Le Purgatoire médiéval réutilise des motifs mis en circulation en des temps très anciens : ténèbres, feu, tortures, pont de l'épreuve et du passage, montagne, fleuve, etc., et a refusé finalement des éléments qu'il a failli accueillir : pâturages, errance, ou rejeté d'entrée de jeu : réincarnations, métempsycose. J'évoquerai donc d'abord ces lambeaux venus d'ailleurs et de loin, de très loin parfois dans l'espace et le temps.
Convoquer ces religions anciennes dans le dossier du Purgatoire, c'est aussi replacer le Purgatoire dans un ensemble de solutions apportées à un même problème : la structure de l'autre monde, l'imaginaire de l'au-delà comme démonstration de sa fonction. Dans certains cas cette référence à d'autres religions mettra en présence d'héritages réels, historiques : de l'Inde ancienne à l'Occident chrétien le feu par exemple a bien circulé, mais le feu du Purgatoire a réuni des feux multiples allumés çà et là au cours des âges. Le modèle égyptien semble avoir beaucoup pesé sur l'infernalisation des autres mondes postérieurs. Parfois aussi la comparaison avec d'autres au-delà religieux n'aura valeur que logique, ne sera que mise en évidence des systèmes de l'au-delà et de leurs diverses solutions au problème commun. Quand il y a rencontre entre ces solutions et celle, chrétienne, du Purgatoire, n'est-ce pas par identité de réponse sans certitude d'influence ? L'angoisse essentielle du temps de l'Enfer chez les gnostiques et l'attention inquiète mais finalement teintée d'espérance des chrétiens au temps du Purgatoire ne viennent-ils pas d'une sensibilité au temps incluse dans les deux pensées mais de façon indépendante ?
Enfin mettre en lumière ces héritages et ces tris c'est manifester que les rapports entre le Purgatoire chrétien et les imaginaires antérieurs de l'au-delà sont ceux d'une histoire, non d'une généalogie. Le Purgatoire n'a pas été engendré automatiquement par une série de croyances et d'images – fût-elle diachronique –, il est le résultat d'une histoire où se mêlent la nécessité et les hasards.
Dans l'Inde ancienne, à la fin des temps védiques, quand apparaissent les premières Upanishad (VIe siècle avant J.-C.), les morts ont trois voies devant eux, suivant leur mérite, mais sans qu'il y ait jugement. L'entrée dans l'une de ces voies se fait à travers le feu puisque les morts sont brûlés sur le bûcher. Les justes passent « de la flamme dans le jour, du jour dans la quinzaine claire (du mois lunaire), de la quinzaine claire dans les six mois de l'année où le soleil monte, de ces mois dans le monde des dieux, du monde des dieux dans le soleil, du soleil dans le monde de l'éclair. De ce monde de l'éclair, ceux (qui savent ainsi) sont conduits aux mondes du brahmane par un être spirituel venu (les y chercher). En ces mondes du brahmane ils habitent des lointains insondables. Pour eux point de retour ».
Ceux qui sont assez méritants « entrent dans la fumée, de la fumée dans la nuit, de la nuit dans la quinzaine sombre (du mois lunaire), de la quinzaine sombre dans les six mois où le soleil descend, de ces mois dans le monde des Mânes, du monde des Mânes dans la lune ». Là ils sont mangés par les dieux, reviennent sur la terre, inaugurant un cycle de réincarnations et de renaissances de perfections, dont chacune est une étape vers le Paradis.
Les méchants irrémédiables subissent des renaissances de châtiment, sous la forme de « vermisseaux, insectes, animaux » jusqu'à la tombée en enfer1.
L'Isha Upanishad évoque ce séjour infernal : « Ces mondes que l'on nomme sans soleil recouverts qu'ils sont d'aveugle ténèbre : y entrent après leur mort ceux qui ont tué leur âme. » Mais d'autres textes permettent de supposer que le sort de ces morts n'est pas réglé d'entrée de jeu. C'est selon qu'ils auront franchi ou non le seuil gardé par deux chiens. S'ils le franchissent ils seront accueillis dans un lieu plutôt agréable, proche des Champs Élysées des Romains, du Walhalla germanique, le « pâturage qu'on ne leur enlèvera plus », où ils partageront le festin de Yama, le premier homme, l'Adam de la tradition indo-iranienne, devenu le roi des Enfers. S'ils sont repoussés ou bien ils iront dans les ténèbres de l'Enfer ou bien ils retourneront misérablement errer sur terre, rôdant comme une âme en peine, sous forme de revenants2.
Ces diverses traditions présentent des éléments qu'on retrouvera dans le Purgatoire : l'idée d'une voie moyenne de salut, le passage à travers le feu, la dialectique entre les ténèbres et la lumière, des améliorations d'état entre la mort et le salut définitif, la fonction de l'au-delà comme réceptacle d'âmes qui seraient autrement vouées à l'errance des revenants. Mais l'absence de jugement, la place centrale de la métempsycose sont très éloignées du système chrétien de l'au-delà.
En Iran, ce qui frappe surtout dans les doctrines et les images de l'au-delà c'est l'omniprésence du feu. Mais certains traits de l'eschatologie zoroastrienne présentent des caractères qui, sans avoir eu sans doute d'influence directe sur les conceptions chrétiennes qui mèneront au Purgatoire, les évoquent3. C'est d'abord l'hésitation entre une interprétation « paradisiaque » et une interprétation « infernale » du séjour des morts avant le jugement. Dans le Veda, ce séjour, le royaume de Yama, est tantôt un paradis de lumière, tantôt un monde souterrain sinistre, un abîme dans lequel on descend par une voie en pente. C'est aussi la présence d'un pont – comme on le rencontre dans l'Inde – qui relie la terre au ciel et sur lequel le mort s'engage pour une épreuve de force et d'adresse qui a aussi une certaine valeur morale4.
Enfin il existe pour les âmes, dont les bonnes actions ont le même poids que les mauvaises, un lieu intermédiaire mais les spécialistes avertissent qu'il ne faut pas considérer qu'il s'agit là d'une sorte de Purgatoire car c'est plutôt l'enfer mazdéen qui peut se comparer au Purgatoire chrétien, étant comme lui temporaire5.
La longue histoire de l'Égypte ancienne ne permet pas non plus de résumer en quelques idées simples les croyances sur le jugement des morts et l'au-delà qui ont évolué au cours des siècles et ne semblent pas avoir été identiques selon les milieux sociaux. L'idée d'un jugement des morts a été très ancienne en Égypte. Comme l'a écrit Jean Yoyotte : « inventions des anciens Égyptiens, l'idée, la crainte, l'espérance du Jugement allaient connaître après eux une longue fortune »6.
L'enfer égyptien était particulièrement impressionnant et raffiné. C'était une région immense avec des murailles et des portes, des marais boueux et des lacs de feu autour de chambres mystérieuses. Maspéro a souligné que le mort égyptien devait escalader une montagne, aux pentes escarpées. La géographie imaginaire de l'au-delà égyptien fut si poussée qu'on a trouvé sur certains sarcophages des cartes de l'autre monde. Les châtiments y étaient nombreux et sévères. Ces peines frappaient aussi bien les corps que les âmes. Elles étaient aussi bien physiques que morales, marquées par l'éloignement des dieux. Une sensation essentielle était celle de renfermement et de prison. Les peines y étaient sanglantes et les châtiments par le feu nombreux et terribles. Mais même dans ses versions les plus infernales le Purgatoire chrétien n'approchera pas certaines tortures de l'enfer égyptien, comme la perte des organes des sens ou les atteintes à l'unité de la personne. L'imagination topographique fut poussée très loin par les Égyptiens dans leurs visions de l'enfer. Les « réceptacles » – maisons, chambres, niches, lieux divers – y formaient un complexe système de logements7. Mais il n'y eut pas de purgatoire chez les anciens Égyptiens. Erik Hornung marque nettement que malgré la richesse de la terminologie égyptienne pour désigner les humains dans l'au-delà, elle se limite à deux catégories rigoureusement opposées : les « bienheureux » et les « damnés ». Il n'y a ni « états ou phases intermédiaires ni processus de purification dans l'au-delà ».
Il faut attendre un récit démotique (en langue vulgaire), le voyage dans l'au-delà de Si-Osire, écrit entre le premier siècle avant l'ère chrétienne et le deuxième siècle après, pour trouver une tripartition des morts : ceux qui sont surchargés de mauvaises actions, ceux qui le sont de bonnes actions et ceux chez qui bonnes et mauvaises actions s'équilibrent mais il n'y a toujours aucun processus de purification. La légère différenciation des sorts individuels qui s'annonce, comme on le verra, dans les apocalypses coptes – telles celles de Pierre et de Paul – depuis le second siècle de l'ère chrétienne, n'a pas de précédent égyptien8.
Pourtant il fallait évoquer cet arrière-plan égyptien car l'Égypte d'avant et d'après l'ère chrétienne a été, à Alexandrie surtout et dans les monastères chrétiens, le lieu d'élaboration de nombreux textes juifs, grecs, coptes qui ont joué un grand rôle dans l'élaboration de l'imagerie de l'au-delà, surtout de l'enfer. E.A.W. Budge a souligné les caractères de cet héritage infernal : « Dans tous les livres sur l'Autre monde nous trouvons des puits de feu, des abîmes de ténèbres, des couteaux meurtriers, des courants d'eau bouillante, des exhalaisons fétides, des serpents ardents, d'affreux monstres et des créatures à têtes d'animaux, des êtres cruels et assassins de différents aspects... pareils à ceux qui nous sont familiers dans l'ancienne littérature médiévale, et il est presque certain que les nations modernes doivent à l'Égypte beaucoup de leurs conceptions de l'enfer9. » Le Purgatoire infernalisé qu'on rencontrera souvent dans la chrétienté médiévale s'est sans doute en partie nourri de cet héritage égyptien.
Ce n'est guère qu'à travers le thème des descentes aux enfers que l'Antiquité grecque et romaine a apporté quelque chose à l'imagerie chrétienne de l'au-delà. Ce thème – que l'on retrouvera avec le Christ – est fréquent dans l'Antiquité grecque : Orphée, Pollux, Thésée, Héraklès sont descendus au séjour des ombres. Une des plus célèbres de ces catabases est celle d'Ulysse au livre XI de l'Odyssée. Mais on sait que de nombreuses interpolations sont venues s'ajouter au texte primitif qui ne comportait ni jugement des morts, ni sanctions morales, ni tourments punitifs. L'enfer homérique apparaît pauvre par rapport aux enfers orientaux. On peut en retenir quelques éléments géographiques généraux qui se retrouveront dans la genèse du Purgatoire, une île (celle de Circé), une montagne à pic sur la mer, trouée de grottes, un épisode de descente dans l'Averne à l'atmosphère vraiment infernale, l'évocation des morts qui ne se retrouvera pas dans le christianisme officiel puisque c'est Dieu seul qui fera éventuellement apparaître certains morts du Purgatoire à certains vivants10. Rapide est, de son côté, l'évocation du Tartare par Hésiode (Théogonie, 695-700, 726-733).
La contribution de la Grèce ancienne à l'idée de l'au-delà dans la longue durée semble surtout résider dans deux constructions intellectuelles dont il est difficile de savoir quelle influence elles ont pu avoir sur la pensée chrétienne.
C'est une gageure de tenter de résumer, dans la perspective d'un au-delà intermédiaire, la pensée de Platon sur le sort des âmes après la mort. Victor Goldschmidt est mon guide11. La doctrine platonicienne est dominée par l'idée qu'il y a dans la faute une part de volonté, donc de responsabilité, et une part d'ignorance qui ne peut être effacée que par un processus complexe. Le sort des âmes dépend donc à la fois de leur propre choix et d'un jugement des dieux.
Le sort des morts prend normalement la forme de réincarnations choisies plus ou moins librement par le défunt mais peut être modifié ou interrompu par l'intervention des dieux. Les méchants peuvent soit éprouver des métamorphoses dégradantes, passant dans le corps d'hommes de condition sociale vile ou dans celui d'animaux répugnants, soit être soumis par les dieux aux châtiments de l'enfer. Ces châtiments sont évoqués au dixième livre de la République (615 e) où l'on voit des hommes de feu enchaîner les mains, les pieds et la tête de tyrans, les jeter à terre, les écorcher et les tirer de côté le long du chemin, ce qui évoque un passage de l'Apocalypse de Pierre(V,30). Quant à ceux qui sont parvenus à l'idéal platonicien, c'est-à-dire à la philosophie et qui l'ont pratiquée « dans la pureté et la justice », ils parviennent à la contemplation parfaite, le plus souvent dans « les îles des bienheureux » car toujours s'impose ce besoin de localisation, de spatialisation du sort dans l'au-delà.
Diverses considérations ont incité Platon à chercher des voies de statuts intermédiaires après la mort. Telle l'idée que la peine devait être proportionnée au crime comme l'exprime avec force la République (X, 615 a-b). Mais aussi la conception d'un destin particulier des vertueux moyens : ils continuent à traverser le cycle des réincarnations mais dans les intervalles ils goûtent des récompenses, non précisées, « dans une demeure pure et située sur les hauteurs de la terre » (Phédon, 114 c, 1-2).
Comme l'Ancien Testament, la pensée platonicienne concernant l'au-delà demeure fondamentalement dualiste. Dans la métempsycose, les âmes passent soit dans des âmes plus méchantes, soit dans des âmes meilleures. La sentence des dieux ne négligera aucun homme et Platon prévient son semblable : « Elle ne te négligera jamais, fusses-tu assez petit pour t'enfoncer dans les profondeurs de la terre ou grandi assez haut pour t'envoler jusqu'au ciel » (Lois, X, 905 a), ce qui évoque le Psaume CXXXIX, 9 :
Si j'escalade les cieux, tu es là,
qu'au shéol je me couche, te voici.
« Tu paieras aux dieux, ajoute Platon, la peine que tu dois, soit que tu restes ici-même, soit que tu t'en ailles chez Hadès ou qu'on te transporte en quelque lieu plus inaccessible encore » (Lois, X, 905 a). Dans le célèbre mythe d'Er, il n'y a pour ceux qui se rencontrent dans une prairie merveilleuse que deux directions possibles. Les uns viennent du ciel et les autres remontent du sein de la terre après un voyage de mille ans.
Pourtant, mû par l'idée de la proportionnalité des peines sans doute liée à sa philosophie mais aussi au système judiciaire athénien (on retrouve dans toutes les religions où existe un jugement des morts un certain rapport entre la justice terrestre et la justice divine dans l'au-delà), Platon imagine pour les âmes des hommes un destin mouvant qui peut comporter plusieurs situations : « Ceux dont les mœurs n'éprouvent que de rares et légers changements ne se déplacent qu'horizontalement dans l'espace ; s'ils tombent plus souvent et plus profondément dans l'injustice, ils sont emportés vers les profondeurs et les lieux dits inférieurs qui, sous le nom d'Hadès et autres noms semblables, hantent leurs terreurs et leurs cauchemars... Quand l'âme subit de plus profonds changements en vice ou vertu... si c'est avec la vertu divine qu'elle s'est ainsi mêlée jusqu'à s'imprégner notablement de divin, elle subit alors un déplacement remarquable, transportée qu'elle est par une route sainte vers un lieu nouveau et meilleur. Si c'est le contraire, c'est alors vers des lieux contraires qu'elle transporte le siège de sa vie... » (Lois, 904 c-905 a).
C'est surtout la croyance en la métempsycose qui permet des échelonnements de peine, des châtiments intermédiaires. On retrouve cette tendance dans l'orphisme « qui dès l'origine paraît avoir admis que les existences terrestres successives sont séparées par des expiations dans l'Hadès12 ». L'influence de l'orphisme sur le christianisme a souvent été soulignée. Comme on ne rencontre pas dans le judaïsme ancien la croyance à un état intermédiaire entre le bonheur céleste et les tourments infernaux, et comme la préfiguration du Purgatoire est apparue dans le christianisme grec, on a avancé que l'idée chrétienne d'un « purgatoire » où les âmes qui ne sont pas assez coupables pour mériter des peines éternelles achèvent de se purifier proviendrait de l'hellénisme païen et particulièrement des doctrines orphiques13. Si cette influence a existé elle a d'abord pénétré, me semble-t-il, les milieux juifs. C'est dans les écrits apocalyptiques juifs et surtout, aux alentours de l'ère chrétienne, dans l'enseignement des rabbins que l'on trouvera une véritable ébauche du futur Purgatoire chrétien. Mais, en Palestine, en Égypte, ces milieux juifs, puis chrétiens, baignent en effet dans un environnement grec où les religions à mystères ont pris un grand développement.
On considère comme un témoin de cette tendance Pindare qui dans un fragment cité par Platon (Ménon, 81 b) estime à huit ans la durée de la purification dans les enfers et qui, dans une ode où il est question d'une religion à mystères sicilienne du début du VIe siècle avant J.-C., voisine sans doute de l'orphisme, dit :
Elle (l'opulence parée de mérites) est l'astre étincelant, la splendeur authentique d'une vie humaine. Ah ! surtout si celui qui la possède sait connaître l'avenir ! s'il sait que, quand la mort les a frappés ici, les esprits des coupables subissent aussitôt leur peine ; sous terre, un juge prononce contre les crimes commis en ce royaume de Zeus des arrêts inexorables14.
Il faut maintenant accorder une attention particulière à la descente d'Énée aux Enfers, dans l'Énéide de Virgile.
Il y a dans cet épisode une évocation topographique de l'au-delà qui s'efforce à une précision plus grande que la plupart des évocations antiques des enfers – certaines égyptiennes mises à part. Brooks Otis en a même assez récemment dessiné la carte schématique. Il y a la descente par un vestibule qu'on retrouvera souvent, avec le puits, dans l'enfer-purgatoire. Puis le champ des morts sans sépulture, le fleuve Styx, les champs des pleurs et les ultimes prairies avant la bifurcation qui, par la route de gauche mène au Tartare (Enfer) et à droite, après avoir franchi les murailles de Dis (Pluton, roi des Enfers), conduit aux Champs Élysées, demeure mollement paradisiaque, derrière laquelle il y a le bois sacré enclos et enfin le fleuve de l'Oubli, le Léthé15.
Dans un célèbre commentaire, Eduard Norden16 a souligné non seulement les réminiscences qu'on trouvera dans la Divine Comédie, d'autant plus normales que Dante, guidé par Virgile, l'a aussi pris pour modèle poétique, mais encore les éléments qui se retrouveront dans des visions médiévales qui jalonnent la route du purgatoire en formation.
Par exemple quand Énée est dans le vestibule :
De là vient le bruit de gémissements et le son de cruels
coups de fouet : c'est alors le grincement de chaînes de fer traînées
Énée s'arrêta et demeura terrifié par le fracas (vers 557-559)17,
ce qu'on retrouvera notamment, dans la Visio Wettini (IXe siècle), la Visio Tnugdali (milieu du XIIe siècle où le Purgatoire n'est pas encore distinct), mais aussi dans le Purgatoire de saint Patrick (fin XIIe siècle) où le Purgatoire est né, et bien entendu, chez Dante, où l'écho de Virgile se retrouve dans l'Enfer (III, 22-30), tandis que dans le Purgatoire, s'il y a encore des soupirs :
Oh ! combien ces chemins d'arrivée sont différents
de ceux de l'enfer, car ici c'est parmi des chants
que l'on entre, et là-bas, c'est parmi de féroces lamentations18.
De même Énée descendu aux Enfers montre d'en bas les champs brillants de lumière au-dessus19. Geste typique du regard et du signe lancés des profondeurs vers la lumière d'en haut. On le retrouve dans les apocalypses (Apocalypse de Jean, XXI, 10, Apocalypse | apocryphe | de Pierre, V, 4 sqq.), dans les visions médiévales du pré-purgatoire (Visio Fursei, Visio Wettini, Visio Tnugdali) et surtout dans l'épisode évangélique de Lazare et du mauvais riche où celui-ci « dans l'Hadès, en proie à des tortures, lève les yeux et voit de loin Abraham, et Lazare en son sein » (Luc, XVI, 23), texte qui jouera un rôle important dans la préhistoire chrétienne du Purgatoire.
Eduard Norden remarque aussi judicieusement que si les notations de temps sont parfois capricieuses dans cet épisode virgilien comme chez Dante, il y a chez les deux poètes l'idée d'un temps fixé pour les voyages dans l'au-delà, de l'ordre d'un jour (Vingt-quatre heures) ou surtout une nuit. Dans l'Éneide la remontée doit s'achever avant minuit, heure où sortent les vraies ombres (Vers 893 sqq.), dans la Divine Comédie le voyage doit durer vingt-quatre heures (Enfer, XXXIV, 68 sqq.). Dans les Apocalypses et les visions médiévales le voyage dans l'au-delà doit le plus souvent s'achever avant l'aube, avant le premier chant du coq. Ce sera le cas dans le Purgatoire de saint Patrick où cette exigence de temps fait partie du système de l'ordalie.
Pour l'avenir chrétien et médiéval le passage essentiel du VIe chant de l'Énéide est celui-ci : « Dès lors les âmes connaissent les craintes, les désirs, les douleurs, les joies et ne distinguent plus clairement la lumière du ciel, emprisonnées dans leurs ténèbres et leur geôle aveugle. Et même, au jour suprême, lorsque la vie les a quittées, les malheureuses ne sont pas encore absolument débarrassées de tout le mal et de toutes les souillures du corps ; leurs vices, endurcis par les années, ont dû s'enraciner à une profondeur étonnante. Il faut donc les soumettre à des châtiments, et qu'elles expient dans des supplices ces maux invétérés. Les unes, suspendues dans l'air, sont exposées au souffle léger des vents ; d'autres au fond d'un vaste abîme, lavent leur souillure ; d'autres s'épurent dans le feu » (Vers 733-743)20.
Tout un ensemble de thèmes qui joueront dans la formation du Purgatoire est là ; le mélange de douleur et de joie, l'appréhension voilée de la lumière céleste, le contexte carcéral, l'exposition à des peines, l'expiation mêlée à la purification, purification par le feu.
Voici en revanche une séquence historiquement affirmée : de Babylone au judéo-christianisme.
Chez les Babyloniens le paysage de l'au-delà est plus mouvementé, plus obsédant. Il apparaît dans d'étonnants récits de voyages aux enfers. La descente aux enfers d'Our-Nammou, prince d'Our, est le plus ancien texte de ce genre dans le domaine moyen-oriental européen (VIIIe siècle avant J.-C). Seul un récit égyptien lui est antérieur. Le héros est jugé par le roi des enfers, Nergal, il est fait allusion à un feu, il y a un fleuve près d'une montagne, et l'autre monde est couvert de « ténèbres »21.
Surtout la célèbre épopée de Gilgamesh offre une double évocation des enfers. La moins précise est celle qui concerne Gilgamesh lui-même. Le héros n'ayant pas obtenu l'immortalité, les dieux lui accordent une place de choix aux enfers mais cette faveur ne semble pas résulter de ses mérites, elle est en rapport avec son rang et ne dépend que d'une décision arbitraire des dieux22. Enkidou, en revanche, l'ami de Gilgamesh, avant de mourir, visite les Enfers et en fait une description plus précise. C'est le royaume de la poussière et des ténèbres, la « grande terre », « la terre sans retour », « la terre d'où on ne revient pas », une terre où l'on descend et d'où « remontent », quand on les évoque, certains morts. Une terre où l'on va quand on est pris dans les filets des dieux, une prison. Le plus inquiétant peut-être est que les vivants et les morts « normaux » sont tourmentés par des morts « aigris ». Ceux-ci, les ekimmu, dont l'ombre n'a reçu ni sépulture ni soins de la part des vivants (on retrouve cet appel à la sollicitude des vivants dont le rôle sera si grand dans le système du Purgatoire), reviennent comme revenants hanter les habitants de la terre ou torturent les autres morts dans l'enfer.
On a souligné la parenté entre certaines de ces croyances et des croyances juives attestées par l'Ancien Testament, ce qui n'a rien d'étonnant si l'on pense aux rapports qui ont uni les Babyloniens et les Hébreux, en particulier lors de l'Exil23.
L'arallû, l'enfer assyrien, est proche du shéol hébreu, de l'Hadès grec, même si ces deux derniers paraissent plus pâles. La parenté est surtout visible pour les deux premiers. Ainsi pour la descente et la remontée du shéol. Jacob croyant Joseph mort déclare « c'est en deuil que je veux descendre au shéol auprès de mon fils » (Genèse, XXXVII, 35). Anne, la mère de Samuel, dans son cantique, proclame « c'est Yahvé qui fait mourir et vivre, qui fait descendre au shéol et en remonter » (I Samuel, II, 6). Enfin quand Saül demande à la sorcière d'En-Dor d'évoquer d'entre les morts Samuel elle lui dit : « Je vois un spectre qui monte de la terre » et encore « c'est un vieillard qui monte » (I Samuel, XVIII, 13-14). L'image du piège se retrouve dans les Psaumes XVIII (« les filets du shéol me cernaient, les pièges de la mort m'attendaient », XVIII, 6) et CXVI (« les lacets de la mort m'enserraient, les filets du shéol, CXVI, 3)24. De même l'image du puits : « Yahvé, tu as tiré mon âme du shéol, me ranimant d'entre ceux qui descendent à la fosse [puits] » (Psaume XXX, 3), « tu m'as mis au tréfonds de la fosse [puits], dans les ténèbres, dans les abîmes » (Psaume LXXXVIII, 7). Dans le Psaume XL (3), l'image du gouffre est associée à celle de la boue : « Il me tira du gouffre tumultueux, de la vase du bourbier. » Selon Nicholas J. Tromp le mot bôr a eu successivement le sens de citerne, puis de prison, enfin à la fois de tombe et de puits du monde souterrain, évolution sémantique suggestive. Le puits du gouffre évoqué par le Psaume LV (24), a été rapproché du puits, entrée de l'autre monde dans le conte de Grimm : Frau Hölle (Dame Hölle, Hölle voulant dire enfer en allemand). La poussière, en général associée aux vers, apparaît aussi dans l'Ancien Testament. « Vont-ils descendre à mes côtés au shéol, sombrer de même dans la poussière ? » (Job, XVII, 16) et encore « Ensemble, dans la poussière, ils se couchent, et la vermine les recouvre » (Job, XXI, 26).
La mention de l'autre-monde infernal, le shéol, mot spécifiquement hébraïque, est fréquente dans l'Ancien Testament25. Certains de ses traits sont proprement infernaux et ne se retrouveront pas dans le Purgatoire chrétien, par exemple l'assimilation à un monstre dévorant, qui vient peut-être des Égyptiens26, et l'image de l'autre monde comme ville, déjà présenté dans les documents ougaritiques et qui annonce la « città dolente » de Dante (Enfer, III, 1). D'autres sont très caractéristiques de la pensée hébraïque, comme la liaison étroite entre l'idée du shéol et la symbolique du chaos, incarné d'une part dans l'océan, de l'autre dans le désert. Peut-être faudrait-il toutefois scruter plus attentivement les liens éventuels, dans la chrétienté médiévale, entre le Purgatoire et certains saints ou ermites de l'errance maritime et de la solitude de la forêt-désert.
Au Purgatoire – comme à l'Enfer – le shéol léguera la notion de ténèbres (dont les âmes du Purgatoire émergeront vers la lumière), ténèbres qui envahissent tout le monde souterrain des morts. Ce thème est particulièrement obsédant dans le livre de Job :
avant que je m'en aille sans retour
au pays des ténèbres et de l'ombre épaisse,
où règnent l'obscurité et le désordre
où la clarté même ressemble à la nuit sombre
(Job, x, 21-22)27.
Du paysage du shéol il faut retenir deux éléments importants qui se retrouveront dans le Purgatoire comme dans l'Enfer chrétien : la montagne et le fleuve. Certaines interprétations du Psaume XLII, 7, parlent de la « montagne du tourment », le livre de Job évoque à deux reprises le fleuve que l'on franchit à l'entrée du shéol :
Il préserve ainsi son âme de la fosse,
sa vie du passage dans le Canal (Job, XXXIII, 18)
Sinon, ils passent par le Canal
Et ils périssent en insensés
(Job, XXXVI, 12).
Tromp soutient de façon convaincante contre d'autres exégètes de l'Ancien Testament que les termes décrivant le shéol s'appliquent bien à un lieu et ne sont pas métaphoriques mais il pense qu'il y a une évolution vers un emploi « littéraire », « éthique » du shéol et que l'Hadès du Nouveau Testament qui a pris sa suite a continué en ce sens.
En tout cas le shéol vétéro-testamentaire apparaît essentiellement dans un système dualiste qui oppose fortement Ciel et Enfer. Par exemple le psalmiste du Psaume CXXXIX, 8, dit à Yahvé :
Si j'escalade les cieux, tu es là,
qu'au shéol je me couche, te voici.
Et Isaïe (XLIV, 24) fait dire à Yahvé :
C'est moi Yahvé, qui ai fait toutes choses,
qui seul ai déployé les cieux,
affermi la terre, sans personne avec moi.
La terre, c'est en effet tout ensemble le monde des vivants et le monde des morts confondus, et plutôt la demeure souterraine que le séjour à la surface.
Très rarement est évoqué un système triparti (comme celui qui, pour l'au-delà, par exemple chez Dante, groupera Enfer souterrain, Purgatoire terrestre. Paradis céleste). Pourtant Jérémie (X, 11-12) rappelant aux Hébreux de l'Exil la puissance de Yahvé dit :
Le prophète distingue donc le ciel, le monde dessous le ciel et la terre (dessous le monde) comme saint Paul dira (Philippiens, II, 10) :
pour que tout, au nom de Jésus,
s'agenouille, au plus haut des cieux,
sur la terre et dans les enfers.
Si le shéol est redoutable, il n'apparaît pourtant pas comme un lieu de torture. On y trouve toutefois trois types de châtiments spéciaux : le lit de vermines, qu'on ne retrouvera pas dans l'Enfer et le Purgatoire chrétiens à moins qu'on ne veuille y voir les ancêtres des serpents infernaux, ce qui ne me paraît pas être le cas, la soif et le feu. Je reviendrai sur le feu que j'ai déjà évoqué. La soif, dont parle par exemple Jérémie (XVII, 13) :
ceux qui se détournent de toi seront inscrits dans la terre
car ils ont abandonné la source d'eaux vives, Yahvé...
se retrouve au moins en deux textes chrétiens importants pour la préhistoire du Purgatoire. C'est d'abord l'histoire du pauvre Lazare et du mauvais riche qui, du fond de l'Hadès, demande que Lazare vienne tremper dans l'eau le bout de son doigt pour lui rafraîchir la langue (Luc, XVI, 24). C'est surtout la première vision qu'on puisse appeler vision d'un lieu purgatoire, celle de Perpétue dans la Passion de Perpétue (début du IIIe siècle) où la soif sera un clément essentiel de la vision.
On a noté que si le shéol est souvent évoqué dans l'Ancien Testament, on n'y donne guère de détails vraiment précis sur lui. C'est, a-t-on dit, que Yahvé est le dieu des vivants, rappelant l'Ecclésiaste (IX, 4) :
Mais il y a de l'espoir pour celui qui est lié à tous
les vivants,
et un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort.
Ce que Jésus redira de façon frappante : « Quant à ce qui est de la résurrection des morts, n'avez-vous pas lu l'oracle dans lequel Dieu vous dit : “Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob ?” Ce n'est pas de morts mais de vivants qu'il est le Dieu ! » (Matthieu, XXII, 31-32.) Yahvé, dont la toute-puissance sur le shéol est maintes fois affirmée par l'Ancien Testament, n'y manifeste jamais l'intention d'en sortir un mort de façon prématurée, de lui pardonner après sa descente au shéol, de lui en écourter le séjour.
En dehors d'une imagerie infernale qui vaudra aussi pour le Purgatoire il n'y a donc pas grand-chose dans l'Ancien Testament (si l'on met à part un passage très spécial du second livre des Macchabées dont je parlerai plus loin) qui annonce le Purgatoire chrétien.
A deux points de vue seulement l'Ancien Testament laisse supposer qu'il puisse y avoir des distinctions de lieu dans le shéol et qu'on puisse en être tiré par Dieu.
D'abord l'Ancien Testament distingue dans le shéol ses extrêmes profondeurs réservées à des morts particulièrement honteux : les peuples incirconcis, les victimes d'assassinats, les morts par exécution et les morts sans sépulture, mais il s'agit davantage de morts impurs que de morts coupables.
Certains textes des Psaumes surtout évoquent une possibilité de libération.
Reviens, Yahvé, délivre mon âme,
Sauve-moi, en raison de ton amour.
Car, dans la mort, nul souvenir de toi :
Dans le shéol, qui te louerait ?
(Psaume VI, 5-6).
Troupeau que l'on parque au shéol,
la Mort les mène paître,
les hommes droits domineront sur eux.
Au matin s'évanouit leur image,
le shéol, voilà leur résidence !
Mais Dieu rachètera mon âme
des griffes du shéol et me prendra
(Psaume XLIX, 15-16).
Entre le deuxième siècle avant l'ère chrétienne et le troisième siècle après (et plus longtemps encore, car des versions grecques et surtout latines de textes hébreux, syriaques, coptes, éthiopiens, arabes, n'ont vu le jour que plus tard), un ensemble de textes élaborés au Moyen-Orient, surtout en Palestine et en Égypte, ont enrichi d'une façon décisive les conceptions et les représentations de l'au-delà. La plupart de ces textes n'ont pas été accueillis par les diverses églises officielles parmi les documents dits authentiques de la doctrine et de la foi. Ils font partie de ce corpus de textes appelés apocryphes par l'Église chrétienne latine (les protestants appelleront pseudépigraphes les textes non canoniques vétéro-testamentaires). Ce caractère apocryphe n'a d'ailleurs été imposé à certains d'entre eux que tardivement par le concile dominé par saint Augustin en 397 et même par le concile de Trente au XVIe siècle en ce qui concerne le catholicisme. Beaucoup d'entre eux ont donc pu avoir au Moyen Âge une influence soit parce qu'ils n'étaient pas encore considérés comme apocryphes et que leur utilisation n'entraînait pas la réprobation de l'Église, soit parce qu'écartés des textes « canoniques », ils circulaient cependant de façon plus ou moins clandestine par divers canaux. Un cas extraordinaire fut celui de l'Apocalypse attribuée à l'apôtre Jean qui, au terme de discussions complexes, fut reçue dans la Bible chrétienne latine canonique, alors qu'elle ne diffère pas substantiellement des autres textes du même genre.
De cette littérature apocryphe judéo-chrétienne, ce qui m'intéresse ce sont les textes qui, par des versions latines, ou par leur influence sur le christianisme latin, ont agi sur les représentations de l'au-delà dans la chrétienté latine médiévale. Plus que les évangiles apocryphes, ce sont les récits de visions ou de voyages imaginaires dans l'au-delà portant ou non le titre d'apocalypse – c'est-à-dire de révélation – qui ont joué un rôle dans la genèse du Purgatoire. Je ne chercherai pas ici dans quel contexte historique général et social en particulier ils ont été élaborés et ont circulé. Je ne m'appliquerai à une analyse sociologique et historique proprement dite qu'aux époques où la conception précise de purgatoire naîtra et se répandra, c'est-à-dire aux XIIe-XIIIe siècles. Auparavant je me contente de repérer des héritages d'idées et d'images. Un élément a joué un rôle important dans cette littérature apocalyptique, c'est la croyance en une descente de Jésus aux Enfers dont le lustre a comme rejailli sur l'ensemble du corpus apocalyptique. J'en parlerai avec le dossier néo-testamentaire et chrétien. 11 est remarquable que la plupart de ces apocalypses racontent plutôt un voyage au ciel qu'une descente aux enfers, trait caractéristique du climat d'attente et d'espérance des siècles autour de l'apparition du christianisme.
Des apocalypses juives je retiendrai le livre d'Hénoch et le Quatrième livre d'Esdras, des chrétiennes l'Apocalypse de Pierre, l'Apocalypse d'Esdras et surtout l'Apocalypse de Paul.
Du Livre d'Hénoch il ne reste qu'un fragment très court dans la version latine abrégée qu'a conservé un seul manuscrit du VIIIe siècle. La version la plus complète que l'on possède est une version éthiopienne faite sur le grec28. L'original a été écrit dans une langue sémitique, probablement l'hébreu, il a été composé du IIe au Ier siècle avant J.-C. et a subi l'influence égyptienne. C'est un texte composite dont la partie la plus ancienne remonte sans doute à l'époque de l'apparition de la littérature apocalyptique, un peu avant 170 avant J.-C. C'est donc un des plus anciens témoins de cette littérature.
Ce qui concerne l'au-delà se trouve surtout dans la première partie, le livre de l'Assomption d'Hénoch. Hénoch, guidé par des anges, est emporté « en un lieu (une maison) dont les habitants sont comme un feu ardent » puis au séjour de la tempête, du tonnerre et des eaux de vie. « Et j'arrivai jusqu'à un fleuve de feu dont le feu coule comme de l'eau et se déverse dans la grande mer... et j'atteignis une grande obscurité..., je vis les montagnes des ténèbres de l'hiver... et l'embouchure de l'abîme » (chap. XVII). Il arrive ensuite au puits de l'enfer : « Puis je vis un gouffre profond, près des colonnes de feu du ciel, et je vis entre elles des colonnes de feu qui descendaient et dont la hauteur et la profondeur étaient incommensurables » (chap. XVIII). Hénoch demande alors à l'ange Raphaël qui l'accompagne où est le séjour des âmes des morts avant le jugement. C'est le chapitre XXII où apparaît l'idée des lieux de l'au-delà et des catégories de morts en attente. Contrairement aux Babyloniens et aux Hébreux qui plaçaient l'arallû et le shéol dans le monde souterrain, mais comme la plupart du temps les Égyptiens, l'auteur du livre semble situer cet au-delà de l'attente dans un coin éloigné de la surface de la terre. « De là je me rendis dans un autre lieu et il me montra à l'occident une grande et haute montagne et de durs rochers. Il y avait là quatre cavités très profondes, très larges et très lisses, trois d'entre elles étaient sombres et une lumineuse, au milieu se trouvait une source d'eau... » Raphaël explique à Hénoch : « Ces cavités sont (faites) pour qu'y soient réunis les enfants des âmes des morts... pour les y faire demeurer jusqu'au jour de leur jugement et jusqu'au temps qui leur a été fixé ; et ce long temps (durera) jusqu'au grand jugement (qui sera rendu sur eux). » Hénoch regarde : « Je vis les esprits des enfants des hommes qui étaient morts, leur voix arrivait jusqu'au ciel et se plaignait. »
Les quatre cavités renferment quatre catégories de morts classés selon l'innocence ou la culpabilité de leurs âmes, et selon les souffrances qu'elles ont éprouvées ou non sur terre. La première accueille des justes martyrs, c'est la cavité claire, près de la source d'eau lumineuse. La seconde reçoit les autres justes qui restent dans l'ombre mais qui au jugement final recevront les récompenses éternelles. La troisième renferme les pécheurs qui n'ont subi aucune punition ni épreuve sur terre et qui au jugememt seront condamnés au châtiment éternel. Il y a enfin une quatrième catégorie : celle des pécheurs qui ont été persécutés ici-bas et, en particulier, ceux qui ont été mis à mort par d'autres pécheurs. Ceux-là seront moins punis.
En continuant son voyage, Hénoch rencontre une nouvelle fois l'enfer mais sous un autre aspect : « Alors je dis : “Pourquoi cette terre est-elle bénie et toute remplie d'arbres, tandis que cette gorge au milieu (des montagnes) est maudite ?” » Uriel, qui est cette fois-ci le guide d'Hénoch, lui répond : « Cette vallée maudite est (destinée) aux maudits pour l'éternité » (chap. XXVII).
On rencontre donc dans le Livre d'Hénoch les images d'un enfer gouffre ou vallée étroite, d'une montagne terrestre comme séjour dans l'entre-deux de lieux d'attente du jugement, l'idée d'un état intermédiaire entre la mort et le jugement, d'une gradation des peines mais celles-ci ne dépendent que partiellement du mérite des hommes.
L'ouvrage ayant été composé de morceaux provenant de diverses époques, on y rencontre des contradictions concernant en particulier l'au-delà. Au chapitre XXII de la première partie les âmes des justes martyrs crient vengeance alors que dans la cinquième partie, toutes les âmes des justes dorment comme d'un long sommeil, veillées par les anges, en attendant le jugement final. Dans la deuxième partie (Le Livre des Paraboles), Hénoch a une tout autre vision du lieu de l'attente : il voit les lits de repos des justes à l'extrémité des cieux, et même, semble-t-il, au ciel, au milieu des anges et à côté du Messie (chap. XXXV). Cette image d'attente allongée se retrouvera dans certaines préfigurations du Purgatoire médiéval, par exemple à propos d'Arthur dans l'Etna. Enfin, au chapitre XXXIX on voit les âmes des morts intervenir auprès des dieux en faveur des vivants : « Ils demandent, ils intercèdent et ils prient pour les enfants des hommes. » Cette idée de la réversibilité des mérites dans l'au-delà sera très longue à s'imposer au Moyen Âge. Ce n'est qu'à la fin de cette période que les âmes du Purgatoire se verront reconnaître définitivement ce privilège.
Le quatrième Livre d'Esdras est lui aussi fait de plusieurs morceaux cousus ensemble probablement par un juif zélote vers 120 après J.-C., c'est-à-dire vers la fin de la période de l'apocalyptique juive. On en possède des versions en syriaque, arabe et arménien. La version grecque originale est perdue. Plusieurs manuscrits, dont les plus anciens remontent au IXe siècle, ont conservé une version latine, celle que j'évoque ici29.
Esdras demande au Seigneur : « Si j'ai trouvé grâce devant toi, Seigneur, montre aussi à ton serviteur si après la mort ou maintenant quand chacun d'entre nous rend l'âme, si nous serons conservés dans le repos jusqu'à ce que viennent les temps où tu ressusciteras la créature ou si ensuite (après la mort) nous serons châtiés30. » Il lui est répondu que « ceux qui ont méprisé la voie du Très Haut, ceux qui ont méprisé sa loi et ceux qui ont haï ceux qui craignent Dieu n'entreront pas dans les habitacles mais qu'ils erreront et seront ensuite châtiés, dolents et tristes selon sept “voies” différentes »31. La cinquième de ces « voies » consistera « en la vision des autres (morts) qui seront conservés par les anges dans des habitacles où règnera un grand silence »32. On retrouve ici l'idée rencontrée dans la cinquième partie du Livre d'Hénoch.
En revanche, il y a sept « ordres » (ordines) promis aux habitacles du Salut [de la santé et de la sécurité]33. Après avoir été séparées de leur corps ces âmes « auront pendant sept jours la liberté de voir la réalité qui leur a été prédite et ensuite elles seront rassemblées dans leurs habitacles »34. 11 n'y a donc ici que deux groupes dans le temps de l'attente, ceux que l'on châtie et ceux qu'on laisse tranquilles.
Ce qui est intéressant ici c'est l'évocation des réceptacles de l'au-delà appelés habitationes ou habitacula. Conception spatiale qui se trouve encore renforcée et élargie par le passage suivant. L'« ordre » de ceux qui ont respecté les voies du Très Haut reposera selon sept « ordres » (ordines) différents. Le cinquième consistera à « exulter en voyant qu'ils ont échappé maintenant au (corps) corruptible et qu'ils posséderont l'héritage à venir, voyant encore le monde resserré et plein de peine dont ils ont été libérés, et commençant à recevoir l'univers plein d'espace, bienheureux et immortels »35.
Ainsi s'exprime ce sentiment de libération spatiale, ce souci de l'espace dans les choses de l'au-delà qui me parait fondamental dans la naissance du Purgatoire. Le Purgatoire sera un habitacle ou un ensemble d'habitacles, un lieu de renfermement mais aussi de l'Enfer au Purgatoire, du Purgatoire au Paradis, le territoire s'agrandit, l'espace se dilate. Dante saura magnifiquement l'exprimer.
Le quatrième Livre d'Esdras a retenu les auteurs chrétiens anciens. Certes la première citation certaine se trouve chez Clément d'Alexandrie (Stromata, III, 16), un des « pères » du Purgatoire, mais le passage que je viens de citer a fait l'objet, au IVe siècle, d'un commentaire de saint Ambroise.
Dans son traité De bono mortis (Du bien de la mort) Ambroise veut prouver l'immortalité de l'âme et combattre le luxe funéraire des Romains. « Notre âme, dit-il, n'est pas enfermée avec le corps dans le tombeau... C'est en pure perte que les hommes construisent des tombeaux somptueux comme s'ils étaient les réceptacles (receptacula) de l'âme et pas seulement du corps. » Et d'ajouter : « Les âmes, elles, ont des habitacles en haut36. » Il cite alors longuement le quatrième Livre d'Esdras et ses habitacula qui sont, dit-il, la même chose que les habitations (habitationes) dont a parlé le Seigneur en disant « dans la maison de mon père il y a de nombreuses demeures (mansiones) (Jean, XIV, 2). Il s'excuse de citer Esdras, qu'il compte au nombre des philosophes païens, mais il pense que cela impressionnera peut-être les païens. Après s'être étendu sur les habitacles des âmes en citant toujours Esdras, il reprend aussi la classification des sept « ordres » d'âmes des justes. Mélangeant, à vrai dire, les « voies » et les « ordres » il fait allusion aux habitacles où règne une grande tranquillité (in habitaculis suis cum magna tranquillitate). Il note qu'Esdras a signalé que les âmes des justes commencent à entrer dans l'espace, dans le bonheur et l'immortalité37. Et Ambroise conclut ce long commentaire du passage du quatrième Livre d'Esdras en se félicitant que celui-ci ait terminé en évoquant les âmes des justes qui, au bout de sept jours, iront dans leurs habitacles car mieux vaut parler plus longuement du bonheur des justes que du malheur des impies.
Les apocalypses chrétiennes se situent à la fois en continuité et en rupture avec les apocalypses juives. En continuité parce qu'elles baignent dans le même contexte et que durant les deux premiers siècles de l'ère chrétienne il est souvent plus juste de parler de judéo-christianisme que de deux religions séparées. Mais en rupture aussi parce que l'absence ou la présence de Jésus, les attitudes opposées sur le Messie, la différenciation croissante des milieux et des doctrines accentuent progressivement les différences38. Mon choix se porte ici sur l'Apocalypse de Pierre, la plus ancienne sans doute et qui a, dans les premiers siècles, connu le plus grand succès, sur l'Apocalypse d'Esdras parce que nous en possédons d'intéressantes versions médiévales, sur l'Apocalypse de Paul enfin parce qu'elle a eu le plus d'influence au Moyen Âge et qu'elle est la référence essentielle du Purgatoire de saint Patrice, texte décisif à la fin du XIIe siècle pour la naissance du Purgatoire, et pour Dante.
L'Apocalypse de Pierre a été sans doute composée à la fin du Ier siècle ou au début du IIe siècle dans la communauté chrétienne d'Alexandre par un juif converti influencé à la fois par les apocalypses juives et l'eschatologie populaire grecque39. Elle figure au IIe siècle dans le catalogue des ouvrages canoniques adoptés par l'Église de Rome mais elle fut exclue du canon fixé par le concile de Carthage en 397. Elle insiste surtout sur les châtiments infernaux qu'elle dépeint avec beaucoup de vigueur, à l'aide d'images venues pour la plupart à travers le judaïsme et l'hellénisme du mazdéisme iranien. La littérature médiévale de l'au-delà retiendra sa classification des peines infernales selon les catégories de péchés et de pécheurs. Comme les usuriers seront parmi les premiers à bénéficier au XIIIe siècle du Purgatoire je me contenterai de leur exemple dans l'Apocalypse de Pierre : ils y sont engloutis dans un lac de pus et de sang en ébullition.
Les thèmes sont ceux de l'évocation traditionnelle des enfers, l'obscurité (chap. XXI) : « Je vis un autre lieu, complètement sombre et c'était le lieu du châtiment » ; l'omniprésence du feu : chap. XXII : « Et certains étaient pendus par la langue, c'étaient des calomniateurs, et au-dessous d'eux il y avait un feu, qui flambait et les torturait » ; chap. XXVII : « Et d'autres hommes et femmes étaient debout, dans les flammes jusqu'au milieu du corps » ; chap. XXIX : « Et en face d'eux il y avait des hommes et des femmes qui se mordaient la langue et avaient un feu flamboyant dans la bouche. C'était les faux témoins... ».
L'Apocalypse de Pierre est fermement fondée sur une vision dualiste et se complaît dans le côté infernal. Cette vision se retrouve dans d'anciens textes chrétiens qu'elle a influencé comme le De laude martyrii (La louange du martyr) qui a été attribué à saint Cyprien et est probablement de Novatien. « Le lieu cruel que l'on appelle géhenne retentit d'un grand gémissement de plaintes, au milieu des bouffées de flammes, dans une horrible nuit d'épaisse fumée des chemins ardents émettent des incendies toujours renouvelés, une boule compacte de feu forme un bouchon et se détend en diverses formes de tourments... Ceux qui ont refusé la voix du Seigneur et ont méprisé ses ordres sont punis par des peines proportionnées ; et selon le mérite il attribue le salut ou juge le crime... Ceux qui ont toujours cherché et connu Dieu reçoivent le lieu du Christ, où habite la grâce, où la terre luxuriante est couverte d'herbe dans de verts pâturages fleuris40... »
De ce dualisme et de ces sombres couleurs émerge pourtant un appel à la justice. Les anges de l'Apocalypse de Pierre proclament :
Juste est la justice de Dieu
Bonne est sa justice.
Par contraste l'Apocalypse d'Esdras, texte beaucoup lu et invoqué au Moyen Âge, ne comporte aucune préfiguration du Purgatoire mais en offre quelques éléments. On y trouve le feu, le pont. On y accède par des marches. Surtout on y rencontre les grands de ce monde comme on en verra en Purgatoire dans des textes de polémique politique dont Dante se souviendra.
L'Apocalypse d'Esdras se présente sous trois versions : l'Apocalypse d'Esdras proprement dite, l'Apocalypse de Sedrach et la Vision du Bienheureux Esdras. Cette dernière est la plus ancienne, c'est la version latine d'un original hébreu et elle a été conservée dans deux manuscrits, l'un du X-XIe siècle, l'autre du XIIe siècle41.
Esdras, guidé par sept anges infernaux, descend en enfer par soixante-dix marches. Il voit alors des portes de feu devant lesquelles sont assis deux lions qui crachent une très forte flamme par la gueule, les narines et les yeux. Il voit passer des hommes vigoureux qui traversent la flamme sans être touchés par elle. Les anges expliquent à Esdras que ce sont les justes dont la renommée est montée jusqu'au ciel. D'autres viennent pour franchir les portes mais des chiens les dévorent et le feu les consume. Esdras demande au Seigneur de pardonner aux pécheurs mais il n'est pas écouté. Les anges lui apprennent que ces malheureux ont renié Dieu et ont péché avec leurs femmes le dimanche avant la messe. Ils descendent encore des marches et il voit des hommes debout dans les tourments. Il y a une marmite géante pleine d'un feu sur les ondes duquel les justes passent sans encombre tandis que les pécheurs poussés par les diables tombent dedans. Il voit ensuite un fleuve de feu avec un très grand pont d'où tombent les pécheurs. Il rencontre Hérode assis sur un trône de feu, entouré de conseillers debout dans le feu. Il aperçoit à l'orient un très large chemin de feu dans lequel sont envoyés de nombreux rois et princes de ce monde. Il passe ensuite au Paradis où tout est « Lumière, joie et salut ». Il fait encore une prière pour les damnés mais le seigneur lui dit : « Esdras, j'ai pétri l'homme à mon image et je leur ai commandé de ne pas pécher et ils ont péché, c'est pourquoi ils sont dans les tourments. »
De toutes ces apocalypses celle qui a eu la plus grande influence sur la littérature médiévale de l'au-delà en général et du Purgatoire en particulier est l'Apocalypse de Paul. C'est un des textes les plus tardifs de cet ensemble apocalyptique puisqu'il a été sans doute composé, en grec, vers le milieu du IIIe siècle de l'ère chrétienne, en Égypte. L'Apocalypse de Paul, dont il reste des versions en arménien, copte, grec, vieux slave et syriaque, a connu huit rédactions différentes en latin. La plus ancienne date peut-être de la fin du IVe siècle, en tout cas du VIe siècle au plus tard. C'est la plus longue. Des rédactions courtes ont été effectuées au IXe siècle. Parmi elles celle dite rédaction IV obtiendra le plus grand succès. On en connaît trente-sept manuscrits. Parmi les nouveautés qu'elle introduit dans l'œuvre se trouve l'image du pont qui vient de Grégoire le Grand et la roue de feu qui vient de l'Apocalypse de Pierre et des oracles sybillins. C'est en général cette version qui, dans le bas Moyen Âge, sera traduite dans les diverses langues vulgaires. La version V est la plus intéressante pour l'histoire du Purgatoire, car elle est la première à accueillir la distinction entre un enfer supérieur et un enfer inférieur, introduite par saint Augustin, reprise par Grégoire le Grand et qui, entre le VIe siècle et le XIIe siècle, est devenue le fondement de la localisation au-dessus de l'Enfer de ce qui sera à la fin du XIIe siècle le Purgatoire42.
Il est remarquable que l'Apocalypse de Paul ait connu un tel succès au Moyen Âge alors qu'elle avait été sévèrement condamnée par saint Augustin. La raison, outre sa répugnance à l'égard des idées apocalyptiques, en est sans doute que l'ouvrage contredit la deuxième épître de saint Paul aux Corinthiens sur lequel pourtant elle s'appuie. Paul dit en effet : « Je connais un homme dans le Christ qui, voici quatorze ans – était-ce en son corps ? je ne sais ; était-ce hors de son corps ? je ne sais ; Dieu le sait –... cet homme-là fut ravi jusqu'au troisième ciel. Et cet homme-là – était-ce en son corps ? était-ce sans son corps ? je ne sais. Dieu le sait –, je sais qu'il fut ravi jusqu'au paradis et qu'il entendit des paroles ineffables, qu'il n'est pas permis à un homme de redire » (Il Corinthiens, XII, 2-4). D'où le commentaire d'Augustin : « Des présomptueux, dans leur très grande sottise, ont inventé l'Apocalypse de Paul, qu'à juste titre l'Église ne reçoit pas et qui est pleine de je ne sais quelles fables. Ils disent que c'est le récit de son rapt au troisième ciel et la révélation des paroles ineffables qu'il y a entendues et qu'il n'est pas permis à un homme de redire. Peut-on tolérer leur audace : alors qu'il a dit avoir entendu ce qu'il n'est permis à aucun homme de redire, l'aurait-il dit, ce qui n'est pas permis à aucun homme de redire ? Qui sont-ils donc ceux qui osent en parler avec tant d'impudence et d'indécence43 ? »
J'évoque ici la rédaction V. Après une courte introduction où il est question des deux enfers et sur laquelle je reviendrai, saint Paul parvient à l'enfer supérieur, le futur Purgatoire, dont on ne dit rien d'autre qu'« il y vit les âmes de ceux qui attendaient la miséricorde de Dieu ».
La plus longue partie du court récit est consacrée à la description des peines infernales dominée par deux soucis : celui de donner les détails les plus précis, celui d'identifier et de classer les damnés. Saint Paul voit des arbres de feu auxquels sont pendus des pécheurs puis un four ardent de flammes de sept couleurs où d'autres sont torturés. 11 voit les sept châtiments que les âmes des damnés y subissent quotidiennement, sans compter les innombrables peines spécialisées supplémentaires : la faim, la soif, le froid, la chaleur, les vers, la puanteur, la fumée. Il voit (je garde le mot latin vidit qui revient constamment et exprime le genre même de l'apocalypse, où l'on révèle ce qu'on a vu et qui est normalement invisible) la roue de feu où brûlent tour à tour mille âmes. Il voit un fleuve horrible avec le pont où passent toutes les âmes et où celles des damnés sont plongées jusqu'au genou, ou au nombril, ou aux lèvres ou aux sourcils. Il voit un lieu ténébreux où les usuriers (hommes et femmes) mangent leurs langues. Il voit un lieu où, toutes noires, les jeunes filles qui ont péché contre la chasteté et fait périr leurs petits enfants sont livrées à des dragons et à des serpents. Il voit des femmes et des hommes nus, les persécuteurs de la veuve et de l'orphelin, dans un lieu glacé où pour moitié ils brûlent et moitié gèlent. Finalement (j'abrège) les âmes des damnés, en voyant passer l'âme d'un juste emportée par l'archange Michel au Paradis, le supplient d'intercéder pour elles auprès du Seigneur. L'archange les invite, en compagnie de Paul et des anges qui l'accompagnent, à supplier Dieu en pleurant pour qu'il leur accorde un rafraîchissement (refrigerium). L'immense concert de pleurs qui se déchaîne fait descendre du ciel le Fils de Dieu qui rappelle sa passion et leurs péchés. Mais il se laisse fléchir par les prières de saint Michel et de saint Paul et leur accorde le repos (requies) du samedi soir au lundi matin (ab hora nona sabbati usque in prima secunde ferie). L'auteur de l'Apocalypse fait l'éloge du dimanche. Paul demande à l'ange combien il y a de peines infernales et celui-ci lui répond : cent quarante quatre mille, et il ajoute que si depuis la création du monde cent hommes dotés chacun de quatre langues de fer avaient parlé sans discontinuer ils ne seraient pas encore arrivés au bout de l'énumération des peines de l'Enfer. L'auteur de la Vision invite les auditeurs de sa révélation à entonner le Veni creator.
Telle est la structure, dans une version du XIIe siècle, de la vision de l'au-delà qui a connu le plus de succès au Moyen Âge avant l'existence du Purgatoire. On y voit une description des peines de l'Enfer qui se retrouvera en grande partie au Purgatoire, quand celui-ci aura été défini comme un enfer temporaire. On y sent surtout, par la distinction entre deux enfers, par l'idée d'un repos sabbatique en enfer44 le besoin de mitigation des peines dans l'au-delà, d'une justice plus discrète et plus clémente.
Je ne m'étendrai pas sur le manichéisme et la Gnose qui, malgré les rapports complexes qu'ils ont eu avec le christianisme, m'apparaissent comme des religions et des philosophies très différentes. Seuls les contacts entre religions et peuples qui ont existé dans le Moyen-Orient des premièrs siècles de l'ère chrétienne obligent, me semble-t-il, à évoquer des doctrines qui ont pu avoir quelque influence sur le christianisme, grec au premier chef et, éventuellement, latin.
Si, dans la Gnose, on retrouve les conceptions de l'Enfer comme prison, nuit, cloaque, désert, la tendance à l'identification du monde et de l'Enfer limite les ressemblances avec le christianisme où, même aux plus beaux temps du mépris du monde (contemptus mundi) de l'Occident médiéval, cette identification n'a pas existé. Il ne me semble pas non plus que la division de l'Enfer entre cinq régions superposées qu'ont professée les mandéens et les manichéens ait des rapports avec la géographie chrétienne de l'au-delà. Reste l'obsession des ténèbres qui a pu s'entendre aussi bien en un sens infernal qu'en un sens mystique positif. Mais elle est un aspect si général du sacré que le rapprochement entre manichéens gnostiques et chrétiens autour de cette conception ne me paraît pas significatif. Quant à l'angoisse du temps, ressenti comme un mal essentiel, qui fait du temps de l'enfer une incarnation terrifiante de la durée pure, je crois qu'elle éloigne aussi gnostiques et manichéens du christianisme45.
Ce voyage à la fois long et sommaire dans les au-delà antiques n'était pas une recherche des origines. Les phénomènes historiques ne sortent pas du passé comme un enfant du ventre de sa mère. Dans leurs héritages les sociétés et les époques choisissent. J'ai voulu simplement éclairer le choix que le christianisme latin a fait en deux périodes, entre le IIIe et le VIIe siècle d'abord mais sans aller jusqu'au bout de la logique du système, entre le milieu du XIIe et le milieu du XIIIe siècle ensuite, de façon décisive, d'un au-delà intermédiaire entre l'Enfer et le Paradis pendant la période comprise entre la mort individuelle et le jugement général.
Le coup d'œil sur le passé apporte un double éclairage. Il permet de repérer certains éléments, certaines images que les chrétiens choisiront pour mettre dans leur Purgatoire, celui-ci en acquerra certains traits, certaines couleurs qui se comprennent mieux, bien que prises dans un système nouveau et ayant changé de sens, quand on sait d'où, probablement, elles viennent. D'autre part ces ébauches antiques de croyances et d'images qui auraient pu se développer en des sortes de purgatoires fournissent des informations sur les conditions historiques et logiques qui peuvent conduire à la notion de Purgatoire et aussi qui peuvent avorter dans ces évolutions. La notion de justice et de responsabilité sous-jacente à toutes ces tentatives ne parvint pas à se développer – en rapport avec les structures sociales et mentales – en une échelle de peines que seule la métempsycose paraît avoir alors satisfait. Les dieux réservaient à d'autres problèmes – ceux, par exemple, des sacrifices – la subtilité dont ils ne manquaient pas. Se pencher sur le sort des plus ou moins bons, des plus ou moins méchants aurait été un luxe en un âge où l'essentiel était de procéder à des tris grossiers, où la nuance appartenait souvent au domaine du superflu. D'autant plus que les concepts de temps dont disposaient ces sociétés, même si, comme l'a montré Pierre Vidal-Naquet, on a exagéré l'idée d'un temps circulaire et d'un éternel retour, permettaient mal d'ancrer ce temps indécis entre la mort et le destin éternel de l'homme. De même, entre le ciel et la terre, entendue comme le monde souterrain des enfers, entre ce que les Grecs ont appelé l'ouranien et le chthonien comment glisser un troisième au-delà ? Pas sur cette terre en tout cas, à jamais désertée par l'imaginaire du bonheur éternel depuis la fin de l'âge d'or.
Dans ce tournant riche en changements de l'ère chrétienne, une évolution dans la pensée religieuse juive me semble avoir été décisive pour la suite de l'idée de purgatoire. On la trouve dans les textes rabbiniques des deux premiers siècles de l'ère chrétienne.
Elle se manifeste d'abord par une plus grande précision de la géographie de l'au-delà. Sur le fond – pour la majorité des textes – il n'y a pas de grand changement. Les âmes, après la mort, se rendent toujours soit dans un lieu intermédiaire, le shéol, soit directement dans un lieu de châtiments éternels, la géhenne, ou de récompenses, également éternelles, l'Éden. Les Cieux sont essentiellement la demeure de Dieu mais certains rabbins y placent aussi la demeure des âmes des justes. Dans ce cas-là elles sont au septième ciel, au plus haut des sept firmaments. Mais on s'interroge sur les dimensions de l'au-delà et sur leur localisation par rapport à la terre. Le shéol reste toujours aussi souterrain et obscur, c'est l'ensemble des fosses, des tombes, le monde des morts et de la mort.
La géhenne est sous l'abîme ou sous la terre qui lui sert de couvercle. On peut y parvenir par le fond de la mer, en creusant le désert, ou derrière de sombres montagnes. Elle communique avec la terre par un petit trou où passe le feu (de la géhenne) qui la réchauffe. Certains situent ce trou près de Jérusalem, dans la vallée d'Hinnour où elle ouvre ses portes, trois ou sept, entre deux palmiers.
Elle est immense, soixante fois plus étendue que l'Éden, et même pour certains incommensurable car, faite pour recevoir deux à trois cents myriades d'impies, elle s'agrandit tous les jours pour pouvoir accueillir de nouveaux hôtes.
Le jardin de l'Éden est celui de la création ; il n'y a pas de distinction entre le paradis terrestre d'Adam et le paradis céleste des justes. Il est en face ou à côté de la géhenne, tout près pour les uns, plus loin pour d'autres, en tout cas séparé d'elle par une coupure infranchissable. Certains lui donnent une étendue équivalente à soixante fois celle du monde mais d'autres le déclarent incommensurable. Il a des portes, trois en général. Certains rabbins y sont allés, Alexandre a tenté en vain de franchir une de ses portes. Parmi les justes qui s'y trouvent il y a Abraham qui y accueille ses enfants46.
Surtout une autre conception, tripartie, du sort dans l'au-delà apparaît dans certaines écoles rabbiniques. Deux traités de la période entre la destruction du second Temple (70) et la révolte de Bar Kochba (132-1 35) attestent notamment ce nouvel enseignement.
Le premier est un traité sur le début de l'année (Roš Ha-Šana). On y lit :
On enseigne suivant l'école de Šammay : il y aura au jugement trois groupes : celui des justes complets, celui des impies complets et celui des intermédiaires. Les justes complets sont aussitôt inscrits et scellés pour la vie du siècle ; les impies parfaits inscrits et scellés aussitôt pour la géhenne, suivant qu'il est dit (Daniel, XII, 2). Quant aux intermédiaires, ils descendent à la géhenne, resserrés puis remontant, suivant qu'il est dit (Zacharie, XIII, 9 et I Samuel, II, 6). Mais les Hillélites disent : celui qui est abondant en miséricorde incline vers la miséricorde, et c'est d'eux que parle David (Psaume CXVI, 1), sur Dieu qui écoute, et il prononce sur eux tout ce passage... Pécheurs israélites et gentils ayant péché dans leur corps, punis à la géhenne pendant 12 mois, puis anéantis...
Le second est un Traité sur les tribunaux (Sanhedrin). Il dit à peu près la même chose :
Les Šammaites disent : il y a trois groupes, l'un pour la vie du siècle, l'autre pour une honte et le mépris éternel ; ce sont les impies complets, dont les moins graves descendent à la géhenne pour y être punis et en remonter guéris, suivant Zacharie, XIII, 9, c'est d'eux qu'il est dit (I Samuel, II, 6) : Dieu met à mort et vivifie. Les Hillélites disent (Exode, XXXIV, 6) que Dieu est abondant en miséricorde ; il incline vers la miséricorde et d'eux David dit tout le passage Psaume CXVI, 1.
Les pécheurs d'Israël, coupables dans leur corps, et les pécheurs des nations du siècle, coupables dans leur corps, descendent à la géhenne pour y être punis 12 mois, puis leur âme est anéantie et leur corps est brûlé et la géhenne le vomit, ils deviennent de la cendre et le vent les disperse sous les pieds des justes (Malachie, 4, 3, 3, 21).
Enfin Rabi Aqiba, l'un des plus grands docteurs de la Michna, qui mourut sous la torture après l'échec de la révolte de Bar Kochba (135), enseignait la même doctrine.
Il « disait aussi que cinq choses durent 12 mois : le jugement de la génération du déluge, le jugement de Job, le jugement des Égyptiens, le jugement de Gog et Magog au futur à venir, le jugement des impies dans la géhenne suivant qu'il est dit (Isaïe, LXVI, 23) : de mois en mois47.
Une catégorie intermédiaire existe donc, composée d'hommes ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants, qui subiront un châtiment temporaire après la mort et iront ensuite dans l'Éden. Mais cette expiation se fera après le jugement dernier et prendra place non dans un lieu spécial mais dans la géhenne. Cette conception amènera cependant à distinguer dans la géhenne une partie supérieure où auront lieu ces châtiments temporaires.
Il y a donc une tendance à accentuer la spatialisation de l'au-delà et à créer une catégorie intermédiaire de condamnés à temps. On peut penser que, de même qu'au XIIe siècle l'apparition d'une nouvelle sorte d'intellectuels, les maîtres des écoles urbaines créateurs de la scolastique, a été un des éléments décisifs de la naissance du Purgatoire à proprement parler, de même aux deux premiers siècles de l'ère chrétienne, en rapport avec la structure sociale et l'évolution des cadres mentaux des communautés juives, le développement de l'enseignement des rabbins, de l'exégèse rabbinique, a conduit les juifs au bord de la conception du purgatoire48.
La doctrine chrétienne du Purgatoire n'a été mise au point – sous sa forme catholique, puisque les réformés l'ont refusée – qu'au XVIe siècle par le concile de Trente. Après Trente, les doctrinaires catholiques du Purgatoire, Bellarmin et Suarez, ont mis en avant plusieurs textes scripturaires. Je ne retiendrai ici que ceux qui, au Moyen Âge, et plus précisément jusqu'au début du XIVe siècle, ont joué effectivement un rôle dans la naissance du Purgatoire.
Un seul texte de l'Ancien Testament, tiré du IIe Livre des Macchabées – que les protestants ne considèrent pas comme canonique – a été retenu par la théologie chrétienne antique et médiévale, de saint Augustin à saint Thomas d'Aquin, comme prouvant l'existence d'une croyance au Purgatoire. Dans ce texte, après une bataille où les combattants juifs qui y furent tués auraient commis une mystérieuse faute, Judas Macchabée ordonne qu'on prie pour eux.
Tous donc, ayant béni la conduite du Seigneur, juge équitable qui rend manifestes les choses cachées, se mirent en prière pour demander que le péché commis fût entièrement effacé, puis le valeureux Judas exhorta la foule à se garder pure de tout péché, ayant sous les yeux ce qui était arrivé à cause de la faute de ceux qui étaient tombés. Puis ayant fait une collecte d'environ deux mille drachmes, il l'envoya à Jérusalem afin qu'on offrît un sacrifice pour le péché, agissant fort bien et noblement dans la pensée de la résurrection. Car s'il n'avait pas espéré que les soldats tombés dussent ressusciter, il était superflu et sot de prier pour les morts, et, s'il envisageait qu'une très belle récompense est réservée à ceux qui s'endorment dans la piété, c'était là une pensée sainte et pieuse. Voilà pourquoi il fit faire ce sacrifice expiatoire pour les morts, afin qu'ils fussent délivrés de leur péché (Il Macchabées, XII, 41-46).
Aussi bien les spécialistes du judaïsme ancien que les exégètes de la Bible ne sont pas d'accord sur l'interprétation de ce texte difficile et qui fait allusion à des croyances et à des pratiques qui ne sont pas mentionnées ailleurs. Je ne m'engagerai pas dans ces discussions. L'essentiel, pour mon propos, est que, suivant les Pères de l'Église, les chrétiens du Moyen Âge ont vu dans ce texte l'affirmation de deux éléments fondamentaux du futur Purgatoire : la possibilité d'un rachat des péchés après la mort, l'efficacité des prières des vivants pour les morts rachetables. J'ajouterai : texte nécessaire pour les chrétiens du Moyen Âge car, pour eux, toute réalité et. à plus forte raison, toute vérité de foi devait avoir un double fondement dans les Écritures, conformément à la doctrine du symbolisme typologique qui découvre dans la Bible une structure en écho : à toute vérité du Nouveau Testament répond un passage annonciateur dans l'Ancien Testament.
Qu'en est-il donc dans le Nouveau Testament ? Trois textes ont joué un rôle particulier.
Le premier est dans l'Évangile de Matthieu (XII, 31-32) :
Aussi je vous le dis, tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera pas remis. Et si quelqu'un dit une parole contre le Fils de l'homme, cela lui sera remis ; mais s'il parle contre l'Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni en ce monde ni dans l'autre.
Il est capital. Indirectement – mais l'exégèse par mise en évidence des présupposés a été habituelle dans le christianisme et me paraît logiquement tout à fait fondée –, il suppose et donc affirme la possibilité de rachat des péchés dans l'autre monde.
Un deuxième texte est l'histoire49 du pauvre Lazare et du mauvais riche que raconte l'Évangile de Lue :
Il y avait un homme riche qui se revêtait de pourpre et de lin fin et faisait chaque jour brillante chère. Et un pauvre, nommé Lazare, gisait près de son portail, tout couvert d'ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche. Bien plus, les chiens eux-mêmes venaient lécher ses ulcères. Or, il advint que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d'Abraham. Le riche aussi mourut, et on l'ensevelit.
Dans l'Hadès, en proie à des tortures, il lève les yeux et voit de loin Abraham et Lazare en son sein. Alors il s'écria : « Père Abraham aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l'eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis tourmenté dans cette flamme » Mais Abraham dit : « Mon enfant souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux ; maintenant ici il est consolé et toi tu es tourmenté. Ce n'est pas tout : entre nous et vous un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d'ici chez vous ne le puissent, et qu'on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous » (Luc, XVI, 19-26).
Texte qui, au point de vue de l'au-delà, apporte trois précisions : l'Enfer (Hadès) et le lieu d'attente des justes (sein d'Abraham) sont proches puisqu'on peut se voir de l'un à l'autre, mais ils sont séparés par un abîme infranchissable ; il règne en enfer cette soif caractéristique que Mircea Eliade a appelée « la soif du mort » et qu'on retrouvera à la base de l'idée de refrigerium50 ; enfin le lieu d'attente des justes est désigné comme le sein d'Abraham. Le sein d'Abraham a été la première incarnation chrétienne du Purgatoire.
Le dernier texte est celui qui a suscité le plus de commentaires. C'est un passage de la première épître aux Corinthiens de saint Paul.
De fondement en effet, nul n'en peut poser d'autre que celui qui s'y trouve, à savoir Jésus-Christ. Que si sur ce fondement on bâtit avec de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, du bois, du foin, de la paille, l'œuvre de chacun deviendra manifeste : le Jour la fera connaître car il doit se révéler dans le feu, et c'est ce feu qui éprouvera la qualité de l'œuvre de chacun. Si l'œuvre bâtie sur le fondement résiste, son auteur recevra une récompense ; si son œuvre est consumée, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu (I Corinthiens, III, 11-15).
Texte très difficile à l'évidence mais qui a été essentiel pour la genèse du Purgatoire au Moyen Âge – que l'on peut presque suivre uniquement à travers l'exégèse de ce texte de Paul51. Il s'est pourtant dégagé assez tôt de façon générale l'idée essentielle que le sort dans l'au-delà est différent selon la qualité de chaque homme et qu'il y a une certaine proportionnalité entre les mérites et les péchés d'une part, les récompenses et les châtiments de l'autre et qu'une épreuve décisive pour le sort ultime de chacun aura lieu dans l'au-delà. Mais le moment de cette épreuve semble situé lors du Jugement dernier. La pensée de Paul reste ici très près du judaïsme. L'autre élément du texte paulinien qui aura une influence considérable est l'évocation du feu. L'expression comme (quasi) à travers le feu légitimera certaines interprétations métaphoriques du feu paulinien mais dans l'ensemble ce passage authentifiera la croyance en un feu réel.
Le rôle du feu se retrouve ici. Le Purgatoire avant d'être considéré comme un lieu a d'abord été conçu comme un feu, difficile à localiser, mais qui a concentré en lui la doctrine d'où devait sortir le Purgatoire et a beaucoup aidé à cette naissance. Il faut donc encore en dire un mot. Dès l'époque patristique, des opinions diverses s'interrogent sur la nature de ce feu : est-il punitif, purificateur ou probatoire ? La théologie catholique moderne distingue un feu de l'enfer, punitif, un feu du Purgatoire, expiateur et purifica teur, un feu du jugement, probatoire. C'est là une rationalisation tardive. Au Moyen Âge, tous ces feux se confondent plus ou moins : d'abord le feu du Purgatoire est le frère de celui de l'Enfer, un frère qui n'est pas destiné à être éternel mais qui n'en est pas moins brûlant pendant sa période d'activité ; ensuite le feu du jugement étant ramené au jugement individuel aussitôt après la mort, feu du Purgatoire et feu du jugement seront pratiquement le plus souvent confondus. Les théologiens insistent plutôt sur tel ou tel aspect du Purgatoire, les prédicateurs médiévaux ont fait de même et les simples fidèles ont dû, à leur façon, avoir la même attitude. Le feu du Purgatoire a été à la fois un châtiment, une purification et une ordalie, ce qui est conforme au caractère ambivalent du feu indo-européen bien mis en évidence par C.-M. Edsman.
Du Nouveau Testament a été également tiré un épisode qui a joué un rôle important sinon dans l'histoire du Purgatoire, du moins indirectement dans la conception générale de l'au-delà chrétien : c'est la Descente du Christ aux Enfers. Elle est fondée sur trois textes néo-testamentaires. D'abord dans l'Évangile de Matthieu (XII, 40) : « De même, en effet, que Jonas fut dans le ventre du monstre marin durant trois jours et trois nuits, de même le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre durant trois jours et trois nuits. » Les Actes des Apôtres (n, 31) rapportent l'événement au passé : « Il [David] a vu d'avance et annoncé la résurrection du Christ qui, en effet, n'a pas été abandonné à l'Hadès et dont la chair n'a pas vu la corruption. » Enfin Paul, dans l'Epître aux Romains (X, 7), opposant la justice née de la foi à la justice née de l'ancienne loi fait parler ainsi la justice issue de la foi : « Ne dis pas dans ton cœur : Qui montera au ciel ? entends : pour en faire descendre le Christ, ou bien : Qui descendra dans l'abîme ? entends : pour faire remonter le Christ de chez les morts. »
Cet épisode – en dehors évidemment de son sens proprement chrétien : preuve de la divinité du Christ et promesse de la résurrection à venir – se place dans une vieille tradition orientale bien étudiée par Joseph Kroll52. C'est le thème du combat de Dieu – soleil avec les ténèbres dans lequel le royaume où le soleil doit combattre les forces hostiles est assimilé au monde des morts. Ce thème connaîtra un grand succès dans la liturgie médiévale : dans les formules d'exorcisme, les hymnes, les laudes, les tropes, et finalement les jeux dramatiques de la fin du Moyen Âge. Mais c'est à travers les précisions données par un évangile apocryphe, l'Évangile de Nicodème, que l'épisode se vulgarisa au Moyen Âge. Le Christ lors de sa descente aux enfers en a tiré une partie de ceux qui y étaient enfermés, les justes non baptisés parce que antérieurs à sa venue sur terre, c'est-à-dire essentiellement les patriarches et les prophètes. Mais ceux qu'il a laissés y resteront enfermés jusqu'à la fin des temps. Car il a scellé à tout jamais l'Enfer avec sept sceaux. Cet épisode a, dans la perspective du Purgatoire, une triple importance : il montre qu'il y a, fût-ce exceptionnellement, possibilité d'adoucir la situation de certains hommes après la mort, mais il écarte l'Enfer de cette possibilité puisqu'il a été fermé jusqu'à la fin des temps, enfin il crée un nouveau lieu de l'au-delà, les limbes, dont la naissance sera à peu près contemporaine de celle du Purgatoire, au sein du grand remaniement géographique de l'au-delà au XIIe siècle.
Le plus important est que les chrétiens prirent, très tôt semble-t-il, l'habitude de prier pour leurs morts. Par rapport à l'Antiquité cette attitude était une nouveauté. Selon une heureuse formule de Salomon Reinach « les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts »53. Certes, comme les phénomènes de croyance et de mentalité n'apparaissent pas soudainement, l'intervention des vivants en faveur de leurs morts souffrants dans l'au-delà se rencontre dans certains milieux païens, surtout au niveau populaire. Tel fut le cas de l'orphisme :
Orphée dit : Les hommes... accomplissent les actions sacrées pour obtenir la délivrance des ancêtres impies ; Toi qui as pouvoir sur eux... Tu les délivres des grandes peines et de l'immense torture54.
Ces pratiques se sont développées aux alentours de l'ère chrétienne et il s'agit encore d'un phénomène d'époque particulièrement sensible en Égypte, lieu de rencontre par excellence des nations et des religions. Diodore de Sicile qui y fit un voyage vers 50 avant J.-C. fut frappé par les coutumes funéraires des Égyptiens : « Au moment où la caisse qui contient le mort est placée sur la barque, les survivants invoquent les dieux infernaux et les supplient de l'admettre dans la demeure réservée aux hommes pieux. La foule y joint ses acclamations accompagnées de vœux pour que le défunt jouisse dans l'Hadès de la vie éternelle, dans la société des bons55. »
Il faut sans doute replacer dans ce contexte le passage du Deuxième Livre des Macchabées composé par un Juif d'Alexandrie pendant le demi-siècle qui a précédé le voyage de Diodore56. Il témoigne de l'absence d'une coutume de prier les morts à l'époque de Judas Macchabée (Vers 170 avant J.-C.) dont l'innovation surprend et de la réalité de cette pratique chez certains Juifs un siècle plus tard. Il faut sans doute rattacher à des croyances de ce genre l'étrange coutume dont parle saint Paul dans I Corinthiens (XV, 29-30) où il affirme la réalité de la résurrection : « S'il en était autrement, que gagneraient ceux qui se font baptiser pour les morts ? Si les morts ne ressuscitent absolument pas, pourquoi donc se fait-on baptiser pour eux ? » Ce baptême pour les morts n'était pas le baptême chrétien mais le baptême que recevaient les prosélytes grecs qui se convertissaient au judaïsme.
L'abondant dossier épigraphique et liturgique sur les prières pour les morts dont on dispose pour les premiers siècles du christianisme a été souvent exploité pour prouver l'ancienneté de la croyance chrétienne au Purgatoire57. Ces interprétations me semblent abusives. Les grâces que l'on supplie Dieu d'accorder aux morts évoquent essentiellement le bonheur paradisiaque, en tout cas un état défini par la paix (pax) et la lumière (lux). Il faut attendre la fin du Ve siècle (ou le début du VIe) pour trouver une inscription parlant de la rédemption de l'âme d'un défunt. Il s'agit d'une Gallo-Romaine de Briord dont l'épitaphe porte la formule pro redemptionem animae suae58. D'autre part, il n'est pas question dans ces inscriptions et ces prières d'un lieu de rédemption ou d'attente autre que le traditionnel, depuis l'Évangile, « sein d'Abraham ». Mais il est essentiel, pour la formation du terrain sur lequel se développera plus tard la croyance au Purgatoire, que les vivants se soient souciés du sort de leurs morts, qu'au-delà de la sépulture ils aient gardé avec eux des liens qui ne soient pas ceux de l'invocation de la protection des défunts mais de l'utilité des prières faites pour eux.
Certains de ces textes évoquent enfin un lieu qui bien que très proche du sein d'Abraham, ne se confond pas toujours avec lui : le refrigerium.
Plusieurs inscriptions funéraires portent les mots refrigerium ou refrigerare, rafraîchissement, rafraîchir, seuls ou associés à pax (paix) : in pace et refrigerium, esto in refrigerio (qu'il soit dans le refrigerium), in refrigerio anima tua (que ton âme soit dans le refrigerium), deus refrigeret spiritum tuum (que Dieu rafraîchisse ton esprit)59.
Une excellente étude philologique de Christine Mohrmann a bien défini l'évolution sémantique de refrigerium du latin classique au latin chrétien : « A côté de ces sens assez vagues et flottants, refrigerare et refrigerium ont pris, dans l'idiome des chrétiens, un sens technique bien défini, à savoir celui de bonheur céleste. Ce refrigerium se trouve déjà chez Tertullien, où il désigne aussi bien la félicité provisoire des âmes qui attendent, selon une conception personnelle de Tertullien, le retour du Christ dans le sein d'Abraham, que le bonheur définitif dans le Paradis, dont jouissent après leur mort les martyrs et qui est promis aux élus après l'ultime verdict divin... Chez les auteurs chrétiens postérieurs refrigerium exprime d'une façon générale les joies d'outre-tombe, promises par Dieu à ses élus60. »
Le refrigerium n'occupe dans la préhistoire du Purgatoire une place particulière qu'à cause de la conception personnelle de Tertullien à laquelle Christine Mohrmann fait allusion. En effet le refrigerium désigne, comme on l'a vu, un état de bonheur quasi paradisiaque et ne représente pas un lieu. Mais Tertullien a imaginé une variété particulière de refrigerium, le refrigerium interim, rafraîchissement intermédiaire destiné aux morts qui, entre la mort individuelle et le jugement définitif, sont jugés dignes par Dieu d'un traitement d'attente privilégié.
L'Africain Tertullien (mort après 220) avait écrit un petit traité perdu où il soutenait « que toute âme était enfermée aux Enfers jusqu'au jour [du jugement] du Seigneur » (De anima, LV, 5). C'était la reprise de la conception vétéro-testamentaire du shéol. Ces enfers sont souterrains et c'est là que le Christ est descendu pendant trois jours (De anima, LIV, 4).
Dans son ouvrage Contre Marcion et dans son traité Sur la monogamie Tertullien a précisé sa pensée sur l'au-delà et exprimé sa conception du refrigerium. Marcion prétendait que non seulement les martyrs mais aussi les simples justes étaient admis aussitôt après la mort au ciel, au paradis. Tertullien, s'appuyant sur l'histoire du pauvre Lazare et du mauvais riche, estime que la résidence des justes en attendant la résurrection n'est pas le ciel mais un refrigerium interim, un rafraîchissement intermédiaire, le sein d'Abraham : « Ce lieu, je veux dire le sein d'Abraham, bien qu'il ne soit pas céleste, mais supérieur aux enfers, offre aux âmes des justes un rafraîchissement intermédiaire, jusqu'à ce que la consommation des choses suscite la résurrection générale et l'accomplissement de la récompense... » (Adversus Marcionem, IV, 34)61. Jusque-là le sein d'Abraham sera « le réceptable temporaire des âmes fidèles62 ».
En fait, la pensée de Tertullien reste très dualiste. Pour lui il y a deux destins opposés, l'un de châtiment exprimé par les termes de tourment (tormentum), supplice (supplicium), torture (cruciat us), l'autre de récompense, désignée par le mot rafraîchissement (refrigerium). Deux textes précisent même que chacun de ces destins est éternel63.
En revanche, Tertullien insiste fortement sur les offrandes pour les défunts, faites à l'anniversaire de leur mort, et souligne qu'une pratique pieuse peut être fondée sur la tradition et la foi sans avoir de base scripturaire, ce qui sera, sous réserve de Matthieu, XII, 32, et de Paul, I Corinthiens III, 10-1 5, à peu près le cas du Purgatoire : « Les oblations pour les défunts, nous les faisons au jour anniversaire de la mort... De ces pratiques et d'autres semblables, si tu cherches une loi formelle dans les Écritures, tu n'en trouveras pas. C'est la tradition qui les garantit, la coutume qui les confirme, la foi qui les observe » (De corona militis, III, 2-3)64.
L'innovation, s'il y en a une, de Tertullien, en ce qui concerne la préhistoire du Purgatoire, est que pour les justes, avant de connaître le refrigerium éternel, ils passent par un rafraîchissement intermédiaire. Mais ce lieu de rafraîchissement n'est pas vraiment nouveau, c'est le sein d'Abraham. Entre le refrigerium interim de Tertullien et le Purgatoire il y a une différence non seulement de nature – ici une attente reposante, là une épreuve purifiante parce que punitive et expiatrice – mais de durée : le refrigerium accueille jusqu'à la résurrection, le Purgatoire seulement jusqu'à la fin de l'expiation.
Le refrigerium interim a fait couler beaucoup d'encre. La discussion la plus éclairante est celle qui a opposé l'historien de l'art paléo-chrétien Alfred Stuiber à divers critiques dont le principal est L. de Bruyne65. Celui-ci a résumé ainsi ses objections : « Selon cette théorie... ce qui aurait été déterminant dans le choix et l'élaboration des thèmes de l'art sépulcral primitif, ce seraient les incertitudes qui nourriraient les premières générations chrétiennes au sujet du sort immédiat des âmes de leurs proches défunts, obligées d'attendre la résurrection finale dans la solution provisoire et incertaine de l'Hadès souterrain. 11 n'est personne qui ne voit ce qu'il y a d'invraisemblable dans pareille assertion dès qu'on l'éclaire de l'optimisme et de l'allégresse qui constituent une des tendances les plus fondamentales de l'art des catacombes66. »
Il faut sans doute relever la formule « il n'est personne qui ne voit ce qu'il y a d'invraisemblable... ». Elle exprime la naïveté du spécialiste qui étend à l'ensemble de ses lecteurs la position supposée commune à un petit groupe d'experts et surtout elle remplace par une affirmation gratuite d'évidence la démonstration souhaitable.
Mais si l'on essaie d'y voir clair, il me semble que L. de Bruyne a raison sur deux points importants : l'analyse de la plupart des œuvres d'art funéraire sur lesquelles s'appuie Alfred Stuiber ne permet pas d'affirmer une croyance incertaine en un refrigerium interim parce que, comme le pense avec sa compétence L. de Bruyne, l'art des catacombes exprime plus des certitudes que des inquiétudes et aussi, sans doute, parce que – on le retrouvera au Moyen Âge avec le Purgatoire – la représentation figurée d'une notion subtile comme le refrigerium interim a été très difficile à matérialiser. Mais en revanche cet « optimisme », renforcé sans doute sinon imposé par des autorités ecclésiastiques déjà très contraignantes, ne doit pas masquer les incertitudes que nourrissaient très vraisemblablement la plupart des chrétiens sur le sort dans l'au-delà, avant le jugement et la résurrection. Incertitude qui avait au moins un double fondement : l'un, doctrinal, car l'Écriture et la théologie chrétiennes étaient loin d'être alors en possession de conceptions claires en ce domaine, l'autre, existentialiste, car face à l'optimisme militant il y avait, chez les chrétiens comme chez les païens de l'Antiquité tardive, cette « anxiété » profonde que Dodds a si bien analysée67.
Il reste que la notion et l'image du rafraîchissement ont inspiré – dans le milieu où évoluait Tertullien – le plus ancien texte où se profile l'imaginaire du Purgatoire.
Il s'agit d'un texte extraordinaire par sa nature et son contenu : c'est la Passion de Perpétue et de Félicité68. Lors de la persécution des chrétiens africains par Septime Sévère en 203 un groupe de cinq chrétiens, deux femmes, Perpetua et Felicitas, trois hommes, Saturus, Saturninus et Revocatus, furent mis à mort près de Carthage. Pendant leur séjour en prison, dans les jours qui précédèrent le martyre. Perpétue, aidée par Saturus, écrivit ou put transmettre oralement ses souvenirs à d'autres chrétiens. L'un d'eux rédigea le texte et y ajouta un épilogue racontant la mort des martyrs. Les critiques les plus sévères ne doutent pas de l'authenticité du texte, quant à l'essentiel de sa forme et de son contenu. Les circonstances de la production de cet opuscule, la simplicité et la sincérité de son ton en font un des plus émouvants témoignages de la littérature chrétienne et de la littérature tout court. Au cours de sa détention Perpétue eut un songe et vit son jeune frère mort, Dinocrate.
Quelques jours plus tard, comme nous étions tous en prière, une voix me parvint subitement, et le nom de Dinocrate m'échappa. J'en fus stupéfaite, parce que je n'avais jamais pensé à lui avant cet instant ; avec douleur, je me souvins de sa mort. Je sus aussitôt que j'étais digne de demander quelque chose pour lui, que je devais le faire. Je commençai une longue prière, adressant mes gémissements au Seigneur. Dès la nuit suivante, voilà ce qui m'apparut : je vois Dinocrate sortant d'un lieu de ténèbres où il se trouvait avec beaucoup d'autres, tout brûlant et assoiffé, en haillons et sale, et portant au visage la plaie qu'il avait à sa mort. Dinocrate était mon propre frère ; il mourut de maladie à l'âge de sept ans, le visage dévoré par un chancre malin et sa mort révolta tout le monde. J'avais prié pour lui : et entre moi et lui, la distance était si grande que nous ne pouvions nous rejoindre. Dans le lieu où Dinocrate se trouvait il y avait un bassin plein d'eau, avec une margelle trop élevée pour la taille d'un enfant. Et Dinocrate se haussait sur la pointe des pieds comme s'il voulait y boire. Moi, je souffrais de voir qu'il y avait de l'eau dans le bassin, mais qu'il ne pourrait pas boire en raison de la hauteur de la margelle. Je m'éveillai, et je sus que mon frère était dans l'épreuve ; mais je ne doutais pas de pouvoir le soulager dans son épreuve. Je priais pour lui tous les jours jusqu'à ce que nous allâmes dans la prison du Palais impérial ; en effet, nous allions devoir combattre dans les jeux donnés au Palais, pour l'anniversaire du César Geta. Et je priai pour lui nuit et jour, gémissant et pleurant pour qu'il me soit accordé69.
Quelques jours plus tard Perpétue a une nouvelle vision :
Le jour où l'on nous mit aux fers, voici ce qui m'apparut : je vis le lieu que j'avais déjà vu, et Dinocrate, le corps propre, bien vêtu, rafraîchi (refrigerantem) et là où était la plaie, je vis une cicatrice ; et la margelle du bassin que j'avais vu s'était abaissée à la hauteur du nombril de l'enfant ; et de l'eau en coulait sans arrêt. Et au-dessus de la margelle, une coupe d'or était pleine d'eau. Dinocrate s'en approcha et commença de boire, et la coupe ne se vidait pas. Puis, désaltéré, il entreprit de jouer joyeusement avec l'eau, comme le font les enfants. Je me réveillai, je compris alors qu'il avait été soustrait à sa peine70.
Le mot important est refrigerantem. Il renvoie de toute évidence à la notion de refrigerium.
Ce texte exceptionnel n'est ni absolument nouveau, ni tout à fait isolé au début du IIIe siècle. Une œuvre apocryphe grecque qu'on date de la fin du IIe siècle, les Actes de Paul et de Thècle71, parle de prières pour une jeune morte. La reine païenne Tryphène y demande à sa fille adoptive, la vierge chrétienne Thècle, de prier pour sa fille charnelle, qui est morte, Phalconille. Thècle demande à Dieu le salut éternel pour Phalconille.
Tertullien, en qui on a parfois voulu voir – ce qui est certainement faux – le rédacteur de la Passion de Perpétue et Félicité mais qui vivait à Carthage à l'époque de leur martyre, connaissait les Actes de Paul et de Thècle qu'il cite dans son ouvrage De baptismo (XVII, 5) et a rapporté ailleurs qu'une veuve chrétienne doit prier pour son époux mort et demander pour lui le refrigerium interim, le rafraîchissement intermédiaire72.
Il ne faut ni exagérer ni minimiser l'importance de la Passion de Perpétue et Félicité dans la préhistoire du Purgatoire.
Il n'est pas question ici de Purgatoire à proprement parler et aucune des images ni des morts de ces deux visions ne se retrouveront dans le Purgatoire médiéval. Le jardin où se trouve Dinocrate est quasi paradisiaque, ce n'est ni une vallée, ni une plaine, ni une montagne. La soif et l'impuissance dont il souffre sont désignées comme un mal plus psychologique que moral. Il est question de peine psycho-physiologique, labor et non de peine-punition, poena comme dans tous les textes qui concerneront les préfigurations du Purgatoire et le Purgatoire lui-même. Il n'y a ici ni jugement ni châtiment.
Pourtant ce texte, dès saint Augustin, sera utilisé et commenté dans la perspective de la réflexion qui conduira au Purgatoire. Il s'agit d'abord d'un lieu, et qui n'est ni le shéol, ni l'Hadès, ni le sein d'Abraham. En ce lieu un être, qui malgré son jeune âge a dû être un pécheur car la plaie, le chancre (vulnus, facie cancerata) qu'il porte au visage lors de la première vision et qui a disparu dans la seconde, ne peut être, selon le système chrétien, que le signe visible du péché, souffre de la soif, souffrance caractéristique des punis dans l'au-delà73. Il est sauvé grâce à la prière de quelqu'un qui est digne d'obtenir son pardon. D'abord par les liens charnels : Perpétue est sa sœur selon la chair mais aussi et surtout par ses mérites : proche martyre, elle s'est acquis le droit d'intercession pour ses proches auprès de Dieu74.
Je ne jouerai pas aux faiseurs de patronnes en un temps où l'Église catholique révise si sévèrement son calendrier hagiographique. Mais il est impressionnant que le Purgatoire balbutie dans ce texte admirable, sous les auspices d'une sainte aussi émouvante.
1 Ces extraits sont tirés du Chandogya Upanishad et sont cités et interprétés par Jean VARENNE, « Le jugement des morts dans l'Inde » in Le Jugement des morts (Sources orientales, IV), Paris, 1961, pp. 225-226.
2 Ibid. pp. 215-216. Voir aussi L. SCHERMAN, « Eine Art visionärer Höltenschilderung aus dem indischen Mittelalter. Nebst einigen Bemerkungen über die älteren Vorstellungen der Inder von einer strafenden Vergeltung nach dem Tode » in Feslchrift Konrad HOFMANN Romanische Forschungen, 5, 1890, pp. 539-582
3 Cf. J.D. C. PAVRY, The Zoroastrian doctrine of a future life, New York, 1926 J. DUCHESNE-GUILLEMIN La Religion de l'Iran ancien, Paris, 1962
4 Voir l'article « Bridge » de G.A. Frank KNIGHT dans « ERE », t. 2.
5 J. DUCHESNE-GUILLEMIN, La Religion de l'Iran ancien, p. 335.
6 J. YOYOTTE, « Le Jugement des morts dans l'Égypte ancienne » in Le Jugement des morts, p. 69.
7 E. HORNUNG, Altägyptische Höllenvorstellungen. Abhandlungen der sächsischen Akademie der Wissenschaften zu Leipzig, Philologish-historische Klasse, Bd 59 Heft 3. Berlin. 1968.
8 Ibid., pp. 9-10.
9 E.A.W BUDGE, The Egyptian Heaven and Hell, t. III, Londres, 1906, introd. p. XII, cité et traduit par C. M. EDSMAN, Le Baptême de feu, p. 73.
10 Voir, par exemple, Victor BÉRARD, Les Navigations d'Ulysse, IV, Circé et les morts, Paris, 1929, pp 281-372, qui s'attache trop à rechercher des lieux géographiques réels. Ce réalisme géographique masque parfois l'essentiel qui est la combinaison d'une structure de l'imaginaire et d'une tradition culturelle. N'a-t-on pas voulu répartir les évocations du chaud et du froid dans les visions du Purgatoire entre des auteurs méditerranéens et des auteurs nordiques ? A l'origine il y a un couple froid-chaud comme on a vu et l'origine en est probablement indo-européenne. Ce n'est pas une raison pour y voir le reflet du climat du Tibet ou du Caucase.
11 V. GOLDSCHMIDT, La Religion de Platon. Paris, 1949, en particulier le chapitre « Châtiments et récompenses », pp. 75-84.
12 A. BOULANGER, Orphée. Rapports de l'orphisme et du christianisme. Paris, 1925.
13 Ibid., p. 128.
14 PINDARE, t. I, Coll. G. Budé, Les Belles Lettres, trad. Aimé Puech, Paris, 1922, p. 45.
15 Brooks OTIS, Virgil. A Study in civilized Poetry. Oxford, 1964.
16 E. NORDEN, P. Vergilius Maro. AEneis Buch VI, 4e éd., Darmstadt, 1957, pp. 207-349. Sur les réactions chrétiennes voir P. COURCELLE, « Les Pères de l'Église devant les enfers virgiliens » in Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 22. 1955.
17 Hinc exaudiri gemitus, et saeva sonare
verbera, tam stridor ferri tractae catenae
constitit AEneas, strepituque exterritus haesit (vers 557-559).
18 Ahi quanto son diverse quelle foci
dall'infernali ! chè quivi fer canti
s'entra, e là giù per lamenti feroce (Purgatoire, XII, 112-114).
19 ... camposque nitentis
desuper ostentat... (Énéide, VI, 677-678).
20 Trad. A. Bellessort. Coll. Budé, pp. 191-192.
21 Cf. E. EBELING, Tod und Leben nach den Vorstellungen der Babylonier, Berlin-Leipzig, 1931. Sur la valeur « sacrée », ambiguë, des ténèbres chez les Grecs anciens voir Maja REEMDA SVILAR, Denn das Dunkel ist heilig. Ein Streifzug durch die Psyche der archaischen Griechen, Berne-Francfort, 1976.
22 Cf. J.-M. AYNARD, « Le Jugement des morts chez les Assyro-Babyloniens » in Le Jugement des morts (Sources orientales, IV), pp. 83-102.
23 Cf. P. DHORME, « Le Séjour des morts chez les Babyloniens et les Hébreux » in Revue biblique, 1907, pp. 59-78.
24 Les filets du shéol se retrouvent dans II Samuel, XXII, 6, Job, XVIII, 710, le thème se rencontre aussi chez les Égyptiens. Cf. M. ELIADE, Images et Symboles. Essais sur le symbolisme magico-religieux, Paris, 1952, pp. 124-152.
25 En dehors de la lecture de l'Ancien Testament j'ai consulté J. PEDERSEN, Israel, its life and culture, I-II, Londres-Copenhague, 1926, p. 460 sqq. R. MARTIN-ACHARD, De la mort à la Résurrection d'après l'Ancien Testament, Neuchâtel-Paris, 1956. N. J. TROMP, Primitive Conceptions of Death and the Other World in the Old Testament (Biblia et Orientalia, 21) Rome, 1969. Cette dernière étude éclaire l'Ancien Testament par les textes ougaritiques trouvés à Ras Shamra.
26 Cf. ZNADEE, Death as an Enemy according to Ancient Egyptian Conceptions, Leyde, 1960.
27 Et encore Job, XII, 22 ; XV, 22 ; XVII, 13 ; XVIII, 18 ; XIX, 8 ; XXVIII, 3 ; XXXVIII, 16-17.
28 Je suis cette version dans la traduction et le commentaire de François MARTIN Le Livre d'Hénoch traduit sur le texte éthiopien, Paris, 1906.
29 The Fourth Book of Ezra. The latin version. Éd. R.L. Bensly avec une introduction de M.R. James, Cambridge, 1895.
30 Si inveni gratiam coram te, domine, demonstra et hoc servo tuo, si post mortem vel nunc quando reddimns unusquisque animam suam, si conservati conservabimur in requit, donec veniant tempora illa in quibus incipies creaturam renovare aut amodo cruciamur (VII, 75).
31 ... in habitationes non ingredientur, sed vagantes errent amodo in cruciamentis, dolentes semper et tristes per septem vias (VII, 79-80).
32 Quinta via, videntes aliorum habitacula ab angelis conservari cum silentio magno (VII, 82).
33 Habitacula sanitatis et securitatis (VII, 121).
34 Septem diebus erit libertas earum ut videant septem diebus qui predicti sunt sermones, et postea conjugabuntur in habitaculis suis (VII, 199-201).
35 Quintus ordo, exultantes quomodo corruptibile effugerint nunc et futurum quomodo hereditatem possidebunt, adhuc autem videntes angustum et (labore) plenum, a quo liberati sunt, et spatiosum incipient recipere, fruniscentes et immortales (VII, 96).
36 Animarum autem superiora esse habitacula (De bono mortis, X, 44, MIGNE, Patrologie latine, t. 14, col. 560).
37 Eo quod spatium, inquit (Esdras) incipiunt recipere fruentes et immortales (Ibid., col. 562).
38 Sur l'apocalyptique judéo-chrétienne voir J. DANIÉLOU, Théologie du judéo-christianisme, I, Paris-Tournai, 1958, pp. 131-164.
39 On en possède un texte éthiopien et un texte grec. Ils ont fait l'objet d'une excellente traduction en allemand : E. HENNECKE – W. SCHNEEMELCHER Neutestamentliche Apokryphen in deutscher Ubersetzung, 3e vol., II, Tübingen, 1964, pp. 468-483.
40 A. HARNACK, « Die Petrusapokalypse in der alten abendländischen Kirche » in Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, XIII, 1895, pp. 71-73
41 Voir Apocalypsis Esdrae. Apocalypsis Sedrach. Visio Beati Esdrae, éd. O. Wahl, Leyde, 1977
42 La rédaction longue a été publiée par M. R. JAMES in Apocrypha anecdota (Texts and Studies, II, 3, 1893, p. 11-42). La plus connue des rédactions courtes, la rédaction IV, a été publiée par H. BRANDES in Visio S. Pauli : Ein Beitrag zur Visionlitteratur, mit einem deutschen und zwei lateinischen Texten, Halle, 1885. pp. 75-80. Une version en ancien français en a été publiée par P. MEYER, « La descente de saint Paul en Enfer » in Romania, XXIV (1895), 365-375. Les autres versions courtes ont été publiées par Theodore SILVERSTEIN, Visio Sancti Pauli. The History of the Apocalypse in Latin together with nine Texts, Londres, 1935, avec une remarquable introduction, fondamentale.
43 AUGUSTIN, Tractatus in Joannem, XCVIII, 8.
44 L'idée du repos sabbatique a été empruntée aux juifs chez qui elle appartenait aux croyances populaires. Cf. Israël LEVI, « Le repos sabbatique des âmes damnées », in Revue des Études juives, 1892, pp. 1 à 13. Voir aussi l'introduction de Theodore SILVERSTEIN, Visio Sancti Pauli, pp. 79-81 : « The sunday Respite ».
45 J'ai surtout lu les travaux de H.-Ch. PUECH, « La Ténèbre mystique chez le pseudo-Denys l'Aréopagite et dans la tradition patristique » (1938) repris dans En quête de la Gnose, I, Paris. 1978, pp. 119-141 et « Le Prince des Ténèbres en son royaume » in Études carmélitaines, 1948, pp 136-174 (volume consacré à Satan). Sur l'angoisse du temps de l'Enfer voir En quête de la Gnose, I, p. 247 sqq.
46 Voir J. BONSIRVEN, Eschatologie rabbinique d'après les Targums, Talmuds, Midraschs. Les éléments communs avec le Nouveau Testament, Rome, 1910.
47 J. BONSIRVEN, Textes Rabbiniques des deux premiers siècles chrétiens pour servir à l'intelligence du Nouveau Testament, Rome, 1955, pp. 272 et 524 René Gutman me signale que « le Traité talmudique, “Principes de Rabbi Nathan”, affirme que les âmes des impies errent à travers le monde, bourdonnant sans repos. Un ange se tient à une extrémité du monde tandis qu'un autre se tient à l'autre extrémité et ils jettent ensemble ces âmes en avant et en arrière. Les rabbins imaginaient un véritable Purgatoire aérien où les âmes pécheresses étaient jetées et roulées dans des tourbillons féroces qui avaient pour œuvre de les purifier et de leur permettre l'accès au ciel ».
48 Sur le contexte de ces textes rabbiniques voir le livre classique de P. VOLZ, Die Eschatologie der jūdischen Gemeinde im neutestamentlicher Zeitalter, Tübingen, 1934.
49 J'emploie ce mot a dessein et non celui de parabole, suivant en cela Pierre le Mangeur qui explique au XIIe siècle qu'il ne s'agit pas d'une parabole mais d'un exemplum
50 M. ELIADE, Traité d'histoire des religions, Paris, 1953, pp. 175-177.
51 Deux excellentes études ont analysé les commentaires patristiques et médiévaux de ce texte A. LANDGRAF, « I Cor. 3, 10-17, bei den lateinischen Vätern und in der Frühscholastik » in Biblica, 5, 1924, pp. 140-172 et J. GNILKA, Ist 1 Kor. 3, 10-13 ein Schriftzeugnis für das Fegfeuer ? Eine exugetisch-historische Untersuchung. Düsseldorf, 1955. C.-M. EDSMAN, Ignis Divinus, cité p. 19, n. 2.
52 J. KROLL, Gott und Hölle. Der Mythos vom Descensuskampfe, Leipzig-Berlin, 1932. W. BIEDER, Die Vorstellung von der Höllenfahrt Jesu Christi, Zurich. 1949.
53 S. REINACH, « De l'origine des prières pour les morts » in Revue des Études juives. 41 (1900), p. 164.
54 Orphicorum Fragmenta, éd. O. Kern, Berlin, 1922, p. 245, cité par J. NTEDIKA, L'Évocation de l'au-delà dans ta prière pour les morts. Étude de patristique et de liturgie latines (IVe-VIIIe siècles), Louvain-Paris, 1971, p. 11.
55 DIODORE DE SICILE, I, 91, cité par S. Reinach, p. 169.
56 Voir supra, p. 64.
57 Par exemple H. LECLERCQ, article « Défunts » in Dictionnaire d'Histoire et d'Archéologie ecclésiastiques, t. IV, col. 427-456 et article « Purgatoire », ibid., t. XIV/2, 1948, col. 1978-1981 F. BRACHA, De existentia Purgatorii in antiquitate christiana, Cracovie, 1946
58 Dictionnaire d'Histoire et d'Archéologie ecclésiastiques, t. XIV/2, col. 1980 1981
59 Ibid., t. IV, col. 447
60 C. MOHRMANN, Locus refrigerii in B. BOTTE – C. MOHRMANN, L'Ordinaire de ta messe. Texte critique, traduction et études, Paris-Louvain, 1953, p. 127. De C. MOHRMANN également, « Locus refrigerii, lucis et pacis » in Questions liturgiques et paroissiales, 39 (1958), pp. 196-214.
61 « Eam itaque regionem, sinum dico Abrahae, etsi non catlestem, sublimiorem tamen inferis, interim refrigerium praebere animabus iustorum, donec consummatio rerum resurrectionem omnium plenitudine mercedis expungat... »
62 « ... Temporate aliquos animarum fidelium receptaculum... »
63 « Herodis tormenta et Iohannis refrigeria ; mercedem... sive tormenti sive refrigerii (Adv. Marc., IV, 34), per sententiam aeternam tam supplicii quam refrigerii (De anima, XXXIII, 11) ; supplicia iam illic et refrigeria (De anima, LVIII, 1) ; metu aeterni supplicii et spe aeterni refrigerii (Apologeticum, XLIX, 2) ; aut cruciatui destinari aut refrigerio, utroque sempiterno. Cf. H. FINE, Die Terminologie der Jenseitsvorstellungen bis Tertullian, Bonn, 1958.
64 Trad. de J. GOUBERT et L. CRISTIANI : Les plus beaux textes sur l'au-delà, Paris, 1950, p. 183 sqq.
65 A. STUIBER, Refrigerium interim. Dit Vorstellungen vom Zwischenzustand und dit frühchristliche Grabekunst, Bonn, 1957. DE BRUYNE, « Refrigerium interim » in Rivista di archeologia cristiana. 34, 1958, pp. 87-118 et ibid., 35, 1959, pp 183-186.
66 DE BRUYNE, 1959, p. 183.
67 E. R. DODDS, Pagan and Christian in an Âge of Anxiety, Cambridge, 1965.
68 Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis, éd. C. van Beek, Nimègue. 1936. L'article de F. J. DOLGER, « Antike Parallelen zum leidenden Dinocrates in der Passio Perpetuae » in Antike und Christentum, 2, 19301, 19742, pp. 1-40, tout en soulignant un climat général autour de ce texte, n'apporte pas grand-chose à sa signification qui reste profondément originale. E. R. DODDS. Pagan and Christian in an Âge of Anxiety, pp. 47-53, donne un commentaire intéressant de la Passio Perpetuae, mais dans une perspecttive tout autre que celle de la préfiguration du Purgatoire.
69 Éd. Van Beek. p. 20.
70 Ibid., p. 22
71 L. VOUAUX, Les Apocryphes du Nouveau Testament. Les Actes de Paul et ses lettres apocryphes, Paris, 1913.
72 Enimvero et pro anima eius orat, et refrigerium interim adpostulat ei (De monogamia, x, 4).
73 Sur « la soif du mort » voir Mircea ELIADE, Traité d'Histoire des religions, Paris, 1953, pp. 175-177. Je ne crois pas à une corrélation « climatique » entre soif et feu d'une part, et les conceptions « asiatiques » de l'Enfer et « température diminuée » (froid, gelée, marais glacés, etc.) et les conceptions « nordiques » d'autre part. E. R. DODDS (Pagan and Christian in an Âge of Anxiety, pp. 47-53) indique à juste titre que la piscine de la Passion de Perpétue évoque le baptême. Le problème de savoir si Dinocrate était ou non baptisé a intéressé les auteurs chrétiens anciens, notamment saint Augustin.
74 H.-I. MARROU, citant P. A. FÉVRIER (« Le culte des martyrs en Afrique et ses plus anciens monuments », in Corsi di cultura sull' arte ravennate e bizantina, Ravenne, 1970. p. 199), a attiré l'attention peu avant sa mort, sur une inscription africaine intéressante pour la notion de refrigerium : « Un détail curieux – et nouveau – est apporté par les tombes de Tipasa : c'est la présence de ces citernes et puits et l'importance accordée à l'eau. Elle n'apparaît pas seulement comme un des éléments du repas, mais répandue sur la tombe, on peut se demander si elle n'est pas nécessaire au refrigerium dont parlent les textes. On sait en effet qu'à partir de son acception première, ce terme de refrigerium est une des images les plus prégnantes qui aient servi aux Anciens, païens d'abord puis chrétiens (Actes, III, 20), pour évoquer le bonheur d'outre-tombe. Le mot, par extension, a désigné ce repas funéraire qu'un symbolisme plus ou moins direct mettait en relation avec ce bonheur espéré. En présence d'un monument comme le nôtre, il est permis d'imaginer qu'une couche d'eau répandue au-dessus d'un décor d'animaux marins permettait de réaliser en quelque sorte concrètement cette notion de “rafraîchissement”, refrigerium, lié au banquet funéraire. » (« Une inscription chrétienne de Tipasa et le refrigerium » in Antiquités africaines, t. 14, 1979, p. 269).