L'histoire du Purgatoire dans la société chrétienne n'est pas terminée au début du XIVe siècle. Son inscription en profondeur dans la dévotion chrétienne puis catholique, ses moments les plus fervents, les plus « glorieux » datent des XVe-XIXe siècles. Aux formes traditionnelles de publicité : le sermon, l'écrit où le livre relaiera le manuscrit, s'ajoute l'image1. La fresque, la miniature, la gravure et les ensembles artistiques des chapelles et des autels spécialisés donnent enfin à l'imaginaire du Purgatoire la possibilité de s'incarner. Dépourvues des pouvoirs du délire littéraire qui tourmentent certaines visions de l'au-delà, l'architecture, la sculpture et la peinture assurent au Purgatoire les séductions de la vision directe, parachèvent le triomphe de sa localisation, de sa matérialité, de son contenu2.
Les développements ne sont pas moins importants dans l'ordre des croyances et des pratiques. Le Purgatoire avait fait une apparition limitée dans les testaments. A partir du XIVe siècle, plus ou moins tôt, plus ou moins fort selon les régions, c'est une pénétration qui confine parfois à l'invasion3. Des institutions viennent quelquefois suppléer à la carence des testaments ou les renforcer dans l'appel à la générosité des fidèles. Dans les régions méridionales de la France par exemple où subsistent des réticences, sinon des résistances, au jugement particulier et au troisième lieu, se diffuse le « bassin des âmes du Purgatoire » qu'on fait circuler dans l'église au moment de la messe pour recueillir « l'argent des fidèles » et qui vient alimenter une caisse particulière, « l'œuvre du Purgatoire » bien étudiée par Michelle Bastard-Fournié. C'est la petite monnaie de la communion des saints. Ces représentations figurées, ces pratiques révèlent des transformations, un élargissement, des croyances liées au Purgatoire. La dévotion qui s'exprime par les autels et les ex-voto aux âmes du Purgatoire montre que désormais, non seulement ces âmes acquièrent des mérites mais elles peuvent les reporter sur les vivants, leur retourner, leur rendre leur assistance. Voici assurée la réversibilité des mérités dont on doutait aux XIIe et XIIIe siècles et qui était alors le plus souvent niée. Le système de la solidarité entre les vivants et les morts à travers le Purgatoire est devenu une chaîne circulaire sans fin, un courant de réciprocité parfaite. La boucle est bouclée. D'autre part l'institution d'un « bassin des âmes du Purgatoire » prouve que les suffrages, au-delà de la commémoration du 2 novembre, s'appliquent à tous les morts supposés en Purgatoire, même si le fidèle pense que son offrande servira surtout à écourter l'épreuve de « ses » morts. La communion des saints se manifeste pleinement. Son application s'est généralisée.
Au XIIIe siècle le Purgatoire n'avait donné lieu qu'à des formes limitées de spiritualité – si on met à part le grand poème dantesque. Sainte Lutgarde était une auxiliaire ardente des âmes du purgatoire mais elle ne semble pas avoir relié explicitement cette dévotion au courant plus profond de spiritualité dont elle a été une des pionnières, notamment à la piété au Cœur du Christ. Issue du milieu des béguines, cette dévotion qui se développe avec Hadewijch et Mechtilde de Magdebourg, puis avec les moniales bénédictines Mechtilde et Gertrude de Hackeborn, à la fin du XIIIe siècle, inspire surtout le milieu des moniales d'Helfta, en Saxe. Avec Gertrude la Grande, morte en 1301 ou 1302, le Purgatoire entre dans la sphère de la mystique la plus élevée et surtout atteindra les sommets (ou les profondeurs) du mysticisme avec sainte Catherine de Gênes (1447-1510), auteur d'un Traité du Purgatoire.
Dans le domaine dogmatique et théologique c'est aussi entre le milieu du XVe siècle et le début du XVIIe siècle que le Purgatoire est définitivement intronisé dans la doctrine de l'Église catholique, contre les Grecs encore au concile de Florence (1439), contre les protestants au concile de Trente (1562). Trente, affaire de théologiens et de gouvernants, plus que de pasteurs, tout en insérant irrévocablement le Purgatoire dans le dogme, maintient à distance, comme au XIIIe siècle, l'imaginaire du troisième lieu. Il a peu de place aussi dans les deux grandes synthèses où le Purgatoire s'ancre dans la théologie de la catéchèse post-tridentine, celle des jésuites Bellarmin et Suarez.
Mais le Purgatoire vit encore plus largement dans les grands styles catholiques du XVe au XIXe siècle. Il y a un Purgatoire du gothique flamboyant et de la devotio moderna, un Purgatoire de la contre-Réforme, bien sûr, mais surtout peut-être un Purgatoire classique, un Purgatoire baroque, et enfin un Purgatoire romantique et un Purgatoire sulpicien. Les historiens majeurs des attitudes en face de la mort du XVIe au XXe siècle, Philippe Ariès, Pierre Chaunu, François Lebrun, Alberto Tenenti et Michel Vovelle ont fait, dans leurs grands livres, une place au Purgatoire. Mais elle n'est pas toujours aussi nette qu'on aurait pu souhaiter4. Il est vrai que le Purgatoire, ce grand méconnu de l'histoire, est une pièce de l'au-delà, même s'il s'agit d'un au-delà périssable, et non, en apparence au moins, une composante essentielle de la pensée de la mort qui était l'horizon principal de leur recherche. Pourtant dès le XIIIe siècle comme je l'ai montré, le Purgatoire a modifié l'attitude des chrétiens face aux derniers moments de la vie. Le Purgatoire a dramatisé cette dernière phase de l'existence terrestre, la chargeant d'une intensité mêlée de crainte et d'espoir. L'essentiel, le choix de l'Enfer ou du Paradis, puisque le Purgatoire était l'antichambre assurée du Paradis, pouvait encore se jouer à la dernière minute. Les derniers instants étaient ceux de la dernière chance. Je crois donc qu'il reste à éclaircir les rapports, du XIVe au XXe siècle, entre le Purgatoire et la mort.
Au moment de terminer ce livre où j'ai essayé de montrer et d'expliquer la formation du système de l'au-delà chrétien entre le IVe et le XIVe siècle, système idéologique et imaginaire, une inquiétude me saisit. Mon propos a été de suggérer que dans ce système la place maîtresse fut l'élément intermédiaire, éphémère, fragile et pourtant essentiel, le Purgatoire, qui s'est fait sa place entre le Paradis et l'Enfer.
Mais est-ce la vérité du système ?
Ne pourrait-on se demander si l'élément moteur, organisateur, n'a pas été ce Paradis qui a si peu suscité l'intérêt des historiens et qui, si je consulte mon dossier, ne me paraît pas si fade et monotone qu'on l'a dit. Cette plaine, arrosée par des fleuves puissants, transfigurée par la lumière, bruissante de chants d'une harmonie parfaite, baignant dans des parfums exquis, emplie de l'ineffable présence divine qui se révèle dans la quintessence et la dilatation infinie de l'empyrée, reste un monde à découvrir5. Par-delà le Purgatoire, espérance et certitude de salut, exigence de justice plus nuancée et plus précise, de préparation plus attentive à la parfaite pureté requise à l'ultime étape du « retour », ce qui anime le système n'est-ce pas la promesse du Christ crucifié au bon larron : « Aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis » (Luc, XXIII, 43) ?
Le Purgatoire serait tellement déporté vers le Paradis en dépit de toute l'imagerie infernale, que le moteur de la croyance chrétienne catholique en l'au-delà serait ce désir du ciel qui aspirerait à lui les âmes du Purgatoire en une suite ininterrompue de retours à Dieu ponctués par les coups joyeux de tonnerre de la Divine Comédie.
Dans cette perspective je n'aurais pas suffisamment décelé, derrière le quasi-silence des textes, le problème de la vision béatifique, dont la privation, plutôt que d'être le degré zéro du Purgatoire, serait l'ultime plage avant l'éternité. Ce ne serait pas du côté de la « surdurée » comme l'appelle Pierre Chaunu, ou du « supplément de biographie » comme le nomme Philippe Ariès qu'il faudrait chercher après la vie terrestre la clé spatio-temporelle du Purgatoire, mais du côté du vide nécessaire avant la vision béatifique, avant l'éternité. Jean XXII aurait-il eu raison ? Le Purgatoire serait-il davantage une pré-éternité, qu'une post-existence ?
Mais mon inquiétude vient d'ailleurs. Au cours de toute cette histoire, le souci principal de l'Église n'aurait-il pas été de préserver l'enfer éternel ? Le feu purgatoire temporaire n'aurait-il pas été le faire-valoir du feu inextinguible ? Le second royaume n'a-t-il pas été la marche protectrice du royaume infernal ? Le Purgatoire n'aurait-il pas été le prix payé par l'Église pour conserver l'arme absolue, la damnation ? Ce serait l'éclairage sulfureux d'une période du catholicisme, celle qui correspond au christianisme de la peur de Jean Delumeau.
On comprendrait peut-être mieux l'attitude aujourd'hui de la majorité des catholiques et de l'Église face au Purgatoire.
Attitude qui vise l'ensemble du système de l'au-delà mais plus particulièrement le Purgatoire. Pour l'Église il s'agit, une fois encore dans son histoire, de réaliser un aggiornamento que chacun peut, selon sa croyance, considérer comme une lente mais persévérante marche vers la réalisation d'un christianisme « idéal », à la fois retour aux sources et accomplissement, ou réduire à un simple rattrapage par une institution attardée de la marche cahotique de l'histoire. En tout cas l'imaginaire de l'au-delà fait une fois de plus les frais d'une attitude qui, sous le signe de l'épuration, rejette les formes « primitives » des croyances. Au mieux des esprits informés du passé, respectueux d'autrui, soucieux d'équilibre, disent-ils, comme le père Y.M. Congar : « Cette fois encore, il faudra purifier nos représentations et nous débarrasser, sinon des images, car on ne peut penser sans elles, il en est de valables, et même de belles, du moins de certaines imaginations6. » Qui ne souscrirait au désir de faire reculer la vision de tortures, proprement infernales, ou prétendument purgatoires, dont le décalquage sur des pratiques terrestres qui sont hélas loin d'avoir disparu n'est que trop évident ? Du programme esquissé par le grand théologien dominicain il faut bien retenir la volonté d'unir deux tendances que l'histoire a trop souvent opposées : adapter les croyances à l'évolution des sociétés et des mentalités sans mutiler l'homme d'une partie essentielle de sa mémoire et de son être : l'imaginaire. La raison se nourrit d'images. L'histoire profonde le révèle.
Je crains, en effet, que, dans ce désir d'épurer, le Purgatoire ne soit spécialement perdant car, je crois l'avoir montré, sa naissance, son développement, sa diffusion sont tellement liés à l'imaginaire qu'il faut au père Congar retrouver des accents quasi origénistes pour le sauver dans les conceptions actuelles de la hiérarchie catholique.
Du côté des fidèles il me semble que la désaffection pour le Purgatoire s'explique autrement et peut-être même pour des raisons inverses. Du côté du clergé il y a désinfernalisation et dématérialisation du Purgatoire. Du côté des fidèles et des hommes sensibles à l'évolution des croyances religieuses il y a montée d'indifférence à l'égard du temps intermédiaire de l'au-delà. A nouveau notre époque, surtout dans les sociétés dites développées, concentre ses interrogations, ses espoirs et ses angoisses aux deux pôles. Dans l'ici-bas d'abord et, si on fait abstraction du nombre infime de vrais « insouciants », le regard se porte sur l'horizon de la mort, où les vieux modèles du mourir craquent de toutes parts. Comment mourir ? Pour les catholiques, les hommes de toutes croyances et ceux qui doivent, tout simplement, penser leur mort, le choix semble à nouveau se rétrécir entre des paradis et des enfers, projection des rêves d'ici-bas et d'une peur qui a trouvé une nouvelle réalité imaginaire. Aujourd'hui l'apocalypse nucléaire : une apocalypse dont la terrifiante expérience a été faite ici-bas7.
Il y aura toujours pourtant, je l'espère, une place dans les rêves de l'homme pour la nuance, la justice/justesse, la mesure dans tous les sens du mot, la raison (ô raisonnable Purgatoire !) et l'espoir. Je souhaite que l'on ne puisse pas dire bientôt que, vraiment, le Purgatoire n'a eu qu'un temps.
1 Voir Appendice III.
2 Sur les diverses formes du « succès » du Purgatoire voir Michelle BASTARD-FOURNIÉ, « Le Purgatoire dans la région toulousaine au XIVe et au début du XVe siècle » in Annales du Midi, 1980, pp. 5-7. En ce qui concerne l'iconographie du purgatoire, vaste champ encore largement inexploré, il faut mentionner l'étude pionnière de Gaby et Michel VOVELLE, Vision de la mort et de l'au-delà en Provence d'après les autels des âmes du purgatoire (XVe-XXe siècles), Paris, 1970. Je n'ai pas consulté la thèse de 3e cycle dactylographiée, inédite à ma connaissance, de Mme A.-M. VAURILLON-CERVONI, L'iconographie du Purgatoire au Moyen Âge dans le Sud-Ouest, le centre de ta France et en Espagne, Toulouse, 1978, qui semble concerner la fin du Moyen Âge et le XVIe siècle.
3 Je renvoie aux remarques de M. Bastard-Fournié, en particulier à propos du beau travail de Jacques Chiffoleau concernant Avignon et le Comtat Venaissin, notamment p. 17, n. 65. et plus généralement p. 7.
4 Ph. ARIES, L'Homme devant la mort, Paris 1977. P. CHAUNU, La Mort à Paris – XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles. Paris, 1978. F. LEBRUN, Les Hommes et la mort en Anjou, Paris, 1971. M. VOVELLE, Piété baroque et déchristiantisation en Provence, Paris, 1973, ID., Mourir autrefois. Attitudes collectives devant la mort aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1974, ID., « Les attitudes devant la mort : problèmes de méthodes, approches et lectures différentes » in Annales E.S.C., 1976. Dans un livre reçu quand j'écrivais cette conclusion Pierre Chaunu a caractérisé le Purgatoire au XVIe siècle d'une façon remarquable qui rejoint les résultats de mon enquête, Église, culture et société. Essais sur Réforme et contre-Réforme 1517-1620, Paris, 1981, notamment pp. 378-380 à propos du concile de Trente. Il y reprend une affirmation de son livre de 1978 (p. 131), venue en partie de l'esquisse que j'avais donnée en 1975 : J. LE GOFF, « La naissance du Purgatoire (XIIe-XIIIe siècles) » in La Mort au Moyen Âge (colloque de Strasbourg 1975, préface de P. CHAUNU), Paris, 1977, p. 710. « L'explosion du Purgatoire, écrit-il (p 64), lexplosion et la substantivation de la peine purgatoire peut être datée avec une extrême précision. Elle se produit entre 1170 et 1180, autant que nos séries hétérogènes permettent d'en juger. Elle explose comme une bombe atomique au terme de la mise en place d'une masse critique de transformation. » On a vu que je suis plus nuancé
5 Voir R. R. GRIMM, Paradisus Cœlestis, Paradisus Terrestris. Zur Auslegungs-geschichte des Paradises im Abendland bis um 1200, Munich, 1977.
6 Y. CONGAR, Vaste monde, ma paroisse. Vérité et dimensions du salut, Paris, 1966, chap. VII : « Que savons-nous du Purgatoire ? », p. 76. Voir aussi Y. CONGAR, « Le Purgatoire » in Le mystère de la mort et sa célébration, Lex orandi, 12, Paris 1956, pp. 279-336.
7 Je rappelle le sens étymologique d'apocalypse : dévoilement, révélation.