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LE FEU PURGATOIRE

AU DÉBUT DU XIIe SIÈCLE : ACQUIS ET INDÉCISIONS

 

Au début du XIIe siècle l'attitude à l'égard des morts, telle que nous pouvons la connaître à travers des documents émanant de clercs, de l'Église, est la suivante : après le Jugement dernier il y aura deux groupes d'hommes pour l'éternité : les élus et les damnés. Leur sort sera essentiellement déterminé par leur conduite pendant leur vie : la foi et les bonnes œuvres décideront du salut, l'impiété et les péchés criminels conduiront en enfer. Entre la mort et la résurrection, la doctrine n'est pas bien précisée. Selon certains, après la mort les défunts attendent dans les tombeaux ou une région sombre et neutre assimilée au tombeau comme le shéol de l'Ancien Testament, le Jugement décidera de leur sort définitif. Pour d'autres, plus nombreux, les âmes seront reçues dans des réceptables divers. Parmi ces réceptacles il en est un qui se distingue, c'est le sein d'Abraham qui recueille les âmes des justes qui, en attendant le Paradis à proprement parler, vont dans un lieu de rafraîchissement et de paix. Pour la plupart, et cette opinion semble avoir la faveur des autorités ecclésiastiques, il existe, immédiatement après la mort, une décision définitive pour deux catégories de défunts ; ceux qui sont tout à fait bons, les martyrs, les saints, les justes intégraux, qui vont tout de suite au Paradis et jouissent de la vue de Dieu, récompense suprême, la vision béatifique ; ceux qui sont entièrement mauvais vont aussitôt en enfer. Entre les deux, il peut y avoir une ou deux catégories intermédiaires. Selon saint Augustin, ceux qui ne sont pas tout à fait bons subiront une épreuve avant d'aller au Paradis et ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais iront en enfer mais y bénéficieront peut-être d'une damnation plus tolérable. Selon la plupart de ceux qui croient en l'existence d'une catégorie intermédiaire, ces morts en attente de Paradis seront soumis à une purgation. Ici les avis sont divers. Pour les uns cette purgation aura lieu au moment du Jugement dernier. Mais parmi les tenants de cette opinion, les positions sont différentes. Les uns estiment que tous les morts – y compris les justes, les saints, les martyrs, les apôtres, et, à la limite, Jésus – subiront cette épreuve. Pour les justes ce sera une formalité sans conséquence ; pour les impies, la condamnation : pour les presque parfaits, une purgation. D'autres pensent que seuls ceux qui ne sont pas allés tout de suite en Paradis ou en Enfer subiront cet examen.

En quoi consistera cette purgation ? L'immense majorité estime que ce sera une sorte de feu – en se fondant essentiellement sur la première épître de Paul aux Corinthiens (m, 10-15). Mais certains pensent que les instruments de cette purgation sont diversifiés et parlent de « peines purgatoires » (poenae purgatoriae). Qui méritera de subir cet examen qui, si pénible soit-il, est une assurance de salut ? Depuis Augustin et Grégoire le Grand, on sait que seuls les morts qui n'ont plus à expier que des péchés légers ou qui avant de mourir se sont repentis sans avoir eu le temps de faire pénitence sur terre et qui, de toute façon, ont eu une vie assez digne et suffisamment marquée par les bonnes œuvres mériteront ce « repêchage ». Quand cette purgation aura-t-elle lieu ? Depuis Augustin on pensait en général qu'elle aura lieu entre la mort et la résurrection. Mais le temps de la purgation pouvait déborder ce temps intermédiaire en amont ou en aval. Pour Augustin lui-même les épreuves subies ici-bas, la tribulation terrestre, pouvaient être le début de la purgation. Pour d'autres cette purgation restait fixée au moment du Jugement dernier et, dans ce cas, on estimait en général que le « jour » du jugement durerait un certain temps pour permettre que la purgation soit autre chose qu'une formalité.

Où cette purgation aurait-elle lieu ? Ici on était dans le vague plus encore que dans la diversité d'opinions. La plupart ne précisaient rien à ce sujet. Certains pensaient qu'il y avait un réceptable des âmes à cet effet, Grégoire le Grand, dans ses anecdotes, avait suggéré que la purgation se faisait sur les lieux du péché. Les auteurs de voyages imaginaires dans l'au-delà ne savaient trop où situer l'endroit où l'on subissait ce feu purgatoire. Sa localisation était tiraillée, si l'on peut dire, entre la conception d'une partie supérieure de l'Enfer, mais donc souterraine, matérialisée par une vallée et l'idée – lancée par Bède – d'une montagne.

En somme la plus grande indécision règne sur le cas de cette catégorie intermédiaire et si la notion du feu – bien distingué du feu éternel de la géhenne – est largement admise, la localisation de ce feu est passée sous silence ou évoquée de façon très vague. Des Pères de l'Église aux derniers représentants de l'Église carolingienne le problème de l'au-delà est essentiellement celui du choix entre le salut qui conduira au paradis et la damnation qui entraînera en enfer. En définitive, la croyance qui s'est le plus fortifiée entre le IVe et le XIe siècle et qui a créé le terrain le plus favorable à la naissance du Purgatoire, c'est la pratique des prières, et, plus largement des suffrages pour les morts. L'ensemble des fidèles y trouve de quoi satisfaire à la fois sa solidarité avec ses parents et ses proches au-delà de la mort et l'espérance d'être à son tour, après la mort, bénéficiaire de cette assistance. Augustin, fin psychologue et pasteur attentif, l'a bien dit dans le De Cura pro mortuis gerenda. Cette croyance et ces pratiques qui exigent l'intervention de l'Église dans le sacrifice eucharistique notamment – et dont elle bénéficie, entre autres par l'aumône – lui assurent une meilleure emprise sur les vivants par le détour de son pouvoir supposé en faveur des morts.

Le XIIe siècle, comme en beaucoup de domaines, va accélérer les choses ; le Purgatoire comme lieu ne naîtra qu'à la fin. En attendant c'est le feu purgatoire qui est attisé.

Une remarque préalable peut être ici nécessaire.

L'utilisation d'un dossier de textes du XIIe siècle est affaire délicate. L'essor général de cette époque se retrouve dans la production écrite. Les textes se multiplient. Les érudits, depuis le XVIe siècle, et surtout aux XIXe et XXe siècle, se sont efforcés d'en éditer le plus possible. Il en reste beaucoup d'inédits. À ce foisonnement s'ajoutent des traits caractéristiques de la période. Pour assurer le succès d'une œuvre beaucoup de clercs de cette époque n'hésitent pas à lui attribuer un auteur illustre ou connu. La littérature du XIIe siècle est alourdie par des apocryphes. Les problèmes d'attribution et d'authenticité dans beaucoup de cas n'ont pas été élucidés. La scolastique naissante a par ailleurs multiplié des textes qu'il est bien difficile d'attribuer à un auteur, à supposer que ce mot ait ici un sens : quaestiones, determinationes, reportationes issues bien souvent des notes prises par un élève au cours d'un maître. Souvent, le scribe a mélangé les paroles authentiques du maître avec ses propres formulations ou celles d'autres auteurs contemporains. Nous possédons rarement enfin l'original. Les manuscrits dont nous disposons ont été écrits à une époque postérieure, entre le XIIIe et le XVe siècle. Les scribes ont dans un certain nombre de cas remplacé, inconsciemment ou en pensant bien faire, car ce qui inspire les hommes du Moyen Âge c'est la quête de la vérité éternelle, non de la vérité historique, tel mot du texte original par un autre ou par une expression de leur temps1. Cette étude n'a pu éliminer quelques incertitudes qui tiennent à l'inachèvement de la science du Moyen Âge aujourd'hui mais surtout, en définitive, à la littérature religieuse du XIIe siècle dont le multiple jaillissement reste difficile à saisir dans les grilles de la science actuelle (justement) éprise d'identification d'auteurs et de datations précises. La convergence de mes recherches et de mes analyses me paraît pourtant probante : il n'y a pas de Purgatoire avant 1170 au plus tôt.

Mais les textes se multiplient, l'intérêt pour ce qui se passe entre la mort et le Jugement dernier se manifeste de plus en plus, le désordre des exposés est aussi témoignage de recherche, le souci de localisation est de plus en plus visible.

 

UN TÉMOIN DES HÉSITATIONS : HONORIUS AUCUSTODUNENSIS

 

Un bon témoin est ici le mystérieux Honorius Augustodunensis, vraisemblablement un Irlandais qui a passé la plus grande partie de sa vie religieuse à Ratisbonne. Certes Honorius, dont M. Cappuyns a dit qu'il a été sans doute le seul disciple médiéval de Jean Scot Érigène, a des idées originales sur l'au-delà. Pour lui les lieux de l'au-delà n'existent pas matériellement. Ce sont des « lieux spirituels ». Le terme « spirituel » est ambigu, il peut recouvrir une certaine corporéité ou désigner une réalité purement symbolique, métaphorique. Honorius a hésité entre les deux tendances. Dans la Scala coeli major où il semble pencher vers le sens complètement immatériel, il tempère cependant cette opinion par une théorie de sept enfers (dont le monde terrestre est le second), plus ou moins matériels ou immatériels2. Ce qui m'intéresse chez Honorius ce sont deux éléments de son œuvre. Le premier c'est précisément sa vive critique d'une vision spatiale de la vie spirituelle. Dans la Scala Coeli major, il interprète comme purement métaphorique la localisation des enfers sous terre – mettant en rapport l'infériorité, la pesanteur et la tristesse. Il conclut « tout lieu a une longueur, une largeur et une hauteur mais l'âme, comme elle est dépourvue de tous ces attributs, ne peut être enfermée dans aucun lieu3 ». Idée qu'on retrouve dans son Liher de cognitione verae vitae : « Mais ce me semble un comble de l'absurdité que d'enfermer dans des lieux corporels les âmes et les esprits puisqu'ils sont incorporels, surtout du fait que tout lieu peut être mesuré en hauteur, longueur et largeur tandis que l'esprit, on le sait bien, est dépourvu de tous ces attributs4. » On peut supposer que si une pensée comme celle d'Honorius avait triomphé, le Purgatoire, essentiellement lié à sa localisation, ne serait pas né, ou serait resté une croyance secondaire et atrophiée.

Mais, paradoxalement, dans une autre œuvre, traité des principales vérités chrétiennes sommairement exposées, une sorte de catéchisme, l'Elucidarium, Honorius parle du feu purgatoire et ce passage tient une place notable dans le dossier de la gestation du Purgatoire. Au troisième livre de l'Elucidarium, qui est un dialogue, Honorius répond à des questions sur la vie future. À une interrogation sur le paradis, il précise que ce n'est pas un lieu corporel mais la demeure spirituelle des bienheureux, située dans le ciel intellectuel où ils peuvent contempler Dieu face à face. Est-ce là, lui demande-t-on, que sont conduites les âmes des justes ? C'est là que sont conduites, au sortir du corps, les âmes des parfaits, répond-il. Ces parfaits, qui sont-ils ? interroge-t-on. Ceux qui ne se sont pas contentés de faire dans leur vie ce qui est prescrit, mais qui en ont fait davantage : les martyrs, les moines, les vierges par exemple. Les justes sont dans d'autres demeures. Et les justes, qui sont-ils ? Ceux qui ont simplement accompli sans rechigner ce qui est prescrit. Dès la mort leur âme est emmenée par les anges dans le paradis terrestre ou plutôt dans une joie spirituelle car les esprits n'habitent pas dans des lieux corporels. Il existe en outre une catégorie de justes que l'on dit imparfaits, qui sont pourtant écrits dans le livre de Dieu, comme par exemple les époux, qui, à cause de leurs mérites, sont accueillis dans des habitacles très agréables. Beaucoup d'entre eux avant le Jour du jugement, grâce aux prières des saints et aux aumônes des vivants, sont admis à une plus grande gloire ; tous après le jugement seront réunis aux anges. Il y a aussi parmi les élus des défunts qui sont loin de la perfection et qui ont différé de faire pénitence pour leurs péchés ; ceux-ci, comme le fils fautif qui est confié à l'esclave pour être fouetté, est livré, avec la permission des anges, aux démons pour être purgés. Mais ceux-ci ne peuvent pas les tourmenter plus qu'ils n'ont mérité ou que les anges le permettent.

La question suivante porte sur les moyens de libération de ces imparfaits. Le maître, c'est-à-dire Honorius, répond que ce sont les messes, les aumônes, les prières et autres œuvres pieuses surtout si, de leur vivant, ils en ont accomplies pour autrui. Ils sont libérés de ces peines les uns le septième jour, d'autres le neuvième, d'autres au bout d'un an, d'autres encore plus longtemps après. Honorius explique alors – selon une arithmétique symbolique mystérieuse – la raison de la durée de ces périodes.

On lui pose enfin la question qui touche de plus près notre enquête :

 

LE DISCIPLE : Qu'est-ce que le feu purgatoire ?

LE MAÎTRE : Certains subissent la purgation en cette vie : tantôt ce sont les douleurs physiques que les maux leur apportent, tantôt ce sont les épreuves physiques qu'ils s'imposent par des jeûnes, des veilles ou autrement ; tantôt c'est la perte d'êtres chers ou de biens auxquels ils tiennent, tantôt ce sont les douleurs ou la maladie, tantôt ce sont les privations de nourriture ou de vêtement, tantôt enfin c'est la cruauté de leur mort. Mais après la mort la purgation prend la forme soit de l'excessive chaleur du feu soit de la grande rigueur du froid, soit toute espèce d'épreuve, mais la plus faible est supérieure à la plus grande qu'on puisse imaginer en cette vie. Quand ils sont là, de temps en temps, leur apparaissent les anges ou les saints en l'honneur de qui ils ont fait quelque chose dans leur vie et ils leur apportent de l'air ou une odeur suave ou une autre forme de soulagement, jusqu'à ce que, libérés, ils entrent dans cette cour qui n'accueille aucune souillure.

LE DISCIPLE : Sous quelle forme vivent-ils là ?

LE MAÎTRE : Sous la forme des corps qu'ils ont portés ici-bas. Et on dit des démons qu'on leur donne des corps faits d'air pour qu'ils y sentent leurs tourments.

 

Après des explications peu claires sur les rapports entre le corps et l'âme, Honorius parle de l'Enfer ou plutôt des enfers, car, selon lui, il y en a deux. L'enfer supérieur est la partie inférieure du monde terrestre qui est pleine de peines : une chaleur insupportable, un grand froid, la faim, la soif, diverses douleurs soit corporelles comme celles qui proviennent de coups soit spirituelles comme celles qui découlent de la peur ou de la honte. L'enfer inférieur est un lieu spirituel où il y a un feu inextinguible et où l'on subit neuf sortes de peines spéciales : un feu qui brûle et n'éclaire pas et un froid intolérable, des vers immortels, en particulier des serpents et des dragons, une puanteur épouvantable, des bruits inquiétants comme de marteaux frappant le fer, des ténèbres épaisses, le mélange confus de tous les pécheurs, l'horrible vision des démons et des dragons entr'aperçus au scintillement du feu, la clameur lamentable des pleurs et des insultes et enfin des liens de feu qui serrent tous les membres des damnés5.

Ce texte ne fait que reprendre les idées augustiniennes, y compris le début de purgation sur terre, avec à peine un peu plus d'insistance sur le caractère métaphorique d'un au-delà dont Augustin aussi s'était parfois demandé s'il ne relevait pas davantage du symbolique que du matériel. Et pourtant, Honorius, nourri sans doute de lectures et de récits visionnaires, laisse passer une imagination qui contredit ses idées. Plus encore que le réalisme des évocations infernales, c'est, me semble-t-il, le rôle confié aux anges et aux démons, plus « médiéval » qu'augustinien dans la ligne de Grégoire le Grand, qui constitue l'efficacité de ce texte dans la préhistoire du purgatoire.

 

LE FEU : EN MILIEU MONASTIQUE

 

Jusqu'au cœur du XIIe siècle, le plus souvent à propos du commentaire de la première épître de Paul aux Corinthiens, la réflexion sur la purgation des péchés se limite à une évocation traditionnelle du feu purgatoire. Voici d'abord Bruno le Chartreux (mort en 1101) que certains considèrent comme un des pères de la scolastique, à côté du grand Anselme de Cantorbéry (mort en 1109). Il est le premier à avoir eu une école à proprement parler et à avoir proposé un commentaire scolaire qui connaîtra de nombreux remaniements, précisément un Commentaire sur les épîtres de saint Paul. Certains attribuent cette œuvre à un auteur de l'entourage de Bruno, en général à Raoul de Laon (mort en 1136), le frère d'Anselme et le plus connu des représentants de l'école de Laon, la plus brillante école théologique du début du XIIe. Dans le commentaire de la première épître de Paul aux Corinthiens, il est dit, dans la ligne de la pensée augustinienne, que ceux qui ont aimé le monde mais sans le préférer à Dieu seront sauvés, mais après avoir été punis par le feu. Ceux dont l'œuvre a été de bois seront punis longtemps car le bois est lent à brûler, ceux dont l'œuvre a été de foin, que le feu brûle vite, échapperont plus vite à la purgation ignée ; ceux enfin dont l'œuvre a été de paille que le feu consume plus vite encore, passeront le plus rapidement à travers le feu6.

Le Tournaisien Guerric, né vers 1187, attiré par saint Bernard, entra à Clairvaux vers 1125 et en 1138 devint le deuxième abbé de l'abbaye cistercienne d'Igny, fondée en 1128 par saint Bernard entre Reims et Soissons et qui y mourut « plein de jours », c'est-à-dire fort âgé, en 1158. On a conservé de lui 54 sermons7 destinés aux moines. Dans les quatrième et cinquième sermons où il traite de la purification de la Vierge Marie, il parle aussi du feu purgatoire. Guerric, qui semble avoir subi l'influence d'Origène, pense que la purification doit commencer ici-bas et il a tendance à identifier le feu purgatoire de l'au-delà avec le feu du jugement. Il déclare par exemple, dans le quatrième sermon pour la purification :

« Qu'il est plus sûr, mes frères, et qu'il est plus doux d'être purgés par la source que par le feu ! À coup sûr, ceux qui n'auront pas été maintenant purgés par la source devront l'être par le feu, si toutefois ils méritent d'être purgés, le jour où le juge en personne siègera, tel un feu prêt à fondre, à fondre et épurer l'argent et qu'il purgera les fils de Lévi (Malachie, III, 2-3)... Ce que j'affirme sans hésitation, c'est que si le feu que le Seigneur Jésus a envoyé sur terre vient à brûler en nous avec l'ardeur que veut celui qui l'envoie, le feu purgatoire qui purgera lors du jugement les fils de Lévi ne trouvera en nous ni bois, ni foin, ni paille à consumer. Certes chacun d'eux est feu purgatoire, mais de façon bien différente. L'un purifie par son onction, l'autre par sa brûlure. Ici c'est une rosée rafraîchissante ; là un souffle vengeur (spiritus judicii), un souffle brûlant... » Et encore : « Et si cette charité n'est pas assez parfaite pour suffire à couvrir tant et de tels péchés, ce fondeur qui purge les fils de Lévi y emploie son feu : tout le reste de rouille est consumé par le feu de la tribulation présente ou future, pour qu'ils puissent finalement chanter : “Nous sommes passés par l'eau et par le feu, et tu nous as conduits au rafraîchissement” (Psaume LXV, 12). Ainsi en est-il de ce monde : d'abord baptisé par l'eau du déluge, purgé ensuite au feu du jugement, il passera à un état nouveau, incorruptible. »

Le thème, avec des accents augustiniens, revient dans le cinquième sermon pour la purification : « Malheur à nous si ces jours (ici-bas) s'accomplissent sans que la purgation s'accomplisse aucunement, et qu'ensuite nous devions être purgés par ce feu plus cruel (poenalius), plus vif et plus violent que tout ce que l'on peut imaginer en cette vie ! Et qui donc, au sortir de cette vie, est assez parfait et assez saint pour ne rien devoir à ce feu ?... Certes, il y a peu d'élus, mais parmi ce peu, il y en a tout à fait peu, je pense, d'assez parfaits pour avoir réalisé la purgation dont parle le sage : “Purge-toi de ta négligence avec le petit nombre” » (Ecclésiastique, vu, 34)

Dans la ligne d'Augustin, Guerric n'attribue pas une grande population au futur purgatoire.

Les Deflorationes sanctorum Patrum, l'Anthologie des Pères, de Werner II, abbé de Saint-Blaise, mort en 1174, très influencées par Hugues de Saint-Victor8, font allusion au feu purgatoire dans un sermon sur la chute d'Adam : « Après la mort aussi, dit-on, il y a un feu purgatoire (ignis quidam purgatorius) où sont purgés et lavés ceux qui ont commencé à l'être ici-bas et n'ont pas achevé... Il est dur de ressentir ces tortures même si c'est à un faible degré. Aussi vaut-il mieux commencer et achever ici-bas ce que l'on doit faire. Mais si l'on n'est pas parvenu à l'achever, pourvu qu'on ait commencé, on ne doit pas désespérer car “tu seras sauvé, mais comme à travers le feu” (première épître de Paul aux Corinthiens, III, 10-15). Ce que tu portes en toi de criminel brûlera jusqu'à la consomption. Mais tu seras sauvé puisque l'amour de Dieu est resté comme fondement en toi9. »

 

CHEZ LES THÉOLOGIENS URBAINS

 

J'aurai à reparler de l'école de ce théologien original que fut Gilbert Porreta, dit Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers, mort en 1154, qui, comme son contemporain Abélard, eut maille à partir avec l'Église. Son commentaire sur saint Paul est inédit mais un fragment de commentaire sur la première épître aux Corinthiens qui interprète, sans lui être toujours fidèle, le texte de Gilbert, et qui date de peu après 1150, reprend aussi l'idée d'une purgation ici-bas à achever après la mort « dans le feu ». Il précise que ce feu purgatoire doit précéder le Jugement dernier10.

On parle aussi du feu purgatoire dans la célèbre abbaye des chanoines réguliers de Saint-Victor, aux portes de Paris, au pied de la montagne Sainte-Geneviève. En dehors du grand Hugues de Saint-Victor dont l'œuvre est une des plus importantes pour la préfiguration du purgatoire à la veille de sa naissance voici par exemple le témoignage d'Achard, abbé de Saint-Victor de 1155 à 1161, évêque d'Avranches de 1161 à sa mort en 1170 ou 1171, dans son second sermon pour la fête de la dédicace de l'Église. Quand il y traite du symbolisme du marteau et du ciseau dont on se sert pour édifier l'église, il dit qu'on peut interpréter le premier comme « la terreur du feu éternel » et le second comme « la terreur du feu purgatoire »11.

 

DANS LA LITTÉRATURE VERNACULAIRE

 

On voit que les interrogations sur le sort des défunts après la mort et les problèmes du feu purgatoire dépassent les limites du milieu ecclésiastique. Non seulement on en discute dans les écoles ouvertes sur l'environnement urbain, non seulement on en parle dans la prédication monastique, mais on en diffuse la connaissance dans les sermons dont nous ne possédons, sauf exception, que la version écrite en latin, mais qui étaient, quand les clercs s'adressaient aux laïcs, prononcés en langue vulgaire12. C'est précisément dans deux textes en ancien français que j'irai chercher deux témoignages de la « popularité » du feu purgatoire au XIIe siècle.

Le premier n'est autre qu'une traduction des Dialogues de Grégoire le Grand en français : Li Dialoge Gregoire lo Pape, écrite dans le dialecte du pays de Liège. Aux chapitres XL et XLI notamment du livre IV dont j'ai parlé plus haut on rencontre les expressions li fous purgatoires ou lo fou purgatoire (le feu purgatoire), (lo) fou de la tribulation, (lo) fou de la purgation. La question posée par Pierre à la fin du chapitre XL est : Ge volàroie ke l'om moi enseniast, se li fous purgatoires après la mort doit estre crue estre (je voudrais que l'on m'enseigne si le feu purgatoire après la mort doit être cru exister c'est-à-dire si l'on doit croire que le feu purgatoire après la mort existe).

Le titre du chapitre XLI où Grégoire répond, est : se ti fous purgatoires est après la mort (si le feu purgatoire existe après la mort)13.

Dans une version en vers où apparaît le mot purgatoire (purgation, purgatoire) on rappelle l'opinion de Grégoire selon qui il n'y avait pas de « lieu déterminé » pour la purgation mais chaque âme était purgée, après la mort, sur les lieux où elle avait péché de son vivant :

 

Par ces countes de seint Gregorie

Deit houme entendre qi purgatorie

N'est pas en une lieu determinez

Ou les almes seint touz peinez.

 

(Par ces contes de saint Grégoire, on doit comprendre que la purgation n'est pas en un lieu déterminé où toutes les âmes subiraient leurs peines ensemble14.)

L'autre texte est la traduction en français du début du XIIIe siècle – mais reproduisant l'original du XIIe – de l'Histoire des croisés en Terre sainte (Historia rerum in partibus transmarinis gestarum) écrite par Guillaume de Tyr, mort entre 1180 et 1184. Le chapitre XVI du livre I décrit comment les petites gens partirent pour la croisade (Comment li menuz peuples se croisa pour aler outremer) : « Tant avoit de pecheours el monde qui avoient eslongnie la grace de Nostre Seigneur, que bien covenoit que Dex leur monstrat un adreçoer par où il alassent en paradis, et leur donast un travail qui fust aussiut comme feus purgatoires devant la more. » C'est-à-dire : « Il y avait tant de pécheurs au monde qui avaient éloigné (d'eux) la grâce de Notre-Seigneur, qu'il convenait que Dieu leur montrât un droit chemin pour aller au paradis, et leur donnât une épreuve qui soit comme feu purgatoire avant la mort. » Ce texte rappelle l'idée de croisade comme pénitence, différente de l'esprit initial de la croisade comme expédition eschatologique. Il fait par ailleurs allusion à la notion de purgation des péchés sur cette terre, avant la mort et non après. Il s'agit de « court-circuiter » un éventuel « purgatoire » après la mort en méritant d'aller directement en paradis. On est par ailleurs sur la voie de l'évolution qui conduira à un sens purement métaphorique de « purgatoire sur la terre », comme on verra au XIIIe siècle15.

 

QUATRE GRANDS THÉOLOGIENS ET LE FEU : ÉBAUCHE D'UN TRAITÉ DES DERNIERS TEMPS

 

Je voudrais m'arrêter sur quatre grands clercs du milieu du XIIe siècle dont l'œuvre à la fois est l'aboutissement d'une longue tradition et un point de départ pour de nouveaux développements – et ceci est vrai aussi pour le Purgatoire.

 

UN CHANOINE PARISIEN : HUGUES DE SAINT-VICTOR

 

Le premier est un chanoine parisien, Hugues de Saint-Victor, mort en 1141 ; le second est un moine italien, savant canoniste à Bologne où il compile un recueil de textes de droit ecclésiastique, vers 1140, qui portera son nom, le Décret de Gratien, et inaugurera le Corpus de droit canonique médiéval. Le troisième est un cistercien, déjà célèbre en son temps, Bernard de Clairvaux, saint Bernard, mort en 1153. Le quatrième est un Italien devenu évêque de Paris, Pierre Lombard, mort en 1159-1160, dont les Sentences seront au XIIIe le grand manuel universitaire.

C'est l'époque où, selon Jean Longère, « s'organise une première ébauche du De novissimis » (c'est-à-dire d'un système des derniers temps) avec Hugues de Saint-Victor et Pierre Lombard. Il y a regroupement des remarques ou exposés sur la fin du monde, la résurrection des corps, le Jugement dernier, le sort éternel des hommes. On a naturellement tendance à y rattacher ce qui se passe dans l'au-delà entre la mort individuelle et les derniers jours.

Hugues de Saint-Victor a peut-être enseigné le premier cours de théologie systématique qui ne soit pas directement lié à une lectio de l'Écriture, c'est-à-dire au commentaire scripturaire16.

Deux passages de son œuvre sont plus particulièrement consacrés au feu purgatoire. Le premier est une question « sur le feu purgatoire des justes » qui a pour point de départ la première épître de Paul aux Corinthiens. Le feu purgatoire, dit Hugues, est destiné à ceux qui seront sauvés, aux élus. Même les saints, ceux qui édifient de l'or, de l'argent, et des pierres précieuses passeront à travers le feu mais sans dommage, au contraire. Ils en sortiront confortés comme l'argile passée au four y reçoit une très grande solidité. On peut dire que pour eux « le passage par le feu est une partie de la résurrection ». Certains, selon Hugues, prétendent que ce feu est un lieu de punition (quemdam poenalem locum) où les âmes de ceux qui ont construit du bois, du foin, de la paille sont placées à la mort pour achever la pénitence qu'ils ont commencée ici-bas. Une fois la pénitence accomplie, ils vont dans un certain repos attendre le jour du jugement où ils passent sans dommage à travers le feu, d'autant plus que ce feu n'est pas dit purgatoire eu égard aux hommes, mais en ce qui concerne le ciel et la terre qui seront purgés et rénovés par un déluge de feu comme ils l'ont été par l'eau du premier déluge. Mais Hugues est hostile à cette opinion et pense que le feu du Jugement dernier durera le temps nécessaire à la purgation des élus. D'autres pensent que le feu purgatoire est la tribulation terrestre. Quant au feu du jugement les impies ne le traverseront pas mais seront entraînés avec lui dans l'abîme (infernal)17.

Dans son grand ouvrage, la Somme sur les sacrements de la foi chrétienne (Summa de sacramentis christianae fidei), premier grand traité de cette théologie des sacrements qui s'élabore au XIIe siècle (c'est un contexte qu'il ne faut pas oublier pour la naissance du Purgatoire, comme on verra à propos de la pénitence), Hugues aborde les problèmes de l'au-delà. La structure du De Sacramentis est historique, au sens d'une histoire du salut. La première partie va « du commencement du monde jusqu'à l'Incarnation du Verbe ». La seconde s'étend de l'Incarnation du Verbe jusqu'à la fin et consommation de tout. C'est au chapitre XVI de cette seconde partie qu'Hugues parle des peines purgatoires en traitant « des mourants ou de la fin de l'homme ». Ce chapitre prend place entre, d'une part, un chapitre sur « la confession, la pénitence et la rémission des péchés » et un très court chapitre sur l'extrême-onction et d'autre part les deux derniers chapitres du traité, celui sur la fin du monde et celui sur « le siècle à venir ». C'est donc à l'intérieur d'une histoire individuelle et collective du salut, en liaison étroite avec la confession et la pénitence, qu'apparaît le développement sur les peines purgatoires. Hugues traite, au chapitre IV de la partie XVI du deuxième livre, des « lieux des peines » (loca poenarum), après avoir précisé que les âmes, après avoir quitté leur corps, peuvent fort bien subir des peines corporelles. « De même, dit-il, que Dieu a préparé des peines corporelles pour les pécheurs qui doivent être tourmentés, de même il a distingué des lieux corporels pour ces peines corporelles. L'Enfer est le lieu des tourments, le ciel est le lieu des joies. C'est à juste titre que le lieu des tourments est en bas et le lieu des joies en haut, car la faute pèse vers le bas, tandis que la justice soulève vers le haut. » Hugues ajoute que ce lieu inférieur, l'Enfer, est situé dans le bas de la terre, mais qu'il n'y a aucune certitude à ce sujet. En Enfer, règne, dit-on, un feu inextinguible. En revanche, ceux qui sortent purgés de cette vie vont immédiatement au Ciel.

Hugues en vient alors à la peine purgatoire. « Enfin il y a un autre châtiment après la mort qu'on appelle peine purgatoire. Ceux qui quittent cette vie avec certaines fautes, bien qu'ils soient justes et destinés à la vie éternelle, y sont torturés pour un temps, afin d'être purgés. Le lieu où l'on subit cette peine n'est pas du tout déterminé, bien que de nombreux exemples d'apparitions d'âmes soumises à cette peine fassent penser qu'on la subit ici-bas et probablement sur les lieux où l'on a commis la faute comme l'on prouvé de nombreux témoignages. Si ces peines sont appliquées en d'autres lieux, c'est difficile à savoir. »

Hugues de Saint-Victor se demande encore si, d'une part, des méchants inférieurs en méchanceté aux impies et aux grands criminels n'attendent pas dans des lieux de punition avant d'être envoyés dans les plus grands tourments de la géhenne et si, d'autre part, des bons qui sont pourtant chargés de certaines fautes n'attendent pas dans quelques demeures avant d'être promus aux joies du ciel. Hugues estime que les bons parfaits (boni perfecti) vont sans aucun doute tout de suite au ciel et que les très mauvais (valde mali) descendent tout de suite en enfer. Pour les bons imparfaits (boni imperfecti), il est certain que dans l'intervalle (entre la mort et le jugement) ils subissent certaines peines avant de connaître les joies à venir. Quant aux méchants imparfaits ou moins méchants (imperfecti sive minus mali) il n'y a aucune certitude sur l'endroit où ils peuvent être en attendant de descendre, au jour de la résurrection, dans les tourments éternels.

Il y a enfin des peines purgatoires en ce monde pour les affligés qui ne deviennent pas pires dans les épreuves mais meilleurs et en tirent profit pour se corriger. Quant aux suffrages pour les morts, Hugues estime, citant Grégoire le Grand, que si les fautes commises par un défunt ne sont pas indissolubles et s'il a mérité par sa bonne vie d'être aidé après sa mort, le sacrifice eucharistique peut être d'un grand secours18.

Hugues de Saint-Victor, sur le fond, ne fait guère progresser la question par rapport à Augustin et à Grégoire le Grand et insiste avec eux sur la réalité des revenants. Mais il témoigne de la forte tendance de son époque à rechercher un lieu ou des lieux (locus ou loca) pour la peine purgatoire. Même s'il exprime son ignorance ou son scepticisme sur l'existence de ces lieux et s'il choisit, avec Grégoire le Grand, la solution qui ne sera pas retenue, celle d'une purgation sur les lieux terrestres du péché, il s'interroge et reconnaît que d'autres ont opté pour l'existence de lieux purgatoires déterminés dans l'au-delà, entre la mort et le jugement.

 

UN CISTERCIEN : SAINT BERNARD

 

Le problème de la purgation des péchés dans l'au-delà selon saint Bernard m'apparaît de façon différente de ce qu'on en soupçonnait car je suis persuadé – et je pense que cette étude prouvera le bien-fondé de ma convition –, que le texte principal qui lui était attribué sur ce sujet n'est pas de lui et est sensiblement postérieur (au moins une vingtaine d'années) à sa mort survenue en 115319.

Dans deux sermons saint Bernard expose très clairement sa position : il y a des lieux de purgation (loca purgatoria) des hommes dans l'au-delà.

Dans un sermon pour la Saint-André sur la triple espèce de biens il déclare : « C'est à juste titre que l'on dit que ces âmes qui souffrent dans les lieux purgatoires (in locis purgatoriis) courent ici et là à travers des lieux ténébreux et fangeux, puisque dans cette vie elles ne craignaient pas d'habiter ces lieux en pensée. » Et encore : « Nous avouons non seulement compâtir et prier pour les morts mais aussi les féliciter dans l'espérance ; car si l'on doit s'affliger de leurs souffrances dans les lieux purgatoires (in locis purgatoriis), il faut encore plus se réjouir de l'approche du moment où Dieu essuiera toute larme de leurs yeux ; de mort il n'y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n'y en aura plus, car l'ancien monde s'en est allé » (Apocalypse, XXI, 4)20.

Dans un autre sermon, prononcé pour l'oraison funèbre d'Humbert, moine de Clairvaux, en 1148, moins de cinq ans avant sa mort et où il ne prononce pas le mot de purgatoire qui n'existait pas encore et qu'il a ignoré, saint Bernard avertit : « Sachez en effet qu'après cette vie, ce qu'on a négligé d'acquitter ici-bas doit être rendu au centuple jusqu'au dernier sou (Matthieu, V, 26) dans les lieux de purgation (in purgabilibus locis)21. »

Dans un troisième sermon, pour l'Avent, saint Bernard donne sur « le triple enfer », des précisions assez compliquées. Je comprends ce texte ainsi : « Le premier enfer est obligatoire (obligatorius) car on y exige jusqu'au dernier sou, aussi sa peine n'a pas de fin. Le second est purgatoire. Le troisième est rémissif car, étant volontaire (volontarius), souvent la peine et la faute (et poena et culpa) y sont toutes deux remises. Dans le second (le purgatoire), bien que la peine y soit parfois remise, la faute ne l'est jamais mais y est purgée. Heureux enfer de la pauvreté où le Christ est né, où il a été élevé et où il a vécu, tant qu'il a été incarné ! Dans cet enfer il n'est pas seulement descendu une fois pour en extraire les siens mais il « s'est livré afin de nous arracher à ce monde actuel et mauvais (Épître aux Galates I, 4), pour nous mettre à part de la masse des damnés et nous y rassembler en attendant de nous en extraire. Dans cet enfer il y a de très jeunes filles nouvelles, c'est-à-dire des ébauches d'âmes, des adolescentes porteuses de tympanons précédées d'anges jouant des cymbales et suivies d'autres jouant sur les cymbales de la jubilation. Dans deux enfers ce sont les hommes qui sont tourmentés mais dans celui-ci ce sont les démons. Ils vont par des lieux sans eau et arides, cherchant le repos, et ils ne le trouvent pas. Ils tournent autour des esprits des fidèles mais sont de partout repoussés par de saintes pensées et des prières. Aussi crient-ils à juste titre : « Jésus, pourquoi es-tu venu nous tourmenter avant le temps ? » (Matthieu, VIII, 29)22.

Il me semble que saint Bernard distingue un enfer (inférieur), la géhenne à proprement parler, un enfer (intermédiaire) où a lieu la purgation et un (enfer) supérieur sur terre et correspondant aux futurs limbes ou au traditionnel sein d'Abraham où les âmes innocentes sont déjà dans la paix tandis que les démons qui espèrent un répit jusqu'au Jugement dernier y sont déjà tourmentés.

Il y a donc chez saint Bernard recherche d'une spatialisation de l'au-delà et affirmation de l'existence soit d'un enfer purgatoire soit de lieux purgatoires (loca purgatoria ou purgabilia), mais cet espace n'est pas nommé et la géographie de l'au-delà reste très vague.

 

UN MOINE CANONISTE : GRATIEN DE BOLOGNE

 

Le cas du Décret de Gratien (Vers 1140) est particulier. Ce recueil de textes ne présenterait pas d'originalité si leur rassemblement, le choix des textes et leur agencement en traité articulé ne constituaient en fait une importante nouveauté. L'importance que va prendre le droit canon à la fin du XIIe et au XIIIe siècle impose de toute façon de regarder cette pièce maîtresse qui inaugure le Corpus de droit canonique du Moyen Âge et de faire au moins un sondage en direction de ce centre intellectuel si actif au XIIe siècle : Bologne devenue la capitale des études juridiques et où se développe la première des corporations universitaires du Moyen Âge.

Dans la perspective qui nous retient, deux chapitres du Décret de Gratien sont importants. Ce sont les chapitres XXII et XXIII de la question II de la cause XIII de la deuxième partie23. Le premier est constitué par la lecture de la (ou) d'une lettre du pape Grégoire II à Boniface, l'apôtre de la Germanie (Vers 732), que j'ai déjà signalée. Elle reprend la liste des suffrages établie depuis Augustin et Grégoire le Grand : « Les âmes des défunts sont délivrées de quatre façons : par les sacrifices des prêtres (les messes), par les prières des saints, par les aumômes des êtres chers, par le jeûne des parents. »

Placé dans le Décret, ce texte a beaucoup de poids, il légitime l'action des vivants en faveur des morts, rappelle le primat du sacrifice eucharistique, souligne la nécessité de passer par l'intermédiaire de l'Église (les prêtres), nourrit le culte des saints, entretient la circulation des biens (ou leur drainage au profit de l'Église) par l'aumôme, met en relief le rôle des proches – familles et amis, charnels et spirituels.

Le chapitre XXIII reproduit sous le titre : « Avant le jour du jugement les morts sont aidés par les sacrifices (= les messes) et les aumônes » les chapitres CIX et CX (à l'exception d'un court passage sans signification ici) de l'Enchiridion de saint Augustin. Je rappelle ici ce texte essentiel :

 

Dans l'intervalle qui s'écoule entre la mort de l'homme et la résurrection suprême, les âmes sont retenues dans de secrets dépôts, où elles connaissent ou bien le repos ou bien la peine dont elles sont dignes, d'après le sort qu'elles se firent pendant qu'elles vivaient dans la chair.

Il n'y a pas lieu de nier pourtant que les âmes des défunts ne soient soulagées par les prières de leurs proches vivants, lorsque pour elles est offert le sacrifice du Médiateur ou que des aumônes sont distribuées dans l'Église. Mais ces œuvres servent uniquement à ceux qui, de leur vivant, ont mérité qu'elles puissent leur servir plus tard.

En effet, il existe des hommes dont la vie n'est ni assez bonne pour n'avoir pas besoin de ces suffrages posthumes, ni assez mauvaise pour qu'ils ne puissent pas leur servir. Au contraire, il en est qui vécurent suffisamment bien pour s'en passer et d'autres suffisamment mal pour ne pouvoir pas en profiter après la mort. Dès lors, c'est toujours ici-bas que sont acquis les mérites qui peuvent assurer à chacun, après cette vie, soulagement ou infortune.

Lors donc que les sacrifices de l'autel ou de l'aumône sont offerts à l'intention de tous les défunts baptisés, pour ceux qui furent tout à fait bons ce sont des actions de grâces ; pour ceux qui ne furent pas tout à fait méchants, des moyens de propitiation ; pour ceux dont la malice fut totale, faute de soulager les morts, ils servent à consoler tant bien que mal les vivants. Ce qu'ils assurent à ceux qui en profitent, c'est ou bien l'amnistie complète ou du moins une forme plus supportable de damnation.

 

Dans ce texte, on s'en souvient, deux éléments importants font obstacle à la naissance du Purgatoire. Le premier est que si Augustin parle bien de lieux pour les âmes entre la mort et la résurrection, ces lieux sont des sortes de trous, de cachettes, les réceptacles (receptacula), non un espace véritable et de plus ils sont cachés (abdita), ce qui est interprété dans un sens matériel et spirituel. Au sens matériel ils se dérobent à l'investigation, ils sont difficiles sinon impossibles à trouver et au sens spirituel ils représentent un mystère, qu'il est peut-être – c'est l'opinion de certains – illicite sinon sacrilège, de vouloir percer. Ces notions constituent donc un obstacle sur la route d'une géographie du Purgatoire.

Le second point est le rappel des quatre catégories de défunts selon Augustin : les tout à fait bons (valde boni), les tout à fait méchants (valde mali), les pas tout à fait méchants (non valde mali), et, sous-entendus, les pas tout à fait bons (non valde boni). Or le Purgatoire ou bien sera destiné à cette dernière catégorie impliquée par le système d'Augustin mais pas explicitement nommée dans ce texte, ou bien – et surtout – il exigera la fusion en une seule catégorie des deux catégories des pas tout à fait méchants et des pas tout à fait bons.

Ainsi ce texte, qui sera un des fondements du Purgatoire en sera encore, pour un temps, un retardateur. Ce « blocage autoritaire » est sans doute une des raisons du faible rôle joué par le droit canon dans la naissance du Purgatoire.

 

UN MAITRE SÉCULIER PARISIEN : L'ÉVÊQUE PIERRE LOMBARD

 

Sur le problème du Purgatoire, comme sur beaucoup d'autres, la pensée de Pierre Lombard, maître parisien d'origine italienne, devenu évêque de Paris en 1159 et mort peu après (1160) est celle qui, au milieu du siècle, a, de la façon la plus nette, un versant tourné vers le passé et un versant tourné vers l'avenir. Dans ses Quatre livres de sentences, composés de 1155 à 1157, le Lombard d'une part résume avec force, clarté, esprit synthétique, les opinions de ceux qui l'ont précédé, des Pères aux théologiens et canonistes de la première moitié du XIIe siècle, Hugues de Saint-Victor, Abélard, Gilbert de la Porrée, Gratien, etc. Mais, d'autre part, l'œuvre de ce penseur sans grande originalité va devenir « classique pour les siècles suivants ». J. de Ghellinck a dit aussi que les Sentences de Pierre Lombard étaient le « centre de perspective » du mouvement théologique du XIIe siècle.

L'essentiel de ses opinions sur la purgation des fautes dans l'au-delà se trouve à deux endroits différents de son œuvre, les distinctions XXI et XLV du Livre IV des Sentences.

La distinction XXI s'insère dans un exposé sur les sacrements. Après le baptême, la confirmation, l'eucharistie, vient un long développement sur la pénitence qui s'achève par un chapitre sur la pénitence finale et, c'est notre chapitre XXI, la distinction sur « les péchés qui sont remis après cette vie ». Puis, tout à fait à la fin de l'ouvrage, la distinction XLV sur « les différents réceptacles des âmes » prend place dans le déroulement des derniers temps : entre la résurrection et le jugement dernier. Il est presque paradoxal que ces textes, dont le commentaire formera l'essentiel de la doctrine des grands scolastiques du XIIIe siècle, ne constituent pas un ensemble cohérent. Le futur Purgatoire est partagé entre la pénitence et la mort individuelle d'une part, les novissima de l'autre. Le Purgatoire viendra précisément occuper, temporellement et spatialement, l'entre-deux. Le Lombard a comme souligné en négatif, en creux, la place du proche Purgatoire.

Dans la distinction XXI, Pierre Lombard se demande si certains péchés sont remis après la mort. En se fondant sur Matthieu, XII, 32, et la première épître de Paul aux Corinthiens, III, 10-15, et après avoir évoqué l'opinion hésitante d'Augustin sur l'interprétation du texte paulinien (Cité de Dieu, XXI, XXVI), il donne son avis qui est net. Le passage de saint Paul « insinue ouvertement que ceux qui édifient le bois, le foin et la paille, emportent avec eux des constructions combustibles, c'est-à-dire des péchés véniels, qui devront être consumés dans le feu purgatoire ». Il y a une hiérarchie entre le bois, le foin et la paille ; selon l'importance des péchés véniels qu'ils représentent, les âmes des morts seront plus ou moins vite purgées et délivrées. Sans apporter du nouveau, le Lombard clarifie les choses : existence d'une purgation de certains péchés entre la mort et le jugement, assimilation des péchés purgeables aux péchés véniels, durée plus ou moins longue des peines purgatoires (feu).

La distinction XLV est plus importante encore. Elle traite des réceptacles des âmes et des suffrages pour les défunts. Pour les réceptacles, il se contente de citer des textes d'Augustin, notamment celui de l'Enchiridion sur les réceptables cachés. En ce qui concerne les suffrages il reprend aussi les opinions d'Augustin. Les messes et les aumônes de l'Église sont utiles aux défunts mais ceux-ci doivent avoir mérité par leur vie et leurs œuvres l'efficacité de ces suffrages. Il reprend les trois catégories augustiniennes des tout à fait bons (valde boni), des pas tout à fait méchants (non valde mali), et des tout à fait méchants (valde mali) pour qui les suffrages de l'Église correspondent respectivement à des actions de grâces, à des propitiations et à de simples consolations pour les parents vivants. Mais le Lombard ajoute et rapproche deux catégories, découlant de la classification augustinienne : les moyennement bons (mediocriter boni) pour qui les suffrages aboutissent à la pleine absolution de la peine et les moyennement mauvais (mediocriter mali) pour qui ils aboutissent à une mitigation de la peine. Et, prenant deux cas, Pierre Lombard choisit des exemples de « moyennement bons » (chapitres IV et V de la distinction XLV). Pour les tout à fait mauvais enfin, le Lombard, comme l'avait suggéré Augustin, pense que Dieu peut malgré tout distinguer entre eux des degrés de méchanceté et, quoiqu'en les maintenant en enfer pour l'éternité, y mitiger quelque peu leur peine24. Le Lombard a opéré un mouvement significatif : les pas tout à fait mauvais ont été écartés des tout à fait mauvais et sans être fondus avec les pas tout à fait bons rapprochés d'eux. Il s'esquisse, si j'ose dire, un regroupement vers le centre dont on verra bientôt toute la portée.

 

TÉMOIGNAGES MINEURS

 

D'autres œuvres, certaines au-delà même de la période entre 1170 et 1200, où le mot purgatoire (purgatorium) – et donc le lieu – est né, manifestent, sans l'employer, l'effort de la pensée religieuse, dans la seconde moitié du XIIe siècle, pour attribuer à la purgation après la mort un lieu et individualiser spatialement le processus de purgation dans l'au-delà. En voici quelques exemples.

Robert Pullus (ou Pulleyn), cardinal en 1134, chancelier de l'Église romaine en 1145, mort vers 1146, au Livre IV de ses Sentences s'interroge lui aussi sur la géographie de l'au-delà. Après avoir affirmé que l'enfer, lui, est un lieu (infernus... locus est), il se demande où ont lieu les peines purgatoires. Les anciens allaient se purger pour un temps aux enfers puis allaient dans le sein d'Abraham, « c'est-à-dire dans une région supérieure, où régnait le repos ». A notre époque, c'est-à-dire après la venue du Christ, les défunts en qui il reste quelque chose à brûler sont examinés après la mort par des peines purgatoires (purgatoriis poenis) et ensuite vont auprès du Christ, c'est-à-dire au Paradis. Ces peines consistent essentiellement en un feu, le feu purgatoire (ignis purgatorius) dont la violence est intermédiaire entre les tribulations terrestres et les tourments infernaux (inter nostras et inferorum poenas medias). Mais ici la perplexité de Robert Pullus est grande :

« Mais cette correction où se fait-elle ? Est-ce au Ciel ? Est-ce en Enfer ? Mais le Ciel ne paraît pas convenir à la tribulation, ni la torture à la correction, surtout à notre époque. Car si le Ciel ne convient qu'aux seuls bons, l'Enfer ne convient-il pas aux seuls mauvais ? Et si le Ciel exclut tout mal, comment l'Enfer peut-il accueillir quelque bien ? De même que Dieu a destiné le Ciel aux seuls parfaits, de même la géhenne semble réservée aux seuls impies, afin que celle-ci soit la prison des coupables et celui-là le royaume des âmes. Donc où sont ceux qui doivent faire pénitence après la mort ? dans les lieux purgatoires. Où sont ces lieux ? Je ne sais pas encore25. Combien de temps y sont-ils ? Jusqu'à la satisfaction (l'expiation de leurs fautes). »

Robert Pullus estime ensuite que, de notre temps, les âmes purgées quittent les lieux purgatoires qui sont extérieurs à l'Enfer pour aller au Ciel comme les anciens purgés quittaient leurs lieux purgatoires qui étaient dans l'Enfer pour aller se rafraîchir dans le sein d'Abraham26. Et il termine sur la signification de la descente du Christ aux enfers27.

Exposé remarquable qui cherche à établir une cohérence dans ce système géographique et qui introduit une dimension historique et analogique dans l'eschatologie. Exposé hanté par le souci de localiser, introduisant le thème : Ubi sunt ? Mais où sont...? Et qui aboutit à un constat d'ignorance respectueuse du secret qui entoure ces lieux mystérieux. Mais qui met en vedette l'expression in purgatoriis, sous-entendu locis : dans les (lieux sous-entendu) purgatoires. Il suffira de passer du pluriel au singulier et de l'adjectif au substantif pour que le Purgatoire soit né.

L'Italien Hugues Ethérien (Hugues de Pise), dans son livre Sur l'âme sortie du corps (Liber de anima corpore exuta), peu après 1150, ne va pas aussi loin. Il cite Grégoire le Grand et l'histoire de l'évêque Félix rencontrant un revenant aux thermes mais n'en tire pas de conclusions pour la localisation de la purgation. Dans un passage qui ressemble beaucoup à Hugues de Saint-Victor il évoque le Jugement dernier et le fleuve de feu – semblable au flot du déluge – qui submergera la terre et le ciel mais aussi les hommes parmi lesquels les mauvais seront consumés et les bons traverseront le feu de la purgation sans dommage. Témoignage d'une pensée archaïque où l'on voit aussi, à propos des suffrages, Hugues affirmer l'aide que l'offrande de l'hostie consacrée apporte « aux dormants »28.

Robert de Melun, mort en 1167, successeur d'Abélard à l'école de Sainte-Geneviève à Paris, dans ses Questions sur les épîtres de saint Paul, composées entre 1145 et 1155, rappelle simplement après Augustin, que les peines purgatoires seront plus terribles que n'importe quelle peine en ce monde et souligne que ces peines purgatoires auront lieu dans le futur, c'est-à-dire après cette vie29.

Pierre de Celle, en revanche, est tout près du Purgatoire. Abbé de Saint-Pierre de Celle, près de Troyes, puis de Saint-Rémi de Reims et enfin, après Jean de Salisbury, évêque de Chartres où il mourut en 1182, il a composé en 1179 un traité sur la vie monastique, L'École du cloître (De disciplina claustrali) où il se pose la question des lieux d'habitation de l'âme après la mort. « Ô âme séparée du corps, où habites-tu ? Est-ce dans le ciel ? Est-ce dans le paradis ? Est-ce dans le feu purgatoire ? Est-ce dans l'enfer ? Si c'est dans le ciel tu es bienheureuse avec les anges. Si c'est dans le paradis, tu es en sécurité, loin des misères d'ici-bas. Si c'est dans le feu purgatoire, tu es tourmentée par des peines, mais cependant tu attends la libération. Si c'est dans l'enfer, perdant toute espérance, tu attends non pas la miséricorde, mais la vérité et la sévérité30 ». On voit dans ce texte l'évolution qui va conduire très vite à l'invention du purgatoire. Le feu purgatoire y est pris comme un lieu, à l'égal du Ciel, du Paradis, de l'Enfer.

Mais, l'expression in purgatoriis : dans les purgatoires (sous-entendu lieux) revient le plus souvent à la fin du siècle ou peut-être même encore au début du siècle suivant pour témoigner de cette recherche de la localisation qui ne parvient pas à trouver la forme, le mot juste.

Dans un curieux dialogue, datant d'entre 1180 et 1195. le Conflit Helvétique sur le limbe des Pères (Conflictus Helveticus de limbo Patrum), échange de lettres entre Burchard de Saint-Johann, premier abbé du monastère bénédictin de St Johann im Thurtale et Hugo, abbé du monastère également bénédictin de tous les Saints à Schaffouse, les deux adversaires discutent du sort des âmes avant la descente du Christ aux enfers. Burchard soutient que beaucoup d'âmes sont allées au ciel avant même la descente du Christ aux enfers comme en témoigne l'allusion du Nouveau Testament au sein d'Abraham (Lue, XVI, 22), identifié avec la paix (Sagesse, m, 3), le repos (Augustin) et le repos secret du Père (Grégoire le Grand). Hugo, soutenu par la majorité de ceux qui se mêlent à la discussion, affirme qu'aucune âme n'a pu aller dans le sein d'Abraham ou le Paradis avant la descente du Christ aux enfers à cause du péché originel.

Au cours du dialogue Burchard donne une bonne définition du purgatoire encore désigné par le pluriel in purgatoriis : « Il y a trois sortes d'Églises, l'une milite sur terre, l'autre attend la récompense dans le (s) purgatoire (s), l'autre triomphe avec les anges dans les cieux31. » Évocation remarquable, face à l'enfer oublié, d'une triple église où l'église des purgés, définie comme église de l'attente, est située entre la terre et le ciel. Texte qui apporte un double témoignage : celui des progrès du Purgatoire et de sa conception spatiale, mais aussi l'existence au moment décisif, d'une conception différente de celle qui a triomphé mais qui aurait pu triompher : un Purgatoire possible moins infernal. Conception voisine de celle de Raoul Ardent, auteur encore mal connu du XIIe siècle et dont la chronologie est incertaine, qui dans ses Homélies, sans doute à la fin du siècle, parle ainsi des âmes qui sont dans le (s) purgatoire (s) : « Si elles sont corrigées pendant un temps limité dans le (s) purgatoire (s), pourtant elles reposent déjà dans un espoir certain du repos32. » Conception que nous retrouverons du Purgatoire comme espérance.

 

ÉLABORATIONS PARISIENNES

 

Terminons avec deux éminents maîtres et chanceliers parisiens. Dans les Cinq livres de Sentences écrits avant 1170, Pierre de Poitiers (mort en 1205) discute une question : « Si quelqu'un raisonne ainsi : ces deux, dont l'un est coupable à la fois d'un péché mortel et d'un péché véniel, et l'autre seulement d'un péché véniel égal au péché véniel de l'autre, seront punis par des peines inégales, car celui-là le sera éternellement et l'autre seulement dans le (s) purgatoire (s) (in purgatoriis) et n'importe quelle peine purgatoire (pena purgatoria) sera inférieure à n'importe quelle peine éternelle et celui-ci ne mérite pas d'être puni davantage pour ce péché véniel que celui-là pour l'autre : donc on agira injustement avec celui-ci. C'est faux. Ces deux qui sont coupables d'un égal péché véniel méritent d'être punis également pour ces péchés, mais l'un sera puni dans cette vie, et l'autre dans le feu purgatoire (in igne purgatorio) et n'importe quelle peine ici-bas est inférieure à n'importe quelle peine du feu purgatoire (ignis purgatorii) ; on agira donc injustement avec lui33. »

Analyse remarquable qui, à la veille de la naissance du Purgatoire, rassemble tout le vocabulaire sur le domaine purgatoire, souligne le lien entre purgatoire et péché véniel, emploie l'expression spatialisante in purgatoriis et manifeste ce souci, déjà presque maniaque, de comptabilité de la pénitence et de la purgation, qui caractérisera la pratique du Purgatoire au XIIIe siècle.

Dans un sermon non daté pour la commémoration des défunts, Prévostin de Crémone, lui aussi chancelier de Paris, mort en 1210, emploie aussi l'expression in purgatoriis : « Comme certains sont nettoyés dans le (s) purgatoire (s), nous devons donc nous occuper d'eux qui sont plus indignes aujourd'hui, en priant pour eux, en faisant des offrandes et des aumônes34. » Voici le lien établi entre la commémoration du 2 novembre instituée au siècle précédent par Cluny et le Purgatoire naissant, la chaîne liturgique nouée autour du Purgatoire, entre les vivants et les morts.


1 Voir Appendice II sur purgatorium.

2 Voir l'article de Claude CAROZZI, « Structure et Fonction de la Vision de Tnugdal » dans le volume collectif Faire croire, à paraître prochainement dans les publications de l'École française de Rome. Claude Carozzi me semble avoir exagéré l'importance d'une éventuelle querelle entre « matérialistes » et « immatérialistes » au XIIe siècle et anticipé l'existence du Purgatoire, mais son texte est très stimulant. Si, comme le croit Claude Carozzi, il y a eu au XIIe siècle une tendance, chez Honorius Augustodunensis par exemple, à ne voir dans les choses de l'au-delà que des spiritualia, des phénomènes spirituels, cette tendance n'eut guère d'influence sur la genèse du Purgatoire encore vague mais qu'elle aurait pu bloquer. Quand Honorius Augustodunensis est amené, dans l'Elucidarium, à évoquer les lieux où se trouvent les âmes dans l'autre monde, il doit leur accorder une certaine matérialité, comme on verra. Le débat sur le caractère réel ou métaphorique du feu qui constituait le châtiment le plus fréquemment indiqué pour la purgation des péchés ne dura guère au-delà des premiers siècles chrétiens. L'idée que les âmes n'avaient aucun corps et qu'elles ne pouvaient par conséquent se trouver dans aucun lieu matériel, professée par Jean Scot Érigène au IXe siècle, n'eut guère d'écho, pas plus que la plus grande partie des doctrines de ce penseur isolé. Voir M. CAPPUYNS, Jean Scot Érigène. Sa vie, son œuvre, sa pensée, Louvain-Paris, 1933. Alexandre de Halès, dans la première moitié du XIIIe siècle, exprimera l'opinion générale des théologiens consacrant la croyance commune : « Le péché n'est pas remis sans une double peine : la rémission n'a pas de valeur, s'il n'y a aucune peine de la part du corps » (Non ergo dimittitur peccatum sine duplici poena ; non ergo valet relaxati cum nulla sit poena ex parte corporis, Glossa in IV Libros Sententiarum, IV, dist. XX). L'essentiel sans doute est de se rendre compte que « spirituel » ne veut pas dire « désincarné ».

3 PL, 172, 1237-1238. Claude Carozzi a sans doute raison de suspecter cette édition.

4 PL, 40, 1029

5 Voir Y. LEFÈVRE, L'Elucidarium et les Lucidaires, Paris, 1954.

6 PL, 153, 139.

7 Les Sermons de Guerric d'Igny ont été publiés (tome I) par J. Morson et H. Costello avec une traduction de P. Deseille dans les Sources chrétiennes, vol. 166, 1970. Je donne cette traduction en remplaçant simplement selon mon habitude purifier, purification, purificateur par purger, pur galion, purgatoire, là où il y a dans le texte purgare, purgatio, purgatorius. Guerric en effet emploie aussi purificare. Il faut cependant reconnaître que les deux termes semblent pour lui à peu près synonymes. L'Écriture d'ailleurs l'y invitait. Le thème du IVe Sermon est le verset de Luc, II, 22 : Postiquam impleti sunt dies purgationis eius (Mariae). Les deux sermons dont je cite des extraits se trouvent dans le tome I des Sources chrétiennes (vol. 166), pp. 356-385. Sur Guerric d'Igny et le « purgatoire » voir D. DE WILDE, De beato Guerrico abbate Igniacensi ejusque doctrina de formatione Christi in nobis, Westmalle, 1935, pp. 117-118.

8 Voir plus loin p. 193 et suiv.

9 PL, 157, 1035-1036. Voir P. GLORIEUX, « Les Deflorationes de Werner de Saint-Blaise » in Mélanges Joseph de Ghellinck, II, Gembloux, 1951, pp. 699-721

10 Édité par A. M. LANDGRAF, Commentarius Porretanus in primam epistolam ad Corinthios (Studi e Testi, 177), Cité du Vatican, 1945.

11 ACHARD DE SAINT-VICTOR. Sermons, éd. J. Châtillon, Paris, 1970, p. 156.

12 Voir J. LONGÈRE, Œuvres oratoires de maîtres parisiens au XIIe siècle, Paris, 1975. D'intéressantes indications sur le monde de l'au-delà, t. I, pp. 190-191 et t. II, 144-145 bien que la « naissance du Purgatoire » n'ait pas été remarquée. Sur les débuts de la littérature homilétique en langue française voir M. ZINK, La Prédication en langue romane avant 1300, Paris, 1976.

13 Li Dialoge Gregoire lo Pape, « Les dialogues du pape Grégoire » traduits en français du XIIe siècle accompagnés du texte latin..., éd. W. Foerster, Halle-Paris, 1876. Les passages cités se trouvent aux pages 254-255. On notera les expressions le feu purgatoire, le feu de la purgation. Je rappelle que c'est ainsi que j'ai traduit systématiquement les textes antérieurs à l'apparition du substantif purgatorium et en écartant le mot purification qui n'a pas exactement le même sens. Je retrouve ainsi le vocabulaire du Moyen Âge mais ce n'est pas par coquetterie archaïsante que j'ai employé ces expressions, c'est par souci d'exactitude.

14 Cité par Ch.-V. LANGLOIS, La Vie en France au Moyen Âge, t. IV, Paris, 1928. p. 114.

15 Recueil des historiens des croisades, I/I, 1884, p. 44.

16 Sur Hugues de Saint-Victor voir R. BARON, Science et sagesse chez Hugues de Saint-Victor, Paris, 1957 et la bibliographie de l'édition française, revue et complétée par A.-M. Landry et P. Boglioni de L'Introduction à l'histoire de la litiérature théologique de la scolastique naissante d'A. M. LANDGRAF, Montréal-Paris, 1973, pp. 93-97. Voir aussi ibid., pp. 43-44, du point de vue de la doctrine du salut, H. KOSTER, Die Heilslehre des Hugo von St. Victor, Grundlage und Grundzūge, Emsdetten, 1940.

17 O. LOTTIN, « Questions inédites de Hugues de Saint-Victor » in Recherches de théologie ancienne et médiévale, 1960, pp. 59-60.

18 PL, 176, 586-596. Le passage cité littéralement en traduction se trouve à la colonne 586 CD.

19 Voir Appendice II : Purgatorium.

Je laisse par ailleurs provisoirement de côté un texte important mais qui n'ajoute rien à la position de saint Bernard lui-même. En revanche, comme il expose l'opinion d'hérétiques hostiles à la purgation après la mort, j'en parlerai à propos des rapports entre hérésie et Purgatoire.

20 SAINT BERNARD, sermon XVI De diversis : in Opera, éd. J. Leclercq et H. Rochais t. VI/I, pp. 144 et 147.

21 Le sermon in obitu Domni Humberti, monachi Clarae-Vallensis se trouve dans l'édition Leclercq-Rochais t. V, p. 447.

22 Opera, éd. Leclercq-Rochais, t. VI/I, pp. 11-12.

23 Decretum Magistri Gratiani, éd. A. Friedberg, Leipzig, 1879, t. I, col. 728.

24 Ibid., p. 1006 sqq.

25 « Ergo ubi sunt poenitentes post mortem ? in purgatoriis. Ubi sunt ea ? nondum scio. »

26 « Unde peracta purgatione poenitentes, tam nostri, ex purgatoriis (quae extra infernum) ad coelos, quam veteres ex purgatoriis (quae in inferno) ad sinum Abrahae refrigerandi, jugiter conscendere videntur. »

27 Ce texte se trouve dans PL, 186, col. 823-830, les textes cités aux colonnes 826 et 827

28 PL. 202 col. 201-202 et 224-226.

29 R. M. MARTIN, Œuvres de Robert de Melun, t. Il, Questiones (theologia) de Epistolis Pauli, Louvain, 1938. pp. 174 et 308.

30 PIERRE DE CELLE, L'École du cloître, éd. G. de Martel (Sources chrétiennes 240). 1977, pp. 268-269. J'ai remplacé dans la traduction feu du purgatoire par feu purgatoire conformément au texte latin : in igne purgatorio.

31 Conflictus Helveticus De Limbo Patrum, éd. F. Stegmüller in Mélanges Joseph de Ghellinck, II, Gembloux, 1951. pp. 723-744. La phrase citée est à la page 737.

32 Homiliae de tempore. I, 43, PL, 155, 1484. On peut à la place de lieux (loca) sous-entendre peines (poenae). Je préfère, l'expression loca purgatoria se rencontrant aussi à la même époque, interpréter ainsi in purgatoriis qui, de toute façon, exprime une volonté de localisation.

33 PL, 211, 1064.

34 « Quia vero sunt quidam qui in purgatoriis poliantur, ideo de eis tanquam de indignioribus hodierna die agimus, pro eis orantes, oblationes et elemosinas facientes » (voir J. LONGÈRE, Œuvres oratoires de maîtres parisiens au XIIe siècle, t. II, Paris, 1975, p. 144, n. 16).