Dans les âpres discussions entre protestants et catholiques au XVIe siècle, les réformés reprochaient vivement à leurs adversaires la croyance au Purgatoire, à ce que Luther appelait « le troisième lieu »1. Cet au-delà « inventé » n'était pas dans l'Écriture.
Je me propose de suivre la formation séculaire de ce troisième lieu depuis le judéo-christianisme antique, d'en montrer la naissance au moment de l'épanouissement de l'Occident médiéval dans la seconde moitié du XIIe siècle, et le rapide succès au cours du siècle suivant. Je tenterai enfin d'expliquer pourquoi il est intimement lié à ce grand moment de l'histoire de la chrétienté et comment il a fonctionné, de façon décisive, dans l'acceptation ou, chez les hérétiques, le refus, au sein de la nouvelle société issue du prodigieux essor des deux siècles et demi qui ont suivi l'an mil.
Il est rare de pouvoir suivre le développement historique d'une croyance même si – et c'est le cas du Purgatoire – elle recueille des éléments venus de cette nuit des temps où la plupart des croyances semblent prendre leur source. Il ne s'agit pas pourtant d'un à-côté secondaire, d'un rajout mineur à l'édifice primitif de la religion chrétienne, telle qu'elle évolua au Moyen Âge puis sous sa forme catholique. L'au-delà est un des grands horizons des religions et des sociétés. La vie du croyant change quand il pense que tout n'est pas joué à la mort.
Cette émergence, cette construction séculaire de la croyance au Purgatoire suppose et entraîne une modification substantielle des cadres spatio-temporels de l'imaginaire chrétien. Or ces. structures mentales de l'espace et du temps sont l'armature de la façon de penser et de vivre d'une société. Quand cette société est tout imprégnée de religion, comme la chrétienté du long Moyen Âge qui a duré de l'Antiquité tardive à la révolution industrielle, changer la géographie de l'au-delà, donc de l'univers, modifier le temps de l'après-vie. donc l'accrochage entre le temps terrestre, historique et le temps eschatologique, le temps de l'existence et le temps de l'attente, c'est opérer une lente mais essentielle révolution mentale. C'est, à la lettre, changer la vie.
Il est clair que la naissance d'une telle croyance est reliée à des modifications profondes de la société en qui elle se produit. Quels rapports ce nouvel imaginaire de l'au-delà entretient-il avec les changements sociaux, quelles en sont les fonctions idéologiques ? Le strict contrôle que l'Église établit sur lui, qui parvient même à un partage du pouvoir sur l'au-delà entre elle et Dieu, prouve que l'enjeu était important. Pourquoi ne pas laisser errer ou dormir les morts ?
C'est bien en tant que « troisième lieu » que le Purgatoire s'est imposé.
Des religions et des civilisations antérieures le christianisme avait hérité une géographie de l'au-delà ; entre les conceptions d'un monde uniforme des morts – tel le shéol judaïque – et les idées d'un double univers après la mort, l'un effrayant et l'autre heureux, comme l'Hadès et les Champs Élysées des Romains, il avait choisi le modèle dualiste. Il l'avait même singulièrement renforcé. Au lieu de reléguer sous terre les deux espaces des morts, le mauvais et le bon, pendant la période qui s'étendrait de la Création au Jugement dernier, il avait placé dans le Ciel, dès l'entrée dans la mort, le séjour des justes – en tout cas des meilleurs d'entre eux, les martyrs, puis les saints. Il avait même localisé à la surface de la terre le Paradis terrestre, donnant ainsi jusqu'à la consommation des siècles un espace à cette terre de l'Âge d'Or auquel les Anciens n'avaient accordé qu'un temps, horizon nostalgique de leur mémoire. Sur les cartes médiévales on le voit, à l'Extrême-Orient, au-delà de la grande muraille et des peuples inquiétants de Gog et Magog, avec son fleuve aux quatre bras que Yahvé avait créé « pour arroser le jardin » (Genèse II, 10). Et surtout l'opposition Enfer-Paradis fut portée à son comble, fondée sur l'antagonisme Terre-Ciel. Bien que souterrain, l'Enfer c'était la Terre et le monde infernal s'opposait au monde céleste comme le monde chthonien s'était, chez les Grecs, opposé au monde ouranien. Malgré de beaux élans vers le Ciel, les Anciens – Babyloniens et Égyptiens, Juifs et Grecs, Romains et Barbares païens – avaient davantage redouté les profondeurs de la terre qu'ils n'avaient aspiré aux infinis célestes, souvent habités d'ailleurs par des dieux de colère. Le christianisme, au moins pendant les premiers siècles et la barbarisation médiévale, ne parvint pas à infernaliser complètement sa vision de l'au-delà. Il souleva la société vers le Ciel. Jésus lui-même avait donné l'exemple : après être descendu aux Enfers, il était monté au Ciel. Dans le système d'orientation de l'espace symbolique, là où l'Antiquité gréco-romaine avait accordé une place prééminente à l'opposition droite-gauche, le christianisme, tout en conservant une valeur importante à ce couple antinomique d'ailleurs présent dans l'Ancien et le Nouveau Testament2, avait très tôt privilégié le système haut-bas. Au Moyen Âge ce système orientera, à travers la spatialisation de la pensée, la dialectique essentielle des valeurs chrétiennes.
Monter, s'élever, aller plus haut, voilà l'aiguillon de la vie spirituelle et morale tandis que la norme sociale est de demeurer à sa place, là où Dieu vous a mis sur terre, sans ambitionner d'échapper à sa condition et en prenant garde de ne pas s'abaisser, de ne pas déchoir3.
Quand le christianisme, moins fasciné par les horizons eschatologiques, se mit à réfléchir, entre le deuxième et le quatrième siècle, à la situation des âmes entre la mort individuelle et le jugement dernier et quand les chrétiens pensèrent – c'est, avec les nuances que l'on verra, l'opinion des grands Pères de l'Église du IVe siècle, Ambroise, Jérôme, Augustin – que les âmes de certains pécheurs pouvaient peut-être être sauvées pendant cette période en subissant probablement une épreuve, la croyance qui apparaissait ainsi et donnera naissance au XIIe siècle au Purgatoire n'aboutit pas à la localisation précise de cette situation et de cette épreuve. Au Moyen Âge ce système orientera, à travers la spatialisation de la pensée, la dialectique essentielle des valeurs chrétiennes.
Jusqu'à la fin du XIIe siècle le mot purgatorium n'existe pas comme substantif. Le Purgatoire n'existe pas4.
Il est remarquable que l'apparition du mot purgatorium qui exprime la prise de conscience du Purgatoire comme lieu, l'acte de naissance du purgatoire à proprement parler, ait été négligée par les historiens, et d'abord par les historiens de la théologie et de la spiritualité5. Sans doute les historiens n'accordent-ils pas encore suffisamment d'importance aux mots. Qu'ils aient été réalistes ou nominalistes, les clercs du Moyen Âge savaient bien qu'entre les mots et les choses existe une union aussi étroite qu'entre le corps et l'âme. Pour les historiens des idées et des mentalités, des phénomènes de longue durée, venus lentement des profondeurs, les mots – certains mots – ont l'avantage d'apparaître, de naître et d'apporter ainsi des éléments de chronologie sans lesquels il n'y a pas d'histoire véritable. Certes on ne date pas une croyance comme un événement, mais il faut repousser l'idée que l'histoire de la longue durée soit une histoire sans dates. Un phénomène lent comme la croyance au purgatoire stagne, palpite pendant des siècles, demeure dans des angles morts du courant de l'histoire, puis, soudain ou presque, est entraîné dans la masse du flot non pour s'y perdre mais au contraire pour y émerger et pour témoigner. Qui parle du purgatoire – fût-ce avec érudition – de l'Empire romain à la chrétienté du XIIIe siècle, de saint Augustin à saint Thomas d'Aquin et gomme ainsi l'apparition du substantif entre 1150 et 1200, laisse échapper des aspects capitaux de cette histoire sinon l'esssentiel. Il laisse échapper, en même temps que la possibilité d'éclairer une époque décisive et une mutation profonde de société, l'occasion de repérer, à propos de la croyance au Purgatoire, un phénomène de grande importance dans l'histoire des idées et des mentalités : le processus de spatialisation de la pensée.
De nombreuses études viennent de montrer dans le domaine scientifique l'importance de la notion d'espace. Elle rajeunit la tradition de l'histoire géographique, renouvelle la géographie et l'urbanisme. C'est au plan symbolique qu'elle manifeste surtout son efficacité. Après les zoologistes, les anthropologues ont mis en évidence le caractère fondamental du phénomène de territoire6. Dans La Dimension cachée7, Edward T. Hall a montré que le territoire est un prolongement de l'organisme animal et humain, que cette perception de l'espace dépend beaucoup de la culture (peut-être est-il trop culturaliste sur ce point) et que le territoire est une intériorisation de l'espace, organisée par la pensée. Il y a là une dimension fondamentale des individus et des sociétés. L'organisation des différents espaces : géographique, économique, politique, idéologique, etc., où se meuvent les sociétés est un aspect très important de leur histoire. Organiser l'espace de son au-delà a été une opération de grande portée pour la société chrétienne. Quand on attend la résurrection des morts, la géographie de l'autre monde n'est pas une affaire secondaire. Et l'on peut s'attendre à ce qu'il y ait des rapports entre la façon dont une telle société organise son espace ici-bas et son espace dans l'au-delà. Car les deux espaces sont liés à travers les relations qui unissent société des morts et société des vivants. C'est à un grand remaniement cartographique que se livre, entre 1150 et 1300, la chrétienté, sur terre et dans l'au-delà. Pour une société chrétienne comme celle de l'Occident médiéval les choses vivent et bougent en même temps – ou presque – sur la terre comme au ciel, dans l'ici-bas comme dans l'au-delà.
Quand le Purgatoire s'installe dans la croyance de la chrétienté occidentale, entre 1150 et 1250 environ, de quoi s'agit-il ? C'est un au-delà intermédiaire où certains morts subissent une épreuve qui peut être raccourcie par les suffrages – l'aide spirituelle – des vivants. Pour en être arrivé là, il a fallu un long passé d'idées et d'images, de croyances et d'actes, de débats théologiques et, probablement, de mouvements dans les profondeurs de la société, que nous saisissons difficilement.
La première partie de ce livre sera consacrée à la formation séculaire des éléments qui au XIIe siècle se structureront pour devenir le Purgatoire. On peut la considérer comme une réflexion sur l'originalité de la pensée religieuse de la chrétienté latine, à partir des héritages, des ruptures, des conflits externes et internes au milieu desquels elle s'est formée.
La croyance au Purgatoire implique d'abord la croyance en l'immortalité et en la résurrection puiqu'il peut se passer quelque chose de nouveau pour un être humain entre sa mort et sa résurrection. Elle est un supplément de conditions offertes à certains humains pour parvenir à la vie éternelle. Une immortalité qui se gagne à travers une seule vie. Les religions – comme l'hindouisme ou le catharisme – qui croient à de perpétuelles réincarnations, à la métempsycose, excluent donc un Purgatoire.
L'existence d'un Purgatoire repose aussi sur la conception d'un jugement des morts, idée assez répandue dans les différents systèmes religieux, mais « les modalités de ce jugement ont grandement varié d'une civilisation à une autre »8. La variété de jugement qui comprend l'existence d'un Purgatoire est très originale. Elle repose en effet sur la croyance en un double jugement, le premier au moment de la mort, le second à la fin des temps. Elle institue dans cet entre-deux du destin eschatologique de chaque humain une procédure judiciaire complexe de mitigation des peines, de raccourcissement de ces peines en fonction de divers facteurs. Elle suppose donc la projection d'une pensée de justice et d'un système pénal très sophistiqués.
Elle est liée encore à l'idée de responsabilité individuelle, de libre arbitre de l'homme, coupable par nature, en raison du péché originel, mais jugé selon les péchés commis sous sa responsabilité. Il y a une étroite liaison entre le Purgatoire, au-delà intermédiaire, et un type de péché intermédiaire entre la pureté des saints et des justifiés et l'impardonnable culpabilité des pécheurs criminels. L'idée longtemps vague de péchés « légers », « quotidiens », « habituels », bien saisie par Augustin puis par Grégoire le Grand, ne débouchera qu'à la longue sur la catégorie de péché « véniel » – c'est-à-dire pardonnable –, de peu antérieure à la croissance du Purgatoire et qui a été une des conditions de sa naissance. Même si, comme on le verra, les choses ont été un peu plus compliquées, pour l'essentiel le Purgatoire est apparu comme le lieu de purgation des péchés véniels.
Croire au Purgatoire – lieu de châtiments – suppose éclaircis les rapports entre l'âme et le corps. En effet la doctrine de l'Église a été très tôt que, à la mort, l'âme immortelle quittait le corps et qu'ils ne se retrouveraient qu'à la fin des temps, lors de la résurrection des corps. Mais la question de la corporéité ou de l'incorporéité de l'âme ne me semble pas avoir fait problème à propos du Purgatoire, ou de ses ébauches. Les âmes séparées furent dotées d'une matérialité sui generis et les peines du Purgatoire purent ainsi les tourmenter comme corporellement9.
Lieu intermédiaire, le Purgatoire l'est à bien des égards. Dans le temps, dans l'entre-deux entre la mort individuelle et le Jugement dernier. Le Purgatoire ne se fixera pas dans cet espace temporel particulier sans d'assez longs flottements. Malgré le rôle décisif qu'il a joué à ce sujet, saint Augustin n'amarrera pas définitivement le futur Purgatoire dans ce créneau du temps. Le Purgatoire oscillera entre le temps terrestre et le temps eschatologique, entre un début de Purgatoire ici-bas qu'il faudrait alors définir par rapport à la pénitence et un retardement de purification définitive qui se situerait seulement au moment du Jugement dernier. Il mordrait alors sur le temps eschatologique et le Jour du Jugement deviendrait non un moment mais un espace de temps.
Le Purgatoire est aussi un entre-deux proprement spatial qui se glisse et s'élargit entre le Paradis et l'Enfer. Mais l'attraction des deux pôles a agi longtemps aussi sur lui. Pour exister le Purgatoire devra remplacer les pré-paradis du refrigerium, lieu de rafraîchissement imaginé aux premiers temps du christianisme et du sein d'Abraham désigné par l'histoire de Lazare et du mauvais riche dans le Nouveau Testament (Luc, XVI, 19-26). Il devra surtout se détacher de l'Enfer dont il demeurera longtemps un département peu distinct, la géhenne supérieure. Dans ce tiraillement entre Paradis et Enfer on devine que l'enjeu du Purgatoire n'a pas été mince pour les chrétiens. Avant que Dante ne donne à la géographie des trois royaumes de l'au-delà sa plus haute expression, la mise au point du Nouveau Monde de l'au-delà a été longue et difficile. Le Purgatoire finalement ne sera pas un vrai, un parfait intermédiaire. Réservé à la purification complète des futurs élus, il penchera vers le Paradis. Intermédiaire décalé, il ne se situera pas au centre mais dans un entre-deux déporté vers le haut. Il rentre ainsi dans ces systèmes d'équilibre décentré qui sont si caractéristiques de la mentalité féodale : inégalité dans l'égalité qu'on rencontre dans les modèles contemporains de la vassalité et du mariage où, dans un univers d'égaux, le vassal est quand même subordonné au seigneur, la femme au mari. Fausse équidistance du Purgatoire entre un Enfer auquel on a échappé et un Ciel auquel on s'est déjà amarré. Faux intermédiaire enfin car le Purgatoire, transitoire, éphémère, n'a pas l'éternité de l'Enfer ou du Paradis. Et pourtant, il diffère du temps et de l'espace d'ici-bas, obéissant à d'autres règles qui en font un des éléments de cet imaginaire qu'on appelait au Moyen Âge « merveilleux ».
L'essentiel est peut-être dans l'ordre de la logique. Pour que le Purgatoire naisse il faut que la notion d'intermédiaire prenne de la consistance, devienne bonne à penser pour les hommes du Moyen Âge. Le Purgatoire appartient à un système, celui des lieux de l'au-delà et n'a d'existence et de signification que par rapport à ces autres lieux. Je demande au lecteur de ne pas l'oublier mais comme le Purgatoire a, des trois lieux principaux de l'au-delà, mis le plus de temps à se définir et comme son rôle a posé le plus de problèmes, il m'a semblé possible et souhaitable de traiter du Purgatoire sans entrer dans le détail des choses de l'Enfer et du Paradis.
Structure logique, mathématique, le concept d'intermédiaire est lié à des mutations profondes des réalités sociales et mentales du Moyen Âge. Ne plus laisser seuls face à face les puissants et les pauvres, les clercs et les laïcs, mais chercher une catégorie médiane, classes moyennes ou tiers ordre, c'est la même démarche et elle se réfère à une société changée. Passer de schémas binaires à des schémas ternaires, c'est franchir ce pas dans l'organisation de la pensée de la société dont Claude Lévi-Strauss a souligné l'importance10.
Au contraire du shéol juif – inquiétant, triste, mais dépourvu de châtiments – le Purgatoire est un lieu où les morts subissent une (ou des) épreuve (s). Ces épreuves, comme on le verra, peuvent être multiples et ressemblent à celles que les damnés subissent dans l'Enfer. Mais deux d'entre elles reviennent le plus souvent, l'ardent et le glacé, et l'une d'entre elles, l'épreuve par le feu, a joué un rôle de premier plan dans l'histoire du Purgatoire.
Anthropologues, folkloristes, historiens des religions connaissent bien le feu comme symbole sacré. Dans le Purgatoire médiéval et dans les ébauches qui l'ont précédé, le feu se rencontre à peu près sous toutes les formes repérées par les spécialistes de l'anthropologie religieuse : cercles de feu, lacs et mers de feu, anneaux de flammes, murs et fossés de feu, gueules de monstres lance-flammes, charbons ignés, âmes sous forme d'étincelles, fleuves, vallées et montagnes de feu.
Qu'est-ce donc que ce feu sacré ? « Dans les rites d'initiation », indique G. Van der Leeuw, « c'est le feu qui efface la période de l'existence alors révolue et qui en rend possible une nouvelle »11. Rite de passage donc, bien à sa place en ce lieu transitoire. Le Purgatoire fait partie de ces rites de marge, comme les appelait Van Gennep, dont l'importance a parfois échappé aux anthropologues trop accaparés par les phases de séparation et d'agrégation qui ouvrent et clôturent les rites de passage.
Mais la signification de ce feu est encore plus riche. Carl-Martin Edsman a bien montré, à travers les contes, légendes et spectacles populaires des époques médiévales et modernes, la présence de feux régénérateurs analogues à ceux que dans l'Antiquité on rencontre chez les Romains, les Grecs, et par-delà, les Iraniens et les Indiens où cette conception d'un feu divin – Ignis divinus – semble avoir pris naissance12. Ainsi le Purgatoire prendrait place dans cette résurgence du fonds indo-européen dont la chrétienté des XI-XIIIe siècles semble avoir été le théâtre. L'apparition (ou la réapparition ?) du schéma trifonctionnel récemment mise en lumière par Georges Duby et d'autres chercheurs est en gros contemporaine de notre phénomène. Feu du four, feu de la forge, feu du bûcher. Il faut placer à côté d'eux le feu du Purgatoire dont s'est d'ailleurs emparée aussi la culture populaire.
Ce feu est un feu qui rajeunit et rend immortel. La légende du phénix en est la plus célèbre incarnation que le christianisme médiéval a repris depuis Tertullien. Le phénix devient le symbole de l'humanité appelée à ressusciter. Un texte, faussement attribué à saint Ambroise, applique d'ailleurs à cette légende la phrase de saint Paul « le feu éprouvera ce qu'est l'œuvre de chacun » (I Corinthiens, III, 13) qui est la principale base scripturaire sur laquelle tout le christianisme médiéval se fondera pour construire le Purgatoire.
À la lumière de cet héritage s'éclairent, me semble-t-il, trois caractéristiques importantes du feu purgatoire qui a tenu une place centrale dans la construction du Purgatoire au Moyen Âge.
La première c'est que le feu qui rajeunit et rend immortel est un feu « à travers lequel on passe ». Saint Paul avait bien rendu ce rite qui, dans le même célèbre passage de la première épître aux Corinthiens (III, 15), a dit : « Il sera sauvé, mais comme à travers le feu » (quasi per ignem). Le Purgatoire est bien un lieu (ou un état) transitoire et les voyages imaginaires dans le Purgatoire seront, je le répète, des parcours symboliques. Ce passage par le feu sera d'autant plus mis en valeur par les hommes du Moyen Âge que le modèle du Purgatoire se développera comme un modèle judiciaire. L'épreuve du feu est une ordalie. Elle l'est pour les âmes du Purgatoire elles-mêmes, elle l'est pour les vivants admis à parcourir le Purgatoire non en simples touristes, mais à leurs risques et périls. On voit combien ce rite a pu séduire des hommes qui aux traditions venues d'une lointaine antiquité passées par la Grèce et par Rome, héritières du feu indo-européen, ont combiné l'héritage des croyances et des pratiques barbares.
On comprend aussi pourquoi, dans les tentatives de localisation terrestre du Purgatoire ou, du moins, de ses bouches, un élément géographique naturel a particulièrement retenu l'attention : les volcans. Ils avaient l'avantage de rassembler, en tant que montagne, pourvue d'un cratère c'est-à-dire d'un puits, et crachant du feu, trois des éléments essentiels de la structure physique et symbolique du Purgatoire. On verra comment les hommes en quête d'une cartographie du Purgatoire ont rôdé autour de la Sicile, entre le Stromboli et l'Etna. Mais il n'y eut pas en Sicile de milieu apte à saisir cette chance comme le firent les Irlandais, leurs voisins anglais et les cisterciens avec le Purgatoire de saint Patrick et le pèlerinage bien organisé et contrôlé qui s'y développa bientôt. La Sicile de Frédéric II, entre un souverain suspecté d'hérésie, des moines grecs et des musulmans n'apparut pas assez « catholique » pour abriter le Purgatoire, ou un de ses principaux accès et l'Etna ne put être débarrassé de son image proprement infernale.
La seconde caractéristique c'est que le feu purgatoire médiéval, s'il a pris une place prééminente et, à la limite, exclusive, a pourtant en général fait partie d'un couple : le feu et l'eau. Dans les textes médiévaux qui se situent dans la préhistoire du Moyen Âge ce couple apparaît le plus souvent sous la forme de la juxtaposition d'un lieu igné et d'un lieu humide, d'un lieu chaud et d'un lieu froid, d'un élément brûlant et d'un élément glacé. Et l'épreuve fondamentale à laquelle sont soumis les morts du Purgatoire n'est pas le simple passage par le feu, c'est le passage alternatif par le feu et par l'eau, une sorte de « douche écossaise » probatoire.
Carl-Martin Edsman a judicieusement rappelé les textes de l'Antiquité romaine classique où l'on retrouve des ascètes du Caucase qui vivent nus tantôt dans les flammes tantôt dans la glace. Cicéron parle des « sages qui vivent nus et supportent sans douleur les neiges du Caucase et la rigueur de l'hiver puis se lancent dans le feu et s'y font brûler sans gémissement »13. Valère Maxime évoque aussi « ceux qui passent toute leur vie nus, tantôt aguerrissant leur corps dans la glace rigoureuse du Caucase, tantôt les exposant aux flammes sans gémissement »14.
Le couple feu-eau (froide) se retrouve dans un rite évoqué dans les premiers temps du christianisme et qui a dû jouer un certain rôle dans la préhistoire du Purgatoire : le baptême par le feu. Pour les chrétiens ce rite apparaît dans les évangiles de Matthieu et de Luc, à propos de Jean-Baptiste. Matthieu prête au précurseur ces paroles « Pour moi je vous baptise dans de l'eau en vue du repentir ; mais celui qui vient derrière moi est plus fort que moi, dont je ne suis pas digne d'enlever les sandales ; lui vous baptisera dans l'Esprit-Saint et le feu » (Matthieu, III, 11). Luc (III, 16) fait tenir le même discours à Jean-Baptiste.
Cette conception du baptême par le feu, venue des vieilles mythologies indo-européennes du feu, s'est concrétisée dans la littérature apocalyptique judéo-chrétienne. Les premiers théologiens chrétiens, les Grecs surtout, y ont été sensibles. Origène, commentant Luc, III, 16, déclare : « Il faut d'abord baptiser par l'eau et l'esprit pour que, lorsque le baptisé arrivera au fleuve de feu, il montre qu'il a conservé les récipients d'eau et d'esprit et qu'il mérite alors de recevoir aussi le baptême de feu en Jésus-Christ » (In Lucam, homélie XXIV). Edsman reconnaît dans la perle évoquée par Matthieu (XIII, 45-46 : « Le Royaume des Cieux est semblable à un négociant en quête de perles fines ; en ayant trouvé une de grand prix, il s'en est allé vendre tout ce qu'il possédait et il l'a achetée ») le symbole du Christ qui a réuni l'eau et le feu. Dans le christianisme « orthodoxe » le baptême par le feu est resté métaphorique. Il n'en a pas été de même dans certaines sectes (baptistes, messaliens, certains ascètes égyptiens) et jusqu'aux cathares à qui un contradicteur « orthodoxe », Ecbert, reprochera ironiquement, au XIIe siècle, de ne pas vraiment baptiser « dans le feu », mais « à côté » du feu.
Dans les mythologies et les religions anciennes, le feu a une nature multiple et variée. C'est ce qu'on retrouve dans la symbolique judéo-chrétienne du feu, et en définitive dans les différentes fonctions et significations du feu du Purgatoire. Dans ces divers aspects du feu, « à la fois déificateur et vivificateur, qui châtie et anéantit », Edsman voit « les différents côtés de l'être même de la divinité » et ramène donc à l'unité dans la personne divine la multiplicité des visages du feu. Ce modèle peut servir à expliquer la variété des interprétations chrétiennes du feu purgatoire de l'Antiquité au XIIIe siècle. On peut avoir l'impression que l'on ne parle pas du même feu mais cette diversité s'explique par la polysémie du feu divin antique. Tantôt, il apparaît surtout comme purificateur, tantôt avant tout comme punitif, tantôt encore comme probatoire, il semble parfois actuel et parfois futur, le plus souvent réel mais quelquefois spirituel, il concerne certains humains ou tout le monde. Mais il s'agit bien toujours du même feu et le feu du Purgatoire, dans sa complexité, est l'héritier des visages multiples du feu divin, du feu sacré des origines indo-européennes.
Augustin semble avoir saisi la continuité qui, malgré les changements fondamentaux de sens, relie certaines conceptions anciennes du feu à des conceptions chrétiennes : « Les stoïciens, écrit-il dans la Cité de Dieu (VIII, 5), estimaient que le feu, c'est-à-dire un corps, un des quatre éléments dont est composé ce monde sensible, est vivant, sage et créateur du monde lui-même et de tout ce qu'il contient, qu'en résumé ce feu est Dieu. » Certes, dans le christianisme, le feu n'est plus, comme le dira magnifiquement François d'Assise, qu'une créature. Mais selon la juste formule d'Edsman « toute la complexité du feu de l'au-delà dans ses formes générales ou spéciales – par exemple le fleuve de feu – s'explique en tant que diverses fonctions d'un même feu divin ». Ceci vaut aussi pour le feu du Purgatoire. Mais de ce passé lourd de sens du feu purgatoire, les hommes du Moyen Âge n'avaient pas conscience, ni la masse ni même les clercs, à l'exception des textes scripturaires, caution pour eux nécessaire et suffisante de la tradition sacrée. Il m'a paru pourtant nécessaire de mettre en lumière ce long héritage. Il éclaire certains aspects déconcertants de l'histoire médiévale du Purgatoire, il permet de mieux comprendre les hésitations, les débats, les choix qui se sont manifestés dans cette histoire, car un héritage propose autant qu'il impose. Surtout il explique, me semble-t-il, une des raisons du succès du Purgatoire qui est d'avoir repris certaines réalités symboliques très anciennes. Ce qui s'ancre dans une tradition a le plus de chances de réussir. Le Purgatoire est une idée neuve du christianisme mais qui a emprunté aux religions antérieures une partie de ses principaux accessoires. Dans le système chrétien, le feu divin change de sens et l'historien doit d'abord être sensible à ces transformations. Mais la permanence d'un certain matériau de longue durée sous la vivacité plus ou moins grande des changements doit aussi retenir son attention. Les révolutions sont rarement des créations, elles sont des changements de sens. Le christianisme a été une révolution ou un rouage essentiel d'une révolution. Il a recueilli le feu divin qui rajeunit et rend immortel mais il en a fait non une croyance liée à un rite mais un attribut de Dieu dont l'usage est déterminé par une double responsabilité humaine : celle des morts à qui il appartient par leur comportement terrestre d'y être ou non soumis, celle des vivants dont le zèle plus ou moins grand peut en modifier la durée d'activité. Le feu du Purgatoire, tout en restant un symbole porteur de sens, celui du salut par la purification, est devenu un instrument au service d'un système complexe de justice, lié à une société toute différente de celles qui croyaient au feu régénérateur.
Le Purgatoire est enfin un au-delà intermédiaire où l'épreuve que l'on subit peut être abrégée par les suffrages, les interventions des vivants. C'est, semble-t-il, par la croyance des premiers chrétiens en l'efficacité de leurs prières pour leurs morts – comme en témoignent les inscriptions funéraires, les formules liturgiques, puis au début du IIIe siècle, la Passion de Perpétue, tête de série des représentations spatialisées du futur Purgatoire – qu'a commencé un mouvement de piété qui devait conduire à la création du Purgatoire. Il est significatif qu'Augustin, dans les Confessions, ébauche pour la première fois une réflexion qui le mènera sur le chemin du Purgatoire, à l'occasion de ses sentiments après la mort de sa mère Monique.
Cette confiance des chrétiens en l'efficacité des suffrages ne s'unit que tardivement avec la croyance en l'existence d'une purification après la mort. Joseph Ntedika a bien montré que, chez Augustin par exemple, les deux croyances se sont élaborées à part sans pratiquement se rencontrer. Les suffrages pour les morts supposent la constitution de longues solidarités de part et d'autre de la mort, des relations étroites entre vivants et défunts, l'existence entre les uns et les autres d'institutions de liaison qui financent les suffrages – tels les testaments – ou en font une pratique obligatoire – comme les confréries. Ces liens aussi mirent du temps à s'établir.
Quel accroissement de puissance pour les vivants que cette prise sur la mort ! Mais aussi, dès ici-bas quel renforcement de la cohésion des communautés – familles charnelles, familles artificielles, religieuses ou confraternelles – que l'extension après la mort de solidarités efficaces ! Et pour l'Église quel instrument de pouvoir ! Elle affirme son droit (partiel) sur les âmes du Purgatoire comme membres de l'Église militante, poussant en avant le for ecclésiastique au détriment du for de Dieu, pourtant détenteur de la justice dans l'au-delà. Pouvoir spirituel mais aussi tout simplement, comme on verra, profit financier dont bénéficieront mieux que d'autres les frères des ordres mendiants, propagandistes ardents de la nouvelle croyance. L'« infernal » système des indulgences y trouvera finalement un puissant aliment.
Je convie le lecteur à ouvrir avec moi le dossier du Purgatoire. Seule cette démarche me paraît de nature à le convaincre par le contact avec des textes de grands théologiens ou d'obscurs compilateurs, parfois anonymes, de haute valeur littéraire ou simples instruments de communication, mais pour beaucoup traduits pour la première fois et possédant le plus souvent à des degrés divers le charme de l'imaginaire, la chaleur du prosélytisme, le frémissement de la découverte d'un monde intérieur et extérieur. Surtout c'est le meilleur moyen de voir se construire, lentement, pas toujours sûrement, mais dans toute la complexité de l'histoire, la croyance en un lieu, et ce lieu lui-même.
Ces textes sont souvents répétitifs mais ainsi se constitue un corpus, ainsi se construit l'histoire. Le jeu d'échos qu'on rencontrera souvent dans ce livre est l'image de la réalité. Éliminer ces redites de l'histoire aurait conduit à la déformer, à la fausser.
On verra ce que devient la géographie de l'au-delà et ses enjeux dans les principales phases du premier volet du Moyen Âge où s'élaborent les fondements de notre monde moderne occidental. Nous connaissons mieux aujourd'hui et apprécions plus justement l'originalité de cette longue mutation du IIIe au VIIe siècle qu'on appelait naguère Bas-Empire et haut Moyen Âge et qu'on nomme plus judicieusement Antiquité tardive : les héritages antiques s'y décantent, le christianisme y modèle de nouvelles habitudes, l'humanité lutte pour sa survie physique et spirituelle. Entre le Paradis et l'Enfer, dans la persuasion où l'on est de l'imminence de la fin du monde, le Purgatoire serait presque un luxe qui demeure dans les profondeurs. La genèse de la féodalité laisse en suspens dans un quasi-immobilisme de la théologie et de la pratique religieuse les ébauches de Purgatoire entre le VIIIe et le XIe siècle mais l'imaginaire monastique explore dans un clair-obscur troué d'éclairs les recoins de l'au-delà. Le grand siècle créateur, le XIIe siècle, est aussi celui de la naissance du Purgatoire qui ne s'éclaire qu'au sein du système féodal mis alors au point. Après l'époque du jaillissement, vient celle de l'ordre. L'apprivoisement de l'au-delà que permet le Purgatoire ajoute les morts à l'encadrement général de la société. Le supplément de chances qu'offre à la nouvelle société le Purgatoire s'intègre dans le système global.
Je dois encore au lecteur deux précisions.
La première concerne la place faite à la théologie dans cette étude. Je ne suis ni un théologien, ni un historien de la théologie. Il est clair que s'agissant d'une croyance qui est devenue un dogme le rôle de l'élaboration théologique dans cette histoire est important. J'espère lui rendre justice. Mais je pense que le Purgatoire comme croyance s'est aussi imposé par d'autres voies et ces voies m'intéressent particulièrement parce qu'elles renseignent davantage sur les rapports entre croyance et société, sur les structures mentales, sur la place de l'imaginaire dans l'histoire. Je n'ignore pas que pour la théologie catholique moderne le Purgatoire n'est pas un lieu mais un état. Les Pères du concile de Trente, soucieux, sur ce point comme sur le reste, d'éviter la contamination de la religion par les « superstitions » ont laissé en dehors du dogme le contenu de l'idée de Purgatoire. Ainsi ni la localisation du Purgatoire, ni la nature des peines qu'on y subit ne furent définies par le dogme mais elles furent laissées à la liberté des opinions.
Mais j'espère montrer dans ce livre que la conception du Purgatoire comme lieu et l'imagerie qui y fut liée ont joué un rôle capital dans le succès de cette croyance15. Ceci n'est pas seulement vrai de la masse des fidèles, ce l'est aussi des théologiens et des autorités ecclésiastiques aux XIIe et XIIIe siècles. Quand, parmi les laïcs, se rencontra un homme de génie qui était aussi très savant, il exprima mieux que d'autres – à tous les niveaux – ce que fut pour les hommes du second Moyen Âge, après 1150, le Purgatoire. Le meilleur théologien de l'histoire du Purgatoire, c'est Dante.
La seconde précision a trait à la place de la culture populaire dans la naissance du Purgatoire. Cette place est assurément importante. Elle sera évoquée ici à plusieurs reprises. Derrière certains éléments essentiels du Purgatoire en formation la tradition populaire – non pas au sens vulgaire de culture de masse mais au sens efficace de culture folklorique spécifique – est présente et agissante. Pour prendre trois exemples : le feu purgatoire, comme l'a montré Carl-Martin Edsman, participe de rites et de croyances que les contes, légendes et spectacles populaires permettent de comprendre ; les voyages dans l'au-delà ressortissent à un genre où éléments savants et éléments folkloriques sont étroitements mêlés16 ; les exempla sur le Purgatoire sont souvent issus de contes populaires ou apparentés avec eux. Depuis plusieurs années, avec quelques collègues et amis, je poursuis dans le cadre de mes séminaires à l'École des Hautes Etudes en Sciences sociales, des recherches sur les rapports entre culture savante et culture populaire au Moyen Âge. Pourtant je n'ai pas cherché à m'engager très avant dans cette piste. Sur un sujet comme celui-ci il y a trop d'incertitudes pour qu'on puisse aisément préciser, approfondir, interpréter la part indéniable de la culture populaire. Mais il faut savoir que cette culture a eu son rôle dans la naissance du Purgatoire. Le siècle de la naissance du Purgatoire est aussi celui où la pression du folklore sur la culture savante est la plus vive, où l'Église s'ouvre davantage à des traditions qu'elle avait dans le haut Moyen Âge détruites, cachées ou ignorées17. Cette poussée a aussi contribué à la naissance du Purgatoire.
1 Sur Luther et le Purgatoire voir P. ALTHAUS, « Luthers Gedanken über die letzten Dinge » in Luther Jabrbuch, XXIII, 1941, pp. 22-28
2 M. GOURGUES dans A la Droite de Dieu – Résurrection de Jésus et actualisation du Psaume CX, 1, dans le Nouveau Testament, Paris, 1978, soutient que les textes néo-testamentaires n'accordent qu'un intérêt mineur à la place du Christ à la droite du Père.
3 Voir C. GINZBURG. « High and Low : The Theme of forbidden Knowledge in the XVIth and XVIIth c. » in Past and Present, no 73, 1976, pp. 28-41.
4 Les textes qui jusqu'alors évoquent les situations qui conduiront à la création du Purgatoire n'emploient que l'adjectif purgatorius, purgatoria, qui purge, et uniquement dans les expressions devenues consacrées : ignis purgatorius, le feu purgatoire, poena purgatoria, la peine (le châtiment) purgatoire ou, au pluriel, poenae purgatoriae, les peines purgatoires et, plus rarement, flamma, forna, locus, flumen (flamme, four, lieu, fleuve). Au XIIe siècle on emploie parfois, en sous-entendant le substantif, in purgatoriis (poenis), dans les peines purgatoires. Cet usage a probablement favorisé l'emploi de l'expression in purgatorio en sous-entendant igne, dans le feu purgatoire. Il est vraisemblable que la naissance de purgatorium, substantif neutre, le purgatoire, souvent employé sous la forme in purgatorio, dans le Purgatoire, a bénéficié de la similitude avec in (igne) purgatorio. A la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle quand on rencontre in purgatorio il est souvent difficile de savoir s'il faut comprendre dans le purgatoire ou dans le feu (sous-entendu) purgatoire. Mais cela n'a plus guère d'importance car désormais le substantif, c'est-à-dire le lieu, existe et l'une comme l'autre expression y renvoie.
5 Les rares auteurs d'études sur le Purgatoire qui ont aperçu le problème le soulèvent en général en note, brièvement et de façon erronée. Joseph Ntedika, auteur de deux excellentes études fondamentales, dit d'Hildebert du Mans : « Il est probablement le premier à employer le mot purgatorium (L'Évolution de la doctrine du purgatoire chez saint Augustin, p. 11, n. 17). Le sermon attribué jadis à Hildebert du Mans lui a été depuis longtemps retiré (voir Appendice II). A. PIOLANTI dans « Il dogma del Purgatorio » in Euntes Docete, 6, 1953, 287-311, remarquable, se contente de dire (p. 300) : « En ce siècle (le XIIe) apparaissent les premières ébauches du traité De purgatorio (désormais l'adjectif s'était transformé en substantif). » Quant à Erich FLEISCHHAK, Fegfeuer. Die christlichen Vorstellungen vom Geschick der Verstorbenen geschichtlich dargestellt, 1969, il écrit (p. 64) : « Le mot purgatorium sera employé depuis l'époque carolingienne pour la purification aussi bien que pour le lieu de purification » sans donner de références (et pour cause !).
6 Voir par exemple dans une perspective géographique : J. JAKLE et autres, Human Spatial Behavior. A sociat Geography. North Scituate. Mass, 1976. J. KOLARS et J. NYSTUEN, Human geography : Spatial Design in World Society. New York. 1974 ; dans une perspective zoologiste H. E. HOWARD, Territory in Bird Life. Londres, 1920 ; dans une perspective linguistique B. L. WHORF, Language, Thought and Reatity. New York, 1956 ; d'un point de vue interdisciplinaire C.R CARPENTER, Territoriality : a Review of Concepts and Problems in A. ROE et G. G. SIMPSON, Behavior and Evolution, New Haven, 1958. H. HEDIGER, The Evolution of Territorial Behavior in S. L. WASHBURN éd. Sociat Life of Early Man, New York, 1961. A. BUTTIMER, Sociat Space in Interdisciplinary Perspective in E. JONES éd. Readings in Sociat Geography. Oxford, 1975, sans oublier A. JAMMER, Concepts of Space. New York, 1960, avec une préface d'Albert Einstein.
7 E. T. HALL, The Hidden Dimension. New York, 1966, trad. française La Dimension cachée, Paris, 1971.
8 Le Jugement des morts (Égypte, Assour, Babylone, Israël, Iran, Islam, Inde, Chine, Japon). Coll. Sources orientales, IV, Paris, éd. du Seuil, 1961, p. 9.
9 Thomas d'Aquin est particulièrement sensible à la difficulté de faire ressentir par des âmes spirituelles la souffrance d'un feu corporel. Il s'appuie surtout sur l'autorité scripturaire (Matthieu, XXV, 41) et sur l'analogie entre âmes séparées et démons pour affirmer « Les âmes séparées peuvent donc souffrir d'un corporel » (Somme théologique, suppl., quest. 70, art 3). La question de la corporéité de l'âme a peut-être inquiété Jean Scot Érigène au IXe siècle et son disciple Honorius Augustodunensis au XIIe siècle Cf. Cl. CAROZZI, « Structure et fonction de la vision de Tnugdal » in Faire Croire, actes du colloque de l'École française de Rome (1979), A. VAUCHEZ, éd. Rome, 1980. Je ne suivrai pas ici Claude Carozzi que je remercie de la communication anticipée de son texte
10 Cl. LÉVI-STRAUSS, « Les organisations dualistes existent-elles ? » in Anthropologie structurale, I, Paris, 1958, spécialement p. 168.
11 G. VAN DER LEEUW, La Religion dans son essence et ses manifestations, trad. franc., Paris, 1955, p. 53.
12 C.-M. EDSMANN, Ignis Divinus. Le feu comme moyen de rajeunissement et d'immortalité : contes, légendes, mythes et rites, Lund, 1949. Rappelons l'étude dépassée mais pionnière et classique de J. G. FRAZER, Myths of the origin of Fire, Londres, 1930, le bel essai de Gaston BACHELARD, Psychanalyse du feu. Sur le feu iranien sacré K. ERDMANN, Das iranische Feuerbeiligtum, Leipzig, 1941. Les articles « Feuer » (A. CLOSS) dans le Lexicon fūr Theologie und Kirche, 4, 1960, 106-107 et surtout les articles « Feu de l'Enfer ». « Feu du Jugement », « Feu du Purgatoire », (A. MICHEL in Dictionnaire de théologie catholique, V/2, Paris, 1939) et « Feu » de J. GAILLARD in Dictionnaire de spiritualité, V, Paris, 1964, apportent peu sur les formes archaïques de la religion du feu. Dans les Évangiles apocryphes le baptême par le feu se retrouve sous diverses formes. Dans les Deux livres du jeu provenant d'un original grec (d'Égypte) de la première moitié du IIIe siècle Jésus après la résurrection donne à ses apôtres un triple baptême, par l'eau, par le feu et par le Saint-Esprit (E. HENNECKE – W. SCHNEEMELCHER, Neutestamentliche Apokryhen, 3e éd., I, Tübingen, 1959, p. 185). Dans l'Évangile de Philippe qui a été utilisé par les gnostiques et les manichéens et qui est probablement originaire de l'Égypte du IIe siècle on rencontre le baptême par l'eau et par le feu (ibid., p. 198).
13 Tusculanes, V. 77.
14 Factorum et dictorum memorabilium libri novem, III, 3, ext. 6. Comme l'a remarqué Edsman, dans La Flûte enchantée de Mozart, « Tamino et Pamina passent à travers deux grottes dont la première contient une chute d'eau et la seconde est remplie de feu ».
15 Sur une vision théologique « épurée » mais étroite, cf. par exemple cette opinion : « Les nécessités du langage populaire de Notre-Seigneur parlant du doigt de Lazare et de la langue du mauvais riche pouvaient autoriser des esprits habitués à unir âme et corps comme des groupes inséparables, à doter les âmes séparées d'un corps sut generis, comme l'imagination le leur prête nécessairement. Autant d'obstacles à la vraie philosophie du dogme » (J. BAINVEL article « Âme » in Dictionnaire de théologie catholique, I, Paris, 1909, p. 1001). Raisonner ainsi, c'est se fermer la compréhension de l'histoire.
16 Heinrich GUNTER a écrit : « La vision de l'au-delà est devenue un motif populaire qui a eu cours à toutes les époques et qui est aussi vieille que la spéculation mystique » (Die christliche Legende des Abendlandes, Heidelberg, 1910, p. 111).
17 Voir J. LE GOFF, « Culture cléricale et traditions folkloriques dans la civilisation mérovingienne » in Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977, pp. 223-235, et « Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen Âge : saint Marcel de Paris et le dragon », ibid. p. 236-279 et J.-Cl. SCHMITT, « Religion populaire et culture folklorique » in Annales E.S.C., 1976, pp. 941-953.