2

LES PÈRES DU PURGATOIRE

À ALEXANDRIE : DEUX « FONDATEURS » GRECS DU PURGATOIRE

 

La véritable histoire du Purgatoire commence par un paradoxe, un double paradoxe.

Ceux qu'on a nommés à juste titre les « fondateurs » de la doctrine du Purgatoire sont des théologiens grecs. Or si leurs conceptions ont eu du retentissement dans le christianisme grec, celui-ci n'est pas parvenu à la notion de Purgatoire à proprement parler et le Purgatoire a même été, au Moyen Âge, une des principales pommes de discorde entre chrétiens grecs et chrétiens latins. De plus la théorie dont sort l'ébauche de Purgatoire que ces théologiens grecs ont élaborée est franchement hérétique aux yeux du christianisme non seulement latin mais grec. La doctrine du Purgatoire débute ainsi sur une ironie de l'histoire.

Je ne m'occuperai pas dans ce livre des conceptions grecques de l'au-delà sauf pour les voir s'opposer aux vues des Latins sur le Purgatoire en 1274 au deuxième concile de Lyon, puis, hors des limites chronologiques de cette étude, au concile de Florence en 1438-1439. La divergence entre les deux Églises, entre les deux mondes, amorcée dès l'Antiquité tardive fait de l'histoire du Purgatoire une affaire occidentale et latine. Mais il importe, au début de la genèse du Purgatoire, de caractériser les deux « inventeurs » grecs du Purgatoire, Clément d'Alexandrie (mort avant 215) et Origène (mort en 253/254). Les deux plus grands représentants de la théologie chrétienne à Alexandrie, à un moment où le grand port est « le pôle de la culture chrétienne » (H.-I. Marrou), et, en particulier, le creuset d'une certaine fusion entre hellénisme et christianisme.

Les fondements de leur doctrine viennent d'une part de l'héritage de certains courants philosophiques et religieux grecs païens et, de l'autre, d'une réflexion originale sur la Bible et l'eschatologie judéo-chrétienne1. A la Grèce antique les deux théologiens devaient l'idée que les châtiments infligés par les dieux ne sont pas des punitions mais des moyens d'éducation et de salut, un processus de purification. Pour Platon le châtiment est un bienfait des dieux2. Clément et Origène en tirent l'idée que « punir » et « éduquer » sont synonymes3 et que tout châtiment de Dieu sert au salut de l'homme4.

L'idée platonicienne a été vulgarisée par l'orphisme et véhiculée par le pythagorisme, et on retrouve l'idée des peines infernales comme purification au quatrième livre de l'Énéide de Virgile (Vers 741-742, 745-747) :

 

... D'autres au fond d'un vaste abîme

Lavent leur souillure ; d'autres s'épurent dans le feu.

...

Ce n'est qu'après de longs jours que le cours des temps enfin révolus

a effacé les anciennes flétrissures et laisse rendu à sa pureté

le principe éthéré de l'âme...5.

 

De la Bible, Clément et Origène retiennent, dans l'Ancien Testament, le feu comme instrument divin, et dans le Nouveau la conception évangélique du baptême par le feu et l'idée paulinienne d'une épreuve de purification après la mort.

La première conception vient d'interprétations de textes vétéro-testamentaires souvent très sollicités. La vision platonicienne qu'ont du christianisme Clément et Origène les amène à des positions rassurantes. Pour Clément, par exemple, Dieu ne peut pas être vindicatif : « Dieu n'exerce pas de vengeance, car la vengeance c'est rendre le mal pour le mal, or il ne châtie qu'en vue du bien » (Stromata, VII, 26). Cette conception conduit les deux théologiens à interpréter dans un sens lénitif les passages de l'Ancien Testament où Dieu se sert explicitement du feu comme instrument de sa colère. Par exemple lorsqu'il fait dévorer par le feu les fils d'Aaron : « les fils d'Aaron, Nadab et Abihu, prirent chacun leur encensoir. Ils y mirent du feu sur lequel ils posèrent de l'encens, et ils présentèrent devant Yahvé un feu irrégulier qu'il ne leur avait pas prescrit. De devant Yahvé jaillit alors une flamme qui les dévora, et ils périrent en présence de Yahvé » (Lévitique, x, 1-2). Ou encore ce passage du Deutéronome, XXXII, 22 : « Oui, un feu a jailli de ma colère, il brûlera jusqu'aux profondeurs du shéol ; il dévorera la terre et ce qu'elle produit... » Or, notamment dans son Commentaire sur le Lévitique, Origène voit dans ces textes l'image de la sollicitude de Dieu qui châtie l'homme pour son bien. De même Origène interprète les passages de l'Ancien Testament où Dieu se présente lui-même comme un feu non comme des expressions d'un Dieu de colère mais comme d'un Dieu qui se fait lui-même purificateur en dévorant et consumant. Ainsi dans l'homélie XVI de son Commentaire sur Jérémie où il commente Jérémie, XV, 14 : « car ma fureur a allumé un feu qui va brûler sur vous » ou dans son traité Contre Celse, IV, 13.

La seconde conception est issue d'une réflexion sur le texte de Luc, III, 16 concernant la prédication de Jean-Baptiste : « Jean prit la parole et leur dit à tous : “Pour moi, je vous baptise avec de l'eau mais vient le plus fort que moi... ; lui vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu.” » Ce qu'Origène (dans l'homélie XXIV de son Commentaire sur Luc) commente ainsi : « De même que Jean près du Jourdain parmi ceux qui venaient se faire baptiser accueillait les uns, ceux qui confessaient leurs vices et leurs péchés, et chassait les autres en leur disant : “Engeance de vipères, etc.”, de même le seigneur Jésus-Christ se tiendra dans le fleuve de feu (in igneo flumine) près d'une lance de feu (flammea rompea) pour que tous ceux qui après la mort doivent aller au paradis mais manquent de purgation (purgatione indiget) il les baptise dans ce fleuve et les fasse passer dans les lieux désirés, mais ceux qui n'auront pas le signe des premiers baptêmes, il ne les baptisera pas dans le bain de feu. Il faut en effet avoir été d'abord baptisé dans l'eau et l'esprit pour que, lorsqu'on parvient au fleuve de feu, on puisse montrer qu'on a conservé les signes des bains d'eau et d'esprit et qu'on mérite alors de recevoir le baptême de feu en Jésus-Christ. »

Enfin Origène commente ainsi, dans sa troisième homélie sur le Psaume XXXVI qui évoque le sort de l'impie, victime de la colère de Dieu, et celui du juste, bénéficiaire de sa protection, le passage de l'épître de Paul aux Corinthiens où celui-ci évoque la purification finale par le feu : « Je pense que nous devons tous nécessairement venir à ce feu. Que nous soyons Paul ou Pierre nous venons à ce feu... comme devant la mer Rouge si nous sommes les Égyptiens nous serons engloutis dans ce fleuve ou ce lac de feu car on aura trouvé en nous des péchés... ou bien nous entrerons aussi dans le fleuve de feu mais de même que pour les Hébreux l'eau forma un mur à droite et à gauche, de même le feu formera un mur pour nous... et nous suivrons la colonne de feu et la colonne de fumée. »

Clément d'Alexandrie est le premier à distinguer deux catégories de pécheurs et deux catégories de châtiments dans cette vie et dans la vie future. Dans cette vie pour les pécheurs amendables le châtiment est « éducatif » (διδασκαλικός), pour les incorrigibles il est « punitif » (κολαστικός)6. Dans l'autre il y aura deux feux, pour les incorrigibles un feu « dévorant et consumant », pour les autres un feu qui « sanctifie », qui ne « consume pas comme le feu de la forge » mais un feu « prudent », « intelligent » (φρόνιμον) « qui pénètre l'âme qui passe à travers7 ».

Les conceptions d'Origène sont plus précises et vont plus loin. Pour lui, comme on l'a vu, tous les hommes doivent passer par le feu, même les justes car il n'y a pas d'homme absolument pur. Par le seul fait de son union avec le corps toute âme est souillée. Dans la VIIIe homélie de son Commentaire sur le Lévitique, Origène s'appuie sur un verset du livre de Job, XIV, 4 : « Mais qui donc extraira le pur de l'impur ? » Mais pour les justes ce passage par le feu est un baptême. 11 fait fondre et transforme le plomb qui appesantissait l'âme en or pur8.

Pour Origène comme pour Clément, il y a deux sortes de pécheurs ou plus exactement il y a les justes qui ne sont chargés que des souillures inhérentes à la nature humaine (ρὺπος que l'on traduira en latin par sordes) et les pécheurs proprement dits alourdis par des péchés en principe mortels ρὸς θάνατον ὰμαρτία, ou peccata en latin).

La conception particulière d'Origène – et qui fait de lui un hérétique – c'est qu'il n'y a pas de pécheur si mauvais, si invétéré, si incorrigible en principe qui finalement ne se purifie pas complètement et n'aille en paradis. L'enfer est lui aussi temporaire. Comme l'a bien dit G. Anrich : « Origène conçoit l'Enfer lui-même comme un Purgatoire. » Origène pousse en effet à la limite la théorie de la purification, κάθαρσις, qui lui vient de Platon, des orphiques et des pythagoriciens. Comme il ne peut admettre l'idée païenne grecque de métempsycose, de réincarnations successives, trop incompatible avec le christianisme, il croit à une variante qu'il estime pouvoir être chrétienne de cette théorie, la notion d'un progrès continu, d'un perfectionnement ininterrompu de l'âme après la mort qui lui permet, si pécheresse qu'elle ait pu être au départ, de retourner à la contemplation éternelle de Dieu : c'est l'apocatastase (ποκατάστασις).

Aux deux catégories de défunts, aux pécheurs simplement souillés et aux pécheurs proprement dits s'appliquent deux types différents de feux purificateurs. Pour les premiers, c'est l'esprit de jugement, qu'ils ne font que traverser et qui ne dure qu'un instant. Les seconds en revanche demeurent plus ou moins longtemps dans l'esprit de combustion. Ce châtiment est très pénible mais il n'est pas incompatible avec l'optimisme d'Origène car plus un châtiment est sévère mieux le salut est assuré, il y a chez Origène un sentiment de la valeur rédemptrice de la souffrance que le Moyen Âge ne retrouvera qu'à la fin, au XVe siècle.

Pour Clément d'Alexandrie le feu « intelligent » qui traverse l'âme des pécheurs rachetables n'est pas, comme l'a bien vu A. Michel, un feu matériel, mais il n'est pas non plus un feu « métaphorique », c'est un feu « spirituel » (Stromata, VII, 6 et V, 14). On a voulu opposer chez Origène le feu de jugement traversé par les âmes simplement souillées qui serait un feu réel au feu de combustion que souffriraient les pécheurs et qui, lui, serait un feu « métaphorique » puisque les pécheurs qui doivent être finalement sauvés ne peuvent être consumés par lui. Les textes invoqués (De principiis, II, 10 : Contre Celse, IV, 13, VI, 71, etc.) ne paraissent pas justifier cette interprétation. Dans les deux cas il s'agit d'un feu purificateur qui, sans être matériel, n'est pas métaphorique ; il est réel mais spirituel, subtil. Quand ont lieu ces purifications par le feu ? Origène est très clair là-dessus : après la résurrection, au moment du Jugement dernier9. Ce feu n'est en définitive que le feu de la fin du monde, venu des vieilles croyances indo-européennes, iraniennes et égyptiennes et que les stoïciens avaient reprises avec la notion d'έκπύρωσις.

Dans l'apocalyptique juive le texte le plus significatif sur le feu de la fin du Monde était la Vision de l'Ancien dans le Songe de Daniel (VII, 9-12) :

 

Son trône était flammes de feu

aux roues de feu ardent.

Un fleuve de feu coulait,

issu de devant lui

.....

la bête fut tuée, son corps détruit et livré à la flamme du feu.

 

Mais Origène a des conceptions très personnelles du temps eschatologique de la fin du monde. D'une part il pense que les justes, traversant instantanément le feu, gagneront le paradis dès le huitième jour, le jour du jugement en revanche le feu des pécheurs les brûlera au-delà du dernier jour, et éventuellement pendant les siècles des siècles – ce qui ne signifie pas l'éternité, puisque tous iront, tôt ou tard, au Paradis, mais une longue suite de périodes (In Lucam, homélie 24). Ailleurs Origène précise, selon une curieuse arithmétique que, de même que la vie du monde actuel dure une semaine avant le huitième jour, de même la purification des pécheurs dans le feu de combustion durera une ou deux semaines, c'est-à-dire très longtemps, et ce ne sera qu'au commencement de la troisième semaine qu'ils seront purifiés (VIIIe homélie du Commentaire sur le Lévitique). Ce calcul reste symbolique alors que, comme on verra, au XIIIe siècle les calculs concernant le purgatoire porteront sur des durées réelles. Mais un comput du Purgatoire s'ébauche déjà.

Sur le sort des morts, des âmes, entre la mort individuelle et le Jugement dernier, Origène reste très vague. Il assure que les justes vont dès leur mort au Paradis mais ce paradis est différent du véritable Paradis de délices où l'âme ne parviendra qu'après le Jugement dernier et l'épreuve – courte ou longue – du feu10. Il est comparable au sein d'Abraham bien que, si je ne me trompe, Origène ne fasse jamais allusion à celui-ci. En revanche Origène ne parle pas du sort des pécheurs dans l'entre-deux, de la mort individuelle au jugement final. C'est que, comme beaucoup de ses contemporains, mais plus encore sans doute que la plupart d'entre eux, Origène croit à l'imminence de la fin du monde : « La consommation du monde par le feu est imminente... la terre et tous les éléments vont être consumés dans l'ardeur du feu en la fin de ce siècle » (VIe homélie du Commentaire sur la Genèse, PG, 12, 191). Et encore : « Le Christ est venu dans les derniers temps, alors que la fin du monde était déjà proche » (De principiis, III, 5,6). Le temps intermédiaire entre la mort individuelle et le jugement final, entre aujourd'hui et la fin du monde est tellement bref qu'il ne vaut pas la peine d'y penser. L'épreuve du feu « est comme une épreuve qui nous attend au sortir de la vie » (cf. In Lucam, homélie 24).

Ainsi le futur Purgatoire, entrevu par Origène, s'évanouit, coincé entre son eschatologie et sa conception d'un enfer temporaire. L'idée pourtant, précise, d'une purification dans l'au-delà, après la mort, est exprimée pour la première fois. La distinction entre péchés légers et péchés mortels est apparue. Il y a même l'ébauche de trois catégories : les justes qui ne font que traverser le feu de jugement et vont directement en paradis, les pécheurs légers qui ne font qu'un séjour dans le feu de combustion, les pécheurs « mortels » qui y restent très longtemps. En fait Origène développe la métaphore de I Corinthiens, III, 10-15. Des matériaux cités par saint Paul il fait deux catégories : l'or, l'argent, les pierres précieuses pour les justes, le bois, le foin, la paille pour les pécheurs « légers ». Il y a ajouté une troisième catégorie : le fer, le plomb, l'airain pour les pécheurs « lourds ».

Une arithmétique de la purgation dans l'au-delà est aussi ébauchée. Un lien étroit entre la pénitence et le sort dans l'au-delà était souligné : pour Clément d'Alexandrie la catégorie des pécheurs corrigibles était constituée par les pécheurs qui s'étaient repentis, s'étaient réconciliés avec Dieu au moment de mourir mais qui n'avaient pas eu le temps de faire pénitence. Pour Origène l'apocatastase au fond est un processus positif et progressif de pénitence11.

Mais à la conception d'un vrai Purgatoire il manque plusieurs éléments essentiels. Le temps du Purgatoire est mal défini puisqu'il se confond avec le temps du Jugement dernier, confusion si peu satisfaisante qu'Origène doit à la fois concentrer et dilater la fin du monde, et la rapprocher à l'extrême. Aucun purgatoire n'est distingué de l'Enfer et le caractère temporaire, provisoire qui fera son originalité n'est pas dégagé. Seuls les morts, avec leur bagage plus ou moins léger ou lourd de fautes, et Dieu dans sa bienveillance de juge salutaire ont une responsabilité dans cette purification après la mort. Les vivants n'y interviennent pas. Enfin, il n'y a pas de lieu purgatoire. Et en faisant du feu purificateur un feu non seulement « spirituel » mais « invisible » Origène bloquait l'imaginaire du Purgatoire.

 

LE CHRISTIANISME LATIN : DÉVELOPPEMENTS ET INDECISIONS DE L'AU-DELÀ

 

Il faut attendre l'extrême fin du IVe, et le début du Ve siècle pour qu'avec saint Augustin, et chez les chrétiens latins donc cette fois, la préhistoire du Purgatoire s'enrichisse de façon décisive.

On a crédité saint Cyprien, au milieu du IIIe siècle, d'un apport important à la doctrine du futur Purgatoire. Dans sa Lettre à Antonien, il établit une distinction entre deux sortes de chrétiens : « Autre chose est attendre le pardon, autre chose parvenir à la gloire ; autre chose être envoyé en prison (in carcere) pour n'en sortir qu'après la dernière obole payée, autre chose de recevoir immédiatement la récompense de la foi et de la vertu ; autre chose être débarrassé et purifié de ses péchés par une longue souffrance dans le feu et autre chose avoir effacé toutes ses fautes par le martyre ; autre chose enfin être suspendu au jour du jugement à la sentence du Seigneur et autre chose être immédiatement couronné par lui12. » On a écrit : « Cette souffrance purificatrice, ce feu d'outre-tombe, ne peuvent être que le Purgatoire. Sans parvenir à la netteté d'expression qu'on trouvera dans les âges suivants, Cyprien est déjà en progrès sur Tertullien13. » Cette interprétation est représentative d'une conception évolutionniste du Purgatoire qui voit dans la doctrine du christianisme une marche lente, mais sûre, vers l'explication d'une croyance qui aurait dès l'origine existé en germe dans le dogme chrétien. Rien ne me paraît moins conforme à la réalité historique. Face à des accès de millénarisme, de croyance en une apocalypse foudroyante qui sauverait ou détruirait plus ou moins arbitrairement, l'Église, en fonction des conditions historiques, de la structure de la société et d'une tradition qu'elle transformait peu à peu en orthodoxie, a mis en place un certain nombre d'éléments qui ont, au XIIe siècle, abouti à un système de l'au-delà dont le Purgatoire a été une pièce maîtresse, mais qui pouvait très bien avorter, qui a connu des accélérations, au début du Ve siècle, entre la fin du VIe et le début du VIIIe siècle, au XIIe siècle enfin, mais avec de longues stagnations qui auraient pu être définitives. J'estime pertinente l'opinion de P. Jay qui a réfuté la pseudo-doctrine du Purgatoire chez saint Cyprien. Ce dont il est question dans la lettre à Antonien, c'est d'une comparaison entre les chrétiens qui ont failli dans les persécutions (les lapsi et les apostats) et les martyrs. Il ne s'agit pas de « purgatoire » dans l'au-delà mais de pénitence ici-bas. La prison évoquée n'est pas celle d'un purgatoire d'ailleurs encore inexistant mais la discipline pénitentielle ecclésiastique14.

Chez les Pères et les auteurs ecclésiastiques du IVe siècle qui, malgré leur diversité, constituent un ensemble assez cohérent, au moment où le christianisme cesse d'être persécuté puis devient religion officielle dans le monde romain, la réflexion sur le sort des hommes après la mort se développe surtout à partir du songe de Daniel (VII, 9, 1), du texte paulinien de I Corinthiens, III, 10-15, plus rarement de la conception origénienne du feu purificateur ou du refrigerium de Tertullien. Les vues d'Origène influencent notamment la partie chrétienne des Oracles sybillins qui leur assureront une certaine postérité.

Lactance (mort après 317) pense que tous les morts, y compris les justes, subiront l'épreuve du feu, mais il place cette épreuve au moment du Jugement dernier : « Lorsque Dieu examinera les justes, il le fera aussi au moyen du feu. Ceux chez qui les péchés auront prévalu par leur poids ou leur nombre seront enveloppés par le feu et purifiés, ceux au contraire qu'une justice parfaite ou la maturité de la vertu aura mis à point ne sentiront pas cette flamme, ils ont en effet en eux quelque chose qui repousse et rejette ce feu » (Institutiones, VII, 21, PL, VI, 800).

Hilaire de Poitiers (mort en 367), Ambroise (mort en 397), Jérôme (mort en 419/420), l'inconnu appelé Ambrosiaster qui a vécu dans la seconde moitié du IVe siècle ont sur le sort des hommes après la mort des idées qui se placent dans la ligne d'Origène.

Pour Hilaire de Poitiers, en attendant le Jugement dernier, les justes vont se reposer dans le sein d'Abraham tandis que les pécheurs sont tourmentés par le feu. Au jugement final les justes vont directement au paradis, les infidèles et les impies en enfer, tous les autres, l'ensemble des pécheurs, seront jugés et les pécheurs impénitents subiront de lourdes peines en enfer. Hilaire parle dans son commentaire du Psaume LIV de « la purification qui nous brûle par le feu du jugement »15, mais ce feu purifie-t-il tous les pécheurs ou seulement certains d'entre eux ? Hilaire ne donne pas de précision à ce sujet.

Saint Ambroise est plus ambigu encore tout en étant plus précis sur certains points. D'abord il pense, comme on a vu, que les âmes attendent le jugement dans des habitacles différents selon la conception du quatrième Livre d'Esdras. Ensuite il estime qu'à la résurrection les justes iront directement au paradis et les impies directement en enfer. Seuls les pécheurs seront examinés, jugés. Ils le seront à travers le passage par le feu défini comme le baptême de feu annoncé par Jean-Baptiste selon l'Évangile de Matthieu (II, 11) : « Un feu est devant les ressuscités, que tous absolument doivent traverser. C'est le baptême de feu annoncé par Jean-Baptiste, dans l'Esprit Saint et le feu, c'est le glaive ardent du chérubin qui garde le paradis et au travers duquel il faut passer : tous seront examinés par le feu ; car tous ceux qui veulent retourner au paradis doivent être éprouvés par le feu16. » Ambroise précise que même Jésus, les apôtres et les saints ne sont entrés au paradis qu'après être passés par le feu. Comment concilier cette affirmation avec celle selon laquelle les justes vont en paradis sans être jugés ? Ambroise a varié et n'avait pas d'idées très claires. Il semble aussi que pour lui il y avait trois sortes de feu. Pour les justes qui sont argent pur ce feu sera un rafraîchissement, comme une rosée qui rafraîchit (on retrouve ici l'idée de la perle, synthèse du froid et du chaud, et symbole du Christ), pour les impies, les apostats, les sacrilèges qui ne sont que plomb ce feu sera un châtiment et une torture, pour les pécheurs mélangés d'argent et de plomb ce sera un feu purificateur dont l'effet douloureux durera un temps proportionné à la lourdeur de leur faute, à la quantité de plomb qu'il faut faire fondre. Quant à la nature de ce feu, est-il « spirituel » ou « réel » ? Ambroise, quoique très influencé par Origène, a là aussi hésité et varié. En définitive Ambroise, encore plus paulinien qu'origénien, pense que tous les pécheurs seront sauvés à travers le feu parce que malgré leurs fautes ils auront eu la foi : « Et si le Seigneur sauve ses serviteurs, nous serons sauvés par la foi, mais nous le serons comme à travers le feu17 ». Mais Ambroise a affirmé clairement l'efficacité possible des prières des vivants pour le soulagement des défunts après leur mort, la valeur des suffrages pour la mitigation des peines. En particulier à propos de l'empereur Théodose avec qui il avait eu les relations mêlées que l'on sait : « Accorde, Seigneur, le repos à ton serviteur Théodose, ce repos que tu as préparé à tes saints... Je l'aimais, c'est pourquoi je veux l'accompagner au séjour de la vie : je ne le quitterai pas tant que par mes prières et mes lamentations il ne sera pas reçu là-haut, sur la montagne sainte du Seigneur, où ceux qu'il a perdus l'appellent18. »

A la mort de son frère Satyre il espère que les larmes et les prières des malheureux qu'il a secourus pendant sa vie lui vaudront le pardon de Dieu et le salut éternel19.

Ces deux évocations ambrosiennes du sort des morts dans l'au-delà sont également intéressantes pour une autre raison qu'on verra à l'œuvre dans l'histoire du Purgatoire. La vision des grands laïques – empereurs et rois – dans l'au-delà a été une arme politique de l'Église. On le verra pour Théodoric, Charles Martel, Charlemagne. Dante s'en souviendra. Quel meilleur moyen pour l'Église pour rendre dociles à ses instructions – spirirituelles ou temporelles – les souverains que d'évoquer les punitions qui les attendent dans l'au-delà en cas de désobéissance et le poids des suffrages ecclésiastiques pour leur délivrance et leur salut ? Quand on sait ce qu'ont été les relations entre Ambroise et Théodose, l'évocation de cet arrière-plan s'impose. Dans le cas de son frère Satyre, on voit se profiler un autre aspect des relations entre les vivants et les morts. Ambroise prie pour son frère : c'est le réseau familial de sauvetage dans l'au-delà. Il deviendra encore plus puissant au Moyen Âge et dans la perspective du Purgatoire. Mais Ambroise parle surtout des suffrages de ceux que Satyre a secourus. Nous voyons ici un phénomène social historique : la clientèle romaine, transposée sur le plan chrétien. D'autres solidarités, aristocratiques, monastiques, laïco-monastiques, confraternelles, prendront, au temps du Purgatoire, le relais de cette assistance réciproque (plus ou moins obligée) post mortem du patron par ses clients.

Enfin Ambroise, comme on verra plus loin, adhère à l'idée d'une première et d'une seconde résurrection.

Saint Jérôme, ennemi pourtant d'Origène, est, en ce qui concerne le salut, le plus origéniste. À l'exception de Satan, des négateurs de Dieu et des impies, tous les êtres mortels, tous les pécheurs seront sauvés : « De même que nous croyons que les tourments du Diable, de tous les négateurs et de tous les impies qui ont dit dans leur cœur : il n'y a pas de Dieu seront éternels ; de même en revanche nous pensons que la sentence du juge pour les pécheurs chrétiens, dont les œuvres seront éprouvées et purgées dans le feu, sera modérée et mêlée de clémence20 ». Et encore : « Celui qui de tout son esprit a mis sa foi dans le Christ, même s'il est mort en homme défaillant dans le péché, par sa foi a la vie éternelle21. »

L'Ambrosiaster, s'il n'apporte pas grand-chose de nouveau par rapport à Ambroise, a ceci de particulier et d'important qu'il est l'auteur de la première véritable exégèse du texte paulinien de I Corinthiens, III, 10-1 5. À ce titre il a eu une grande influence sur les commentateurs médiévaux de ce texte essentiel pour la genèse du Purgatoire, en particulier sur les premiers scolastiques du XIIe siècle. Comme Hilaire et Ambroise il distingue trois catégories : les saints et les justes qui iront directement au paradis à la résurrection, les impies, apostats, infidèles, athées qui iront directement dans les tourments du feu de l'enfer et les simples chrétiens qui, quoique pécheurs, après avoir été purifiés un certain temps par le feu et avoir payé leur dette, iront au paradis parce qu'ils ont eu la foi. Commentant saint Paul il écrit : « Il [Paul] a dit : “mais comme à travers le feu”, parce que ce salut n'existe pas sans peine ; car il n'a pas dit : “Il sera sauvé par le feu” mais quand il dit : “mais comme à travers le feu” il veut montrer que ce salut est à venir, mais qu'il doit souffrir les peines du feu ; pour que purgé par le feu, il soit sauvé et non, comme les infidèles (perfidi), tourmenté pour toujours par le feu éternel ; si pour une partie de son œuvre il a quelque valeur, c'est parce qu'il a cru dans le Christ22. »

Paulin de Nole (mort en 431) parle lui aussi dans une lettre du feu savant, intelligent (sapiens) par lequel nous passerons pour être examinés et qui vient d'Origène. Dans une formule synthétique où se retrouvent le chaud et le froid, le feu et l'eau, et la notion de refrigerium il écrit : « Nous sommes passés à travers le feu et l'eau et il nous a conduits dans le rafraîchissement23. » Dans un poème il évoque encore « le feu examinateur » (ignis arbiter) qui courra par tout l'œuvre de chacun, « la flamme qui ne brûlera pas, mais éprouvera », la récompense éternelle, la combustion de la mauvaise part et le salut de l'homme qui, le corps consumé, échappera au feu pour s'envoler vers la vie éternelle24...

 

LE VRAI PÈRE DU PURGATOIRE : AUGUSTIN

 

Il appartenait à Augustin qui a marqué d'une empreinte si profonde le christianisme et qui a été probablement la plus grande « autorité » du Moyen Âge d'apporter au dossier du futur Purgatoire des éléments capitaux.

Dans son excellente étude sur l'Évolution de la doctrine du Purgatoire chez saint Augustin (1966) Joseph Ntedika a recensé l'ensemble des nombreux textes augustiniens qui forment le dossier du problème. Il a dégagé, le plus souvent avec bonheur, la place d'Augustin dans la préhistoire du Purgatoire et il a montré le fait essentiel : la position d'Augustin a non seulement évolué, ce qui est normal, mais elle a considérablement changé à partir d'un moment que Ntedika situe en 413 et dont il attribue la cause à la lutte contre des laxistes de l'au-delà, les « miséricordieux » (misericordes), dans laquelle Augustin s'engage passionnément à partir de cette date. Je me contenterai de citer, de situer et de commenter les principaux textes augustiniens concernant le prépurgatoire. Je le ferai dans une double perspective : l'ensemble de la pensée et de l'action augustiniennes, la genèse du Purgatoire dans la longue durée.

Je veux, d'entrée de jeu, souligner un paradoxe. On a insisté à juste titre sur l'importance considérable de saint Augustin pour la formation de la doctrine du Purgatoire. Cela n'est pas seulement vrai du point de vue des historiens et des théologiens modernes reconstituant l'histoire du Purgatoire, mais aussi des clercs du Moyen Âge qui ont mis au point le Purgatoire. Et pourtant il me semble évident que cette question n'a pas passionné Augustin et que s'il y a fait si souvent allusion c'est qu'elle intéressait en revanche beaucoup de ses contemporains et que, bien que marginalement, elle touchait – j'allais dire elle empoisonnait à ses yeux – des problèmes qui, eux, étaient pour lui fondamentaux : la foi et les œuvres, la place de l'homme dans le plan divin, les rapports entre les vivants et les morts, le souci de l'ordre dans une série étagée de sens, de l'ordre social terrestre à l'ordre surnaturel, la distinction entre l'essentiel et l'accessoire, l'effort nécessaire de l'homme vers le progrès spirituel et le salut éternel.

Les indécisions d'Augustin me semblent venir en partie de ce relatif inintérêt pour le sort des hommes entre la mort et le jugement final. Elles s'expliquent aussi par des raisons plus profondes.

Les plus importantes sont celles qui tiennent à l'époque. La société romaine devait faire face aux énormes problèmes de la grande crise du monde romain, du défi des barbares, de la mise en place d'une nouvelle idéologie dominante dont la grande affirmation concernant l'au-delà était la résurrection et le choix à faire entre la damnation et le salut éternels. Tout imprégnée de millénarisme et pensant plus ou moins confusément que le Jugement dernier était pour le lendemain, cette société était peu portée à s'appesantir sur le raffinement de pensée que suppose la réflexion sur l'entre-deux entre la mort et l'éternité. Certes pour ces hommes et ces femmes de l'Antiquité tardive, dont l'espérance en l'au-delà était fondée, ce me semble – car il en a toujours été ainsi, et Paul Veyne l'a bien montré pour l'évergétisme antique –, moins sur l'idée confuse de salut que sur celle d'une compensation dans une autre vie des injustices d'ici-bas, ces revendications d'équité pouvaient se trouver satisfaites par la sophistication de justice apportée par une rédemption après la mort. Mais c'était un luxe. C'est parce qu'au XIIe siècle la société aura changé de telle sorte que ce luxe sera devenu nécessité, que le Purgatoire pourra naître.

Mais d'autres raisons personnelles à Augustin me semblent aussi l'avoir incité à exprimer son incertitude sur certains aspects de ce problème alors marginal. Elles apparaîtront dans les textes que je vais citer.

C'est d'abord la constatation des imprécisions, voire des contradictions des textes scripturaires à ce sujet. Augustin est un admirable exégète mais il n'occulte pas les obscurités, les difficultés du Livre. On n'a pas assez remarqué que lorsque Abélard, au XIIe siècle, dans le Sic et Non, emploie une méthode jugée révolutionnaire, il ne fait que retourner à Augustin. En tant que prêtre, évêque, intellectuel chrétien, Augustin est persuadé que le fondement (ce mot qui lui plaît tant et qu'il trouvera dans 1 Corinthiens III, 10-15) de la religion, de l'enseignement qu'il doit donner, c'est l'Écriture. Là où celle-ci n'est pas claire, tout en essayant d'y apporter (c'est aussi une de ses tendances profondes) le maximum de clarté, il faut reconnaître qu'on ne peut rien affirmer de précis. D'autant moins – c'est sa seconde motivation – qu'il faut, dans une question touchant au salut, respecter le secret, le mystère qui entoure certains aspects, ou mieux encore laisser à Dieu le soin de prendre des décisions à l'intérieur d'un cadre dont il a indiqué les grandes lignes par la Bible et l'enseignement de Jésus, mais où il s'est réservé – en dehors même du miracle – un espace de libre décision.

L'importance d'Augustin, ici, vient d'abord de son vocabulaire qui s'imposera longtemps au Moyen Âge. Trois mots sont essentiels : les adjectifs purgatorius, temporarius ou temporalis et transitorius. Purgatorius, que je préfère traduire par purgatoire (adjectif) plutôt que purificateur, trop précis pour la pensée d'Augustin, se trouve accolé à poenae purgatoriae : les peines purgatoires (Cité de Dieu, XXI, XIII et XVI) tormenta purgatoria, tourments purgatoires (Cité de Dieu, XXI, XVI) et surtout ignis purgatorius : feu purgatoire (Enchiridion, 69)25. Temporarius se rencontre par exemple dans l'expression poenae temporariae, peines temporaires, opposées à poenae sempiternae, peines éternelles (Cité de Dieu, XXI, XIII). Poenae temporales se trouve dans l'édition d'Érasme de la Cité de Dieu (XXI, XXIV)26.

 

LA MORT DE MONIQUE : PRIEZ POUR ELLE

 

Augustin a d'abord affirmé l'efficacité des suffrages pour les morts. 11 l'a fait pour la première fois dans un moment d'émotion, dans la prière qu'il écrivit en 397-398 dans les Confessions(IX,XIII, 34-37) après la mort de sa mère Monique.

 

Quant à moi, le cœur enfin guéri de cette blessure où l'on pouvait blâmer une faiblesse de la chair, je répands devant toi, ô notre Dieu, pour celle qui fut ta servante, des larmes d'un tout autre genre ; elles coulent d'un esprit fortement ébranlé au spectacle des dangers de toute âme qui meurt en Adam.

Sans doute, une fois vivifiée dans le Christ, même avant d'être délivrée des liens de la chair, elle a vécu de manière à faire louer ton nom dans sa foi et sa conduite ; et pourtant, je n'ose dire qu'à partir du moment où tu la régénéras par le baptême, aucune parole contraire à ton précepte n'est sortie de sa bouche. Or, il a été dit par la Vérité, par ton fils : « Si quelqu'un dit à son frère “fou”, il sera passible de la géhenne du feu. »

Malheur à la vie de l'homme, fût-elle louable, si pour la passer au crible tu mets de côté ta miséricorde ! Mais, parce que tu ne recherches pas les fautes avec acharnement, c'est avec confiance que nous espérons une place auprès de toi. Quiconque d'ailleurs t'énumère ses vrais mérites, que t'énumère-t-il sinon tes propres dons ? Oh ! s'ils se reconnaissent hommes, les hommes ! et si celui qui se glorifie, se glorifiait dans le Seigneur !

Pour moi donc, ô ma louange et ma vie, ô Dieu de mon cœur, laissant un instant de côté ses bonnes actions, pour lesquelles je te rends grâce dans la joie, maintenant c'est pour les péchés de ma mère que je t'implore.

Exauce-moi par celui qui fut le remède de nos blessures suspendu au bois, et qui, siègeant à ta droite, t'interpelle pour nous !

Je sais qu'elle a pratiqué la miséricorde, et de tout cœur remis leurs dettes à ses débiteurs. Remets-lui toi aussi ses dettes, si elle-même en a contracté durant tant d'années après l'ablution du salut ! Remets, Seigneur, remets-les, je t'en supplie ! N'entre pas en justice avec elle ! Que la miséricorde passe par-dessus la justice, puisque tes paroles sont vraies et que tu as promis la miséricorde aux miséricordieux ! S'ils le furent, c'est à Toi qu'ils l'ont dû, toi qui auras pitié de qui tu voudras avoir pitié, et qui accorderas miséricorde à qui tu voudras faire miséricorde.

Mais, je le crois, tu auras déjà fait ce que je te demande. Pourtant, ces vaux spontanés de ma bouche, agrée-les, Seigneur ! Et, de fait, à l'approche du jour de sa délivrance, elle n'eut point la pensée de faire envelopper somptueusement son corps ou de le faire embaumer dans les aromates, ni le désir d'un monument de choix, ni le souci d'un tombeau dans sa patrie. Non, ce n'est pas cela qu'elle nous recommanda mais seulement de faire mémoire d'elle à ton autel ; ce fut son désir. Car, sans manquer un seul jour, elle avait servi cet autel, sachant que là se distribue la victime sainte qui a aboli l'arrêt porté contre nous et triomphé de l'ennemi, celui qui suppute nos fautes en cherchant de quoi nous inculper, mais ne trouve rien en Celui en qui nous sommes vainqueurs. Qui lui reversera à son compte son sang innocent ? Le prix dont il nous acheta, qui le lui remboursera pour nous enlever à lui ?

A ce mystère du prix de notre rachat, ta servante attacha son âme par le lien de la foi. Que personne ne l'arrache à ta protection ! Que ne s'interpose ni par violence ni par ruse le Lion et Dragon ! Car elle ne répondra pas qu'elle ne doit rien, de peur que l'accusateur captieux ne la confonde et ne l'obtienne : mais elle répondra que ses dettes lui ont été remises par Celui à qui personne ne restituera ce qu'à notre place il a restitué sans en avoir la dette.

Qu'elle soit donc dans la paix avec son mari : avant lui personne, après lui personne ne l'eut comme épouse ; elle l'a servi en t'offrant le fruit de sa patience, afin de le gagner à toi, lui aussi !

Et puis inspire, mon Seigneur, mon Dieu, inspire à tes serviteurs mes frères, à tes fils mes seigneurs, au service de qui je mets et mon cœur et ma voix et mes écrits, à tous ceux d'entre eux qui liront ces lignes, de se souvenir à ton autel de Monique ta servante, et de Patrice qui fut son époux, ceux par la chair de qui tu m'as introduit dans cette vie, sans que je sache comment. Que dans un sentiment de piété ils se souviennent d'eux, mes parents dans cette lumière passagère, mes frères en toi notre Père et dans l'Église catholique notre Mère, mes concitoyens dans la Jérusalem éternelle vers laquelle soupire ton peuple en pérégrination, depuis le départ jusqu'à la rentrée ! De la sorte, le vœu suprême qu'elle m'adressa sera plus abondamment rempli par les prières d'un grand nombre, grâce à ces confessions, que par mes seules prières.

 

Ce texte admirable n'est pas un exposé doctrinal, mais on peut en tirer quelques données importantes pour l'efficacité des suffrages pour les morts.

La décision de mettre ou non Monique au Paradis, dans la Jérusalem éternelle, n'appartient qu'à Dieu. Augustin est malgré tout convaincu que ses prières peuvent toucher Dieu et influer sur sa décision. Mais le jugement de Dieu ne sera pas arbitraire et sa propre prière n'est ni absurde ni absolument téméraire. C'est parce que Monique a, malgré ses péchés – car tout être humain est pécheur –, mérité au cours de sa vie le salut, que la miséricorde de Dieu pourra s'exercer et la prière de son fils être efficace. Sans que cela soit dit, ce que l'on pressent, c'est que la miséricorde de Dieu et les suffrages des vivants peuvent hâter l'entrée des morts en Paradis, non leur en faire franchir les portes s'ils ont été trop grands pécheurs ici-bas. Ce qui n'est pas dit non plus, mais qui est vraisemblable, c'est que, comme il n'y a pas de Purgatoire (et il n'y aura dans aucun texte d'Augustin une seule phrase qui établira un lien entre les suffrages et le feu purgatoire), ce coup de pouce donné au salut des morts pécheurs mais méritants aura lieu tout de suite après la mort, ou en tout cas sans qu'il se soit écoulé un temps suffisamment long pour qu'il soit nécessaire de définir un délai et encore moins un lieu où passer cette attente.

Le mérite de Monique plaidé par Augustin est significatif : il suppose le baptême, il comprend et la foi et les œuvres. Ses bonnes actions furent, selon le précepte, la remise des dettes à ses débiteurs (et il faut sans doute entendre, pour cette riche aristocrate, la chose au sens matériel et au sens moral), la monogamie et le renoncement de cette veuve à tout remariage, et surtout la piété eucharistique. Autant d'assurances sur l'au-delà qu'on retrouvera non seulement dans la perspective du Paradis mais dans les horizons du Purgatoire : les œuvres de miséricorde, la dévotion eucharistique, le respect du statut matrimonial des laïcs, voilà qui comptera lourd pour échapper à l'enfer et mettra en bonne position sinon pour le Paradis du moins pour le Purgatoire, grâce à la miséricorde de Dieu, et aux suffrages des vivants. Ces vivants ce sont, ici, d'abord le plus proche charnellement de la morte, son fils. Mais aussi, à travers son fils, les deux communautés qui peuvent être incitées à prier efficacement pour la mère sont celles de l'évêque et de l'écrivain : ses ouailles et ses lecteurs.

Quelques années plus tard, dans son commentaire du Psaume XXXVII, Augustin demande à Dieu pour lui-même de le corriger dans cette vie pour qu'il n'ait pas à subir après la mort le feu correcteur (ignis emendatorius). Il s'agit là d'ailleurs non seulement de son idée, déjà apparente dans la prière pour Monique, que le salut dans l'au-delà se mérite d'abord ici-bas mais aussi de la notion, qu'il caressera jusqu'à la fin de ses jours, semble-t-il, selon laquelle les tribulations de cette vie sont une forme de « purgatoire ».

Enfin, en 426/427 dans la Cité de Dieu (XXI, XXIV), Augustin revient sur l'efficacité des prières pour les morts. Mais c'est pour en préciser clairement les limites. Les suffrages sont inutiles pour les démons, les infidèles et les impies, donc pour les damnés. Ils ne peuvent être valables que pour une certaine catégorie de pécheurs, pas très nettement définie mais malgré tout caractérisée d'une façon particulière : ceux dont la vie n'aura été ni très bonne ni très mauvaise. Augustin se fonde sur le verset de Matthieu, XII, 31-32 : « Aussi je vous le dis, tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera pas remis. Et quiconque aura dit une parole contre le fils de l'homme, cela lui sera remis, mais quiconque aura parlé contre l'Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni en ce monde ni dans l'autre. » La qualité de ceux qui peuvent prier avec efficacité pour les morts sauvables est également précisée : c'est l'institution ecclésiastique, l'Église elle-même, ou « quelques hommes pieux » (quidam pit).

 

Aussi la raison pour laquelle on ne priera pas alors pour les hommes voués au châtiment du feu éternel est cette raison même pour laquelle ni maintenant ni alors on ne prie pour les mauvais anges, et c'est encore pour la même raison que dès maintenant on ne prie plus pour les infidèles et les impies défunts, bien que l'on prie pour les hommes. Car, en faveur de certains défunts, la prière de l'Église elle-même ou de quelques hommes pieux est exaucée, mais elle l'est pour ceux qui sont régénérés dans le Christ, dont la vie menée dans le corps n'a pas été si mauvaise qu'ils soient jugés indignes d'une telle miséricorde, ni assez bonne pour qu'ils soient estimés tels qu'une pareille miséricorde ne leur est pas nécessaire27 ; de même aussi après la résurrection des morts il s'en trouvera auxquels, après les peines que subiront les âmes des morts, sera impartie cette miséricorde qui leur évitera d'être jetés dans le feu éternel. En effet, au sujet de quelques-uns, on ne pourrait dire avec vérité qu'il ne leur est pas pardonné ni dans le siècle présent ni dans le siècle futur, s'il n'y en avait auxquels le pardon, même s'il n'est pas accordé en ce siècle, l'est cependant dans le siècle futur. Mais lorsque le juge des vivants et des morts aura dit : Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde, et aux autres au contraire : Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges, et qu'ils seront allés ceux-ci au supplice éternel, mais les justes à la vie éternelle28, c'est le fait d'une excessive présomption de dire que le supplice éternel n'aura pas lieu pour l'un quelconque de ceux auquel Dieu déclare qu'ils iront au supplice éternel, et de faire, grâce à la persuasion d'une telle conjecture, ou qu'on désespère de cette vie même, ou qu'on doute de la vie éternelle.

 

Jusqu'en 413, Augustin se contente d'apporter quelques notes personnelles à l'enseignement des Pères du IIIe et du IVe siècle sur le feu du jugement et sur les réceptables après la mort, en particulier le sein d'Abraham pour les justes, essentiellement fondé sur l'exégèse de l'histoire du mauvais riche et du pauvre Lazare (Luc, XVI, 19-31) et de la première épître de Paul aux Corinthiens (III, 10-1 5). Dans le Commentaire de la Genèse contre les Manichéens de 398, il distingue le feu de la purgation de la damnation : « et après cette vie il aura soit le feu de la purgation soit la peine éternelle. »29 Dans les Questions sur les Évangiles, en 399, il oppose aux morts insauvables comme le mauvais riche ceux qui ont su se faire des amis par leurs œuvres de miséricorde et se sont donc préparé des suffrages. Mais il avoue ne pas savoir si la réception dans les tabernacles éternels évoquée par Luc (XVI, 9) se fera aussitôt après cette vie, c'est-à-dire après la mort ou à la fin des siècles au moment de la résurrection et du Jugement dernier30.

Dans ses commentaires des Psaumes, probablement écrits entre 400 et 414, il insiste surtout sur les difficultés que soulève l'existence d'un feu purgatoire après la mort : c'est une « question obscure » (obscura quaeslio), déclare-t-il. Pourtant dans son Commentaire du Psaume XXXVII, il avance une affirmation qui connaîtra une grande fortune au Moyen Âge à propos du Purgatoire : « Bien que certains seront sauvés par le feu, ce feu sera plus terrible que tout ce qu'un homme peut souffrir dans cette vie31. »

 

APRÈS 413 DE DURES PEINES PURGATOIRES ENTRE LA MORT ET LE JUGEMENT POUR LES PAS TOUT À FAIT BONS

 

À partir de 413 les vues d'Augustin sur le sort des morts et en particulier sur la possibilité de rédemption après la mort se précisent et évoluent vers des positions restrictives. La plupart des spécialistes de la pensée augustinienne, et notamment Joseph Ntedika, ont vu à juste titre dans ce raidissement une réaction aux idées des laxistes « miséricordieux » qu'Augustin considéra comme très dangereuses et on y voit aussi l'influence des conceptions millénaristes qui auraient touché Augustin à partir des chrétiens espagnols. Je crois qu'il faut aussi y voir le retentissement du grand événement de 410 : la prise de Rome par Alaric et les Ostrogoths qui sembla marquer la fin non seulement de l'Empire romain, de l'invulnérabilité de Rome, mais annoncer la fin du monde pour certains chrétiens tandis que la partie de l'aristocratie cultivée romaine restée païenne accusait les chrétiens d'avoir miné la force de Rome et d'être les responsables d'une catastrophe ressentie comme la fin, sinon du monde, du moins de l'ordre et de la civilisation. C'est pour répondre à cette situation, à ces élucubrations et à ces accusations qu'Augustin écrit la Cité de Dieu.

Que disaient ces « miséricordieux » dont on ne sait guère que ce qu'Augustin leur a reproché32 ? Augustin en fait des descendants d'Origène qui pensait qu'au terme du processus de paracatastase, tout le monde serait sauvé, y compris Satan et les mauvais anges. Il souligne toutefois que les miséricordieux ne s'occupent que des hommes. Mais, bien qu'il y ait des nuances chez eux, ils croient tous plus ou moins que les pécheurs invétérés seront sauvés ou en totalité ou en partie. Selon Augustin ils professent six opinions diverses, mais voisines. Selon la première, tous les hommes seront sauvés, mais après un séjour plus ou moins long en Enfer. Selon la seconde les prières des Saints obtiendront pour tous au Jugement dernier le salut sans aucun passage par l'Enfer. La troisième consiste à accorder le salut à tous les chrétiens, même schismatiques ou hérétiques, qui auront reçu l'eucharistie. La quatrième restreint cette faveur aux seuls catholiques, à l'exception des schismatiques et hérétiques. Une cinquième opinion sauve ceux qui gardent la foi jusqu'au bout, même s'ils ont vécu dans le péché. La sixième et dernière variété des miséricordieux est celle qui croit au salut de ceux qui ont fait l'aumône quoiqu'ils aient pu faire par ailleurs. Sans entrer dans le détail, contentons-nous de noter que si leur inspiration était plus ou moins origénienne, ces sectes ou ces chrétiens isolés se fondaient essentiellement sur un texte scripturaire sorti de son contexte et interprété à la lettre.

En réaction Augustin va affirmer qu'il y a bien deux feux, un feu éternel destiné aux damnés, pour lesquels tout suffrage est inutile, feu sur lequel il insiste avec force, et un feu purgatoire sur lequel il est plus hésitant. Ce qui intéresse donc Augustin, si l'on peut dire, ce n'est pas le futur Purgatoire, c'est l'Enfer.

C'est pour établir l'Enfer qu'il est amené à définir certaines catégories de pécheurs et de péchés. Joseph Ntedika a distingué trois sortes d'hommes, trois sortes de péchés et trois sortes de destins. Il me semble que la pensée d'Augustin est plus complexe (la ternarité sera le fait des clercs du XIIe et du XIIIe siècle). Il y a quatre sortes d'hommes : les impies (infidèles ou auteurs de péchés criminels) qui vont directement, et sans recours ni échappatoire possibles, en Enfer ; à l'autre bout les martyrs, les saints et les justes qui, même s'ils ont commis des péchés « légers », iront au Paradis immédiatement ou très vite. Entre les deux extrêmes, il y a ceux qui ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Ces derniers sont en fait destinés eux aussi à l'Enfer ; tout au plus peut-on espérer pour eux et peut-être obtenir par des suffrages, comme on le verra plus loin, un Enfer « plus tolérable ». Reste la catégorie de ceux qui n'ont pas été tout à fait bons. Ceux-là peuvent (peut-être) se sauver à travers un feu purgatoire. En définitive ce n'est pas une catégorie très nombreuse. Mais si ce feu et si cette catégorie existent, Augustin a des idées plus précises sur certaines conditions de leur existence. Outre le fait que ce feu est très douloureux, il n'est pas éternel, contrairement au feu de la Géhenne, et il n'agira pas au moment du Jugement dernier, mais entre la mort et la résurrection. On peut d'autre part obtenir une mitigation des peines grâce aux suffrages de vivants habilités à intervenir auprès de Dieu et à la condition d'avoir, malgré ces péchés, mérité finalement le salut. Ces mérites s'acquièrent par une vie généralement bonne et un effort constant pour l'améliorer, par l'accomplissement d'œuvres de miséricorde, et par la pratique de la pénitence. Cette mise en relation de la pénitence et du « purgatoire », qui sera si importante aux XIIe-XIIIe siècles, apparaît pour la première fois avec netteté chez Augustin. En définitive, si Augustin a explicitement ramené le temps de la purgation du Jugement dernier à la période intermédiaire entre la mort et la résurrection, sa tendance est de tirer encore en arrière, c'est-à-dire ici-bas, cette purgation. Au fond de cette tendance il y a l'idée que la « tribulation » terrestre est la principale forme de « purgatoire ». D'où ses hésitations sur la nature du feu purgatoire. S'il s'exerce après la mort il n'y a pas d'objection à ce qu'il soit « réel » ; mais s'il existe sur cette terre, il doit être essentiellement « moral ».

En ce qui concerne les péchés, Augustin a distingué des péchés très graves qu'il nomme d'ailleurs « crimes » (crimina, facinora, flagitia, scelera) plutôt que péchés et qui conduisent ceux qui les commettent en enfer, et des péchés sans grande importance qu'il a appelés « légers », « menus », « petits » et surtout « quotidiens » (levia, minuta, minutissima, minora, minima, modica, parva, brevia, quotidiana) dont il a donné pour exemple l'excès d'attachement à sa famille, l'amour conjugal exagéré (Cité de Dieu, XXI, XXVI). Joseph Ntedika a noté qu'Augustin n'a pas nommé, ni globalement ni en détail, les péchés « intermédiaires », ceux notamment qui doivent disparaître dans le feu purgatoire, et il a avancé l'hypothèse qu'il craignait que sa pensée ne fût exploitée par les laxistes « miséricordieux ». Cela est possible. Mais il ne faut pas oublier qu'Augustin est plus sensible à la globalité de la vie spirituelle, à la personnalité d'ensemble des hommes qu'à un inventaire d'objets de la vie morale qui réifirait la vie de l'âme. Ces « crimes » sont davantage des habitudes de criminels que des méfaits précis. Les péchés « quotidiens » seuls peuvent être nommés, car ils sont la petite monnaie de l'existence. Les nommer est sans gravité pour la qualité de la vie spirituelle, ce sont des bavures, des scories, des vétilles aisées à faire disparaître à condition qu'elles ne s'accumulent pas et n'envahissent pas l'esprit.

L'opposition d'Augustin aux « miséricordieux » et l'évolution de sa pensée sur le sort des morts apparaissent dans son traité Sur la foi et les œuvres (De fide et operibus), de 413, mais ils s'expriment surtout dans son Manuel, l'Enchiridion, en 421, et dans le livre XXI de la Cité de Dieu, en 426-427.

Entre-temps, il avait apporté des précisions à la demande d'amis. Dans la lettre à Dardanus, en 417, il esquissait une géographie de l'au-delà dans laquelle il n'y avait pas de place pour le Purgatoire. Il distinguait en effet, en revenant sur l'histoire du pauvre Lazare et du mauvais riche, une région de tourment et une région de repos mais il ne les situait pas toutes deux aux Enfers, comme certains, car l'Écriture dit que Jésus est descendu aux Enfers mais non qu'il a visité le sein d'Abraham. Celui-ci n'est autre que le paradis, nom général qui ne désigne pas le Paradis terrestre où Dieu avait placé Adam avant la faute33.

En 419, un certain Vincentius Victor de Césarée de Mauritanie interroge Augustin sur la nécessité d'être baptisé pour être sauvé. Dans le traité Sur la nature et l'origine de l'âme par lequel Augustin lui répond et où il prend l'exemple de Dinocrate dans la Passion de Perpétue et Félicité, l'évêque d'Hippone exclut que les enfants non baptisés puissent entrer au Paradis ni même aller, comme le pensaient les pélagiens, dans un lieu intermédiaire de repos et de félicité (Augustin nie donc ici ce qui sera au XIIIe siècle le limbe des enfants). Pour aller au Paradis, il faut être baptisé : Dinocrate l'avait été mais il avait dû ensuite pécher, peut-être apostasier sous l'influence de son père, mais il avait finalement été sauvé par l'intercession de sa sœur.

Voici les grands textes de l'Enchiridion34 et du XXIe livre de la Cité de Dieu.

 

S'il est vrai qu'un homme chargé de crimes sera sauvé à travers le feu au nom de sa seule foi et si c'est ainsi que doit s'entendre la parole de saint Paul : « Il sera sauvé, cependant comme à travers le feu » (I Corinthiens III, 15), il s'ensuit que la foi pourra sauver sans les œuvres et que faux sera ce qu'a dit Jacques son compagnon d'apostolat. Faux également ce que disait saint Paul lui-même : « Ne vous y trompez pas ; ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les invertis, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les accapareurs ne posséderont le royaume de Dieu » (I Corinthiens, VI, 9-11). Si, en effet ceux-là même qui persévèrent dans ces crimes seront pourtant sauvés au nom de leur foi au Christ, comment ne le seraient-ils pas dans le royaume de Dieu !

Mais, puisque des témoignages apostoliques aussi clairs et aussi évidents ne peuvent pas être faux, le passage obscur où il est question de ceux qui édifient sur le fondement qu'est le Christ, non pas de l'or, de l'argent ou des pierres précieuses, mais du bois, de l'herbe ou de la paille – car c'est de ceux-là qu'il est dit qu'ils seront sauvés à travers le feu parce qu'ils ne périront pas en raison du fondement – doit s'entendre de manière à ne pas se trouver en contradiction avec ces textes clairs.

Bois, herbe et paille peuvent effectivement s'entendre d'un attachement tel aux biens les plus légitimes de ce monde qu'on ne puisse les perdre sans douleur. Lorsque cette douleur vient à brûler [quelqu'un], si le Christ joue dans son cœur le rôle de fondement, c'est-à-dire que rien ne lui soit préféré et que, sous le coup de la douleur qui le brûle, cet homme aime mieux être privé de ces biens chers à son cœur que du Christ, il est sauvé à travers le feu. Mais si. au moment de la tentation, il lui arrivait de préférer la possession de ces biens temporels et profanes à celle du Christ, c'est qu'il ne l'avait pas pour fondement, puisqu'il donnait le premier rang à ceux-là : car, dans un édifice, rien ne précède le fondement.

En effet, le feu dont parlait en cet endroit l'Apôtre doit être compris de telle manière que les deux doivent le traverser, et « celui qui sur ce fondement édifie de l'or, de l'argent ou des pierres précieuses, et celui qui édifie du bois, de l'herbe ou de la paille ». Cela dit, Paul, en effet, d'ajouter : « Ce qu'est l'œuvre de chacun, le feu l'éprouvera. Si l'œuvre de quelqu'un tient bon, il recevra sa récompense. Que si elle est, au contraire, consumée, elle en pâtira ; quant à lui, il sera sauvé, cependant comme à travers le feu » (I Corinthiens, m, 13-15). Ce n'est donc pas l'un d'entre eux seulement, mais l'un et l'autre dont l'œuvre sera éprouvée par le feu.

 

Ces extraits des chapitres 67 et 68 de l'Enchiridion témoignent de plusieurs aspects de la pensée augustinienne. D'abord sa méthode exégétique. Au texte de saint Paul (I Corinthiens, m, 13-15) dont il reconnaît le caractère obscur, Augustin oppose des textes clairs du même saint Paul. Il faut interpréter le texte difficile à la lumière des textes certains. D'autre part il distingue soigneusement les hommes qui ont commis des crimes (homo sceleratus, crimina) de ceux qui n'ont commis que des fautes très légères dont le prototype est toujours pour Augustin un attachement exagéré aux biens terrestres pourtant légitimes. Les uns et les autres, au jour du jugement, subiront l'épreuve du feu mais les uns périront, seront consumés, tandis que les autres seront sauvés.

 

Que quelque chose de semblable se produise également après cette vie, ce n'est pas incroyable. En est-il ainsi de fait ? Il est loisible de le chercher, que ce soit pour le découvrir ou non. Quelques fidèles [dans ce cas] pourraient par un feu purgatoire et, suivant qu'ils ont plus ou moins aimé les biens périssables, être plus tard ou plus tôt sauvés. Jamais pourtant ne le seront ceux dont il est dit qu'« ils ne posséderont pas le royaume de Dieu » (I Corinthiens, VI, 11) si, par une pénitence convenable, ils n'obtiennent la rémission de leurs péchés (crimina). Convenable, ai-je dit, [c'est-à-dire de manière | qu'ils ne soient pas stériles en aumônes, dès là que la sainte Écriture accorde à celles-ci une valeur telle que le Seigneur annonce (Matthieu, XXV, 34-35) devoir se contenter uniquement de cette récolte pour placer [les hommes] à sa droite ou bien uniquement de son absence pour les mettre à sa gauche, quand il dira aux uns : « Venez, les bénis de mon Père, recevez le royaume » et aux autres : « Allez au feu éternel. »

On se gardera bien de penser néanmoins que, ces crimes infâmes dont il est écrit que ceux qui s'en rendent coupables « ne posséderont pas le royaume de Dieu », on peut les commettre tous les jours et tous les jours les racheter par des aumônes. Ce qu'il faut, c'est changer en mieux sa vie et, au moyen d'aumônes, apaiser Dieu pour les fautes passées, non l'acheter pour ainsi dire de manière à pouvoir toujours en commettre impunément. « A personne, en effet, Dieu ne donna licence de pécher » (Ecclésiastique, XV, 21), bien que, dans sa miséricorde, il efface les péchés déjà commis, si l'on ne néglige pas la satisfaction qui convient.

 

Dans le passage précédent Augustin avait souligné que, pour être sauvé par le feu, il fallait avoir uni dans sa vie terrestre la foi et les œuvres. Ici (Enchiridion, 69-70) il est encore plus précis. Il ne faut pas seulement avoir dispensé des aumônes, il faut avoir « changé en mieux sa vie » (in melius quippe est vita mutanda) et, en particulier, il faut s'être livré à une pénitence convenable et avoir fourni satisfaction, c'est-à-dire avoir accompli une pénitence canonique. Dans ce cas la rémission pourra être achevée après cette vie (post hanc vitam) grâce à « un certain feu purgatoire » (per ignem quemdam purgatorium) sur lequel Augustin ne semble pas bien fixé mais qui est différent du feu éternel, du feu de l'Enfer. Il reprendra la distinction entre les deux feux, celui qui tourmente éternellement et celui qui purge et sauve au chapitre XXVI du livre XXI de la Cité de Dieu. La pénitence, en tout cas, peut être si efficace que, à l'exception des crimes infâmes, elle peut même racheter ces péchés qui, sans être infâmes (infanda) sont malgré tout nommés « crimes » (crimina). Le feu purgatoire est destiné soit à des fidèles non soumis à la pénitence canonique soit à ceux qui s'y sont soumis mais ne l'ont pas achevée. En revanche ceux qui, étant sujets à la pénitence, ne s'y seraient pas soumis, ne peuvent être purifiés par le feu.

Aux chapitres 109 et 110 de l'Enchiridion, Augustin évoque les réceptacles qui accueilleront les âmes entre la mort individuelle et la résurrection finale. Il y a des lieux de repos (le sein d'Abraham bien qu'il ne soit pas nommé) et des lieux de tourment (la géhenne également innommée) – comme dans le quatrième livre d'Esdras explicitement cité par saint Ambroise. Les âmes des défunts peuvent être aidées par les suffrages des vivants : sacrifice eucharistique, aumônes. C'est ici qu'Augustin expose le mieux sa conception des quatre sortes d'hommes. Les bons n'ont pas besoin des suffrages. Ils ne peuvent être utiles aux mauvais. Restent ceux qui ne sont pas tout à fait bons et ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais. Ils ont besoin des suffrages. Les presque entièrement bons en profiteront. Quant aux presque entièrement mauvais, il semble que le mieux qu'ils peuvent espérer c'est une « damnation plus supportable » (tolerabilio damnatio). Augustin ne s'est pas expliqué là-dessus. On peut supposer qu'il songeait soit au repos sabbatique en Enfer, soit à des tourments moins cruels en Enfer. L'idée de mitigation des peines semble ici déborder le « purgatoire ».

 

Dans l'intervalle qui s'écoule entre la mort de l'homme et la résurrection suprême, les âmes sont retenues dans de secrets dépôts, où elles connaissent ou bien le repos ou bien la peine dont elles sont dignes, d'après le sort qu'elles se firent pendant qu'elles vivaient dans la chair.

Il n'y a pas lieu de nier pourtant que les âmes des défunts ne soient soulagées par les prières de leurs proches vivants, lorsque pour elles est offert le sacrifice du Médiateur ou que des aumônes sont distribuées dans l'Église. Mais ces œuvres servent uniquement à ceux qui, de leur vivant, ont mérité qu'elles puissent leur servir plus tard.

En effet, il existe des hommes dont la vie n'est ni assez bonne pour n'avoir pas besoin de ces suffrages posthumes, ni assez mauvaise pour qu'ils ne puissent pas leur servir. Au contraire, il en est qui vécurent suffisamment bien pour s'en passer et d'autres suffisamment mal pour ne pouvoir pas en profiter après la mort. Dès lors, c'est toujours ici-bas que sont acquis les mérites qui peuvent assurer à chacun, après cette vie, soulagement ou infortune. Ce qu'il aura négligé en ce monde que nul n'espère, quand il sera mort, l'obtenir de Dieu.

De la sorte, les pratiques observées par l'Église en vue de recommander à Dieu les âmes des défunts ne sont pas contraires à la doctrine de l'Apôtre, qui disait : « Tous nous comparaîtrons devant le tribunal du Christ » (Romains, XIV, 10), pour y recevoir « chacun selon qu'il a fait pendant sa vie, soit en bien, soit en mal » (11 Corinthiens, V, 10). Car c'est pendant sa vie terrestre que chacun a mérité le bénéfice éventuel des prières en question. Tous n'en profitent point, et pourquoi le profit n'en est-il pas le même pour tous sinon à cause de la vie différente qu'ils menèrent ici-bas ?

Lors donc que les sacrifices de l'autel ou de l'aumône sont offerts à l'intention de tous les défunts baptisés, pour ceux qui furent tout à fait bons ce sont des actions de grâces ; pour ceux qui ne furent pas tout à fait méchants, des moyens de propitiation ; pour ceux dont la malice fut totale, faute de soulager les morts, ils servent à consoler tant bien que mal les vivants. Ce qu'ils assurent à ceux qui en profitent, c'est ou bien l'amnistie complète ou du moins une forme plus supportable de damnation.

 

Le livre XXI de la Cité de Dieu (426-427) est en fait consacré à l'enfer et à ses peines. Le but principal d'Augustin est d'insister sur leur éternité. En dehors du chapitre XXIV que j'ai déjà cité au sujet de la catégorie de défunts pour qui les suffrages peuvent être utiles, je retiendrai le chapitre XIII et la plus grande partie du chapitre XXVI.

Au chapitre XIII, Augustin s'en prend à ceux qui estiment que toutes les peines ici-bas ou dans l'au-delà sont purgatoires, donc temporaires. Il reprend la distinction entre peines éternelles et peines purgatoires ou temporaires mais cette fois il concède plus nettement l'existence des peines purgatoires et donne plus de détails à leur sujet.

 

XIII. Les platoniciens, bien sûr, voudraient qu'aucun péché ne reste impuni ; ils estiment cependant que toutes les peines sont appliquées à fin d'amendement, qu'elles soient infligées par les lois humaines ou divines, soit en cette vie soit après la mort, selon qu'on est épargné ici-bas ou qu'on est frappé sans s'être amendé ici-bas. D'où cette pensée de Virgile : après avoir parlé des corps terrestres et des membres voués à la mort, il dit des âmes : « De là vient qu'elles craignent et désirent, qu'elles souffrent et se réjouissent et ne ressentent plus les brises, encloses qu'elles sont dans les ténèbres et l'aveugle prison. » Il poursuit et ajoute ces mots : « Bien plus, quand au jour suprême la vie les abandonne (c'est-à-dire : lorsqu'au dernier jour, cette vie les abandonne) cependant tout mal ne quitte pas ces malheureuses, ni toutes les souillures corporelles ne les lâchent complètement ; il est nécessaire que les nombreux maux qui ont pris racine avec le temps se développent d'étonnantes façons. Elles sont donc tourmentées de peines, et pour leurs crimes passés, elles expient dans les supplices ; les unes se balancent inertes suspendues aux vents ; pour les autres, la souillure du crime est lavée au fond du vaste abîme ou bien brûlée au feu. » Ceux qui pensent ainsi n'admettent après la mort que des peines purgatoires : et puisque l'eau, l'air, le feu sont des éléments supérieurs à la terre, on doit être lavé par l'un d'entre eux au moyen de peines expiatoires, de ce que le contact de la terre a fait contracter ; de fait, l'air est désigné par ces mots « suspendues aux vents », l'eau par ceux-ci : « dans le vaste abîme » ; mais le feu est exprimé par son propre nom, lorsqu'il dit : « ou brûlé au feu ». Quant à nous, nous confessons que, même en cette vie moetelle, il y a des peines purgatoires ; ne sont pas affligés de telles peines ceux dont la vie ne s'en améliore pas ou même en devient pire, mais elles sont purgatoires pour ceux qui châtiés par elles se corrigent. Toutes les autres peines soit temporaires soit éternelles, selon que chacun doit être traité par la divine Providence, sont infligées, pour les péchés ou passés ou actuels dans lesquels vit encore celui qui en est frappé, ou bien pour exercer et mettre les vertus en évidence, et cela par l'entremise soit des hommes, soit des anges bons ou mauvais. Car si quelqu'un souffre quelque mal par la méchanceté ou l'erreur d'autrui, cet homme pèche, à la vérité, qui fait quelque chose de mal à un autre par ignorance ou par injustice ; mais Dieu, lui, ne pèche pas, qui permet la chose par un juste jugement même s'il est secret. Mais les uns souffrent les peines temporaires en cette vie seulement, d'autres après la mort, d'autres et durant et après cette vie ; avant toutefois ce jugement très sévère et le dernier de tous. Mais ne tombent pas dans les peines éternelles, qui arriveront après ce jugement, tous ceux qui ont supporté les peines après la mort. Car à certains, ce qui n'est pas remis en ce siècle, sera remis dans le siècle futur, c'est-à-dire leur évitera d'être puni du supplice éternel de ce siècle futur : nous l'avons dit plus haut.

 

Ce ne sont pas des chrétiens qui sont ici visés mais des auteurs païens, ceux qu'Augustin appelle les « platoniciens » et parmi lesquels il range Virgile, reconnaissant ainsi dans les vers du premier chant de l'Énéide que j'ai cités une préfiguration de l'au-delà chrétien. Il insiste sur l'existence de peines purgatoires qu'il appelle aussi expiatoires. Il admet qu'elles peuvent être subies soit sur cette terre, soit après la mort. Elles sont temporaires car elles cesseront le jour du Jugement dernier et à ce moment-là ceux qui les auront subies iront au Paradis. Cette dernière affirmation est très importante : elle constituera un élément essentiel du système du Purgatoire médiéval. Augustin enfin répète que seuls pourront bénéficier de ces peines purgatoires ceux qui se seront eux-mêmes corrigés pendant leur vie terrestre.

Au chapitre XXVI de ce livre XXI de la Cité de Dieu, Augustin reprend d'une façon plus approfondie et plus subtile l'exégèse de la première épître de Paul aux Corinthiens, III, 13-15.

 

Voyez dans les paroles de l'Apôtre l'homme qui bâtit sur le fondement avec de l'or, de l'argent, des pierres précieuses : Celui qui est sans épouse, dit-il, pense aux choses de Dieu, par quel moyen plaire à Dieu. Voyez l'autre qui bâtit avec du bois, du foin, de la paille : Mais celui qui est lié par le mariage, pense aux choses qui sont du monde, par quel moyen plaire à son épouse. L'œuvre de chacun deviendra manifeste, le jour la fera connaître (c'est le jour de la tribulation) car il doit se révéler dans le feu, dit-il. (Cette tribulation, il l'appelle feu, comme on lit autre part : Le four éprouve les vases du potier, comme l'épreuve de la tribulation les hommes justes.) L'œuvre de chacun, le feu éprouvera quelle est sa valeur. Si l'œuvre de l'un résiste, (elle résiste en effet chez quiconque pense aux affaires de Dieu et par quel moyen plaire à Dieu), pour ce qu'il aura bati par-dessus, il recevra une récompense (c'est-à-dire il recevra ce à quoi il a pensé) ; mais celui done l'œuvre est consumée subira un dommage (car ce qu'il avait aimé, il ne l'aura plus), quane à lui, il sera sauvé (car aucune tribulation ne l'a fait glisser de la stabilité du fondement) ; mais comme à travers le feu (en effet, ce qu'il n'a possédé que par amour séducteur, il ne le perd pas sans douleur cuisante). Le voilà trouvé, ce me semble, ce feu qui ne damnera aucun des deux, mais enrichit l'un, cause du préjudice à l'autre et les éprouve tous les deux.

 

Il distingue bien deux sortes de sauvés à travers le feu, épreuve commune à ceux dont l'œuvre résistera et à ceux dont elle sera consumée. Les premiers en recevront une récompense, c'est-à-dire iront directement au Paradis ; les autres commenceront par subir un dommage, c'est-à-dire une expiation mais ils seront eux aussi finalement sauvés.

Augustin reprend enfin, à la fin du chapitre XXVI, l'exégèse du même texte de saint Paul et apporte deux précisions. D'abord la confirmation nette que le feu purgatoire s'exercera entre la mort corporelle et la résurrection des corps, « dans cet intervalle de temps » (hoc temporis intervallo). Ensuite une définition des attitudes humaines qui conduisent soit à la damnation soit au bénéfice du feu purgatoire. Le critère, c'est la nature du fondement sur lequel chaque homme a bâti sa vie. Le seul fondement salutaire c'est le Christ. Si l'on préfère les voluptés charnelles au Christ comme fondement on court à la damnation. Si au contraire on a un peu trop sacrifié à ces voluptés mais sans les mettre à la place du Christ comme fondement, on sera sauvé « par cette sorte de feu ».

 

Et donc, après la mort de ce corps, jusqu'à ce qu'on parvienne à ce jour qui suivra la résurrection des corps et qui sera le jour suprême de la condamnation et de la rémunération, si l'on dit que, dans cet intervalle de temps, les âmes des défunts subissent cette sorte de feu, ils ne le ressentent pas ceux qui pendant la vie en leur corps n'ont pas eu des mœurs et des amours tels que leur bois, leur foin, leur paille soient consumés ; mais les autres le ressentent, ayant apporté avec eux des constructions de pareille matière ; ils trouvent le feu d'une tribulation passagère qui brûlera à fond ces constructions qui viennent du siècle, soit ici seulement, soit ici et là-bas, ou même là-bas et pas ici, et elles ne sont d'ailleurs pas passibles de damnation : eh bien, je ne repousse pas cette opinion, car sans doute est-elle vraie ? De fait, à cette tribulation peut aussi appartenir la mort elle-même de la chair, qui fut conçue de la perpétration du premier péché ; si bien que le temps qui suit la mort est ressenti par chacun selon sa propre construction. Les persécutions aussi qui couronnent les martyrs et celles que subissent tous les chrétiens, éprouvent les deux genres de constructions, comme le feu ; elles consument les unes avec leurs constructeurs, si elles ne trouvent pas en eux le Christ comme fondement ; d'autres, sans leurs constructeurs, si elles le trouvent, car ils sont sauvés mais non sans dommage ; mais elles n'en consument pas d'autres parce qu'elles les trouvent telles qu'elles puissent subsister à jamais. Il y aura aussi à la fin du siècle, à l'époque de l'Antéchrist, une tribulation telle qu'il n'y en a jamais eue auparavant. Combien seront nombreuses alors les constructions soit d'or soit de foin bâties sur le plus solide fondement qui est le Christ Jésus ; les unes et les autres, ce feu les éprouvera, des unes il procurera de la joie, des autres du préjudice ; il ne perdra cependant ni les uns ni les autres de ceux en qui il trouvera ces constructions, en raison du stable fondement. Mais quiconque place avant le Christ, je ne dis pas l'épouse dont il use par l'union réciproque de la chair en vue de la volupté charnelle, mais les autres liens d'affection en usage chez les hommes et étrangers à ces voluptés, en les aimant d'une façon charnelle : celui-là n'a pas le Christ pour fondement ; par conséquent, il ne sera pas sauvé par le feu ; il ne sera même pas sauvé du tout, car il ne pourra être avec le Sauveur qui dit très clairement en parlant de cela : Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi ; et celui qui aime son fils ou sa fille de préférence à moi, n'est pas digne de moi. Mais celui qui aime ses proches d'une façon charnelle sans pourtant les placer avant le Christ Seigneur, de sorte qu'il préfère en être privé plutôt que du Christ si l'épreuve l'amenait à cette extrémité, il sera sauvé par le feu, car il est nécessaire que, par la perte de ces relations, la douleur le brûle en proportion de l'attachement de son amour. De plus, celui qui aura aimé père, mère, fils, fille selon le Christ, de telle façon qu'il s'occupe d'eux pour leur faire atteindre son royaume et lui être uni, ou qui aime en eux le fait qu'ils sont les membres du Christ : à Dieu ne plaise que cet amour soit tel qu'il doive être classé parmi ces constructions de bois, de foin, de paille pour être brûlé .! mais il sera reconnu comme une construction d'or, d'argent, de pierre précieuse. Comment peut-il aimer plus que le Christ ceux qu'il aime en effet en vue du Christ ?

 

AUGUSTIN ET LES REVENANTS

 

Il ne me semble pas possible d'abandonner les conceptions si importantes d'Augustin pour la genèse du Purgatoire sans avoir évoqué deux problèmes connexes. Le premier se rencontre dans l'opuscule Sur les soins à donner aux mores, dédié à Paulin de Nole entre 421 et 42 3. Augustin y reprend un de ses thèmes favoris déjà évoqué dans la prière pour sa mère Monique au livre IX des Confessions. Il s'élève avec force contre le luxe funéraire auquel s'adonnaient certains chrétiens, copiant les coutumes des riches païens. Un minimum de soins suffit aux morts et si Augustin admet un certain décorum dans les funérailles et les cimetières, c'est par simple respect humain. Les familles en sont partiellement consolées. On peut leur passer cette satisfaction. Mais dans la seconde partie du De cura pro mortuis gerenda Augustin aborde le problème des revenants. 11 en affirme d'abord la réalité en apportant des exemples personnels.

 

On raconte certaines apparitions qui me paraissent annexer un problème non négligeable à cette discussion. On dit que certains morts se sont montrés, soit pendant le sommeil, soit de toute autre manière, à des personnes vivantes. Ces personnes ignoraient l'endroit où leur cadavre gisait sans sépulture. Ils le leur ont indiqué et les ont priés de leur procurer la tombe qui leur manquait. Répondre que ces visions sont fausses, c'est paraître contredire avec impudence les témoignages écrits d'auteurs chrétiens et la conviction des gens qui affirment en avoir eues. La vraie réponse est la suivante. Il ne faut pas penser que les morts agissent en êtres conscients et réels quand ils semblent dire, montrer ou demander en songe ce qu'on nous rapporte. Car les vivants aussi apparaissent en songe aux vivants et cela sans le savoir. Ils apprennent par les personnes qui les ont vus au cours de leur sommeil ce qu'ils ont dit et fait pendant la vision. Quelqu'un peut donc me voir en rêve lui annonçant un événement passé ou lui prédisant un événement futur. Et pourtant j'ignore totalement la chose et n'ai cure, non seulement du rêve qu'il fait, mais s'il veille quand je dors, s'il dort quand je veille, si nous veillons ou dormons tous deux au même moment, quand il fait le rêve où il me voit. Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce que les morts, sans rien savoir ni sentir, soient vus en rêve par les vivants et disent des choses dont, au réveil, on reconnaît la vérité ?

Je serais porté à croire, au sujet de ces apparitions, à une intervention des anges qui, avec la permission ou sur l'ordre de Dieu, font savoir au rêveur que tels morts sont à ensevelir et cela à l'insu des morts eux-mêmes.

Il arrive aussi de temps en temps que de fausses visions jettent dans de graves erreurs des hommes qui méritent, d'ailleurs, d'y tomber. Quelqu'un, par exemple, voit en songe ce qu'Énée a vu aux Enfers, comme une fiction poétique et fallacieuse nous le raconte (Énéide, VI), c'est-à-dire l'image d'un homme privé de sépulture. Cet homme lui tient le langage que le poète met dans la bouche de Palinure. Et voilà qu'à son réveil il trouve le corps du défunt à l'endroit même où en songe, avec avis et prière de l'ensevelir, il a appris qu'il gisait. Comme la réalité est conforme au rêve il sera tenté de croire qu'il faut inhumer les morts pour permettre aux âmes de parvenir à ces demeures d'où il a rêvé que les lois de l'enfer les écartent tant que les corps n'ont pas reçu de sépulture. Or s'il a cette croyance n'est-il pas entraîné bien loin hors du chemin de la vérité ?

Telle est pourtant l'infirmité humaine que si on voit un mort au cours du sommeil, on croit voir son âme, tandis que si on rêve d'un vivant on est parfaitement convaincu qu'on ne voit ni son corps ni son âme, mais son image. Comme si les morts ne pouvaient pas apparaître de la même manière que les vivants, non sous la forme d'une âme, mais sous une figure qui reproduit leurs traits.

Voici un fait que je garantis. Étant à Milan, j'ai entendu raconter qu'un créancier, pour se faire rembourser une dette, se présenta avec la reconnaissance signée par le débiteur qui venait de mourir au fils de ce dernier. Or la dette avait été payée. Mais le fils l'ignorait et il entra dans une grande tristesse, s'étonnant que son père, qui avait fait pourtant son testament, ne lui en eût rien dit à sa mort.

Mais voilà que dans son extrême anxiété il voit son père lui apparaître en songe et lui indiquer l'endroit où se trouve le reçu qui avait annulé la reconnaissance. Il le trouve, le montre au créancier et non seulement repousse sa réclamation menteuse, mais rentre en possession de la pièce qui n'avait pas été rendue à son père au moment du remboursement. Voilà donc un fait où l'âme du défunt peut passer pour s'être mise en peine de son fils et être venue à lui pendant son sommeil pour lui apprendre ce qu'il ignorait et le tirer de sa grande inquiétude.

A peu près vers l'époque où on nous raconta ce fait et quand j'étais encore établi à Milan, il arriva à Eulogius, professeur d'éloquence à Carthage, mon disciple en cet art, comme il me l'a rappelé, l'événement suivant dont il me fit lui-même le récit, à mon retour en Afrique. Son cours portant sur les ouvrages de rhétorique de Cicéron, il préparait sa leçon pour le lendemain ; il tomba sur un passage obscur qu'il n'arriva pas à comprendre. Préoccupé, il eut toutes les peines du monde à s'endormir. Or voilà que je lui apparus pendant son sommeil et lui expliquai les phrases qui avaient résisté à son intelligence. Ce n'était pas moi, bien sûr, mais, à mon insu, mon image. J'étais alors bien loin, de l'autre côté de la mer, occupé à un autre travail ou faisant un autre rêve et n'avais cure le moins du monde de ses soucis.

Comment ces deux faits se sont-ils produits ? Je l'ignore. Mais de quelque manière qu'ils soient arrivés, pourquoi ne croirions-nous pas que les morts nous apparaissent dans nos rêves sous la forme d'une image, exactement comme les vivants ? Qui les voit, où et quand ? ni les uns ni les autres ne le savent ni ne s'en soucient.

 

Après avoir parlé des visions que l'on peut avoir pendant le délire ou en léthargie, Augustin conclut en conseillant de ne pas scruter ces mystères :

 

Si quelqu'un m'avait répondu par hasard par ces mots de l'Écriture : « Ne cherche point ce qui est trop haut pour toi, ne scrute pas ce qui est trop fort pour toi, contente-toi de méditer sans cesse les commandements du Seigneur » (Ecclésiaste, III, 22), j'aurais accueilli ce conseil avec reconnaissance. Ce n'est pas, en effet, un mince avantage, quand il s'agit de points obscurs et incertains qui échappent à notre compréhension, d'avoir tout au moins la claire certitude qu'il ne faut pas les étudier et, quand on veut s'instruire dans la pensée de savoir quelque chose d'utile, qu'il n'est pas nuisible d'ignorer.

 

La conclusion générale de l'opuscule redit l'utilité des suffrages pour les morts, avec la restriction que seuls ceux qui ont mérité le salut peuvent en bénéficier. Mais dans l'incertitude du sort que Dieu leur réserve, mieux vaut en faire plus que pas assez. C'est la réaffirmation de la trilogie auxiliaire des morts que nous retrouverons avec le Purgatoire : les messes, les prières, les aumônes :

 

L'ensemble du problème étant ainsi résolu, soyons bien convaincus que les morts auxquels vont nos soins ne bénéficient que des supplications solennelles faites pour eux dans le sacrifice offert à l'autel et dans celui de nos prières et de nos aumônes. Faisons toutefois cette réserve que ces supplications ne sont pas utiles à tous, mais à ceux-là seulement qui ont mérité, pendant leur vie, d'en profiter Mais comme nous ne pouvons pas discerner ceux qui ont acquis ce mérite nous devons supplier pour tous les régénérés. afin de n'omettre aucun de ceux qui peuvent et doivent en percevoir le bénéfice. Il vaut mieux, en effet, que nos bonnes œuvres soient faites en vain pour ceux à qui elles ne sont ni utiles ni nuisibles, plutôt que de manquer à ceux qui peuvent en tirer profit. Chacun met toutefois plus de zèle à les faire pour ses proches, dans l'espoir que ceux-ci lui rendront la pareille.

 

Si j'ai longuement cité ces textes étonnants, c'est parce que le Purgatoire aura grande importance pour les revenants : ce sera leur prison, mais il leur sera permis de s'en échapper pour de brèves apparitions aux vivants dont le zèle à les secourir sera insuffisant. Il importe qu'ici encore Augustin puisse apparaître comme une autorité. En effet cet intellectuel chrétien toujours prêt à dénoncer les superstitions populaires partage ici une mentalité commune. D'autre part on le voit désemparé devant l'interprétation des songes et des visions. Le christianisme a détruit l'oniromancie savante antique et réprime ou refuse les pratiques populaires de divination. Le chemin des rêves est bloqué, les cauchemars vont naître. Il faudra longtemps aux hommes du Moyen Âge pour récupérer un univers onirique35.

 

LE FEU PURGATOIRE ET L'ESCHATOLOGIE D'AUGUSTIN

 

Il ne faut pas, d'autre part, séparer, même si Augustin ne les a pas explicitement liées, ses conceptions du feu purgatoire et sa doctrine eschatologique générale, en particulier son attitude à l'égard du millénarisme36.

Le millénarisme est la croyance de certains chrétiens, héritée du judaïsme, en la venue sur la terre, dans une première phase de la fin des temps, d'une période de bonheur et de paix de mille ans, c'est-à-dire un très long temps, le Millenium. Les chrétiens millénaristes, surtout nombreux parmi les Grecs d'où le nom de chiliasme – du mot grec χιλία signifiant mille – qui a d'abord baptisé la doctrine, se fondaient surtout sur un passage de l'Apocalypse de Jean que certains chrétiens opposés au millénarisme avaient vainement tenté d'écarter du recueil canonique des Écritures :

 

Puis je vis des trônes sur lesquels ils s'assirent et on leur remit le jugement : et aussi les âmes de ceux qui furent décapités pour le témoignage de Jésus et la Parole de Dieu, et tous ceux qui refusèrent d'adorer la Bête et son image, de se faire marquer sur le front ou sur la main ; ils reprirent vie et régnèrent avec le Christ mille années. Les autres morts ne purent reprendre vie avant l'achèvement des mille années. C'est la première résurrection. Heureux et saint qui participe à la première résurrection ! La seconde mort n'a pas de pouvoir sur eux, mais ils seront prêtres de Dieu et du Christ avec qui ils régneront mille années (Apocalypse, XX, 4-6).

 

La vogue du millénarisme chez les chrétiens semble avoir connu son apogée au IIe siècle puis avoir décru. Mais cette croyance ne disparaîtra pas et connaîtra au Moyen Âge des flambées plus ou moins fortes, plus ou moins longues, dont la principale sans doute fut le retentissement, au XIIIe siècle, des idées millénaristes de l'abbé Joachim de Fiore, en Calabre, mort en 1202.

Augustin a consacré le livre XX de la Cité de Dieu à l'eschatologie, aux derniers temps. Il y fait une critique vigoureuse du millénarisme, après avoir avoué qu'il a été millénariste dans sa jeunesse. Le Millenium, dit-il, a commencé avec la venue du Christ et il se poursuit continûment par le baptême qui représente pour les hommes la première résurrection, celle des âmes. Croire en un Millenium futur, c'est au fond commettre la même erreur que les Juifs qui attendent toujours le Messie alors qu'il est déjà venu. Du Millenium, Augustin donne, par ailleurs, une interprétation allégorique. Mille qui est un nombre parfait, dix au cube, signifie la plénitude des temps. D'autre part Augustin minimise un épisode annoncé par l'Apocalypse, celui de la venue de l'Antéchrist, personnage démoniaque qui doit dominer la terre juste avant le début du Millenium, quand Satan, enchaîné lui-même pendant mille ans, se sera délivré. Augustin affirme que le règne de l'Antéchrist sera très bref et que même pendant ce règne ni le Christ ni l'Église – qui ne disparaîtra pas – n'abandonneront les hommes. Cette négation d'une première résurrection des justes à venir avant le Jugement dernier s'articule avec l'affirmation d'un feu purgatoire à travers lequel passeront certains défunts entre la mort et la résurrection sans qu'il puisse y avoir d'autre événement eschatologique pendant cet intervalle. Au contraire saint Ambroise, suivant Origène qui avait sévèrement condamné le chiliasme mais qui selon sa théorie de l'apocatastase prévoyait pour les âmes des étapes de purification, avait affirmé l'existence de plusieurs résurrections à venir et émis l'hypothèse que le feu purgatoire s'exercerait surtout entre la première et la seconde résurrection (Commentaire du Psaume I, n. 54)37.

On aperçoit ainsi, dès Augustin, une sorte d'incompatibilité entre le millénarisme et le Purgatoire. La construction du Purgatoire pourra même apparaître comme une réponse de l'Église à des poussées de millénarisme. Mais on peut se demander si une empreinte, même résiduelle, de pensée millénariste chez saint Augustin n'a pas contribué à l'imprécision de ses idées sur le feu purgatoire. Comme on l'a vu dans le texte du chapitre XXVI du livre XXI de la Cité de Dieu, Augustin, évoquant le temps de l'Antéchrist, y prévoit une recrudescence de l'activité du feu purgatoire. Sa conception du Millenium déjà existant et de la tribulation terrestre comme début de l'épreuve purgatoire a contribué à l'empêcher de concevoir un lieu particulier pour l'épreuve du feu purgatoire. Joseph Ntedika me semble avoir très bien caractérisé l'apport d'Augustin à la doctrine du futur purgatoire : « Ce sont surtout, a-t-il écrit, ces deux amorces de la pensée augustinienne que la postérité va retenir et développer, c'est-à-dire la tendance à limiter l'efficacité du feu purificateur aux péchés légers, ainsi que le transfert de ce feu entre la mort et la résurrection » (p. 68).

Ce sont en effet les deux principaux apports d'Augustin. D'une part, une définition très rigoureuse du feu purgatoire à un triple point de vue. Il s'appliquera à un petit nombre de pécheurs, il sera très pénible, ce sera une sorte d'enfer temporaire (Augustin est un des grands responsables de l'« infernalisation du Purgatoire »), il infligera des souffrances supérieures à n'importe quelle douleur terrestre. D'autre part, la définition du temps du Purgatoire : entre la mort individuelle et le jugement général. Mais Augustin a laissé dans l'ombre deux éléments essentiels du système du Purgatoire. D'abord la définition non seulement des pécheurs (ni tout à fait bons, ni tout à fait mauvais) mais aussi des péchés qui conduisent au Purgatoire. Il n'y a pas chez Augustin de doctrine des péchés « véniels ». Ensuite la caractérisation du Purgatoire comme lieu. On voit ici une des raisons essentielles de ce refus d'Augustin d'aller aussi loin. Il définit le temps contre les millénaristes et les miséricordieux. Il ne définit pas le lieu et le contenu concret parce qu'il lui faudrait pour cela adopter plus ou moins des croyances « populaires » – charriées précisément par la tradition apocalyptique et apocryphe qu'il refuse. A cet intellectuel aristocrate, le « populaire » qu'il identifie au « vulgaire », au « matérialiste » fait horreur. Quand les Pères conciliaires de Lyon II (1274), de Florence (1438), de Trente (1 563) institutionnaliseront le Purgatoire, ils tendront eux aussi à maintenir hors des dogmes, des vérités de foi – et dans un visible climat de suspicion, au moins en ce qui concerne les Tridentins – tout l'imaginaire du Purgatoire.

Augustin, malgré ses incertitudes et ses réticences, avait admis le feu purgatoire : c'est aussi l'un de ses apports importants pour la préhistoire du Purgatoire, car ce feu purgatoire demeure, sous l'autorité de saint Augustin, la réalité du prépurgatoire jusqu'à la fin du XIIe siècle, et il restera un élément essentiel du nouveau lieu. C'est parce que la méfiance à l'égard des croyances et des images populaires recule dans une certaine mesure entre 1150 et 1250 que le Purgatoire put naître comme lieu. Négativement comme positivement, la position d'Augustin est très éclairante pour toute cette histoire38.

Sur la doctrine, la théologie chrétienne commence à être ferme : il y a possibilité de rachat pour certains pécheurs après la mort. Pour le temps, la lutte contre le millénarisme facilite l'individualisation d'une durée dont les deux bornes sont la mort individuelle et le jugement général. Quant à l'application, la hiérarchie ecclésiastique est, dans son ensemble, prudente : il ne faut pas ouvrir trop grande la voie d'un au-delà qui risque de vider l'Enfer. Mais surtout elle éprouve de l'inquiétude à propos de la matérialisation de cette situation. Chercher à localiser précisément cette purgation, à se représenter très concrètement les épreuves en quoi elle consiste, c'est s'engager dans une direction dangereuse. Certes, puisque Paul a parlé du feu ou du passage par quelque chose qui y ressemble (quasi per ignem) on peut utiliser cette image, car le feu peut être plus ou moins immatériel et on peut le réduire éventuellement à une métaphore. Mais céder davantage à celle que Malebranche appellera « la folle du logis » – l'imagination – ce serait risquer d'être la proie du diable et de ses illusions, la victime des imaginations païennes, juives, hérétiques et, en définitive, « populaires ». C'est ce mélange de certitude et de méfiance qu'Augustin propose et lègue au Moyen Âge.

On attribuait à Césaire d'Arles (mort en 542) un jalon important dans la préhistoire du Purgatoire. Pierre Jay a fait justice de cette mauvaise interprétation de deux sermons de l'évêque d'Arles et a situé avec une très grande justesse les pièces dans le dossier du Purgatoire39.

 

UN FAUX PÈRE DU PURGATOIRE : CÉSAIRE D'ARLES

 

Césaire d'Arles parle du feu purgatoire (ignis purgatorius) dans deux sermons, les sermons 167 et 17940. De ce dernier, le plus important, voici la traduction partielle qu'en a donnée A. Michel dans le Dictionnaire de théologie catholique. C'est un commentaire de saint Paul, I Corinthiens, III. 10-15 :

 

Ceux qui comprennent mal ce texte se laissent tromper par une fausse sécurité. Ils croient que, édifiant sur le fondement du Christ des crimes capitaux, ces péchés pourront être purifiés en passant à travers le feu (per ignem transitorium) et qu'ainsi ils pourront parvenir ensuite à la vie éternelle. Corrigez, mes frères, cette manière de comprendre : se flatter d'une pareille issue, c'est se tromper lourdement. Dans ce feu de passage (transitorio igne), dont l'Apôtre a dit : lui-même sera sauvé, mais comme à travers le feu, ce ne sont pas les péchés capitaux, mais les péchés menus qui seront purifiés... Bien que ces péchés, selon notre croyance, ne tuent pas l'âme, ils la défigurent... et ne lui permettent de s'unir à l'époux céleste qu'au prix d'une extrême confusion... C'est par des prières continuelles et des jeûnes fréquents que nous parvenons à les racheter... et ce qui n'a pas été racheté par nous devra être purifié dans ce feu dont l'Apôtre a dit : (l'ouvrage de chacun) sera révélé par le feu ; ainsi le feu éprouvera l'œuvre de chacun. I Corinthiens, III, 13... Ainsi donc, pendant que nous vivons en ce monde, mortifions-nous... et ainsi ces péchés seront purifiés en cette vie, de telle sorte que, dans l'autre, ce feu du purgatoire ou ne trouve rien ou ne trouve en nous que peu de chose à dévorer. Mais, si nous ne rendons pas grâces à Dieu dans nos afflictions et si nous ne rachetons pas nos fautes par de bonnes œuvres, il nous faudra demeurer dans le feu du purgatoire aussi longtemps que nos péchés menus l'exigeront pour être consumés comme du bois, du foin et de la paille.

Que personne ne dise : Que m'importe de demeurer au purgatoire si je dois ensuite parvenir à la vie éternelle ! Ah ! ne parlez pas ainsi, très chers frères, car ce feu du purgatoire sera plus pénible que toute peine que nous pouvons concevoir, éprouver et sentir en ce monde...

 

Mais le texte original latin de Césaire dit tout autre chose. Là où l'on a traduit feu du Purgatoire il y a ignis purgatorius, feu purgatoire et là où l'on dit : « au Purgatoire » il n'y a rien41.

En fait Césaire reproduit ce qu'ont écrit avant lui les Pères de l'Église et surtout saint Augustin. Par rapport à ce dernier il est même en retrait car le feu purgatoire est pour lui tout simplement le feu du jugement. Il n'est pas question de l'entre-deux de la mort à la résurrection. Comme le dit judicieusement Pierre Jay : « Ne sacrifions donc pas trop à l'idée d'un progrès continu en théologie. Césaire a pourtant toujours sa place dans la préhistoire du Purgatoire car les textes mal interprétés ont autant d'importance en histoire que les autres. Or ceux de Césaire ont d'autant plus retenu l'attention des clercs du Moyen Âge qu'ils furent attribués à saint Augustin : “autorités augustiniennes”, les expressions de l'évêque d'Arles traverseront les siècles et pourront être, un jour, exploitées de façon systématique par des théologiens aux préoccupations entièrement différentes. On y cherchera des réponses aux questions de lieu, de durée du purgatoire » (P. Jay).

À vrai dire, Césaire apportait sur deux points, par rapport aux textes augustiniens authentiques, deux confirmations, et même, sur l'un d'eux, une précision. Dans son commentaire du Psaume XXXVII, Augustin avait dit que « le feu purgatoire sera plus terrible que tout ce qu'un homme peut souffrir dans cette vie ». Césaire, on l'a vu, répète cette opinion et contribuera à donner aux hommes du Moyen Âge une image terrifiante du feu du Purgatoire. Augustin avait distingué des péchés très graves qu'il appelait crimina qui conduisaient normalement en enfer et des péchés légers, insignifiants, dont il ne fallait pas trop se préoccuper. Césaire reprend cette distinction et la précise. Il appelle les premiers crimina capitalia : on est ici à la source des péchés capitaux dont Grégoire le Grand va consolider la doctrine. En revanche il continue à appeler les petits péchés parva (petits), quotidiana (quotidiens), minuta (menus), mais ce sont eux qu'il désigne comme ce que l'on expie dans le feu purgatoire, précision que n'avait pas donnée Augustin.

Avec Césaire enfin, l'atmosphère dans laquelle on parle du sort des défunts et de l'au-delà change. Le Jugement dernier était un des thèmes favoris de la prédication de Césaire et il s'étendait plus volontiers sur l'Enfer que sur la résurrection ou le Paradis. Il avoue lui-même dans un sermon que ses auditeurs lui reprochent de parler sans arrêt de sujets effrayants (tam dura). Son souci c'est, plus encore qu'Augustin, de convaincre les fidèles de la réalité du feu éternel, et de la dureté du feu temporaire. Il est hanté, a-t-on écrit, par « l'image de ses ouailles traduites devant le juge éternel ». Son souci est essentiellement pastoral. Il veut munir les fidèles d'idées simples, de recettes, d'un bagage sommaire. C'est ainsi qu'il dresse les listes de péchés « capitaux » et « menus » qu'Augustin n'avait pas faites. On a assez justement expliqué cette attitude par la barbarisation de la société et de la religion. Mais ce phénomène indéniable qui marque l'entrée dans le Moyen Âge proprement dit est plus complexe qu'on ne l'a souvent pensé.

Il ne faudrait pas d'abord attribuer aux seuls « barbares » la « responsabilité » de cet abaissement du niveau culturel et spirituel. L'accès à la religion chrétienne des masses paysannes, des « barbares » de l'intérieur, est un phénomène au moins aussi important que celui de l'installation des envahisseurs et immigrés venus de l'extérieur du monde romain. Une face de cette « barbarisation » est une démocratisation. Ici les choses se compliquent encore. Les chefs de l'Église prêchent une religion égalitaire, veulent se mettre à la portée de leurs ouailles, font un effort vers le « peuple ». Mais ce sont, pour l'énorme majorité, des aristocrates urbains ; imbus des préjugés de leur classe, étroitement liés à leurs intérêts terrestres. Le mépris du rustre et la haine du paganisme, leur incompréhension devant des comportements culturels exotiques vite baptisés superstitions les conduisent à prêcher une religion de la peur. Elle se tourne plus volontiers vers l'Enfer que vers des processus de mitigation des peines. Le feu purgatoire discrètement allumé par les Pères, en particulier par Augustin, va longtemps couver sous le boisseau sans trouver à s'enflammer dans ce monde d'insécurité, de luttes élémentaires éclairées par le feu plus puissant du jugement plus ou moins confondu avec l'éclat sinistre du feu de la géhenne.

 

DES HISTOIRES DE PURGATOIRE ICI-BAS : GREGOIRE LE GRAND, DERNIER PÈRE DU PURGATOIRE

 

Pourtant c'est dans ces perspectives eschatologiques, mû par un zèle pastoral ardent dans un contexte terrestre dramatique, qu'un pontife va ranimer la flamme purgatoire. Après Clément d'Alexandrie et Origène, après Augustin, le dernier « fondateur » du Purgatoire c'est Grégoire le Grand.

Grégoire appartient à une grande famille aristocratique romaine. Avant et après sa « conversion », sa prise d'habit monastique dans le monastère – urbain – qu'il crée à Rome sur le Caelius dans une des villas familiales, il remplit de hautes fonctions. Il est ainsi préfet de la ville, chargé des problèmes de ravitaillement dans une Italie en proie aux Byzantins, aux Goths, aux Lombards, à la peste, puis apocrisiaire, c'est-à-dire ambassadeur du pape auprès de l'empereur à Constantinople. En 590, il est appelé au siège de Saint-Pierre dans des circonstances dramatiques : le Tibre est dans une de ses terribles crues qui inonde la ville au milieu de prodiges angoissants ; surtout une terrible épidémie de peste (une des poussées les plus fortes de la grande pandémie, la première peste noire dite de Justinien, qui depuis un demi-siècle ravage le Moyen-Orient, le monde byzantin, l'Afrique du Nord, l'Europe méditerranéenne) décime la population. Comme Césaire, plus que lui, étant donné sa fonction, sa personnalité, le moment historique, Grégoire va être un pasteur eschatologique. Persuadé de la proximité de la fin du monde, il se jette passionnément dans une grande entreprise de sauvetage du peuple chrétien dont il devra bientôt rendre compte devant Dieu. Aux chrétiens de l'intérieur, il multiplie les instructions salutaires, commentant l'Écriture, surtout les prophètes, soutenant les moines par des méditations sur le livre de Job, enseignant le clergé séculier dans un Manuel de pastorale, appelant les laïcs à une vie toute tournée vers le salut par l'encadrement liturgique (c'est un grand organisateur de processions et de cérémonies) et par l'enseignement moral. Aux peuples du dehors, il donne des missionnaires : les Anglais sont retournés au paganisme, il envoie à Cantorbéry une mission qui commence la reconquête chrétienne de la Grande-Bretagne. Aux Italiens il donne une hagiographie et parmi les pères italiens distingue un moine récemment disparu, Benoît du Mont-Cassin, dont il fait un des grands saints de la chrétienté. Parmi ces chrétiens à sauver, pourquoi n'y aurait-il pas des morts récupérables ? La passion eschatologique de Grégoire va s'exercer au-delà de la mort42.

L'apport de Grégoire le Grand à la doctrine du Purgatoire est triple. Dans les Moralia in Job, il donne quelques précisions sur la géographie de l'au-delà. Dans les Dialogi, tout en apportant quelques indications doctrinales, il raconte surtout des historiettes mettant en scène des morts en train d'expier avant le Jugement dernier. Enfin l'histoire du roi goth Théodoric emporté en Enfer, bien que ne concernant pas un lieu « purgatoire », pourra être plus tard considérée comme une pièce ancienne du dossier sur la localisation terrestre du Purgatoire.

Dans les Moralia in Job (XII – 13) Grégoire commente le verset du livre de Job, 14,13 Quis mihi tribuat ut in inferno protegas me ? (que la Bible de Jérusalem traduit par Oh ! si tu m'abritais dans le shéol car c'est bien de cet enfer juif qu'il s'agit). Grégoire tente de résoudre le problème suivant : avant la venue du Christ il était normal que tout homme tombe en Enfer puisqu'il fallait la venue du Christ pour rouvrir le chemin du Paradis mais les justes ne devaient pas tomber dans cette partie de l'Enfer où l'on est torturé. En effet il existe deux zones dans l'Enfer, l'une supérieure pour le repos du juste, l'autre inférieure pour les tourments de l'injuste.

 

« Qui m'obtiendra la grâce que tu me protèges en enfer ? » Qu'avant la venue du Médiateur entre Dieu et l'homme, tout homme, si pure et si sûre qu'ait été sa vie, soit descendu dans les cachots de l'enfer, voilà qui ne fait point de doute, puisque l'homme qui est tombé par lui-même ne pouvait revenir au repos du paradis si n'était venu celui qui, par le mystère de son incarnation, devait aussi nous ouvrir le chemin du paradis. Voilà pourquoi, après la faute du premier homme, selon les paroles de l'Écriture, un glaive fulgurant fut placé à la porte du paradis ; mais il est dit aussi que ce glaive était tournoyant, parce qu'un jour viendrait où il pourrait être aussi éloigné de nous. Nous ne voulons pourtant pas dire ainsi que les âmes des justes sont descendues aux enfers pour être retenues dans des champs de supplices. Il y a en enfer un champ supérieur, il y a aussi un champ inférieur, telle doit être notre foi ; le champ d'en haut est promis au repos du juste, celui d'en bas aux tourments de l'injuste. De là encore ces paroles du Psalmiste quand la grâce de Dieu vient au-devant de lui : « Tu as arraché mon âme à l'enfer inférieur. » Aussi, sachant qu'avant la venue du Médiateur il descendrait en enfer, le bienheureux Job aspire-t-il à y trouver la protection de son créateur afin de rester étranger au champ des supplices, en un lieu où, sur le chemin du repos, la vue des supplices lui soit épargnée43.

 

Un peu plus loin (Moralia in Job, XIII, 53) Grégoire retrouve et approfondit le problème à propos d'un autre verset du livre de Job, 17-16 : In profundissimum infernum descendent omnia mea :

 

« Tout ce qui est à moi descendra dans les profondeurs de l'enfer. » Il est constant qu'aux enfers les justes étaient retenus, non pas dans les champs des supplices, mais dans l'asile supérieur du repos : ainsi surgit devant nous un grand problème sur le sens de cette affirmation de Job : « Tout ce qui est moi descendra dans les profondeurs de l'enfer. » Car, si avant la venue du Médiateur entre Dieu et les hommes il devait descendre en enfer, il est clair cependant qu'il ne devait pas descendre dans les profondeurs de l'enfer. Ne serait-ce pas qu'il donne justement à la zone supérieure le nom de profondeur de l'enfer ? Car, nous le savons, du point de vue des voûtes du ciel, la région de notre atmosphère peut être correctement appelée un enfer. De là vient que, les anges apostats ayant été précipités du séjour céleste dans cette atmosphère sombre, l'apôtre Pierre dit : « Il n'a pas épargné les anges qui avaient péché ; il les a enlevés dans les chaînes de l'enfer pour les livrer au Tartare et les réserver pour les supplices du jugement. » Si donc, du point de vue des cimes du ciel, une telle atmosphère sombre est un enfer, du point de vue de la hauteur de cette atmophère aussi, la terre, qui est pour elle une zone inférieure, peut être appelée un enfer profond ; mais alors, du point de vue de la hauteur de cette terre aussi, la région de l'enfer qui est au-dessus des autres demeures de l'enfer peut recevoir sans impropriété le nom de profondeur de l'enfer, puisque ce que l'air est au ciel, la terre à l'air, cet asile supérieur de l'enfer l'est à la terre44.

 

Homme du concret, Grégoire s'intéresse à la géographie de l'au-delà. L'Enfer supérieur dont il parle ce sera le limbe des Pères mais, au XIIIe siècle, quand le Purgatoire existera et qu'on lui cherchera des références, les textes de l'Ancien Testament parlant de profondeur de l'enfer seront interprétés à la lumière de l'éxégèse de Grégoire le Grand.

Dans le livre IV des Dialogues Grégoire le Grand enseigne quelques vérités fondamentales du christianisme, en particulier l'éternité de l'âme, le sort dans l'au-delà, l'eucharistie, à l'aide d'anecdotes – souvent des visions – qu'il appelle exempla et qui annoncent les exempla du XIIIe siècle qui vulgariseront la croyance au Purgatoire. Le sort de certains défunts après la mort est évoqué à l'aide de trois histoires réparties en deux chapitres. Ces histoires sont des réponses à deux questions doctrinales, l'une concernant le feu purgatoire et l'autre l'efficacité des suffrages pour les morts.

Le diacre Pierre, interlocuteur faire-valoir de Grégoire, lui demande d'abord : « Je veux savoir s'il faut croire qu'après la mort il existe un feu purgatoire45. » Grégoire répond en premier lieu par un exposé dogmatique fondé sur des textes scripturaires46 dont le plus important est le passage de la première épître de Paul aux Corinthiens sur le sort des différents matériaux des œuvres humaines. Les premières références semblent prouver que les hommes se retrouveront au Jugement dernier dans l'état où ils étaient au moment de la mort. Mais le texte de Paul paraît signifier « qu'il faut croire que pour certaines fautes légères il y aura un feu purgatoire avant le jugement ». Et Grégoire donne des exemples de cette catégorie des « péchés petits et minimes » : le bavardage constant, le rire immodéré, l'attachement aux biens privés, toutes fautes qui, commises sciemment ou à leur insu, par leurs auteurs, pèsent, quoique légères, sur eux après la mort, s'ils n'en ont pas été délivrés dans cette vie47. Quant à ce que Paul a voulu dire, c'est que si on a bâti du fer, de l'airain ou du plomb, c'est-à-dire commis « les péchés majeurs et par conséquent plus durs », ces péchés ne pourront être dissous par le feu, le seront en revanche ceux qui sont de bois, ou de paille, c'est-à-dire « les péchés minimes et très légers ». Mais cette destruction des petits péchés par le feu ne pourra être obtenue après la mort que si on l'a méritée, pendant cette vie, par de bonnes actions.

Grégoire demeure donc dans une conception très augustinienne mais il met l'accent sur les péchés « légers, petits, minimes » qu'il précise, et il situe l'action du feu nettement après la mort, n'y incluant pas la tribulation terrestre comme Augustin avait tendance à le faire.

La nouveauté vient surtout de l'illustration par l'anecdote. « Quand j'étais encore tout jeune homme, et dans l'état laïque, j'ai entendu raconter (une histoire) par des gens plus âgés et entendus. » Pascase, diacre du siège apostolique dont on possède un bel ouvrage sur le Saint-Esprit, fut un homme de sainte vie, dispensateur d'aumônes et contempteur de soi-même. Mais dans le schisme qui opposa pendant dix ans et plus à partir de 498 deux papes, Symmaque et Laurent, Pascase fut avec obstination partisan du « faux » pape Laurent. À la mort de Pascase, un exorciste toucha sa dalmatique placée sur le cercueil et il fut aussitôt sauvé. Assez longtemps après sa mort, Germain, évêque de Capoue probablement de 516 à 541, alla se soigner aux eaux d'une station thermale dans les Abruzzes, Augulum, près de l'actuelle Città San Angelo. Quelle ne fut pas sa surprise d'y trouver Pascase dans l'office de garçon des bains. Il lui demande ce qu'il faisait là. Pascase répondit : « La seule raison pour laquelle j'ai été envoyé dans ce lieu de châtiment (in hoc poenali loco) c'est pour avoir pris le parti de Laurent contre Symmaque, mais, je te demande de prier le Seigneur pour moi et tu sauras que tu as été exaucé si, en revenant ici, tu ne m'y trouves pas. » Germain fit d'ardentes prières et quelques jours après revint et ne trouva pas Pascase en ces lieux. Mais si Pascase, ajoute Grégoire, a pu être purgé de son péché après la mort, c'est d'abord parce qu'il n'avait péché que par ignorance et ensuite parce que ses larges aumônes faites de son vivant lui avaient mérité le pardon.

Le seconde question théorique que pose Pierre à Grégoire concerne les suffrages pour les morts : « PIERRE : Quel est le moyen d'aider les âmes des morts ?

GRÉGOIRE : Si les fautes ne sont pas ineffaçables après la mort, l'offrande sacrée de l'hostie salutaire est généralement d'un grand secours pour les âmes, même après la mort, et l'on voit les âmes des défunts la réclamer parfois.

Voici ce que l'évêque Félix m'a affirmé savoir d'un prêtre mort il y a deux ans, après une vie sainte. Il habitait dans le diocèse de Centum Cellae et ministrait l'église de Saint-Jean, à Taurina. Ce prêtre avait coutume de se laver, chaque fois que son corps l'exigeait, en ce lieu où d'abondantes vapeurs émanent de sources chaudes, et s'acquitta de tous ces services avec un grand soin. Tout ceci s'étant reproduit fréquemment, le prêtre, en revenant aux bains, se dit un jour : “Je ne dois pas paraître ingrat envers cet homme qui m'aide à me laver avec tant de dévouement ; il faut que je lui apporte un cadeau.” Il apporta deux couronnes d'offrandes. Dès son arrivée, il trouva l'homme qui lui rendit tous les services comme d'habitude. Le prêtre se lava, puis, rhabillé et sur le point de partir, en guise de bénédiction, il offrit ce qu'il avait apporté à l'homme qui le servait, lui demandant d'accepter ce qu'il lui offrait par affection. Mais celui-ci répondit tristement : “Père, pourquoi me donnes-tu cela ? Ce pain est saint, et moi, je ne puis en manger. Tel que tu me vois, je fus jadis le maître de ces lieux, mais en raison de mes fautes, j'y fus envoyé après ma mort. Si tu veux m'être utile, offre ce pain au Dieu tout-puissant, afin d'intercéder pour mes péchés. Tu sauras que tu as été exaucé lorsque tu ne me trouveras plus ici”. A ces mots, il disparut, révélant ainsi qu'il était en réalité un esprit sous une apparence humaine. Pendant toute une semaine le prêtre versa des larmes pour cet homme, tous les jours il offrit l'hostie salutaire puis il retourna aux bains et ne le trouva plus. Voilà bien la preuve de l'utilité pour les âmes du sacrifice de l'offrande sacrée »48, puisque les esprits des morts eux-mêmes le demandent aux vivants et indiquent à quels signes on connaît qu'ils ont été absous.

A cette histoire Grégoire en ajoute aussitôt une autre. Elle s'est produite dans son propre monastère trois ans auparavant. Il y vivait un moine nommé Justus, expert en médecine. Justus tomba malade sans espoir de guérison et fut assisté par son frère charnel Copiosus, lui aussi médecin. Justus confia à son frère qu'il avait caché trois pièces d'or et celui-ci ne put faire autrement qu'en informer les moines.

Ils trouvèrent les pièces d'or cachées dans des médicaments. Ils en réfèrent à Grégoire qui réagit vivement car la règle du monastère stipulait que les moines aient tout en commun. Grégoire, bouleversé, se demanda ce qu'il pourrait faire de profitable à la fois pour la « purgation » du mourant et pour l'édification des moines. Il interdit aux moines de répondre à l'appel du mourant, si celui-ci les réclamait auprès de lui et prescrivit à Copiosus de dire à son frère que les moines, ayant appris son acte, l'avaient pris en abomination, afin qu'il se repentît au moment de mourir. Et quand il serait mort son corps ne serait pas enterré dans le cimetière des moines mais jeté dans un trou de fumier et les moines devaient lancer sur son corps les trois pièces d'or en criant : « Que ton argent soit avec toi pour ta perdition. » Tout se passa et fut fait comme prévu. Les moines, terrorisés, évitèrent toute action répréhensible. Trente jours après la mort de Justus, Grégoire se mit à penser tristement aux supplices que devait souffrir le moine défunt et ordonna que, pendant les trente jours suivants, une messe fût quotidiennement célébrée à son intention. Au bout de trente jours, le mort apparut à son frère, de nuit, et lui dit que jusqu'à ce jour il avait souffert, mais qu'il venait d'être admis à la communion (des élus). Il apparut clairement que le mort avait échappé au tourment grâce à l'hostie salutaire49.

Grégoire le Grand, dans son zèle de pasteur, a compris deux exigences de la psychologie collective des fidèles : la nécessité de témoignages authentiques, tenus de témoins dignes de foi, le besoin d'avoir des indications sur la localisation des peines purgatoires.

Sur le premier point les histoires de Grégoire sont d'autant plus importantes qu'elles seront le modèle des anecdotes à l'aide desquelles l'Église au XIIIe siècle diffusera la croyance au Purgatoire enfin existant et défini. Elles impliquent la possibilité de contrôle de la véracité de l'histoire : la désignation d'un informateur digne de foi, les précisions de temps et de lieu. Elles comportent ensuite un schéma susceptible d'entraîner sur deux autres plans la conviction : l'attrait d'un récit avec les séductions de la narration, une intrigue, des détails piquants, un « suspense », un dénouement frappant ; les évidences d'un surnaturel palpable : vision et vérification de l'accomplissement de l'action efficace des vivants. Tout ceci se retrouvera dans la croyance au vrai Purgatoire, y compris la nature des liens entre vivants et morts qui fonctionne dans l'arrachement des défunts aux épreuves purgatoires. Les vivants sollicités et efficaces doivent être des proches, par la parenté charnelle ou spirituelle, des défunts à purger. Enfin, la trilogie des suffrages est affirmée dans ces anecdotes : prières, aumônes, et, par-dessus tout, sacrifice eucharistique.

La seconde originalité de Grégoire est d'avoir, dans deux de ces trois histoires, situé ici-bas le lieu de l'expiation. Lieu étonnant à vrai dire. Il s'agit de thermes. Par un coup de génie Grégoire désigne un lieu particulièrement digne de son choix : cet aristocrate romain choisit un des bâtiments les plus essentiels à la civilisation romaine survivante, le lieu par excellence de l'hygiène et de la sociabilité antiques. Ce pontife chrétien choisit ensuite un lieu où l'alternance des soins chauds et des soins froids correspond à la structure des lieux purgatoires depuis les plus anciennes religions dont le christianisme a hérité, enfin dans ce mélange de surnaturel et de quotidien où les garçons de bains sont des revenants et les vapeurs thermales des effluves de l'au-delà, un grand tempérament imaginaire se révèle.

Paradoxalement, la contribution la plus importante de Grégoire le Grand à la genèse du Purgatoire sera au XIIIe siècle la plus sacrifiée par la nouvelle croyance. Grégoire a accrédité l'idée que le Purgatoire pouvait être subi sur cette terre, sur les lieux où l'on avait commis des fautes et qui devenaient des lieux de châtiments : on était puni là où on avait péché, comme le directeur des thermes revenu sur les lieux non de ses crimes, mais de ses peccadilles transformés en « lieu pénal » (in hoc loco poenali). L'autorité de Grégoire fera que l'idée d'un Purgatoire sur terre sera encore évoquée après la naissance du « vrai » Purgatoire, mais comme une hypothèse peu vraisemblable, comme une sorte de curiosité du passé. Thomas d'Aquin ou Jacopo da Varazze, dans la Légende dorée, la mentionneront encore. Mais au XIIIe siècle les jeux du Purgatoire sont faits, ils n'ont pas pour théâtre les lieux quotidiens de la terre, mais un espace spécial, une région de l'au-delà. Quant aux morts en Purgatoire il ne leur sera plus permis que pour quelques instants de revenir susciter les vivants. Avoir une activité ici-bas leur sera sévèrement refusé. Le Purgatoire sera devenu un lieu de renfermement des revenants.

Dernier fondateur du Purgatoire, Grégoire n'accorde pourtant à cette croyance qu'un intérêt très secondaire. L'essentiel reste pour lui qu'au jour du Jugement, il n'y aura plus que deux catégories : les élus et les réprouvés. Chaque catégorie abordera de deux façons possibles son sort éternel, directement ou indirectement après jugement au moment de la résurrection. « Les uns sont jugés et périssent, les autres ne sont pas jugés mais périssent (aussi et tout de suite). Les uns sont jugés et règnent, les autres ne sont pas jugés mais règnent (aussi et tout de suite). »

Dans un autre chapitre, le XXXVIIe du livre IV des Dialogues, Grégoire le Grand fait une description non plus du Purgatoire terrestre mais de l'au-delà. Un certain Etienne meurt inopinément à Constantinople et, en attendant l'embaumement, son corps reste une nuit sans sépulture et son âme est emportée aux enfers où elle visite de nombreux lieux mais, quand on la présente à Satan, celui-ci dit qu'on s'est trompé de mort. C'est un autre Étienne, le forgeron, qu'il attend et le premier Étienne revient à la vie tandis que le forgeron meurt. Étienne mourut dans l'épidémie de peste de 590. Un soldat blessé qui resta mort un instant puis se ranima visite à son tour pendant ce bref instant les enfers et en fit une description détaillée qui fut rapportée à Grégoire. Il a vu « un pont au-dessus duquel coulait un fleuve noir et sombre exhalant une fumée à l'odeur intolérable » ; quand on avait franchi le pont, on trouvait des prés charmants, des fleurs, des hommes vêtus de blanc déambulant au milieu d'une odeur suave, des maisons pleines de lumière, certaines construites en or. Il y avait quelques habitacles sur les rives du fleuve, les uns touchés par le nuage fétide, d'autres à l'abri de la puanteur. Le pont était une épreuve : si un injuste voulait le traverser, il tombait dans le fleuve ténébreux et fétide, mais les justes le franchissaient sans entrave et parvenaient aux lieux amènes. Étienne avait aussi parlé de ce pont et raconté que, lorsqu'il avait voulu le traverser, le pied lui avait glissé et il était tombé à moitié. D'horribles hommes noirs surgissant du fleuve l'avaient tiré vers le bas par les cuisses, tandis que d'en haut de très beaux hommes blancs l'avaient tiré par les bras. Pendant ce combat il se réveilla. Il comprit le sens de sa vision car d'un côté il succombait souvent aux tentations de la chair mais de l'autre faisait des larges aumônes ; la lubricité l'attirait en bas, la bienfaisance en haut. Depuis il corrigea parfaitement sa vie.

Dernière pièce (ou presque, on le verra...) du dossier, Grégoire au chapitre XXXI du livre IV des Dialogues, rapporte une histoire qui concerne l'Enfer mais qui jouera plus tard un rôle dans l'histoire du Purgatoire. Il relate ce que lui a raconté un certain Julien, bienveillant « défenseur » de l'Église romaine mort sept ans auparavant. A l'époque du roi Théodoric (mort en 526), un parent de Julien qui était allé lever les impôts en Sicile fit, au retour, naufrage sur le rivage de l'île Lipari et alla se recommander aux prières d'un ermite réputé qui y vivait. Celui-ci dit au naufragé : « Savez-vous que le roi Théodoric est mort ? » et, devant l'incrédulité de son intelocuteur, il précisa : « Hier à l'heure de none, en chemise et pieds nus, les mains liées, entre le pape Jean et le patrice Symmaque, il a été amené dans l'île voisine de Vulcano et a été jeté dans la gueule de son cratère. » Rentré en Italie le parent de Julien apprend la mort de Théodoric et, comme il avait injustement fait mettre à mort le pape Jean et le patrice Symmaque, il lui sembla normal qu'il ait été envoyé dans le feu (éternel) par ceux qu'il avait persécutés.

Le châtiment légendaire de Théodoric est une des pièces à verser au dossier de l'utilisation politique de l'au-delà.

Menacer des peines de l'au-delà un dirigeant laïque a été un puissant instrument aux mains de l'Église. Montrer dans le feu de la punition un mort illustre confère à cette menace une valeur de preuve et un relief incomparable. L'imaginaire de l'au-delà a été une arme politique. Mais Grégoire le Grand ne dispose encore que de l'Enfer. Recourir à cette arme suprême ne peut se faire que dans les cas extrêmes. Le Purgatoire permettra de moduler la menace.

Autre signe précurseur dans cette vision : cette livraison du roi persécuteur de chrétiens au feu de l'enfer se fait dans un volcan et en Sicile. Le Moyen Âge se souviendra de cette bouche de feu où il tentera de voir une des bouches du Purgatoire.


1 Sur Clément d'Alexandrie et Origène dans la perspective de la genèse du Purgatoire l'étude essentielle reste G. ANRICH, « Clemens und Origenes als Begründer der Lehre vom Fegfeuer » in Theologische Abhandlungen, Festgabe für H.H. Holtzmann, Tübingen, Leipzig, 1902, pp. 95-120. Bon exposé, d'un point de vue catholique, par A. MICHEL, « Origène et le dogme du Purgatoire » in Questions ecclésiastiques, Lille, 1913, résumé par l'auteur dans son article « Purgatoire » du Dictionnaire de Théologie catholique, col. 1192-1196. Brèves mais judicieuses remarques, du point de vue de la préhistoire du Purgatoire, d'A. PIOLANTI, « Il Dogma del Purgatorio » in Euntes Docete, 6, 1953 ; du point de vue du baptême par le feu de C.-M. EDSMAN, Le Baptême de feu, pp. 3-4, du point de vue de l'exégèse de la première épitre de Paul aux Corinthiens in J. GNILKA, Ist 1 Kor. 3, 10-15 ein Schriftzeugnis für das Fegfeuer ? notamment p. 115.

2 Les principaux textes cités par G. ANRICH, p. 99, n. 7 et p. 100, n. I, sont Gorgias 34, 478 et 81, 525, Phédon, 62. 113d, Protagoras. 13, 324b, Lois, V, 728c.

3 CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Stromata, V, 14 et vu, 12.

4 ORIGÈNE, De principiis, II, 10. 6 et De oratione, 29.

5 aliis sub gurgite vasto

 infectum eluitur scelus, aut exuritur igni

 ...

 donec longa dies perfecto temporis orbe

 concretam exemit tabem, purumque relinquit

 aetherium sensum...

6 CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Stromata, IV, 24.

7 Id., Stromata, VII, 6

8 ORIGÈNE, In Exodum, homélie 6, in Patrologie Grecque, XIII, 334-335 ; In Leviticum, homélie 9, PG, 12, 519.

9 Par exemple In Jeremiam, homélie 2 ; In Leviticum, homélie 8 ; In Exodum, homélie 6 ; In Lucam, homélie 14, etc.

10 De principiis, II. 11. n. 6 ; In Ezechielem, homélie 13, n. 2 ; In Numeros, homélie 26.

11 Cf. K. RAHNER, « La doctrine d'Origène sur la pénitence » in Recherches de Science religieuse, 37 1950

12 « Aliud pro peccatis longo dolore cruciatum emundari et purgari diu igne, aliud peccata omnia passione purgasse, aliud denique pendere in die judicii ad sententiam Domini, aliud statim a Domino coronari. »

13 A. MICHEL, article « Purgatoire » in Dictionnaire de théologie catholique, col. 1214.

14 P. JAY, « Saint Cyprien et la doctrine du Purgatoire » in Recherches de théologie ancienne et médiévale, 27, 1960, pp. 133-136.

15 « emundatio purtilatis... qua iudicii igni nos decoquat » (PL, IX, 519 A).

16 In In Psalmum CXVIII, sermo 20, PL, 15, 1487-1488. Voir aussi sur l'épreuve du feu In Psalmum CXVIII, sermo 3, PL, 15, 1227-1228 et In Psalmum XXVI, 26, PL. 14, 980-981.

17 « et si salvos faciet Dominus servos suos, salvi erimus per fidem, sic tamen salvi quasi per ignum » (Explanatio Psalmi XXXVI, n. 26, Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, 64, p. 92).

18 De obitu Theodosi, 25, CSEL, 73, 383-384.

19 De excessu Satyri. I, 29, CSEL, 73, 225.

20 « Et sicut diaboli et omnium negatorum atque imptorum qui dixerunt in corde suo : Non est Deus, credimus aeterna tormenta ; sic peccatorum et tamen christianorum, quorum opera in igne probanda sunt atque purganda, moderatam arbitramur et mixtam clementiae sententiam tudicis » (In Isaïam, LXVI, 24, PL, 24, 704 B)

21 « Qui enim tota mente in Christo confidit, etiam si ut homo lapsus mortuus fuerit in peccato, fide sua vivit in perpetuum. »

22 « Ideo autem dixit : sic tamen quasi per ignem, ut salus haec non sine poena sil ; quia non dixit : salvus erit per ignem ; sed cum dicit : sic tamen quasi per ignem, ostendit salvum illum quidem futurum, sed poenas ignis passurum ; ut per ignem purgatus fiat salvus, et non sicut perfidi aeterno igne in perpetuum torqueati ut ex aliqua parte operae pretium sit, credidisse in Christum » (PL, 17, 211).

23 « Transivimus per ignem et aquam et induxisti nos in refrigerium. »

24 Epist., 28 (CSEL, 29, 242-244) et Carmen, 7, 32-43 (CSEL, 30, 19-20).

25 On rencontre aussi ignis purgationis, le feu de la purgation (De Genesi contra Manicheos, II, XX, 30) et ignis emendatorius, feu correcteur (Enarrationes in Psalmos XXXVII. 3). Dans le passage de la Cité de Dieu, XXI, XIII, où se rencontre à trois reprises en douze lignes l'expression poenae purgatoriae, Augustin emploie aussi comme synonyme l'expression poenae expiatoriae, peines expiatoires, ce qui conduit entre autres raisons, à ne pas traduire purgatoriae par purificatrices.

26 Voir Bibliothèque augustinienne, t. 37. pp. 817-818.

27 « nec usque adeo vita in corpore male gesta est, ut tali misericordia iudicentur digni non esse, nec usque adeo bene, ut talem misericordiam reperiantur necessariam non habere. »

28 Matthieu, XXV, 34 ; XXV, 41-46.

29 « et post hanc vitam habebit vel ignem purgationis vel poenam aeternam. »

30 « Quanquam illa receplio, utrum statim post istam vitam fiat, an in fine saeculi in resurrectione mortuorum atque ultima retributione judicii, non minima quaestio est sed quandolibet fiat, certe de talibus quatis ille dives insinuatur, nulla scriptura fieri pollicetur. »

31 « Ita plane quamuis salui per ignem, gravior tamen erit ille ignis, quam quidquid potest homo pati in hac vita » (Enarratio in Ps. XXXVII, 3 CCL, 38, p. 384).

32 Voir la note 45 « Les miséricordieux » de G. Bardy dans Bibliothèque augustinienne vol. 37, pp. 806-809.

33 « Porro si utraque regio et dolentium et requiescentium, id est et ubi dives ille torquehatur et ubi pauper ille laetabatur, in inferno esse credenda est, quis audeat dicere dominum Iesum ad poenates inferni partes venisse tantum modo nec fuisse apud eos qui in Abrahae sinum requiescunt ? ubi si fuit, ipse est intellegendus paradisus, quem latronis animae illo die dignatus est polliceri. Quae si ita sunt, generale paradisi nomen est, ubi feliciter vivitur. Neque ebim quia paradisus est appellatus, ubi Adam fuit ante peccatum, propterea scriptura probilita est etiam ecclesiam vocare paradisum cum fructu pomorum. »

34 Mot grec signifiant « manuel », terme qui aura, à partir du XVIe siècle, la fortune que l'on sait.

35 J'ai esquissé les lignes d'une recherche sur les rêves et leur interprétation dans l'Occident médiéval dans « Les rêves dans la culture et la psychologie collective de l'Occident médiéval » in Scolies. I, 1971, pp. 123-130, repris dans Pour un autre Moyen Âge. pp. 299-306.

36 Sur le millénarisme voir la note de G. BARDY dans saint Augustin, Cité de Dieu, XIX-XXII, Bibliothèque augustinienne, t. 37. Paris, 1960, pp. 768-771 et J. LE GOFF, article « Millénarisme » in Encyclopaedia Universalis vol. 11, 1971. pp 30-32

37 Le texte d'Ambroise se trouve dans la Patrologie latine, t. 14, col. 950-9 51. Et ideo quoniam et Savaltor duo genera resurrectionis posuit, et Joannes in Apocalypsi dixit : Beatus qui habet partem in prima resurrectione (Apocalyse, XX, 6) isti enim sine judicio veniunt ad gratiam, qui autem non veniunt ad primam resurrectionem, sed ad secundam reservantur, isti urentur, donec impleant tempora inter primam et secundam resurrectionem, aut si non impleverint, diutius in supplicio permanebunt. Ideo ergo rogemus ut in prima resurrectione partem habere mereamur.

38 Les traductions des Confessions, de l'Enchiridion. de la Cité de Dieu et du De cura gerenda pro mortuis sont tires des volumes respectifs de la Bibliothèque augustinienne. J'ai simplement corrigé quelques termes qui me paraissaient inexactement traduits : par exemple purgatoire au lieu de purificateur dans l'expresion ignis purgatorius et temporaires au lieu de temporelles dans l'expression poenae temporariae.

39 P. JAY, « Le Purgatoire dans la prédication de saint Césaire d'Arles » in Recherches de théologie ancienne et médiévale, 24 (1957), pp 5-14.

40 CÉSAIRE D'ARLES, Sermones, éd. G. Morin et C. Lambot, Corpus Christianorum, Turnhout, 1953, t. 104, pp 682-687 et pp. 723-729

41 « non pertinet ad me quamdiu moras habeam, si tamen ad vitam aeternam perrexero » : « peu m'importe le temps que j'attendrai, si je dois ensuite parvenir à la vie éternelle. » Le texte ne dit pas où l'on attendra mais il est clair d'après la phrase précédente qu'il s'agit du leu purgatoire (in ilto purgatorio igne) Pierre Jay note judicieusement que Thomas d'Aquin reprenant lui aussi le commentaire du psaume 37 de saint Augustin écrit, lui, ille ignis purgatorii, ce feu du purgatoire. Mais c'est au XIIIe siècle !

42 Sur Grégoire le Grand. C. DAGENS, Saint Grégoire le Grand. Culture et expérience chrétiennes, Paris, 1977. 3e partie, « Eschatologie », pp. 345-429. Sur l'eschatologie de Grégoire voir aussi N. HILL, Die Eschatologie Gregors des Grossen, Fribourg-en-Brisgau, 1942 R. MANSELLI, « L'eschatologia di S. Gregorio Magno » in Ricerche de storia religiosa, I, 1954, pp. 72-83.

43 GRÉGOIRE LE GRAND, Moralia in Job, éd. A. Bocognano, 3e partie, Paris Sources chrétiennes, 1974, p. 167.

44 Ibid., pp. 315-317

45 « Discere vellim, si post mortem purgatorius ignis esse credendus est. » Je me suis servi dans cette étude de l'édition de U. Moricca. GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogi, Rome, 1924, et j'ai traduit les textes cités. Depuis a paru le tome III de l'excellente édition et traduction d'A. de Vogüé, P. Autin, Paris, éd. du Cerf, Sources chrétiennes, 1980. Le passage commenté ici (IV, 41) se trouve aux pages 146-151. L'histoire du Paschase (IV, 42) se trouve, ibid., aux pages 150-155.

46 Jean, XII, 55, Isaïe, XLIX, 8, Paul, II Corinthiens, VI, 2, Ecclésiaste, IX, 10, Psaume CXVII, I, Matthieu, XII, 32.

47 « sed tamen de quibusdam levis culpis esse anti judicium purgatorius ignis credendus est », « hoc de parvis minimisque peccatis fieri posse credendum est, sicut est assiduus otiosus sermo, immoderatus risus, vel peccatum curae rei familiaris. » À la fin du chapitre Grégoire parle du feu de la future purgation « de igne futurae purgationis », de la possibilité d'être sauvé par le feu « per ignem pose salvari » et à nouveau des « peccata minima atque levissima quae ignis facile consumat » (Dialogi, IV, 41).

48 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogi, IV, 57, 1-7, de Vogüé-Antin, t. III pp 184-189

49 GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogi, IV, 57, 8, 17, de Vogüé-Antin, pp. 188-195. Il n'est pas question de feu dans cette histoire.