Prologue


L’enquête

Comment les Romains faisaient-ils la guerre ? Poser cette question revient à parler de tactique et de stratégie, domaines qui, de manière étonnante, n’ont été que rarement abordés par les historiens de l’Antiquité, notamment dans les universités. Pourtant, la matière ne manque pas, en sorte que, pour rester dans des limites raisonnables, il nous a fallu cantonner la période traitée à l’extrême fin de la République et à la partie du Haut-Empire qui est appelée le Principat1.

Bien sûr, qui dit guerre dit armée. Il faudra donc décrire cet instrument dont disposait l’État, encore que ce thème ait été plus souvent étudié, de manière inégale il est vrai.

Or le problème est loin d’être inintéressant. En effet, l’armée romaine fut sans conteste la plus efficace parmi celles qui ont marqué l’histoire de l’humanité : elle a conquis un immense empire en cinq siècles ; et surtout elle a su le conserver pendant cinq autres siècles. Aussi surprenant que le fait puisse paraître, beaucoup d’auteurs ont négligé son rôle, et ils ont sous-estimé son intérêt. Ces silences et ces négligences s’expliquent2.

En France, l’école des Annales, marxisante et fortement dominatrice entre les années 1950 et 1989, assurait qu’une guerre était nécessairement gagnée par le plus riche. L’économie permettant de tout comprendre, il était inutile d’étudier les batailles, qui étaient jugées moins importantes que l’agriculture, l’industrie et le commerce ; s’occuper de tactique ne pouvait être que le loisir de colonels retraités. À l’opposé, d’autres marxistes, Mao Zedong ou Fidel Castro, ont prouvé qu’un pays pauvre pouvait vaincre une armée riche. Il est vrai que le mépris pour l’histoire militaire n’était pas universellement répandu, et cette discipline s’était réfugiée surtout chez les Anglo-Saxons. Finalement, même dans notre pays, de nombreux chercheurs se sont convertis à ce genre d’enquêtes, et il n’est plus honteux de faire de l’histoire-batailles. Cherchant toujours à marquer leur originalité, les héritiers de l’école des Annales essaient aujourd’hui d’enfermer l’histoire militaire dans l’histoire sociale. Avec succès ? L’avenir le dira.

Ce silence n’est pas sans conséquences : en France, beaucoup de simples curieux, d’historiens et même d’universitaires, parce qu’ils ont été privés d’un enseignement sur ces sujets, sont décontenancés quand ils sont confrontés à l’art de la guerre. Pour eux, l’histoire militaire est un domaine ésotérique que seuls quelques spécialistes comprennent. Pourtant, aujourd’hui, des officiers, des universitaires, des sociologues ou encore des économistes réfléchissent sur ces thèmes et ils écrivent des ouvrages dans lesquels on trouve les questions à poser et même parfois les réponses à leur apporter. Certes, leur vocabulaire n’a pas toujours de correspondant en grec ou en latin. Mais, on le verra, il est possible de démythifier une science qui n’est ni plus facile ni plus difficile que les autres.

Au chapitre des difficultés, ce n’est pas tout. Les écrivains de l’Antiquité, eux aussi, nous ont tendu des pièges. Alors que les commandants d’armée connaissaient une grande variété de types de combat, les langues qu’ils parlaient, le grec et le latin, ne possédaient pas beaucoup de termes pour les décrire. Il leur fallait parfois recourir à des périphrases, et la guérilla devint ainsi dans les écrits de César « l’autre façon » (de combattre), alia ratio (BG, III, 28, 1). C’est qu’ils n’avaient pas toujours conceptualisé les différents domaines de ce genre d’activités. Comment parler de la stratégie ? Certes, le mot vient du grec. Mais, dans cette langue, il n’a jamais eu le sens que nous lui donnons à présent : il désignait la fonction d’un chef militaire et, éventuellement, la zone géographique dans laquelle il l’exerçait. Aussi, quand nous parlerons de « petite guerre », de « guerre asymétrique », de « grande stratégie », etc., il faudra bien avoir présent à l’esprit que ce sont des mots qui renvoient à des concepts élaborés à l’époque moderne, et que les anciens n’avaient aucun terme équivalent à leur disposition.

À l’opposé, quand la question de l’armée (et non de la guerre) est abordée, le terrain est plus aisé parce que les anciens possédaient un vocabulaire élaboré pour la désigner. Tous les historiens l’ont donc décrite, mais seulement comme une institution, ce qui veut dire qu’elle était divisée en corps, soumise à une hiérarchie et constituée par un type de recrutement particulier.

En pensant à ces questions, nous avions présent à l’esprit le titre d’un excellent ouvrage écrit jadis par Paul Petit, La Paix romaine (1967, Paris). Ce grand savant, hélas totalement réfractaire aux batailles et aux guerres, y décrivait d’abord l’armée du Principat, paradoxalement sans mentionner les conflits dans lesquels elle a été impliquée, puis il présentait les organes civils qui permettaient au pouvoir de fonctionner, ensuite l’économie, la société, et enfin les religions. Écrire « sans mentionner les conflits » est forcément inexact, car, comme tous les historiens d’autrefois, qui professaient un profond mépris pour ces événements, il ne pouvait pas ne pas les rencontrer à chaque page de son enquête.

Tout en rendant hommage à Paul Petit, il fallait compléter et rectifier son propos. La paix et la guerre constituaient les deux faces d’une même réalité, la vie de l’empire. Laissons-lui la paix ; prenons la guerre.

Les sources

L’histoire de l’Antiquité n’est jamais plus passionnante qu’au moment où plusieurs sources peuvent être confrontées, comme par exemple la littérature et l’archéologie. Mais, pour notre propos, ce sont les textes qui apportent les matériaux les plus utiles : revenir aux écrits constitue une démarche qui ne peut qu’être fructueuse3. Rappelons que les Romains du Haut-Empire n’ont pas tout inventé : les temps antérieurs ont vu naître une abondante littérature militaire. Quelle que soit l’époque, on peut distinguer trois types d’ouvrages susceptibles de nous être utiles : les premiers ont été écrits par de grands auteurs des littératures grecque et latine et les seconds par des petits maîtres, en général appelés des « techniciens » ; il convient enfin de leur joindre un troisième groupe, les recueils dus à des juristes. À vrai dire, ceux que nous appelons les techniciens ont publié des traités, les uns vraiment techniques (comment construire une pièce d’artillerie), les autres remplis de conseils relevant surtout du bon sens, d’autres encore juxtaposant ces deux sortes de renseignements.

Comme souvent dans nos études, tout a commencé par les Grecs et par l’Iliade, premier récit d’histoire militaire et aussi premier manuel pour chef de guerre. La naissance et le développement de cette science au sein de ce peuple ont suivi, avec des noms illustres, Hérodote, qui en fut le père, Thucydide, Xénophon et Polybe4. Ce dernier est particulièrement enrichissant pour l’étude de Rome, car il se situe à la jonction entre Grecs et Romains, et il a notamment laissé une célèbre description de l’armée romaine (VI, 21-23). Les Hellènes ont inventé non seulement l’histoire, mais encore l’art de la guerre né avec Le Commandant de cavalerie de Xénophon. Déjà des techniciens ont fait leur apparition. La poliorcétique, qui enseigne comment défendre et prendre les villes, a été illustrée par Énée le Tacticien5, Biton et Philon de Byzance6. Et Hermogène de Smyrne avait compilé des stratagèmes, ce qui pouvait n’être pas inutile.

Que les Romains aient été souvent les héritiers des Grecs, le fait est bien attesté, et il peut déjà être constaté pour l’époque de la République. Pourtant, ils avaient leur propre originalité, surtout dans le domaine du droit, mais pas exclusivement dans cette discipline. Ils ont en outre donné naissance à la science des arpenteurs, les agrimensores et les gromatici, qui n’étaient pas indifférents aux problèmes militaires. De même, Caton l’Ancien, célèbre pour avoir voulu détruire Carthage, avait écrit un traité sur la guerre, hélas perdu pour nous. Toujours avant le Haut-Empire, les Romains ont eu des historiens, les annalistes, dont presque toutes les œuvres ont disparu, et au premier chef Tite-Live7, qui a bien décrit l’armée de 340 avant J.-C. (VIII, 8, 3-13), également Salluste8, et plus encore César dont les écrits donnent le meilleur manuel consacré à la guerre qu’a produit toute la littérature latine9. Vers la même époque, Lucius Cincius avait inauguré une nouvelle discipline appelée à un grand avenir, l’analyse des armées du point de vue juridique10.

Suit l’époque du Principat, période à laquelle est surtout consacrée cette étude, qui a vu une extraordinaire floraison de traités concernant les affaires militaires. Il faut néanmoins exprimer deux regrets. D’abord, tous ces écrits n’ont pas attiré l’attention des modernes, parce qu’ils ne possèdent pas une grande valeur littéraire, et ensuite une partie d’entre eux a disparu ; nous n’en avons connaissance que par des mentions dans les textes qui ont survécu11.

Les historiens ont poursuivi leurs quêtes, d’abord Velleius Paterculus12 et plus encore Flavius Josèphe, dans La Guerre des Juifs13. Cet aristocrate juif avait commandé une armée de ses compatriotes contre les Romains en 66. Puis il avait été vaincu et fait prisonnier, retenu sur parole dans l’entourage de Vespasien et de Titus, car il appartenait à la noblesse. Il devint même l’ami de ses vainqueurs, qui lui donnèrent la citoyenneté romaine. Évidemment, il lui fallait justifier sa défaite, et il le fit en décrivant une armée romaine invincible, à laquelle personne ne pouvait résister, ni lui, ni aucun autre. De ce fait, son récit possède une valeur irremplaçable pour connaître la guerre en 66-70. D’autres auteurs n’ont pas démérité : Tacite (Annales, Histoires et Agricola)14, Suétone15, Plutarque16, Aelius Aristide (Éloge de Rome), Florus17, Dion Cassius18 et Hérodien19. En outre, pour la vie quotidienne et l’administration, rien ne vaut la correspondance de Pline le Jeune20.

Et, là encore, on regrettera une abondante littérature perdue, dont une œuvre historique de Pline l’Ancien21. Il est aussi bien établi que plusieurs empereurs, dont les principaux furent Auguste, Trajan et Hadrien22, ont écrit sur ces matières. Il ne reste de leurs textes que des bribes ; ils s’intéressaient sans doute en priorité aux problèmes juridiques posés par l’armée.

La littérature technique a alors pris un essor étonnant. Hélas, il n’existe pas de manuel, pas de grande synthèse. Quelques modernes, pourtant, considèrent comme tel le traité intitulé Le général d’Onesandros (parfois appelé à tort Ono-, Onasandros, ou encore Ono-, Onasander). En réalité, ce livre répondait à des préoccupations politiques et non pas militaires : l’auteur y assurait que l’origine sociale ne devait pas compter dans le choix des chefs, que seul importait le talent ; mais les mentalités de l’époque n’étaient pas préparées à ce genre de révolution23. On trouve toutefois un écrit plus proche du manuel dans les Cestes de Julius Africanus (voir aussi Frontin, cité plus loin).

Plusieurs autres domaines de l’art militaire ont donné matière à des publications. La pratique de l’exercice est connue grâce au Périple du Pont-Euxin d’Arrien24 et plus encore grâce aux discours prononcés par Hadrien en Afrique, où ils ont été conservés par une inscription gravée à Lambèse25. Le camp de marche, construit tous les soirs et détruit tous les matins, a été décrit par un personnage jadis appelé Hygin (son vrai nom reste inconnu ; on l’appelle maintenant le pseudo-Hygin)26. La tactique a inspiré Élien (Théorie de la tactique) et Asclépiodote (même titre)27, dont le principal souci a été de comparer la phalange macédonienne et la légion romaine, un faux problème qui néanmoins passionne encore quelques personnes – l’histoire a clairement établi laquelle de ces deux formations l’emportait. La tactique est très bien analysée par Arrien, dans les Taktika et L’ordre de bataille contre les Alains28. Il est en outre bien connu qu’au combat le général romain pouvait utiliser deux atouts, l’artillerie et le stratagème. Les balistes ont été décrites, pour la bataille en plaine ou pour le siège, par Athénée (Des machines), Vitruve (livre X)29, Héron d’Alexandrie (La chirobaliste et nombreux traités perdus)30 et un anonyme, auteur des Belopoeika. Pour la poliorcétique, présente dans la plupart des traités consacrés à l’artillerie, on lira surtout Apollodore de Damas31. Enfin, un grand nombre de stratagèmes32 ont été réunis par Polyen33 et mieux encore, pour Rome, par Frontin34.

La stratégie, nous l’avons dit, n’a jamais été clairement conceptualisée dans l’Antiquité, et par voie de conséquence jamais analysée. Elle a pourtant bien existé, et nous lui consacrerons un chapitre ultérieurement. En revanche, le droit était bien connu. Il a été inventé par les Romains, dit-on souvent, ce qui est peut-être un peu injuste pour les Grecs ; ils l’ont néanmoins développé de manière extraordinaire, et les réflexions de leurs juristes ont également touché le domaine de l’armée et de la guerre. On trouvera des éléments dans l’œuvre de Gaius, un juriste du IIe siècle35. De nombreux autres textes ont été écrits par Tarrutenus Paternus, Venuleius Saturninus, Arrius Menander, Aemilius Macer, et les auteurs sévériens qui ont porté le droit romain à son apogée, Papinien, Paul, Modestin et Callistrate. Ils s’occupaient surtout de problèmes comme le mariage des soldats, leur testament, leurs promotions,…

Par la suite, sous le Bas-Empire (IVe-Ve siècles), Rome a eu de nouveaux problèmes à résoudre, ce qui a produit des écrits entrant dans les trois catégories mentionnées plus haut, mais ils sont moins nombreux et ils ne présentent pas toujours de l’intérêt pour les périodes antérieures. Pour l’histoire, on distinguera Aurélius Victor (Le livre des Césars), et un anonyme qui en a donné un abrégé36. On leur ajoutera Eutrope37, l’auteur anonyme de l’Histoire Auguste, un ouvrage plein d’anachronismes pour la période postérieure aux Sévères38, et enfin Orose, un prêtre chrétien ami de saint Augustin, qui voulait prouver que les chrétiens n’étaient pas responsables de tous les malheurs dont a souffert l’humanité, point de vue difficile à contester39.

Il y a mieux et plus utile. Végèce, qui a écrit à la fin du IVe siècle, a eu le sentiment de vivre une crise grave40. Pour y remédier, il proposait une mesure proprement réactionnaire : revenir à la légion du Haut-Empire, car elle réussissait à vaincre les barbares. Il cherchait donc à reconstituer la situation du Principat, avec d’inévitables anachronismes. Par ailleurs, Jean le Lydien, dit aussi Lydus, donne des précisions parfois tirées d’archives administratives. Mais ce sont les recueils juridiques qui sont de loin les plus précieux41. Le Code Théodosien, surtout dans son livre VII, contient des lois souvent très anciennes concernant notre sujet, à compléter par le Corpus iuris civilis (529 et 534) qui est composé de quatre éléments, le Code Justinien, le Digeste, les Institutes, et les Novelles, celles-ci sans intérêt pour nous car trop tardives. Quelques modernes se tournent aussi vers les auteurs byzantins42, hélas peu utiles pour notre propos. Seuls deux historiens, Zonaras43 et Zosime44, ont lu des sources fiables rapportant le passé de Rome.

Et ce n’est pas tout. Ajoutons à ceux-là deux collections tardives qui rendront de grands services pour approcher l’armée romaine. Des dictionnaires conçus pendant l’Antiquité donnent des traductions en latin de termes utilisés en grec ; on peut, grâce à ces Glossaires, proposer des définitions pour des institutions romaines45. En outre, le Talmud, recueil de textes juifs, rapporte des avis de rabbins qui mentionnent quelquefois des soldats romains46.

La documentation fournie par les livres ne suffit pourtant pas. Il convient de lui ajouter ce qu’apportent l’épigraphie, la numismatique, la papyrologie et, plus encore, l’archéologie. Une présentation un peu plus complète de ces disciplines se trouve dans notre Armée romaine sous le Haut-Empire47.

L’épigraphie, science des inscriptions48, étudie surtout des épitaphes, des dédicaces, gravées en l’honneur des empereurs, des nobles ou des dieux, et des diplômes militaires, copies certifiées conformes devant témoins de lois donnant des droits aux soldats libérés49. On connaît aussi des tuiles estampillées au nom d’unités et d’autres sortes d’inscriptions. Ces textes sont contemporains des faits auxquels ils se rapportent, d’où leur intérêt. Mais ils s’adressaient à des lecteurs initiés, à des personnes qui savaient à quelles réalités ils se référaient ; d’où leur difficulté. En effet, il arrive parfois que des titres ne soient pas connus par ailleurs et ils restent donc mystérieux, comme l’ad fiscum, l’ad praepositum ou le conductor50. En conséquence, l’épigraphie pose plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions51. Hélas !

Ce dossier s’est enrichi depuis quelques années grâce à des documents nouveaux qui ont fait leur apparition52. Il s’agit de tablettes de bois trouvées notamment à Vindonissa (Windisch, Suisse) et Vindolanda (Bretagne), et de tessons de céramique ou ostraka remployés comme brouillons ou pour des messages modestes, provenant de Gholaia (Bu Njem, Libye), du mons Claudianus, de Krokodilô et de Didymoi (Égypte).

Entre épigraphie et iconographie, la numismatique, science des monnaies53, combine textes courts et images ramassées ; elle permet de savoir comment le pouvoir politique concevait son rôle militaire. De nombreuses légions ont eu l’honneur de voir leur nom gravé sur des deniers, sans doute en remerciement d’un appui solide dans un épisode de conflit politique.

Nous nous éloignons un peu de l’épigraphie avec la papyrologie qui donne de nombreux renseignements sur la vie quotidienne des militaires54 ; quelques-uns d’entre eux ont même laissé des dossiers, riches et complexes. La grande majorité des papyrus a été retrouvée en Égypte, ce qui limite leur portée mais non leur intérêt.

Tous les documents qui viennent d’être mentionnés ont été découverts grâce à l’archéologie. Cette science, en plein essor, nous donne énormément d’informations. Son domaine est sans limites et les recherches s’accroissent de manière extraordinaire55. En ce qui concerne l’armée romaine, les fouilles permettent de retrouver des sculptures56, des objets et des constructions monumentales. Elles livrent notamment des équipements, surtout des armes, offensives et défensives, dont la nature est souvent expliquée par des bas-reliefs ; ces derniers permettent de reconstituer le matériel dont disposaient les soldats à une époque donnée57. Les fouilleurs dégagent aussi des défenses, les unes linéaires (murs de Bretagne et d’ailleurs) et les autres ponctuelles (des camps)58. Il est alors possible d’échafauder des théories sur les organisations stratégiques des différentes régions de l’empire.

Les stèles funéraires permettent de décrire avec précision les soldats ; elles portent soit un relief, soit une inscription, soit ces deux éléments à la fois. Nous pensons que cet art est né en Italie à la fin de l’époque républicaine et que ce sont les soldats qui l’ont diffusé dans les provinces. Des légionnaires venus de la péninsule ont fait graver des monuments tels qu’ils les avaient vus dans leur patrie ; ils ont été imités par les recrues originaires des autres provinces. Les défunts étaient représentés de différentes manières, en civils, en militaires, ou en civils avec des éléments militaires ; ils appartenaient aussi bien aux légions qu’aux unités auxiliaires.

Vêtement

civil

manteau (en pied)

I, 1 et 3

toge (en pied)

II, 1-4 ; XVIII, 2-4 et 6

toge (banquet funéraire)

X, 2 et 4 ; XI, 3-4

militaire

voir ci-dessous

mixte

en pied

III, 3

banquet funéraire, cheval à part

XI, 1-2

Équipement militaire

légionnaire

III, 1

légionnaire porte-enseigne

aquilifer

V, 3

signifer

V, 1

imaginifer

IV, 2

auxiliaire

archer

I, 3

cavalier

V, 1-4 ; VIII, 1-4 ; XXIX, 2-4

cavalier tuant un ennemi à terre

V, 4 ; VII, 1-3

Le soldat faisait normalement préparer une sépulture pour lui-même, parfois pour son couple (XXXII, 2 et 4 ; XXXIII, 1 et 3), rarement, et plus parcimonieusement encore, pour sa famille (XV, 1 ; XVI, 3 ; XVII, 4).

À côté des analyses traditionnelles, de nouvelles méthodes ont fait leur apparition. La photographie aérienne (voire satellitaire) a fait découvrir des camps, par exemple la forteresse légionnaire de Mirebeau en Côte-d’Or. Et des amateurs se sont passionnés pour des reconstitutions historiques, ce que les anglophones appellent des reenactments (l’Hermine Street Guard fonda le principe en Angleterre, suivie par de nombreuses autres associations, comme la Legio VIII Augusta en France). Ils ne servent pas seulement à animer des spectacles pour grand public ; leurs recherches permettent souvent de mieux comprendre la disposition des différentes pièces d’armement et leur fonctionnement.

Le bonheur le plus grand, pour un historien, consiste à pouvoir rapprocher plusieurs sources sur un même sujet, avons-nous dit. Cette félicité est rare, hélas.

La polémologie et la machélogie

Les réflexions sur ces deux domaines de la pensée que sont guerre et bataille sont anciennes. On a vu qu’elles ont fleuri dans l’Antiquité, et il faut espérer que le lecteur ne nous tiendra pas rigueur de ce néologisme qu’est « machélogie, la science de la bataille » (du grec machè, « combat ») ; nous l’avons inventé pour établir un parallèle avec polémologie. Le débat né de ces deux concepts a connu un nouvel essor à la Renaissance. Évidemment, il ne saurait être question ici de reprendre l’ensemble du dossier ; nous voudrions pourtant relever les principales étapes et mentionner les principaux travaux qui ont marqué l’évolution de la réflexion depuis cinq siècles, ainsi que les auteurs dont la pensée permet de comprendre ce qui s’est passé dans l’Antiquité, d’autant que ces savants connaissaient souvent très bien cette époque59.

Comme il fallait s’y attendre, si l’on veut bien admettre que notre civilisation a refleuri dans l’Italie de la Renaissance, c’est dans ce pays et à cette époque qu’est née la littérature sur la guerre, en sorte que les auteurs anciens ont été très utilisés. Et deux noms se dégagent. Nicolas Machiavel60, qui a écrit Le Prince en 1515, connaissait bien ses classiques, notamment Xénophon et Aristote. Appelant de ses vœux l’unité de l’Italie, il a décrit la situation politique et militaire de son temps avec un mélange de bon sens qui n’a rien de très novateur et un peu de cynisme, par exemple quand il cite le proverbe : « La guerre fait des voleurs et la paix les fait pendre. » Parce qu’il a vivement attaqué l’Église et surtout son pouvoir temporel, il a été caricaturé par la suite : faire du « machiavélisme » un cynisme sans bornes, c’est une invention des catholiques et des protestants, pour une fois d’accord. Contemporain et ami de Machiavel, Francesco Guicciardini, appelé chez nous François Guichardin61, a laissé une Histoire d’Italie, publiée en 1537-1540 ; avec le pessimisme en plus, il partage les idées de Machiavel, et notamment il distingue les réalités, qu’il préfère, à l’idéologie. L’intérêt de ces deux penseurs consiste en ce qu’ils lient étroitement la guerre à la politique, méthode qui doit être appliquée à l’Antiquité.

S’agissant des Romains, qui ont inventé le droit, comme nous l’avons dit, ce domaine a été étudié très tôt, par Hugo Grotius qui, dans les De iure belli ac pacis libri tres parus en 1625, a posé les fondements des règlements internationaux en les appuyant sur le droit naturel.

Les Français prirent la suite des Italiens dans l’étude des guerres, en particulier de la tactique et de la stratégie. Est-il utile d’insister sur Vauban ? Plus connu pour ses constructions que pour ses écrits militaires, quelque peu éparpillés dans une œuvre abondante, il a renouvelé la poliorcétique et l’artillerie pour répondre à l’usage de la poudre à canon qui se développait. La guerre a également beaucoup inspiré le célèbre Guibert62. Entre autres apports, cet auteur a montré que la tactique ne vaut rien sans l’entraînement. En outre, il indiquait que le stratège doit connaître ses ennemis, que son armée ne peut rien sans l’appui de la nation, des civils, et qu’il doit veiller avec soin au recrutement. Enfin, il ne négligeait pas la logistique, rappelant le mot de Caton : « La guerre nourrit la guerre. » Tous ces aspects, l’exercice, la politique, l’économie, la société et la psychologie collective, sont très présents dans la guerre romaine.

Clausewitz et Jomini nous ramènent à Guichardin et Machiavel : comme eux, ils ont étudié la guerre comme un moment de la politique, et ils ont défini le « paradigme napoléonien », qui repose sur le nationalisme et le militarisme, et sur la recherche de la victoire totale par l’offensive63. À l’instar de Machiavel, C. von Clausewitz est victime d’une déformation de sa pensée, causée par une lecture hâtive de ses écrits et par une citation sortie de son contexte. On lui a en effet attribué un autre monument de cynisme : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » Mais il a dit aussi : « La guerre est un instrument de la politique ; en aucun cas elle ne doit être considérée comme une activité autonome. » En fait, Clausewitz et Jomini ont été très marqués par l’histoire de Napoléon Ier, et ils ont essayé de décrire et non de porter des jugements moraux. Pour Clausewitz64, donc, qui s’est notamment inspiré de A. Rühle von Lilienstern65, la guerre résulte de conflits entre États, ce qui implique qu’elle est un phénomène culturel et pas naturel. Il ne faut s’y engager qu’avec prudence, car elle se déroule dans le « brouillard » et elle est « caméléon » : il est difficile d’en voir la réalité et d’en prévoir l’issue. Jamais garanti, le succès implique obligatoirement un accord entre le peuple, le gouvernement et le (ou les) chef militaire, « la remarquable trinité ».

Bien qu’il se soit posé en rival de Clausewitz, A. de Jomini a suivi les mêmes chemins66. Nous retiendrons les excellentes définitions qu’il a laissées : « La stratégie est… l’art d’embrasser tout le théâtre de la guerre… La tactique est l’art de combattre sur le terrain. » Rappelons aussi que Clausewitz et Jomini ont inspiré les recherches récentes de la RAND Corporation aux États-Unis67. Toutefois, ces deux auteurs n’ont pas fait l’unanimité et K.-W. von Willisen68 a proposé une théorie radicalement opposée. À ses yeux, la guerre n’a rien à voir avec la politique et elle répond à une logique parfaite ; elle ne concerne que la tactique et la stratégie. On remarque cependant qu’il n’a pas rencontré le succès auprès des modernes, c’est le moins qu’on puisse en dire. En revanche, se fondant sur une autre discipline, l’éthologie ou science du comportement, Konrad Lorenz contredit les affirmations de Clausewitz ; il a été parfois entendu, par exemple par Robert Ardrey69. Il estimait qu’une agressivité naturelle existe chez l’homme et qu’il est nécessaire d’en faire une utilisation intelligente, notamment hors de la bataille70. Sur les origines de la guerre, et pour approfondir ces réflexions, on lira Alain Joxe71.

La littérature revient à une problématique plus militaire avec Charles Ardant du Picq72. Cet officier, qui est mort au combat en 1870 et qui avait surtout souhaité améliorer l’efficacité de l’armée française, a placé le simple soldat au centre de ses réflexions ; en conséquence, il a privilégié la tactique. Loin d’être un fanatique de la guerre, il confessait qu’« une armée est une chose monstrueuse ». Il rappelait une évidence, curieusement souvent oubliée : « Le combat est le but final des armées. » Autre évidence, qu’il n’est pas mauvais, non plus, de rappeler : « L’homme ne va pas au combat pour la lutte, mais pour la victoire. ». Son principal apport se trouve dans la mise en valeur de ce que ressent le soldat, analyse qui a été très largement reprise par J. Keegan cent ans plus tard. L’homme qui va au combat, dit-il, recherche la victoire et surtout il éprouve de la peur. Ce sentiment est atténué par plusieurs éléments, la discipline, le serment, le prestige du chef, le moral, l’exercice et une contre-peur exercée par la gendarmerie de nos jours, par les soldats de troisième ligne, les triaires, dans l’armée romaine.

Au début du XXe siècle, H. Delbrück réintroduisit l’Antiquité dans le débat73 ; il revenait en quelque sorte aux fondamentaux, en reliant guerre et politique. Par la suite, J. Kromayer et G. Veith74 firent entrer l’armée dans leurs préoccupations par le biais de la logistique, donc de l’économie.

La guerre de 1914-1918, qui avait sans doute influencé Kromayer et Veith, donna naissance à une très abondante littérature. Il ne saurait être question de mentionner ici tous les auteurs dont quelques-uns se sont intéressés à l’Antiquité. Le célèbre Ludendorff inventa la notion de guerre totale75, qui mobilise aussi bien les civils que les soldats, et qui vise à détruire chez l’ennemi non seulement les forces militaires, mais aussi les établissements économiques et l’habitat, pour le contraindre à céder. C’est du côté britannique que l’on trouvera le penseur sans doute le plus important, B. Liddell Hart76, surtout spécialiste de stratégie. Actif avant et aussi après la Seconde Guerre mondiale, il inventa les notions de « grande stratégie » (prise en considération de tous les moyens, surtout économiques, ce qui est assez proche de ce que pensait Ludendorff) et de « stratégie indirecte » (qui met en œuvre des moyens militaires et psychologiques pour vaincre). Du côté français, nous n’avons guère à aligner que deux noms. Foch concevait la guerre comme matière à études, et il recommandait une réflexion approfondie sur ce sujet77. Le très politique général de Gaulle78, quant à lui, déclarait que « la guerre (est un) juge sans entrailles, mais non sans équité ». En effet, le chef de guerre, a-t-il écrit, doit prendre en considération le régime et les institutions, l’économie, la société, ne négliger ni le recrutement, ni l’ennemi, ni la géographie. Cette conception est au fond très proche de ce qu’écrivirent les Romains et Guibert.

La Seconde Guerre mondiale a relancé les débats, qui se sont alors développés de manière extraordinaire. En ce qui concerne la période qui a suivi ce conflit, rappelons d’un mot la présence de marxistes, notamment d’Y. Garlan, dans le débat entre historiens antiquisants, et aussi un tableau impitoyable rédigé par l’antimarxiste M. Raskolnikoff79. Pour les autres, le constat est simple : ils ont repris la problématique des ancêtres, guerre et politique, économie, société, etc., et ils l’ont approfondie. Sur le plan idéologique, une nouvelle discipline est née, la polémologie ; son fondateur, Gaston Bouthoul, étudiait la guerre pour établir la paix80 ; allant plus loin, des auteurs ont fondé la science de la paix, l’irénologie81. Et sur le plan tactique, une innovation majeure a vu le jour, issue des guérillas qui ont opposé des armées modernes à des insurgés dans les pays du tiers-monde. À cet égard, une réponse nouvelle à ce défi se trouve dans un livre célèbre de David Galula82 ; nous verrons qu’il n’a pas réagi comme César ; il est vrai que le judéo-christianisme et les droits de l’homme étaient passés par là.

Dans la recherche la plus récente, il faut distinguer les historiens antiquisants des spécialistes de la guerre.

Dans le domaine de l’histoire, alors que les Anglo-Saxons avaient normalement poursuivi leurs publications d’histoire militaire, les Latins en général et les Français en particulier ont pris un retard qu’ils essaient de combler. Pour les premiers, quatre auteurs ont eu une importance particulière, et de ce fait ils ont suscité des controverses. J. Keegan, dans la perspective ouverte par Ch. Ardant du Picq, a attiré l’attention sur les soldats et la bataille83. Nous restons dans le domaine de la tactique avec A. K. Goldsworthy84 et V. D. Hanson85. E. N. Luttwak, pour sa part, s’est tourné vers la stratégie dans un ouvrage qui a été très loué jusqu’au jour où cet auteur s’est engagé aux côtés de Ronald Reagan86. Quelques lecteurs ont alors découvert ses défauts ; nous y reviendrons (on va certainement bientôt trouver d’autres défauts ou les mêmes à Hanson, qui vient de prendre le même chemin, cette fois contre Barack Obama). Du côté des Latins, – qu’ils nous pardonnent de ne pas tous les citer –, deux auteurs seront particulièrement utilisés ici, G. Brizzi pour ses explications sur la bataille87 et L. Loreto pour un ouvrage de synthèse d’un intérêt exceptionnel88. En France, il a fallu beaucoup de courage et d’obstination pour vaincre le dédain de nos contemporains vis-à-vis de l’histoire militaire. Ph. Contamine (Moyen Âge), A. Corvisier (Temps modernes)89, P. Renouvin et A. Martel (époque contemporaine) ont ouvert la voie. Leurs travaux ont créé une « nouvelle histoire militaire », globale, qui étudiait la guerre en fonction de la politique, de l’économie, de la société et de la culture90.

Dépassons l’Antiquité. Plus largement, et pour l’art de la guerre, le nom de M. Van Creveld s’est imposé, que ce soit pour la tactique, la stratégie ou la logistique91. La langue française dispose maintenant de très bons manuels, dus à des auteurs venus d’horizons différents, comme É. Muraise92, J. Doise93, V. Desportes et J.-F. Phélizon94, ou encore H. Couteau-Bégarie95. Un livre très récemment traduit, dû à une dame anglaise, B. Heuser, permet de faire le point sur les questions de stratégie96 ; un autre ouvrage, qui vient d’être publié, rendra des services pour comprendre la guerre97.

Enfin, l’effondrement des pays communistes a donné naissance à un débat qui intéresse l’avenir de notre civilisation, et qui n’est pas sans faire écho aux réalités du monde romain. Francis Fukuyama croyait que l’histoire allait s’arrêter à partir du moment où un seul État l’emporterait de beaucoup sur tous les autres par sa richesse et son armée (il pensait aux États-Unis, on l’aura compris) ; Samuel Huntington a fait remarquer que la « petite guerre », toujours possible, rendait impossible un tel déséquilibre et que de nouveaux dangers se profilaient à l’horizon98. Quelques auteurs actuels pensent que la guerre est devenue obsolète. On peut seulement souhaiter qu’ils aient raison.

Conclusion

Un objectif s’impose : relire les textes anciens, parce qu’ils sont clairs (plus ou moins, il est vrai), et parce que beaucoup d’entre eux n’ont pas été exploités comme sources de l’histoire militaire. Mais, si nous voulons comprendre ce que fut la guerre romaine, nous ne saurions nous priver de l’éclairage de toutes les sciences auxiliaires que nous avons nommées, et il conviendra d’éclairer les écrits des anciens et/ou de les compléter, suivant les cas : il est impossible de négliger l’archéologie, l’épigraphie, la numismatique et la papyrologie. Mais il faudra aller plus loin que les recherches traditionnelles, qui sont limitées à l’examen de l’armée comme institution ; il est important et indispensable d’utiliser les réflexions actuelles sur la tactique et la stratégie, en particulier celles qui ont été élaborées par les spécialistes de la guerre et par les historiens d’époques plus récentes.

Appendices

1. UN CAS PARTICULIER

Plusieurs stratégistes contemporains manifestent une admiration sans bornes à l’égard de leurs ancêtres chinois, de Sun Zu à Mao Zedong ; ils croient y trouver des idées qui auraient échappé aux Occidentaux99. Devant ce phénomène, deux attitudes sont possibles : soit l’approbation, soit le refus du mirage oriental. D’un côté, ces écrits manifestent une évidente intelligence. De l’autre, au moins en ce qui concerne les stratagèmes, ceux qu’on peut y trouver sont mentionnés dans les recueils grecs ou latins, et d’autres relèvent du plus élémentaire bon sens. Mais, comme on sait, l’herbe est toujours plus verte ailleurs.