemble du discours une condamnation par Tacite de l’impérialisme romain. Ils se trompent, car cette phrase et celles qui l’entourent sont prêtées à un barbare. Il ne savait pas ce qu’était la réalité et il cherchait à motiver ses hommes, à durcir leur détermination. Pacifique, Tacite n’a jamais été un pacifiste ; il était un sénateur romain, un ami de Trajan et un défenseur de l’impérialisme14. Il savait comme tous ses contemporains que la conquête était suivie par la romanité et ses bienfaits, notamment des constructions de routes et de villes, à l’opposé du désert promis par Calgacus15.
Répétons-le, Tacite n’hésitait pas : la conquête apportait mille avantages non seulement en ce qui concerne l’habillement, la cuisine, le travail et les loisirs, mais encore dans les domaines de la culture, du droit, des valeurs ; elle permettait aussi des travaux publics, et elle diffusait le commerce, qui était perçu par cet auteur et par tous ses contemporains comme un indice de civilisation. Mais après tout, ce que disent Virgile et Tacite, c’est que les Romains devaient répandre la civilisation, leur civilisation.
Quelques écrits toutefois rompent avec cette belle image et ils révèlent un cynisme bien supérieur à celui qu’on a prêté à tort à Machiavel et à Clausewitz. Avant d’entreprendre une guerre, Auguste enquêtait et réfléchissait beaucoup. Et il ne s’engageait qu’à une condition : que les gains espérés fussent supérieurs aux pertes redoutées16. Ses analyses se sont en général révélées justes, sauf en Germanie (désastre du Teutoburg, en 9 après J.-C.). Il est probable que beaucoup de ses successeurs ont agi de même. C’est ce que prouverait un passage d’Onesandros, où l’auteur recommande aux bellicistes de peser le pour et le contre avant d’engager un conflit17.
Quelques auteurs modernes ont imaginé qu’un parti anti-impérialiste s’était formé à Rome18. Ils y rangent Ovide (Mét., I, 76-215), Dion Chrysostome et Horace (Ep., VII). À notre avis, ils n’ont pas compris ce que disaient des écrivains qui soit condamnaient la guerre civile, soit plaignaient les combattants pour les fatigues inévitables qu’ils enduraient.
Ceux qui veulent imposer à d’autres leur impérialisme doivent connaître au moins un peu de géostratégie. Ce mot s’applique à une discipline déjà connue de Guibert, qui recommandait de bien étudier le terrain et de choisir avec soin les positions ; la science qu’il désigne doit beaucoup à un géographe anglais, H. J. Mackinder19. Deux siècles plus tard, Yves Lacoste reprenait ces idées en assurant que La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, titre d’un livre très connu. Les anciens n’ont pas théorisé ce savoir, mais ils ne l’ont pas ignoré20.
Les Romains ont accordé à la géographie un intérêt qui a souvent échappé aux modernes parce qu’ils ne désignaient pas de ce terme leurs descriptions ; il ne faut donc pas s’en tenir aux seuls géographes officiels des manuels de littérature. Chez beaucoup d’auteurs, comme César (BG, VI, 11-28), Flavius Josèphe ou Tacite (La Germanie), notamment mais pas exclusivement, on rencontre des descriptions de pays ou d’habitants. Pour les commentateurs d’aujourd’hui, il s’agit simplement de céder à une mode littéraire : les hommes de l’Antiquité étaient curieux de tout (ce qui n’est déjà pas si mal) et ces passages leur donnaient de l’exotisme (ce qui est encore mieux, on en conviendra). Nous pensons au contraire que ces pages répondaient à un souci d’utilitarisme : quand il décrit la Galilée et la Samarie ou les rives du lac de Tibériade, Flavius Josèphe veut permettre à son lecteur de comprendre les combats qui s’y sont déroulés et les difficultés qu’ils ont suscitées aux uns et aux autres (logistique, présence humaine, villes, tactique, stratégie,… et géostratégie, finalement)21.
Pour en revenir à la géostratégie22, relevons que cette science tient compte de la géographie physique (facteurs statiques), humaine (facteurs dynamiques) et de l’espace en le liant aux rapports de forces ; on oppose la microstratégie à la macrostratégie suivant l’étendue des territoires concernés et les facteurs pris en compte. Pour les éléments statiques, on peut étudier la topostratégie qui examine les fleuves, les lacs et les montagnes comme obstacles, la morphostratégie vouée aux formes du pays, la physiostratégie, qui prend en compte les moyens de communication en fonction de l’espace et de la position du pays, la météostratégie et la mer.
Dans le domaine de la géographie physique, l’armée romaine a accordé une grande attention aux fleuves et aux montagnes. Poreux dans sa largeur et utilisable dans sa longueur, le fleuve est un moyen de communication qui facilite le passage des hommes, des marchandises, des idées et des religions en temps de paix23. Mais il est difficilement franchissable pour une armée et pratiquement infranchissable si des ennemis attendent sur la rive opposée. En temps de guerre, il peut être traversé grâce à plusieurs méthodes : recherche d’un gué naturel, création d’un gué artificiel quand des cavaliers sont placés en amont, traversée à la nage à l’aide des boucliers, recours à des bateaux ou à des ponts (ils ont été étudiés au chapitre précédent parmi les œuvres du génie militaire). Dans n’importe quelle circonstance, avoir la protection d’un fleuve représentait un grand avantage et le Pô lui-même a été utilisé dans la guerre civile de 68-6924. D’où aussi l’intérêt attaché aux lacs sur lesquels circulaient des navires et qui, au Bas-Empire, ont même parfois reçu des flottilles. L’armée la plus puissante peut tirer parti du cours d’eau. Elle l’utilise pour ses navires qui assurent la logistique des armées de terre, qui fournissent des renseignements, qui transportent et débarquent des soldats auxquels ils fournissent une aide au combat grâce à leur artillerie.
La montagne n’était pas moins importante que le fleuve. Comme le Taurus, elle pouvait remplacer un obstacle linéaire pour gêner une pénétration de l’ennemi. Nous ne savons pas si les soldats romains avaient un équipement spécifique pour cette circonstance ; il semble que non (les premières escalades dans les Alpes, au XVIIIe siècle, se faisaient encore avec peu de moyens, comme le montrent les récits consacrés à de Saussure et Balmat, vainqueurs du mont Blanc en 1787). Le principal relief dans l’histoire de la Rome impériale fut sans doute l’Arménie, coincée entre les régions orientales (Cappadoce, Commagène) et l’Iran (Mésopotamie, Géorgie, Atropatène)25. Elle permettait à celui qui la contrôlait d’occuper une position susceptible de menacer l’autre partie en cas de conflit. De la sorte, chacun des deux États s’efforçait de désigner le roi qui y régnerait. Germanicus donna un souverain à ce peuple26 ; Tigrane, son favori, se sentit menacé par le shah d’Iran, Vologèse, et il demanda protection aux Romains, qui lui envoyèrent deux légions27.
Enfin, nous reviendrons sur la question de la mer et sur les débats qui ont impliqué A. Mahan, Ch. Starr et M. Reddé ; ils impliquent une connaissance de la relation mer-terre, des fleuves, des bases et des emplacements des grandes escadres.
En complément des facteurs statiques, les facteurs dynamiques conduisent à étudier au premier chef les ressources économiques des parties en cause, et notamment les relations entre les nomades et semi-nomades d’une part, et les sédentaires d’autre part. Il convient aussi d’accorder une importance spéciale aux voies de communication, fluviales, maritimes et terrestres, aux bases, aux fortifications et aux villes.
L’armée romaine n’a pas ignoré l’importance de ces facteurs dynamiques et, au premier rang d’entre eux, du blé ; c’est même un lieu commun, présent dans César, Tacite comme sur la colonne Trajane (les questions de logistique ont été abordées au chapitre 3). Elle est également intervenue dans les relations entre nomades et sédentaires. Pour limiter les conflits, réels quoi qu’en pensent aujourd’hui quelques utopistes, les légionnaires plaçaient des bornes de délimitation entre les domaines des sédentaires et les terrains de parcours des semi-nomades, artatis finibus28. Ils ont aussi tenu compte des moyens de communication, des fleuves et des lacs, comme nous l’avons dit, et ils ont construit de nombreuses routes surtout dans les zones frontières, avec les ponts nécessaires29. Ils ont érigé des forteresses en très grand nombre ; nous y reviendrons. Ce qui était le plus important, pour eux et pour la civilisation classique, c’était le phénomène urbain.
Pour une armée en marche, une ville offrait en effet une extraordinaire concentration de biens ; elle suscitait donc un attrait. Et, parmi les hommes qui y vivaient, il pouvait y avoir des soldats ; elle se transformait donc, dans le même temps, en menace. Dans tous les cas, elle était un enjeu. Les Romains étaient très conscients de ce double aspect ; Hérodien le dit très clairement30. Et Tacite décrit une situation de guerre dans laquelle la prise de quatre villes entraîna la capitulation d’une des parties engagées dans le conflit31.
Les auteurs anciens distinguaient plusieurs types d’agglomérations. Les grandes villes n’étaient pas les plus faciles à prendre et à garder. Corbulon s’empara d’Artaxata, mais, comme il n’avait pas assez d’hommes pour la conserver, il préféra la détruire32. Par la suite, il se rendit jusqu’à Tigranocerte, mais là il ne réussit pas à percer le rempart33. D’autres villes moins importantes jouaient un rôle géostratégique non négligeable parce qu’elles étaient bien situées ; les stratèges romains connaissaient ce genre de situation. Jotapata était la clef de la Judée, ce qui entraîna un siège impitoyable34. Byzance occupait une position exceptionnelle entre l’Europe et l’Asie, entre la mer Noire et l’Égée ; c’était à la fois un lien et une barrière35. D’un point de vue défensif, les généraux romains ont considéré les colonies comme « des boulevards de l’empire », des propugnacula imperii, pour reprendre la célèbre définition de Cicéron, interprétation que Tacite n’aurait pas désavouée36.
Dans plusieurs guerres, des villes attirèrent les uns ou les autres, deux villes de Bretagne qui suscitèrent l’intérêt des révoltés parce qu’elles leur donnaient l’espoir d’un pillage rentable37, les villes de Judée au temps de Néron38 et les villes d’Italie du Nord dans la guerre civile39. Une aile de cavalerie, l’aile Siliana, unité de 500 hommes, offrit Milan, Novare, Ivrée et Vercelles à Vitellius qui participait à un conflit entre citoyens40. Même les petites agglomérations ne devaient pas être négligées ; Vespasien, dans la guerre juive, y installait des garnisons pour l’hiver41. De ce fait, abandonner une ville devenait la manifestation d’un état d’âme pacifique : « Il (Caracalla) conclut la paix avec les ennemis, se retira de leur territoire et il abandonna les places fortes42 ».
Sur le chapitre des villes, il faut prendre en compte un phénomène très vif dans l’Antiquité, les conflits entre cités voisines. Ainsi, les Lyonnais détestaient les Viennois, qui le leur rendaient bien ; les habitants de Laodicée n’aimaient pas ceux qui vivaient dans Antioche, et le même type d’opposition peut être relevé entre Tyr et Beyrouth. Dans sa guerre contre Pescennius Niger, Septime Sévère sut naviguer entre celles qui étaient devenues ses amies parce qu’elles étaient les ennemies des soutiens traditionnels de son concurrent43.
Armés de ces quelques connaissances, les empereurs et les légats d’armées devaient savoir comment résoudre deux sortes de problèmes ; ils devaient connaître la stratégie directe et la stratégie indirecte.
Quand des gens parlent de la guerre, et donc de la stratégie, ils imaginent deux armées qui se cherchent, se trouvent, s’affrontent, s’éloignent, se retrouvent et finissent par une bataille décisive qui met un terme au conflit. En fait, ils ne pensent le plus souvent qu’à une partie des faits que ce mot recouvre, car la réalité est beaucoup plus complexe. Ils n’envisagent que la grande guerre, encore appelée guerre conventionnelle ou de haute intensité (hot ou active war en anglais), un type de conflit organisé en fonction d’une stratégie directe, c’est-à-dire d’affrontements face à face. Dans ce cas, le chef d’armée se fixe comme objectif la bataille décisive ou le siège final qui lui donnera la victoire44. Pour lui, l’idéal, c’est la guerre éclair, le Blitzkrieg, une stratégie que les Romains ont connue, parfois à leurs dépens, quand Hannibal put l’appliquer dans ses quatre grandes batailles, au Tessin, à la Trébie, à Trasimène et à Cannes. Plus tard, César a lui aussi connu le succès dans ce genre et il a joliment dit son exploit en trois mots célèbres qui résument son succès contre Pharnace : « Je suis venu, j’ai vu et j’ai vaincu » (veni, vidi, vici45).
Pour atteindre son but, le général romain doit appliquer trois principes, activité (attaquer sans cesse), mobilité et anticipation. Plus précis, David Galula avait défini les sept critères qui apportent le succès46. Il partait de ceux qui viennent d’être cités, et il en ajoutait quatre autres. Le vainqueur est le plus fort (ce qui paraît assez évident) ; en cas d’équilibre des moyens, ce sera le plus déterminé ; si la détermination est égale, celui qui sait garder l’initiative l’emportera (c’est l’anticipation) ; la surprise peut jouer un grand rôle, encore faut-il savoir la provoquer. L’histoire montre, hélas, que, s’il y a des batailles, voire des guerres décisives, il n’y en a pas de définitives.
Si les Romains n’avaient pas théorisé la grande guerre ni la stratégie directe, ils possédaient au moins un mot pour la désigner, le bellum, correspondant au polemos des Grecs47. Il est alors possible de classer les guerres et donc les stratégies qui les organisent (ou qui essaient de les organiser) selon plusieurs critères, et d’abord en fonction des motifs qui les ont provoquées.
Il est inutile de revenir ici sur les causes des guerres à l’époque des Romains (nous renvoyons au chapitre 2). Pour établir un autre type de classement, on peut distinguer les conflits contre des barbares de ceux qui se sont déroulés entre citoyens. Des guerres civiles, qui ne sont donc ni offensives ni défensives, ont eu lieu en 43-31, 68-69 et 193-197 ; et les coups d’État, souvent appelés à tort « usurpations », ont rythmé le IIIe siècle. Ces aventures cruelles et fratricides ont suscité des condamnations sans ambiguïté, qui sont surtout clairement formulées dans La Pharsale de Lucain et dans Les histoires de Tacite.
Dans les deux cas, pour notre propos, c’est la stratégie qui l’emporte en intérêt. Un autre mode de classement oppose les guerres défensives aux guerres offensives, ce qui est d’ailleurs encore trop schématique. Par principe, et conformément à leurs mentalités collectives, les Romains ne se reconnaissaient le droit de faire que des guerres défensives. Et, bien sûr, les occasions n’ont pas manqué. Ce sont les Germains qui ont attaqué l’empire en 16 avant J.-C., en 166 après J.-C. et au cours du IIIe siècle. De 2 avant J.-C. à 4 après J.-C., l’Iran des Parthes arsacides fut l’agresseur. Après la révolution qui mit au pouvoir la dynastie perse des Sassanides (v. 208-v. 222-223, voire 228/229), ce fut de nouveau ce pays qui passa à l’offensive contre l’empire romain, et il le fit dès 217, sans attendre la fin de sa propre guerre civile ; les assauts furent renouvelés en 226, 230 et 238 (ou 235), et ils se poursuivirent jusqu’au temps de Dioclétien. En 85-89, ce sont incontestablement les Daces qui ont franchi le Danube pour piller.
Des conflits où la défensive semble occuper une moindre place peuvent néanmoins être rangés dans cette catégorie. Il en est ainsi des guerres de représailles et des guerres préventives, proches des guerres de dissuasion, toutes admises par la morale des Romains, mais entourées de multiples précautions juridiques et religieuses : dans ce cas, celui qui paraît être l’assaillant est en réalité celui qui craint d’être l’assailli, à moins qu’il n’ait déjà été attaqué. Ce genre de contre-attaque ou de pré-contre-attaque, si l’on peut ainsi s’exprimer, ne posait pas trop de problèmes juridiques ni religieux dans l’Antiquité. Les réactions des États reposaient en grande partie sur le fameux principe élaboré par les modernes sous la forme « Si vis pacem, para bellum » ; là-dessus, Tite-Live, Cicéron et Végèce peuvent être appelés comme témoins de moralité48.
Les Germains ayant attaqué en 16 avant J.-C., un long conflit fut ouvert par cette agression. Il y eut des représailles, qui culminèrent dans la guerre que conduisit Germanicus chez les Chattes ; les Romains voulaient venger le désastre de Varus, et ils le firent avec une grande cruauté49. Ils répondirent aux Iraniens en 4 avant J.-C. et ils les combattirent sans doute pour les mêmes motifs en 43-63 et en 161-166. Le cas est en revanche très net pour les guerres daciques de Trajan (101-105), réponse aux agressions de 85-89, et pour les entreprises de Septime Sévère contre l’Iran et contre des peuples arabes entre 194 et 199 ; ces barbares avaient aidé Pescennius Niger, son ennemi dans la guerre civile. Le cas des insurrections de peuples s’estimant opprimés est aussi difficile à classer, mais au moins en apparence les Romains réagissaient et ils ne se considéraient pas comme les agresseurs, du moins au moment de la révolte, ainsi dans la guerre de Tacfarinas en Afrique (17-24), de Florus et Sacrovir en Gaule (21), et surtout en Judée (66-70/73 et 132-136).
Les guerres obliques, dans lesquelles, comme au judo, l’assailli laisse l’adversaire agir, entrent elles aussi clairement dans cette catégorie défensive. Mais elles sont difficiles à gérer et supposent une filouterie peu compatible avec virtus, honos et fides.
Bien évidemment, il n’y eut pas que des guerres défensives. Nous avons déjà mis en garde le lecteur contre la naïveté quand il s’agit des Romains. S’ils déclaraient que seules les guerres défensives étaient morales, ils ne se privaient pas de guerres offensives quand elles les arrangeaient. Dans ce cas, on trouve toujours de bonnes raisons et même de très bonnes raisons pour intervenir : le peuple agressé a commis une faute ou, bien mieux, il faut agir dans son intérêt. Mais la guerre offensive avait même été conçue et elle avait reçu une formulation latine grâce à Tacite qui a parlé d’inferrendum bellum (H, III, 55, 2). Il renforçait le point de vue de Thucydide, qui avait expliqué la guerre par le désir d’hégémonie, un fait de psychologie.
Les guerres offensives ont donc existé. Les légions ont envahi la Pannonie en 19 et elles y ont combattu jusqu’en 9 avant J.-C. Elles poursuivaient plusieurs objectifs : porter la frontière militaire au Danube, relier le Norique et la Mésie Supérieure et dominer un peuple courageux. De même, les provinces des Alpes ont été ajoutées à l’empire pour des raisons de sécurité, des raisons stratégiques, liées notamment aux cols des Alpes (25 avant J.-C. à 7 après J.-C.). On trouve un mobile proche dans la guerre qui acheva la conquête de la péninsule Ibérique sous Auguste : le prince voulait éliminer un réduit dangereux. L’assassinat de son roi Ptolémée par Caligula entraîna la conquête de la Maurétanie (40-42). Et l’Iran ne demandait rien à personne quand Trajan entreprit de l’attaquer (114-117). Ces entreprises étaient évidemment des conséquences de l’impérialisme. L’Égypte fut un cas particulier : Auguste la considéra comme un domaine privé, qu’il aurait conquis par un combat singulier contre la reine Cléopâtre, et il la transforma en une « immense métairie » (Paul Petit).
Pourtant, dans la rubrique des acquisitions, on ne peut pas oublier que des conquêtes ont été faites sans guerre, ni offensive ni défensive ; des provinces s’ajoutèrent à l’empire sans effusion de sang. La Galatie fut donnée à Rome par le testament de son dernier roi, Amyntas (25 avant J.-C.), comme l’avait été, en 133 avant J.-C., le royaume de Pergame, laissé en héritage au peuple romain par son dernier souverain, Attale, et qui était devenu la province d’Asie. De même, le Norique (16-15), les Champs Décumates (74-90) et l’Arabie (106) tombèrent sans combats.
On voit donc que la frontière entre défensive et offensive n’est pas toujours nette. C’est aussi le cas de la guerre de précaution : une des parties prend un territoire avant que l’autre ne s’en empare. Ce fut souvent le motif des conflits qui ont opposé Rome à l’Iran, et qui avaient pour enjeux l’Arménie et, dans une moindre mesure, la Mésopotamie. Les mêmes raisons ont sans doute également inspiré la pratique de la guerre d’interdiction, qui vise à immobiliser un voisin par la peur d’un conflit.
En résumé, c’est l’expression de stratégie mixte, à la fois défensive et offensive, qui définit le mieux la politique de l’Empire romain, avec plus de défensive que d’offensive. Nous verrons plus loin comment fut mis en place un énorme système destiné à protéger les provinces ; mais nous avons déjà constaté que cet État n’a pas hésité à attaquer quand il l’estimait nécessaire.
Dans le déclenchement et le déroulement d’une guerre entraient trois composantes majeures, la politique, la psychologie et la mer (on verra aussi le paragraphe consacré aux causes, au début du chapitre 2) ; il n’est pas utile de revenir sur l’économie (dans ce cas, seuls le butin et le tribut comptaient) ou sur les aspects culturels et religieux (absents d’ailleurs des mentalités romaines).
La politique pouvait intervenir dans trois cas. Tout d’abord, Rome éprouvait la nécessité d’agir pour défendre des alliés ; c’est ainsi que fut entreprise la conquête de la Bretagne en 43 : des souverains locaux et amis avaient perdu le pouvoir et ils demandaient à Rome de les aider pour une reconquête. On comprend ensuite, et c’est une évidence, que la guerre civile était totalement politique. Enfin, les légions pouvaient être amenées à punir des barbares qui avaient pris parti dans un conflit entre Romains, entre citoyens ; c’est ce qui causa une guerre contre l’Iran et contre des Arabes en 194-195 et 197-198.
La psychologie avait aussi trois domaines de prédilection. Certes, elle était présente dans tous les aspects de la vie militaire. Un général devait encourager les membres de son camp, ses soldats bien sûr, et aussi ses alliés. Il essayait également de faire ce qui était plus difficile, décourager le camp adverse ; dans ce cas, la diplomatie (voir chapitre 3) pouvait n’être pas inutile, les ambassades et les courriers faisant passer des menaces ou d’autres formes de pression. Il pouvait en outre utiliser des stratagèmes ; on a dit que les Romains n’aimaient pas trop ce moyen éminemment tactique, mais qu’il leur est arrivé d’y être acculés. En revanche, la guerre oblique ou latérale, purement psychologique, était ignorée des anciens.
La psychologie n’intervenait que peu sur mer.
L’histoire militaire maritime constitue un cas particulier, pour des raisons évidentes. Dès 1890, cette science avait donné naissance à un livre de l’amiral américain Mahan, qui a influencé toute la stratégie de son pays depuis la fin du XIXe siècle. Ses thèses ont été approuvées par un géographe britannique, Mackinder50. Il avait réfléchi sur le « sea power », et il pensait que les empires maritimes l’emportaient sur les empires continentaux ; il croyait que la puissance résulte d’un ensemble de facteurs, à savoir le commerce, une marine de commerce, une marine de guerre, des bases et un empire51.
Le débat a été prolongé, en particulier par Michel Reddé, qui a mis en lumière des divergences d’interprétation52. Des reproches plus radicaux ont été formulés par un autre amiral, Raoul Castex53, qui contestait aussi bien l’idée de supériorité de la mer sur la terre que le déterminisme géographique. En outre, la « jeune école » avait estimé que la guerre des côtes a joué un rôle important et que la puissance navale ne suffit pas54. À l’opposé de Mahan, d’ailleurs, et plus centré sur l’Antiquité, Chester Starr considérait que cette période n’avait pas connu de vraies thalassocraties, sauf celles qui ont été instaurées par Athènes et par Carthage55.
Nous avons vu qu’en réalité la marine romaine a joué un rôle plus actif dans la tactique que dans la stratégie, où elle n’est intervenue que de manière indirecte : elle a permis la mise en action d’opérations mixtes terre-mer ; elle a assuré la logistique des entreprises terrestres ; elle a rendu possible des croisières chargées d’intercepter les navires ennemis, comme celles qui furent mises en œuvre au large de l’Afrique dans la guerre civile de César contre les pompéiens56. Et, quand la voie de terre était fermée, la voie de mer pouvait rester ouverte. Il était devenu impossible aux troupes d’Othon de progresser par route vers le nord, car tous les passages avaient été barrés ; elles rejoignirent la Gaule en bateau57. Par conséquent, la marine romaine fut une auxiliaire importante mais pas déterminante dans le développement de l’impérialisme58.
Qu’elle soit défensive ou offensive, la guerre peut demander des efforts plus ou moins importants ; deux grandes catégories de conflits doivent être envisagées à cet égard, les uns mettant en jeu des moyens limités et d’autres des moyens illimités ; l’examen du dossier montre que la réalité était plus complexe encore, puisqu’il est possible de distinguer une troisième catégorie, intermédiaire, dans laquelle les moyens sont seulement presque illimités.
Dans quelques guerres, pour des raisons diverses, surtout parce que l’assaillant manquait de possibilités, ce dernier n’engageait pas toutes ses forces. Il pouvait donc recourir à une guerre d’usure, le « bras de fer » de Jean Doise59, qui n’était pas tout à fait compatible avec les conceptions romaines, en particulier l’exaltation du corps-à-corps et la recherche de la bataille décisive. Les Romains n’ont donc pas conçu et encore moins théorisé ce genre de conflits, et il en fut de même pour la guerre oblique ou latérale, purement psychologique comme on l’a dit.
En revanche, quand cette façon de faire la guerre s’est avérée nécessaire, ils ont su recourir à « la temporisation », la cunctatio, bien qu’elle fût contraire à la celeritas, « la rapidité », valeur essentielle pour Alexandre le Grand et ses disciples, notamment César, Trajan et Septime Sévère60. C’est Fabius qui l’a inventée, contre Hannibal, et il y a gagné le surnom de « Temporisateur », Cunctator. Il a eu recours à l’Intelligence, Mens, dont il a fait une divinité, pour faire admettre par les siens le stratagème, en réponse aux astuces dont les accablait le Carthaginois. Les Iraniens, d’ailleurs, ont pratiqué une stratégie analogue jusqu’au début du IIIe siècle de notre ère ; elle consistait à perdre de l’espace pour gagner du temps. Comme ils savaient qu’ils ne pouvaient pas vaincre les légions en bataille rangée, ils se repliaient lentement, sans cesse, jusqu’à ce que les lignes de communication de leurs ennemis soient trop distendues pour permettre des approvisionnements satisfaisants ; une guérilla intervenait en complément pour épuiser les envahisseurs. Et les Romains sont souvent tombés dans ce panneau, notamment Trajan (et Julien au IVe siècle).
À la guerre limitée s’oppose la guerre illimitée, baptisée de noms divers : guerre totale, absolue, intégrale ou d’anéantissement (il y a aussi, au niveau tactique, des batailles d’anéantissement)61. Elle suppose qu’un chef, un général, obtienne l’appui de tout son peuple et l’obéissance de toute son armée ; qu’il contrôle les domaines de l’économie, de la psychologie, etc. ; qu’il intervienne sur mer et sur terre. Il risque seulement de se heurter à l’opposition de ceux que Ludendorff a appelés « les mécontents62 ». L’Antiquité n’a pas connu ce genre de conflit, qui paraissait selon toute probabilité inutilement destructeur.
En revanche, les anciens ont peut-être conçu une guerre qui risquait de devenir presque illimitée. Ils étaient sans doute plus proches de ce qui a été appelé « le paradigme napoléonien » : l’empereur des Français estimait que, dans un conflit, l’assaillant doit poursuivre ses efforts jusqu’à ce qu’il obtienne l’anéantissement des forces adverses. La question qui se pose aujourd’hui, après les horreurs du XXe siècle, est de savoir jusqu’à quel point il aurait pu pousser ces destructions. Entre les deux guerres mondiales, les stratégistes ont élaboré des projets qui allaient plus loin, couverts de noms divers. Les Anglo-Saxons parlèrent de « guerre globale », les Français de « guerre générale » et les Allemands, surtout Hitler et les nazis, de « guerre élargie ». Le chef, politique et militaire, disposait de toutes les ressources et il prenait en compte tous les moyens disponibles, même ceux qui appartenaient à l’ennemi ; au fond, tous les bons généraux de tous les temps, même les Romains, ont essayé de mesurer leurs moyens et les disponibilités de l’adversaire ; mais peu ont eu à leur disposition des moyens illimités. Toutefois, on distinguera les empereurs qui conduisaient les armées en personne, qui cumulaient les pouvoirs civils et militaires (Trajan), et ceux qui déléguaient leur commandement militaire, en raison de l’impossibilité qu’il y a à être sur plusieurs fronts à la fois (Auguste), parce qu’ils étaient conscients de leurs limites (Néron ?) ou indifférents au fait militaire (Élagabal).
La grande stratégie, qui a fait couler beaucoup d’encre dans le Landerneau universitaire, a été étudiée par un stratégiste anglais, Basil Liddell Hart63. Elle ressemble à la stratégie intégrale : le belligérant doit prendre en compte toutes les ressources, et les utiliser, en particulier celles qui viennent de l’économie et de la démographie. Nous avons remarqué que les Romains n’étaient pas assez ignorants pour ne pas s’apercevoir de l’importance de ces deux facteurs, mais qu’ils n’avaient pas les moyens d’information actuellement disponibles ; c’est pourquoi il nous a paru préférable de parler de « petite stratégie » pour l’Antiquité.
De l’importance des moyens mis en œuvre dépend l’étendue des résultats. Mais il faut aussi compter, nous l’avons dit, avec le hasard, avec le brouillard de la guerre et sa nature de caméléon (Clausewitz). Si les dirigeants politiques savaient dans quoi ils s’engagent, ils hésiteraient souvent à recourir à la guerre. Au terme d’un conflit, on pouvait attendre quatre types de résultats différents.
Le premier résultat possible, c’est qu’il n’y ait pas de résultat : ni vainqueur ni vaincu. Ce fut sans doute le cas dans les guerres au début du IIIe siècle de notre ère. Les barbares franchissaient la frontière, pillaient, engageaient une petite bataille puis repartaient. Les Romains les poursuivaient et ils pouvaient dire qu’ils avaient massacré des ennemis. En ce qui concerne les Germains, on constate que le peuple qui avait attaqué restait ensuite vingt ans sans bouger : ses guerriers avaient été tués et il fallait attendre la floraison d’une nouvelle génération.
Un cas particulier de ces guerres sans vainqueur ni vaincu était la guerre d’attrition. Ce mot désigne une situation dans laquelle les deux partis sont également « broyés ». De nos jours, quelques auteurs emploient le mot « attrition » de manière peut-être erronée, pour parler d’un état dans lequel seul un des deux camps est écrasé. C’était un peu ce que voulait dire Pyrrhus quand, après un succès qui lui avait coûté beaucoup de pertes, il annonçait qu’avec encore une victoire de cette ampleur il serait vaincu.
En fait, l’histoire des guerres de Rome aux Ier et IIe siècles montre la recherche de la bataille décisive et l’obtention de ce succès dans la grande majorité des cas, normalement après une série plus ou moins longue de batailles non décisives64. Les guerres du Principat se terminèrent toutes par une victoire, en général de Rome. Mais c’étaient parfois les ennemis qui l’emportaient : abandon de la guerre contre l’Iran en 4 après J.-C., victoire des Germains en 9 après J.-C. au Teutoburg, succès des Daces en 89, de l’Iran en 117, de l’Iran et des Germains au cours des guerres du IIIe siècle, par exemple quand un empereur mourut au combat (Dèce devant les Goths), et quand un autre fut capturé (Valérien en Orient).
Pour aller plus loin dans l’horreur, on trouve les guerres d’anéantissement, qui combinent la bataille décisive et les destructions65. Les Romains sont rarement allés aussi loin. Ils ont causé de lourdes pertes à leurs ennemis dans des batailles, au niveau tactique, pas dans des guerres, au niveau stratégique. Deux cas, à notre connaissance, font exception, les Éburons en Gaule et les Nasamons en Afrique.
Quand ils ne pouvaient pas recourir à l’affrontement direct, face à face, en plaine, le plus souvent parce qu’il leur aurait coûté trop cher, les anciens pratiquaient la petite guerre ou guérilla. Pour la désigner, beaucoup de mots et d’expressions ont été utilisés, qui traduisent des réalités souvent proches, seulement séparées par quelques nuances ; beaucoup de ces appellations se recoupent, sans être parfaitement synonymes. C’est ainsi que la guérilla est rapprochée de la guerre asymétrique, qui a lieu quand un peuple faible lutte contre un État plus puissant, avec des moyens humains et matériels inférieurs. La guerre alternative oppose une armée régulière à des forces irrégulières, et Hervé Couteau-Bégarie a parlé de stratégie alternative pour ce type de conflit66.
On peut aussi assimiler la guérilla à la guerre de basse intensité et à la guerre irrégulière. On comprend aisément ce qu’est une guerre de basse intensité : elle ne s’accompagne d’aucune grande bataille. Quant à la guerre irrégulière, son nom vient de ce que l’une des parties ne respecte pas les règles habituelles ; les hommes qui la font sont appelés des irréguliers ou des partisans67. En outre, on appelle guerre indirecte un conflit dans lequel les adversaires ne se rencontrent pas face à face, directement, pour rechercher une victoire décisive, mais par l’intermédiaire d’alliés plus ou moins ouvertement déclarés. Quant aux mots insurrection et rébellion, ils sont proches l’un de l’autre, et ils expriment le refus violent d’une présence étrangère jugée hostile ; l’insurrection et la rébellion marquent souvent le début d’une guérilla. On emploie aussi, parfois, les expressions d’affrontement oblique, d’affrontement latéral, et aussi le mot « résistance » ; mais ce dernier a une connotation précise depuis la Seconde Guerre mondiale et il ne faut peut-être pas le galvauder.
La guérilla n’a pas été conceptualisée par les Romains, ni, à plus forte raison, théorisée. Ils n’ont pas eu besoin d’y recourir, car ils avaient une forte supériorité militaire, mais ils ont dû l’affronter car elle constituait l’ultime recours de petits peuples ou de grands peuples faibles. Elle a donc été mise en œuvre surtout par leurs ennemis et elle a suscité une contre-guérilla ou contre-insurrection.
La guérilla présente un aspect militaire et un aspect psychologique (Liddell Hart). Elle vise à épuiser l’envahisseur, et elle se caractérise par le refus de la bataille rangée, qui serait perdue d’avance ; elle est donc un aveu de faiblesse implicite. Au contraire, la mobilité et les multiples tactiques évoquées plus haut (embuscade, escarmouche, harcèlement, raid, etc.) permettent des succès. Dans ces entreprises, la tactique et la stratégie sont très liées, souvent difficiles à distinguer. On a vu au chapitre 4 la déception pratiquée par les Vénètes en 5668, l’évitement des Bretons en 208-21169 ; finalement, du point de vue de la stratégie, la guérilla se ramène toujours à une guerre d’usure.
La petite guerre a été présentée sous trois aspects par les spécialistes de ce domaine. La guerre révolutionnaire a plusieurs caractéristiques (David Galula et Hervé Couteau-Bégarie) : elle est asymétrique ; elle a un moteur politique ; guerre de pauvres, elle est bon marché ; elle a ses lois : le combattant n’est pas concerné par la législation de l’ennemi, de l’envahisseur. La guerre populaire a éclaté au sein du peuple et elle bénéficie de son appui ; Giovanni Brizzi pense que ce sont les Juifs qui l’ont inventée pour lutter contre les Romains. La guerre nationale, au contraire, a un aspect plus « bourgeois », mot anachronique pour l’Antiquité ; elle vient des élites qui pensent en partie à leurs propres intérêts. En revanche, il nous semble souhaitable de ne pas rapprocher la guérilla du brigandage et de la piraterie comme on l’a fait parfois, dès l’Antiquité au demeurant. Même si l’armée intervient ou peut intervenir dans ces deux cas, ce sont des réalités différentes.
Pour qu’une guérilla réussisse, il faut qu’elle puisse réunir trois conditions. Il convient d’abord qu’elle obtienne l’appui des civils ; le guérillero doit vivre « comme un poisson dans l’eau » au sein du peuple qui fournit la logistique, le renseignement et l’abri ; c’était la doctrine de Mao Zedong. Mais quand des hommes se cachent au milieu des femmes, ils suscitent le mépris de la part des Occidentaux, depuis l’Antiquité. Il vaut mieux, ensuite, qu’une puissance voisine, appartenant aux « États appuis » (expression de David Galula), donne des fournitures et propose un sanctuaire pour le repos. Les anciens ont connu ce genre d’assistance, du moins l’ont-ils dit. Si César a envahi la Bretagne et la Germanie en 55, 54 et 53, c’est précisément, à l’en croire, parce qu’il reprochait aux peuples qui y vivaient d’aider la révolte contre Rome en Gaule ; mais il est très peu probable que les Bretons ou les Germains aient pris des risques pour leurs voisins. Il vaut mieux, enfin, que l’armée de guérilla finisse par se transformer en armée régulière.
Dans le domaine de la stratégie, et dans ces conditions, les Romains ont eu normalement recours à la contre-insurrection ou contre-guérilla, et non à la guérilla elle-même70. Il y a de nos jours deux approches de cette forme de conflit. David Galula, qui a connu un grand succès, surtout posthume, notamment auprès des Américains embourbés dans le conflit afghan, a proposé une méthode71. Il conseillait de joindre la répression et la séduction, de détruire les forces militaires des insurgés tout en améliorant la vie quotidienne des populations civiles, pour les détacher des révoltés. Autrement dit, il recommandait d’utiliser conjointement la carotte et le bâton, d’envoyer en un premier temps le soldat et le médecin et, en un second temps, le gendarme et encore le médecin. Il pensait que l’adduction d’eau et l’approvisionnement en électricité valaient mieux que le fusil. À l’opposé, Roger Trinquier, qui est souvent très critiqué à l’heure actuelle pour ses prises de position sur le maintien de l’ordre pendant la guerre d’Algérie, avait en réalité un point de vue purement juridique : les guérilleros ne respectent pas la légalité et la tradition dans leur façon de combattre ; donc, avait-il dit, ils perdent la protection de la loi et, dans ces conditions, toute forme d’action, notamment de châtiment, devient légale et morale. Il raisonnait essentiellement en termes de répression72. Il privilégiait le bâton par rapport à la carotte.
Les Romains ne s’embarrassaient pas des droits de l’homme (inconnus à leur époque) ni des articles de la presse démocratique, et pourtant leur pratique ressemble à celle qu’a recommandée David Galula : c’était la carotte et le bâton. Ils jouèrent sur plusieurs tableaux, considérant que, dans le cas de la petite guerre, ils menaient toujours une guerre défensive, qui se transformait parfois en guerre d’interdiction. En principe, ils agissaient en deux temps. Ils exerçaient d’abord une violence extrême, une vraie et cruelle terreur d’État, et ensuite ils pratiquaient l’assimilation des personnes pacifiées, c’est-à-dire la douceur et la séduction. En un premier temps, ils détruisaient les forces armées de l’ennemi, et au besoin les civils avec elles – pour attraper le poisson, ils asséchaient le lac. L’armée, divisée en unités de petite taille, exerçait des représailles sanglantes, détruisait l’habitat, les villes et les villages, dévastait les campagnes, incendiait les bois et les forêts, tuait les hommes et le bétail (Éburons, Bretons, Nasamons)73. Elle pouvait alors contrôler le territoire à défaut de la population. Des otages étaient exigés, pris, ce qui ne suffisait pas toujours, et des garnisons placées aux endroits stratégiques74. Les Romains pensaient simultanément au long terme. Pour gagner une guerre, nous avons dit que l’armée romaine avait besoin du soutien de son peuple, du peuple ami ; pour gagner contre une guérilla, elle devait transformer le peuple ennemi en peuple ami ou, au moins, neutre. Ici aussi, la psychologie intervenait. Et, sur le plan stratégique, contre la guérilla, on le constate : les légions ont toujours remporté la victoire ; elles n’ont jamais perdu.
En effet, en un second temps, les Romains obtenaient le ralliement des populations qui souhaitaient la romanité ; mais ils ne l’imposaient jamais et, au mieux, ils la proposaient75. Tous les généraux romains ont compris que la force ne peut pas tout obtenir, et que l’appui des civils est plus important que la victoire des militaires. Ils ont cherché à établir la justice, parfois avec maladresse : le droit romain ne convenait pas à tous, et son rejet assura le succès d’Arminius auprès des Germains en 9 après J.-C. Agricola était conscient du mauvais effet de l’injustice, comme le rapporte Tacite76. Des commandants d’armées poussaient les habitants à construire des villes et à accepter la culture, romaine bien sûr, qui impliquait au minimum la lecture, l’écriture et l’arithmétique77. Il ne faut pas mépriser les civils vaincus, dit Flavius Josèphe, et il faut maintenir l’ordre chez eux78. Certes, des barbares refusaient ces douceurs. Tacite le savait, les condamnait, et il ne faut pas croire qu’il blâmait Agricola, son beau-père bien-aimé, quand il écrivait des Bretons qu’« ils appelaient civilisation ce qui n’était qu’une partie de leur esclavage », Humanitas vocabatur, cum pars servitutis esset. C’étaient là des paroles de barbare.
En Gaule, César fit une guerre très cruelle. Il ne se souciait pas le moins du monde des ennemis, civils et militaires confondus. En revanche, il prenait grand soin de s’attacher les alliés ; on se rappelle qu’à Alésia il libéra sans autre forme de procès les Éduens et les Arvernes qui avaient été pris dans ce piège. Dès l’époque d’Auguste, les Gaulois purent profiter de la romanité. Mais l’État romain ne leur imposa jamais rien ; c’était eux qui devaient faire l’effort d’imiter les maîtres du monde. Là se trouvait le volet « séduction » de son programme et peut-être ses limites.
Enfin, et de manière étonnante pour nous, l’État romain sut recourir à la prévention, ou du moins à une forme rudimentaire de prévention. Elle est curieusement connue surtout pour la Judée, car elle a été rapportée par le Talmud, et elle se limitait à des activités de surveillance que les Juifs, d’ailleurs, n’appréciaient guère79 : les ponts étaient pourvus de postes (burgi, praesidia) ; les écoles accueillaient des espions (!) ; et un soldat, le burgarius, surveillait les villages et y maintenait l’ordre romain. Les postes de gendarmerie (stationes) occupés par des bénéficiaires se sont multipliés au fil des ans.
Qu’elle ait concerné la grande guerre ou la petite guerre, la stratégie des Romains a varié dans le temps et dans l’espace.
Il ne faut pas imaginer que le Sénat se soit réuni un jour de l’an 509 avant notre ère avec pour ordre du jour la conquête du monde ; les guerres se sont faites sans ordre, et souvent en réponse à une agression. De même, le Principat n’a jamais élaboré de doctrine impérialiste, nous l’avons dit ; les souverains se sont contentés d’agir et plus souvent de réagir, au gré des circonstances80.
Le propos de ce paragraphe n’est pas de refaire l’histoire militaire de l’empire en quelques lignes ; ce serait impossible et de nombreux récits plus détaillés existent. Il vise seulement à montrer les caractéristiques des quatre étapes majeures d’une évolution.
L’empire est né d’une grande bataille navale, celle qu’a remportée Octave/Auguste à Actium, le 2 septembre 31 avant J.-C.81. L’époque de ce prince nous retiendra un peu, d’abord parce qu’elle marque la naissance d’une nouvelle armée, ensuite parce qu’elle a vu l’empire s’accroître considérablement82.
Auguste a voulu que l’armée soit permanente et formée de soldats professionnels. Il a créé une garnison de Rome, avec la garde impériale des prétoriens et la gendarmerie de Rome, les urbaniciani. Il a installé les légions et leurs auxiliaires sinon sur les frontières, comme on l’écrit souvent, du moins à proximité ; il leur a donné des camps et des défenses linéaires, normalement naturelles (rivières, montagnes et déserts) ; les défenses linéaires artificielles (fossés et murs) datent en général de périodes plus tardives : elles sont rarement antérieures au IIe siècle83. Enfin, il a donné naissance à une marine, avec deux flottes basées en Italie, à Misène pour surveiller la Méditerranée occidentale et à Ravenne pour la Méditerranée orientale. Il a donc créé ce que E. Luttwak a appelé un empire hégémonique (ce fut le temps de l’armée expérimentale de P. Le Roux)84. Il était divisé en trois parties : les territoires sous contrôle direct (Rome, Italie et provinces), les protectorats (Maurétanie, principautés arabes en Orient, etc.) et les zones sous influence.
Cette œuvre immense est incompréhensible si l’on ne tient pas compte de la géographie (et donc de la géostratégie) ; pourtant, l’empereur vint rarement en personne sur les champs de bataille, en sorte que les modernes l’ont souvent accusé de médiocrité dans le domaine militaire. À tort, comme on peut le voir.
En Europe du Nord, il entreprit la conquête des Alpes (25 avant J.-C. à 7 après J.-C.)85, de la Rétie et du Norique (16-15)86 et de la Pannonie (surtout de 12 à 10 avant J.-C., mais la guerre éclata dès 19 ; une révolte secoua le pays de 9 avant J.-C. à 6 après J.-C. et elle toucha aussi la Dalmatie)87. C’est en Europe qu’il connut son plus grave échec. Des Germains avaient traversé le Rhin pour faire du pillage en 16 avant J.-C. Il décida de contrôler tout le territoire s’étendant entre le Rhin et l’Elbe pour en faire une province de Germanie. Des troupes furent envoyées en 12 avant J.-C., des massacres effectués jusqu’à ce qu’en 9 après J.-C. trois légions et des auxiliaires tombent dans une gigantesque embuscade. Le résultat fut épouvantable : 20 000 morts. Il entraîna une décision, fruit de l’intense panique provoquée par ce désastre inattendu : l’empereur abandonna son projet de conquête de la Germanie, et il conseilla à ses successeurs de ne pas le reprendre88.
La situation fut moins tendue en Orient. La Galatie tomba dans l’escarcelle des Romains par héritage ; le testament du dernier roi, Amyntas, les désignait comme héritiers de ses États. Il ne se passa rien en Syrie, où l’ordre était maintenu grâce à plusieurs protectorats, notamment sur Chalcis, Émèse, la Commagène et l’Amanus. La Judée connut des alternances, entre une royauté confiée à un prince local et le statut de province à préfet (Ponce Pilate, personnage historique, fut préfet de Judée et pas procurateur). Le shah d’Iran accepta de rendre les enseignes prises jadis à Crassus et à Antoine ; il préféra l’humiliation à la défaite ; ce fut tout de même une victoire de la diplomatie. Mais les Iraniens avaient peut-être mal digéré leur capitulation et l’Arménie connut une guerre entre 2/1 avant J.-C. et 4 après J.-C.89.
Dans le Nord de l’Afrique, l’Égypte était devenue la propriété personnelle d’Auguste en 30, après la mort de Cléopâtre. Il eut plus de mal avec la reine de Méroé (l’Éthiopie des textes), la candace, qu’il ne put soumettre90. La province d’Afrique (Nord de la Tunisie et Est de l’Algérie) connut des troubles dans les régions situées près du Sahara, entre 35 et 20 puis entre 6 avant J.-C. et 9 après J.-C. (ou peut-être seulement de 1 à 6)91. La Maurétanie (Centre et Ouest de l’Algérie, et aussi Nord du Maroc) devint un protectorat confié à un roi appelé Juba II. Dans la péninsule Ibérique, le calme régna sauf dans le Nord-Ouest qu’il fallut dompter (27 à 19 avant J.-C.) pour achever une conquête entreprise deux siècles plus tôt92.
Auguste reçut de nombreuses ambassades, notamment venues de l’Inde ; mais il n’est pas assuré que ces « ambassadeurs » aient été autre chose que des marchands en quête de reconnaissance93.
Ceux qui doutent des mérites militaires d’Auguste oublient probablement ces réformes et ces conquêtes, sanglantes ou non. On ne peut pas vraiment dire qu’il ne se soit pas occupé de la défense de l’empire, et surtout de son extension. De plus, à sa mort, on trouva un rouleau indiquant son intérêt pour l’armée ; il y mentionnait les effectifs et les lieux de garnison94.
Dès son arrivée au pouvoir, Tibère dut remettre de l’ordre dans les légions de Germanie et de Pannonie. Dans ce but, il envoya Germanicus sur le Rhin et Drusus sur le Danube95. Germanicus en profita pour mener une expédition, sans lendemain, sur l’autre rive du Rhin. En Orient (17 après J.-C.), la Cappadoce fut rattachée à l’empire96 – elle fut d’abord intégrée à la Galatie avant de devenir une province de plein droit en 113. Le protectorat sur l’Arménie fut affirmé. Le règne de cet empereur connut trois révoltes durement réprimées, en Illyrie et en Thrace de 20 à 22, en Afrique de 17 à 24 (guerre de Tacfarinas)97 et en Gaule en 21 (insurrection de Florus et Sacrovir)98.
Son successeur, Caligula, a laissé un fort mauvais souvenir et de sérieux doutes sur son état mental (il est à la mode de « réhabiliter » les mauvais empereurs, et l’entreprise a été tentée pour celui-ci ; ce fut un échec)99. En 39, il organisa une expédition contre les Chattes ; elle avorta100. En 40, il fit tuer Ptolémée, fils de Juba II et roi de Maurétanie, avant d’être lui-même assassiné. Ce meurtre provoqua une révolte dite révolte d’Aedemon, du nom d’un affranchi du souverain défunt qui prit la tête des insurgés101.
Les Julio-Claudiens successeurs de Caligula n’ont pas fait beaucoup de réformes, sauf Claude, et encore n’apporta-t-il que des modifications mineures à l’institution militaire. Il réorganisa les commandements équestres, plaçant d’abord la préfecture de cohorte, ensuite la préfecture d’aile, enfin le tribunat de légion. Il créa les diplômes militaires, copies certifiées conformes devant témoins de lois qui étaient affichées à Rome et qui conféraient à des soldats la citoyenneté romaine et le droit de mariage à l’issue de leur temps de service.
Claude ne pouvait pas laisser les désordres s’étendre en Maurétanie ; il est à noter que, si la révolte fut violente à l’ouest, elle n’a laissé aucune trace à l’est. Il dut donc résoudre le problème maure et il envoya de bons généraux qui, au prix de quelques massacres, rétablirent l’ordre, un ordre très romain – Suetonius Paulinus et Hosidius Geta n’ont pas laissé de bons souvenirs aux insurgés maures ; puis le royaume fut divisé en deux provinces, Maurétanie Tingitane à l’ouest et Maurétanie Césarienne à l’est102. Curieusement, cet intellectuel qu’était Claude fut un conquérant puisqu’il fit organiser un débarquement en Bretagne en 43 et entreprit la conquête de l’île103. Entre 47 et 52, Ostorius ravagea le pays des Decangi, puis il attaqua successivement les Brigantes, les Silures et les Ordovices, dans l’Ouest du pays104. En outre, Claude fit annexer la Thrace en 45 ou 46. Il dut mettre fin à des troubles en Germanie et à une invasion de l’Arménie par les Iraniens en 53. La mort l’empêcha d’aller plus loin.
Le problème arménien dut être résolu par Néron, qui le confia à de bons généraux, notamment Corbulon, et la guerre dura de 58 à 63 ; elle connut un heureux dénouement105. En 60, Boudicca, reine des Icéniens, peuple de Bretagne, entraîna ses sujets dans une violente révolte : 70 000 Romains furent tués ; la répression se termina par la mort de 80 000 Bretons ; la reine ne leur survécut pas longtemps106. La Judée se révolta elle aussi et une guerre cruelle éclata en 66 ; elle fut confiée à Vespasien107.
Le règne de Néron, comme on sait, se termina dans le sang, celui qui fut versé par l’empereur et par des milliers de soldats engagés dans une guerre civile désastreuse. Vespasien sortit en vainqueur de ces violences qui facilitèrent des insurrections chez les Bataves, les Trévires et les Lingons108.
Le temps des Flaviens vit une évolution du système militaire romain. L’administration directe remplaçait de plus en plus les protectorats, surtout en Syrie, évolution qui créait un empire territorial protégé par une défense de l’avant, pour reprendre les termes d’E. N. Luttwak (P. Le Roux parle d’une « armée de la paix ») : non seulement les légionnaires s’installaient près de la frontière dans des conditions qui prouvaient qu’ils le faisaient pour durer, mais encore ils construisaient des camps hors de l’empire, sur le territoire d’ennemis potentiels. Une autre preuve que cette nouvelle stratégie était conçue pour le long terme est donnée par l’archéologie : dans les forteresses, la pierre remplaça le bois et la terre.
Le temps de Vespasien ne fut pas de tout repos non plus, sans être pour autant une période de grandes guerres109. Au moyen d’un conflit très cruel, son fils Titus acheva de rétablir l’ordre en Judée110, qui devint en 70 une province à une légion, gouvernée par un légat ; la chute de Masada en 73 mit un terme au conflit. La conquête de la Bretagne fut poursuivie, avec comme but ultime l’annexion de la totalité de l’île111. Les Sarmates attaquèrent l’empire sur le Danube en 70 et ils tuèrent beaucoup de soldats ainsi que leur chef, le légat consulaire de Mésie, dans un désastre oublié112. Enfin, la Commagène fut annexée et elle intégra la province de Syrie en 72, après une petite guerre113.
Au temps de Domitien, Agricola réussit à faire le tour de la Bretagne, ce qui prouva qu’elle était une île, et il en soumit tous les peuples114 ; mais il fallut abandonner le Nord du pays, c’est-à-dire notre Écosse, quand des troupes prises dans l’île en raison de leur expérience du combat furent envoyées sur le Danube. En Germanie, les Chattes attaquèrent vers 88-89 et furent repoussés. Les Champs Décumates furent alors complètement annexés. Les opérations, commencées sous Vespasien vers 74, furent achevées vers 90115. L’expression « Champs Décumates » ne signifie pas, comme on l’a écrit, que les habitants de cette région ont dû payer un impôt spécial, une dîme ; elle renvoie au langage des arpenteurs, et à une division du sol décimale, par ailleurs mal connue.
C’est sur le Danube que les événements furent tragiques116. Des Germains, les Quades et les Marcomans, avaient commencé à s’ébranler, ainsi que des iranophones, des Sarmates, mais ce furent les Daces qui menacèrent le plus l’empire. Ils franchirent le fleuve en direction de la Mésie et ils réussirent à vaincre un légat consulaire, Oppius Sabinus, puis un préfet du prétoire, Cornelius Fuscus ; l’un et l’autre perdirent la vie dans ces combats. Le roi Diurpaneus mena plusieurs campagnes entre 85 et 89. Un deuxième conflit eut lieu en 92, à l’instigation d’un nouveau souverain, Décébale, et un troisième en 97. Domitien et ses généraux ne surent pas résoudre cette affaire et elle pesa lourdement sur l’estime portée à cet empereur ; il se borna à faire construire un monument à Adamklissi, ce qui ne valait pas un succès militaire. En 87 l’Afrique connut une insurrection (Nasamons).
Bien que les premiers empereurs de cette dynastie n’aient pas été des Antonins, on a pris l’habitude d’utiliser ce nom pour désigner cette période, un siècle de paix. E. N. Luttwak a écrit que la défense reposait désormais sur une protection preclusive, « qui écarte » (les ennemis).
Sous le règne de Trajan117, les légats de l’armée d’Afrique entreprirent de construire des routes et des forts sur un axe qui reliait Tébessa à Lambèse. Ils amorçaient une vraie conquête qui a échappé aux historiens car elle n’a laissé que peu de traces épigraphiques. Elle n’en était pas moins d’une importance considérable : la voie participait à l’encerclement de l’Aurès et au contrôle par le sud des Hautes Plaines, d’où venait une grande partie du blé destiné à Rome. Ce fut sous Hadrien que ce processus fut achevé. Les procurateurs de ces deux empereurs portèrent également plus au sud la frontière de la Césarienne ; jusqu’alors, la province était réduite à un étroit cordon littoral. Une route la borda, de direction est-ouest, délimitant une bande, romanisée, d’une cinquantaine de kilomètres.
Les historiens ont davantage retenu trois guerres de Trajan. Nous ne savons pas bien ce qu’il fit en Germanie en 97 ; quoi qu’il en soit, il fut appelé Germanicus, « vainqueur des Germains » (son prédécesseur immédiat, Nerva, porta le même titre)118. La guerre suivante a davantage retenu l’attention, parce que l’empereur a eu l’habileté de l’utiliser pour une extraordinaire propagande, qui a bluffé beaucoup d’historiens. En deux étapes, 101-102 et 105-106, il vainquit les Daces et il réduisit en province leur État119. Ce succès fut marqué par des monuments qui sont devenus célèbres : l’arc de Bénévent, le trophée d’Adamklissi et surtout, dans la capitale, le forum dit de Trajan, qui est dominé par la colonne Trajane120. En réalité, cette guerre ne pouvait pas être perdue : entre l’immense Empire romain, ses moyens considérables et ses légions d’un côté, et le petit royaume dace de l’autre, la partie n’était pas équitable, quel qu’ait été le courage des vaincus.
En 106, l’Arabie fut elle aussi ajoutée à l’empire121. Aucune résistance des habitants n’est attestée et cette affaire ne fut pas une conquête, simplement l’achèvement d’un processus : les empereurs supprimaient petit à petit les protectorats, auxquels ils donnaient le statut de province. Peu après, en 107-108, une guerre contre des Sarmates Iazyges n’a pas bouleversé l’équilibre des forces ; elle est très peu connue122.
Le vrai visage de Trajan comme général, c’est celui de la médiocrité habillée par une habile propagande. La preuve en est qu’après le succès sans risques remporté sur la Dacie, il connut un échec retentissant quand il voulut s’attaquer à l’Iran123 ; et pourtant, l’armée de ce pays ne représentait pas un bien grand danger. Les Romains, placés sous le commandement direct de l’empereur, attaquèrent en 113-114 ; en 117, Trajan abandonna ses hommes et partit pour Rome ; il mourut en route, mais son armée était dans une situation telle qu’Hadrien, son successeur, dut de toute urgence évacuer la Mésopotamie et négocier.
Le territoire de l’Afrique et de la Maurétanie, avons-nous dit, a été agrandi par les gouverneurs qu’avaient mis en place Trajan et Hadrien124. Celui-ci accorda de l’intérêt à l’armée d’Afrique qu’il vint inspecter en 128 ; son examen lui procura toute satisfaction. Mais il avait dû régler, dès son arrivée au pouvoir, le problème iranien. En 117, il fit retraite. En 123, il rencontra le shah et ils conclurent la paix : la diplomatie l’emportait sur la guerre. Il ne faut pas croire pour autant qu’Hadrien ait été un « pacifiste », ce qui est totalement anachronique. Stoïcien et misanthrope, tel que l’a peint fort justement l’écrivain Marguerite Yourcenar, il a beaucoup aimé la vie des camps et les soldats, avant de détester la vue des champs de bataille. Il était simplement devenu pacifique, sans doute après avoir contemplé le spectacle des combats réels, les crânes fracassés, les membres arrachés et les ventres ouverts. Néanmoins, il a été obligé, pour répondre aux nécessités politiques et aux attentes de la société de son temps, de prouver son intérêt pour les affaires militaires ; après tout, il était chef des armées. Il rédigea des règlements, fit surveiller la pratique de l’exercice quand il ne la contrôlait pas lui-même. Et il renforça le système défensif de l’empire en faisant construire de longs murs, par exemple en Bretagne.
Cet empereur pacifique dut néanmoins faire la guerre. En 123, la Judée devint une province à deux légions. Malgré cette présence militaire, une insurrection y éclata en 132, parce qu’Hadrien n’avait rien compris au judaïsme (il s’en moquait peut-être) et qu’il avait voulu faire construire un sanctuaire de Jupiter sur l’emplacement du temple de Yahweh. Très violente, elle dura plusieurs années, jusqu’en 136 selon des travaux récents (et pas 135), et elle nécessita peut-être la venue de l’empereur125. Ce dernier, avec l’aide d’Arrien, barra la route à une aventure des Alains qui se rendaient vers le Caucase et vers le domaine romain qui se trouvait juste à l’ouest126.
À cette exception près, le temps d’Hadrien ne connut aucune grande guerre. Il en fut de même pour le règne de son successeur, Antonin le Pieux127 : on aurait pu dire, à propos de cette époque, que les peuples heureux n’ont pas d’histoire. On relèvera néanmoins quelques désordres, qui ont été parfois inutilement grossis par les commentateurs, et qui ont affecté la Germanie, la Dacie, l’Égypte et la Maurétanie128. Que la paix l’ait emporté, on peut l’admettre, car ce fut la diplomatie qui domina ; en témoigne un renouvellement de l’accord avec l’Iran conclu en 155.
Le tonnerre gronda dans un ciel serein au temps de l’empereur philosophe, Marc Aurèle129. Sans doute trouvait-il sans intérêt de capturer des Sarmates ; c’est ce qu’il a écrit. Ami de la paix, il fut pourtant lui aussi contraint de faire la guerre. Passons sur les troubles récurrents qui ont agité la Maurétanie, et sur la révolte des boukoloi, des éleveurs, en Égypte130. Pour le reste, l’armée romaine fut confrontée à des guerres dont on a dit qu’elles préfiguraient celles qui ébranlèrent l’empire au IIIe siècle. Dès 162, après avoir pris pour associé Lucius Vérus, un bon buveur et un bon militaire, il envoya le coempereur envahir l’Iran. L’affaire fut couronnée de succès, la paix rétablie en 166, et une nouvelle province fut ajoutée à l’empire, la Mésopotamie131.
Par malheur, les soldats vainqueurs ramenèrent de leur campagne une épidémie, une « peste », qui se répandit dans tout l’empire132. Et ils durent supporter une guerre terrible sur le Danube133. Des Germains, les Quades et les Marcomans, et des Iranophones qui vivaient dans l’Ukraine actuelle, les Sarmates Iazyges, prirent le sentier de la guerre. Un petit peuple, les Costoboques, entra dans la péninsule des Balkans sans rencontrer de résistance ; ils allèrent jusqu’à Athènes, pillèrent, furent poursuivis dans leur retraite, apparemment sans subir beaucoup de pertes134. En 166-167, tous ensemble, les barbares menèrent un vaste raid, qui ne fut repoussé qu’en 169. Les Quades attaquèrent en 172, les Sarmates en 173, les Quades et les Sarmates, en même temps, en 174. Contre tous ces peuples, Marc Aurèle mena deux guerres très dures, en 172-175 et 177-179. Les dieux (ou le Dieu des chrétiens ?) l’aidèrent en lui envoyant le célèbre « miracle de la pluie », alors que son armée manquait d’eau, les puits ayant été empoisonnés par les ennemis, qui eux aussi connaissaient la guerre biologique. À Rome, la colonne Aurélienne raconta en images cette page d’histoire ; les reliefs en ont été malheureusement endommagés.
Beaucoup d’historiens pensent que Marc Aurèle, quand il est mort de la peste, lui aussi, dans un camp, se trouvait en difficulté et ils portent au crédit de son fils, Commode, qui n’a pourtant jamais été très aimé et qui suscite rarement la sympathie, le retour à l’ordre135. Les Romains combattirent pourtant des Sarmates en 184-186, les Quades et les Marcomans en 188-189, et des Bretons136.
La mort de Commode fut suivie par une guerre civile violente qui opposa des armées de province. Le légat de Pannonie, Septime Sévère137, fut proclamé empereur par ses légionnaires. Il marcha sur Rome où les prétoriens, après le meurtre de Pertinax, avaient élu Didius Julianus138. Par ruse, il désarma les prétoriens et il les renvoya à la vie civile (194). Puis il se tourna contre l’Iran et quelques roitelets arabes qui avaient soutenu Pescennius Niger139, légat de Syrie, lui aussi empereur par la grâce de ses soldats ; il l’emporta sur les barbares (194-195) puis il attaqua son concurrent : ce fut un conflit entre légions et, là encore, Septime Sévère connut le succès (195-196). Il lui fallut ensuite affronter un troisième compétiteur, le légat de Bretagne, Clodius Albinus140 ; il le vainquit à la bataille de Lyon, dans un nouveau combat entre légions (19 février 197). Puis il repartit en Orient pour achever la défaite des Iraniens (197-198)141. Après dix ans de paix, il se rendit en Bretagne où il resta de 208 à sa mort, en 211142.
Tenant compte du poids de l’armée dans la vie politique et de la durée des guerres, des historiens sont arrivés à la conclusion que Septime Sévère avait inauguré une nouvelle ère dans la vie politique de Rome, la monarchie militaire. Ils s’appuient en outre sur une recommandation célèbre attribuée à l’empereur mourant et adressée à ses fils : « Enrichissez les soldats et moquez-vous du reste. » Il n’est pas sûr qu’elle ait jamais été prononcée. D’autres historiens insistent au contraire sur l’aspect civil de ce règne : il fut caractérisé par une cour brillante et intellectuelle et par l’apogée du droit romain.
Pourtant, Septime Sévère fut le deuxième grand réformateur de l’armée romaine après Auguste. Il améliora la vie quotidienne des soldats par une hausse des salaires, par l’organisation de l’annone militaire et par la liberté de passer la nuit hors du camp, chez une épouse, car il leur donna aussi le droit de se marier. Il permit aux sous-officiers de se constituer en collèges. Cette institution les contraignait à faire des économies forcées ; récupérables à la libération, elles leur garantissaient une sépulture décente, et ces associations leur permettaient de pratiquer encore davantage le culte impérial. D’autres décisions présentaient un aspect plus honorifique que concret : il permit aux centurions de défiler en blanc et aux sous-officiers de porter un anneau d’or, il fit frapper des monnaies au nom des légions.
Enfin, il modifia la stratégie impériale en créant trois nouvelles légions, les Ire, IIe et IIIe Parthiques. Deux d’entre elles furent cantonnées en Mésopotamie, la troisième en Italie, à Albano, près de Rome. Cette dernière pouvait surveiller les habitants de la Ville et le Sénat, et elle servait de renfort sur le front en cas de besoin.
Les descendants de Septime Sévère ont vu le ciel s’obscurcir sans que l’orage éclate vraiment. Caracalla143 a affronté les Germains sur le Rhin puis sur le Danube (212-214) ; il s’est ensuite rendu en Orient et il a tenté de séduire Artaban IV en proposant une union matrimoniale qui aurait renforcé l’entente politique ; la requête fut jugée incongrue et la démarche diplomatique échoua (215-217). Après un intermède – le règne de Macrin144 –, le pouvoir revint dans la famille des Sévères. Le pittoresque Élagabal ne se rendit pas compte que les Marcomans attaquaient, car il était uniquement soucieux d’affaires religieuses145. Son cousin et successeur, Sévère Alexandre146, qui était plus compétent qu’on ne l’a dit, mais pas assez pour résoudre les nouveaux problèmes qui se posaient à l’empire, inaugure bien un IIIe siècle où il fallait combattre sur deux fronts, contre les Germains au nord et contre les Iraniens à l’est, et où l’argent manquait en raison d’une inflation galopante, un ennemi invisible parce que les Romains ne connaissaient pas les mécanismes de l’économie. En 223, Ardashir avait mené une offensive en Orient ; l’empereur s’y rendit, mais seulement en 232. Il fut vite appelé en Occident, et fut assassiné à Mayence.
Pour les historiens et les stratégistes, la dynastie des Sévères marque une transition entre les guerres victorieuses du IIe siècle et les guerres désastreuses du IIIe siècle. Mais, pour une fois d’accord, ils acceptent tous la thèse d’une origine militaire de la crise147 : les ennemis se sont renforcés en adoptant la manière romaine de combattre et en constituant des ligues pour être plus puissants. Alamans et Francs n’étaient pas des peuples nouveaux mais des coalitions nouvelles de peuples anciens. Les Goths n’étaient pas un peuple pur comme on l’a dit jadis, mais également un conglomérat de nations. À ce renforcement des adversaires, il faut ajouter trois éléments : l’inflation fut très forte et l’État n’avait plus d’argent pour financer les guerres ; les coups d’État se multipliaient ; pour repousser les envahisseurs, l’armée de Germanie et l’État de Palmyre firent sécession, entraînant dans leur mouvement les provinces voisines.
Sur le plan de la stratégie, cette période fut caractérisée par la défense en profondeur d’E. N. Luttwak (P. Le Roux parle d’une armée immobile ; c’est vrai pour la péninsule Ibérique, c’est faux pour le reste de l’empire). Les soldats couraient d’un front à un autre pour tenter de repousser des assauts multiples et parfois simultanés.
Après l’assassinat de Sévère Alexandre, l’empire s’enfonça dans la crise entre 235 et 258. Pourtant, la découverte de monnaies a fait connaître un nouveau champ de bataille situé très au nord de la Germanie et très tardif. Cette trouvaille, qui est exceptionnelle, a été faite récemment au Harzhorn, entre Kalefeld et Bad Gandersheim, en Basse-Saxe ; des monnaies renvoient à la période qui s’étend entre la fin d’Alexandre Sévère et le début de Maximin le Thrace.
Le temps de Maximin le Thrace vit des guerres sur le Rhin (Germains), sur le Danube (Daces et Sarmates) et en Orient (Iran)148. En 238, une révolte des Africains contre la fiscalité entraîna la chute du Thrace et l’arrivée au pouvoir d’empereurs éphémères, Gordien Ier et Gordien II, Pupien et Balbin, puis Gordien III, qui dura davantage149. Ce dernier dut affronter les pillages des Goths et une guerre très dure contre l’Iran ; il en mourut sans doute. Il fut remplacé par Philippe l’Arabe. Les Carpes, les Quades et les Goths attaquaient sur le Danube et les Iraniens en Orient. Son successeur, Dèce, persécuta les chrétiens et il fut tué face aux Goths, à la bataille d’Abrytus (251). De nouveaux assauts des Iraniens et des Goths marquèrent le règne de Trébonien Galle.
Son successeur, Valérien150, affronta lui aussi les Goths et les Iraniens. Il fut capturé par ces derniers qui le promenèrent de ville en ville, sans que son fils pût faire autre chose que des discours. C’est sans doute sous Gallien que la crise atteignit son paroxysme151. Aux malheurs qui viennent d’être énumérés, aux coups d’État152 et aux barbares, il faut ajouter les sécessions de l’empire des Gaules et de Palmyre. On a prêté à ce souverain des réformes dont l’ampleur nous paraît discutable153. Le monde romain connut, au creux du IIIe siècle, la peste, la famine, la guerre et la mort, les quatre cavaliers de l’Apocalypse.
Beaucoup d’historiens considèrent que la période qui va de 258 à 275 correspondit à une renaissance ; la liste des malheurs qui continuèrent à frapper l’empire nous a incité, au contraire, à soutenir une thèse opposée : la crise était loin d’être terminée154. Certes, Claude II remporta une grande victoire sur les Goths ; mais elle ne fut pas décisive155. Sous Aurélien156, les Alamans avaient pris l’habitude de venir en Italie du nord pour piller la région. Cet empereur combattit lui aussi les Goths, qui s’étaient donc remis de leur défaite précédente, ainsi que les Carpes et les Daces. Malgré les coups d’État, il réussit à réintégrer dans le giron de l’empire Palmyre et la Gaule, ce qui n’était déjà pas si mal, il faut le reconnaître.
Le vrai rétablissement vint ensuite, entre 275 et 284. Sous Tacite, on ne signala que (« que », si l’on peut dire !) deux raids, l’un des Alamans en Gaule et l’autre des Goths dans les Balkans157. Au temps de Probus158, des guerres enflammaient encore plusieurs régions, avec les ennemis traditionnels, Francs et Alamans en Occident, Goths et Iraniens en Orient. De nouveaux venus firent leur apparition, les Burgondes et les Vandales, surtout derrière le Danube. Carus et ses fils159, derniers empereurs du Haut-Empire, se partagèrent le travail. Carus et Numérien se battirent contre l’Iran, Carin contre des Germains (Francs, Alamans et Quades) et des non-Germains (Sarmates), donc sur le Rhin et le Danube. Carus périt frappé par la foudre ; Numérien fut assassiné ou mourut dans son lit, on ne sait ; Carin fut tué par ses propres soldats. Sa mort ouvrit les portes du pouvoir à Dioclétien qui inaugurait une autre période de l’histoire de Rome, le Bas-Empire.
Il était nécessaire de rappeler cette chronologie pour expliquer la géographie.