Le XIIe siècle est le siècle de l'explosion de la chrétienté latine. Le système des rapports sociaux, après une lente maturation, a changé. L'esclavage a définitivement disparu, le grand domaine de l'Antiquité tardive et du haut Moyen Âge s'est profondément transformé. Le système seigneurial s'est mis en place, organisant une double hiérarchie, une double domination. Un premier clivage, fondamental, sépare des dominants, les seigneurs, de la masse des paysans soumis à leur droit de commandement sur le territoire de la seigneurie. En fonction de ce droit, les seigneurs prélèvent sur les paysans une part importante du produit de leur travail sous forme de redevances en nature et, de plus en plus, en argent (en prestations de main-d'œuvre aussi, mais les corvées commencent à diminuer) : c'est la rente féodale. Ils dominent la masse des paysans (les manants, ceux qui demeurent sur la seigneurie, les vilains, les hommes de l'ancien domaine qui sont aussi, moralement, des gens méprisables) par tout un ensemble de droits dont les plus significatifs, avec les exactions économiques, découlent de leur pouvoir de justice. Un second clivage social s'établit à l'intérieur de la classe dominante. Une aristocratie, celle des possesseurs des principaux châteaux, se subordonne la petite et moyenne noblesse des chevaliers par les liens de la vassalité. En échange d'un ensemble de services, surtout militaires, mais aussi d'assistance et de conseil, le seigneur accorde sa protection au vassal et lui confie souvent un moyen de subsistance, en général une terre, le fief.
L'ensemble de ce système constitue la féodalité. Si elle n'est juridiquement bien définie que pour la couche supérieure, féodo-vassalique, elle n'existe et ne fonctionne qu'à travers les rapports liant seigneurs et paysans, en général définis d'une façon assez vague par la coutume.
Cette féodalité est l'une des incarnations historiques d'un type de système plus vaste, le féodalisme, qui a existé (ou qui existe encore) dans diverses régions du monde et à différentes époques. Ce système, très dur pour la masse dominée, a pourtant permis à l'ensemble de la société un essor exceptionnel. Cet essor est d'abord visible au nombre des hommes : entre le début du XIe siècle et le milieu du XIIIe siècle, la population de la chrétienté latine double à peu près globalement. Il apparaît aussi dans les campagnes : extension des surfaces, meilleurs rendements liés à la multiplication des façons, aux progrès technologiques. 11 est spectaculaire avec le développement urbain, fondé sur l'exploitation du surplus agricole, la main-d'œuvre artisanale, le renouveau du commerce, avec la création d'un milieu urbain lié aux structures féodales mais qui y introduit un élément nouveau partiellement négateur : des classes moyennes libres : artisans, marchands d'où sort la bourgeoisie avec un système de valeurs nouvelles liées au travail, au calcul, à la paix, à une certaine égalité, une hiérarchie horizontale plutôt que verticale où les plus puissants devancent les autres sans les dominer.
De nouveaux schémas descriptifs et normatifs de la société apparaissent, venus de la vieille idéologie tripartie indo-européenne vivifiée par l'évolution historique. Le clergé est engagé dans les structures féodales en tant que partie prenante de la domination seigneuriale (les seigneuries ecclésiastiques sont parmi les plus puissantes) et il est désormais garant idéologique du système social mais il y échappe par la dimension religieuse. Son sentiment de supériorité est exalté par la réforme grégorienne selon laquelle les clercs forment une société de célibataires échappant à la macule sexuelle et sont en contact direct avec un sacré qu'ils administrent suivant la théorie nouvelle des sept sacrements. Le rappel de l'égalité des fidèles et de la supériorité des valeurs éthiques et religieuses sur les formes sociales et laïques permet aussi au clergé de s'affirmer comme le premier ordre, celui qui prie. Les nobles dont la fonction spécifique est guerrière à un moment où l'armement et l'art militaire changent aussi (armement lourd pour l'homme et le cheval, campagnes organisées autour du réseau des châteaux forts) forment le second ordre, celui qui combat. Enfin, nouveauté significative, un troisième ordre apparaît, celui qui travaille, qu'il s'agisse d'une élite rurale dont le rôle a été important dans les défrichements et la conquête du sol, ou de la masse laborieuse, rurale puis aussi urbaine. On reconnaît ici le schéma de la société tripartie définie au début du XIe siècle et qui s'amplifie au XIIe : oratores, bellatores, laboratores1.
Essor social, donc, sanctionné par un nouveau système de représentations. Mais l'essor du XIIe siècle est un mouvement d'expansion géographique et idéologique : c'est le grand siècle des croisades. 11 est encore, dans la chrétienté même, spirituel et intellectuel, avec le renouveau monastique, dont les Chartreux, les Prémontrés et surtout les Cisterciens ont été l'expression, avec les écoles urbaines où naissent simultanément une nouvelle conception du savoir et de nouvelles méthodes intellectuelles : la scolastique.
Le Purgatoire est un élément de cette expansion dans l'imaginaire social, dans la géographie de l'au-delà, dans la certitude religieuse. Une pièce du système. C'est une conquête du XIIe siècle.
Je vais maintenant resserrer et approfondir peu à peu mon enquête. Je vais examiner de plus près à mesure qu'elle se constitue la logique du Purgatoire. Elle prendra une forme systématique selon deux directions. L'une, théologique, suivra les développements du système de la rédemption et sera étroitement liée au développement des conceptions du péché et de la pénitence et d'une doctrine articulée des fins dernières. L'autre, imaginaire, précisera la nature et les fonctions du feu puis construira le lieu de la purgation dans l'au-delà.
Mon enquête de géographie et de sociologie culturelles qui a cherché à embrasser jusqu'ici l'ensemble des expressions de l'au-delà dans toute la chrétienté se concentrera, sans négliger aucun témoignage important, sur les lieux et les milieux où se fera la décision, où naîtra le Purgatoire. Je repérerai et définirai les centres de l'élaboration finale théologique et doctrinale et les régions où la géographie imaginaire de l'au-delà s'ancrera dans les réalités géographiques d'ici-bas. Enfin, comme le phénomène me semble exprimer une grande mutation de la société, j'analyserai la façon dont le Purgatoire prend place dans cet accouchement d'une société nouvelle. Telle sera la quadruple démarche de la partie centrale de ce livre.
1 Voir le grand livre de G. DUBY, Les Trois Ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, 1979 L'idéologie tripartie indo-européenne a été révélée par l'œuvre magistrale de Georges Dumézil.
Présentation de l'état des questions et des problèmes par J. LE GOFF, « Les trois fonctions indo-européennes, l'historien et l'Europe féodale », in Annales E.S.C. 1979, pp. 1187-1215