Lundi 7 septembre 2009
Milla porte sa robe noire et des bottes, avec une petite veste courte en jean. Elle se sent à l’aise, comme si elle était en train de trouver son style ; la femme qui travaille, mais a intégré le caractère informel de l’Équipe Rapport. À 8 h 45, elle est assise devant son ordinateur, en train de lire pour la première fois les entrefilets provenant du Limpopo et du Mpumalanga dans News of the Week. Tout le bureau est dans l’expectative : Oom Theunie, un des deux vieux chauves, affirme qu’il sent venir quelque chose d’important, car Grand-Pied a fait venir la Mère, un signe qui ne trompe jamais.
Oom Theunie et ses sobriquets… « Mère » est Mme Killian ; Grand-Pied est Rajkumar, l’Indien adipeux, également désigné comme « AS », abréviation d’Abominable Snowman, l’épouvantable homme des neiges, ou bien « the Incredible Bulk » (calembour sur le nom d’un film connu, Hulk changé en Bulk, « mastodonte »), et parfois, pour faire court, « Bulk ».
Milla est « Carmen », Jessica est « Fréia » (ou « la Déesse », lorsque Theunie en parle à la troisième personne) ; Don MacFarland, l’autre vieux chauve, est « Mac the Wife » (renvoyant à Mac the Knife, de L’Opéra de quat’ sous).
« Mais pourquoi Mac the Wife ? » a demandé Milla.
C’est l’intéressé lui-même qui a répondu :
« Parce que je suis gay, ma chérie. »
À 9 h 15, Mme Killian entre en hâte avec un paquet de dossiers minces à la main et rassemble tout le monde.
– Bulk a parlé, dit Oom Theunie.
– Theunie, vous allez rédiger la note de synthèse, les autres s’occuperont des annexes.
Elle donne un dossier à Milla.
– Votre sujet est Johnson Chitepo. Regardez ce qu’il y a là-dedans, voyez aussi sur Internet si vous trouvez quelque chose de plus ; Theunie vous expliquera comment le système fonctionne. Jess, vous allez vous occuper de Sayyid Khalid bin Alawi Macki…
– Qui ?…
– Un homme très intéressant, vous allez voir. Tout est là-dedans, mais ce n’est absolument pas à jour. Donc, je vais vous donner les trucs importants.
– Bien sûr !… Comme toujours.
– Qibla, le Comité suprême, al-Qaida et un sujet flambant neuf : un certain M. Julius Nhlakanipho Shabangu, alias « le Taureau ».
– À cause de sa grande corne ?
Mme Killian ne rit pas.
– C’est important, et urgent. Allez, au travail.
Sur son canapé, encore sous l’effet de l’adrénaline de la journée, de la camaraderie, de ses progrès et des plaisanteries de ses collègues, Milla décide impulsivement de téléphoner à son fils.
– Allô ?
Il est circonspect, réaction d’adolescent, car il ne reconnaît pas le numéro qui s’affiche sur son portable.
– Barend, c’est moi.
– Maman ?…
– Je voulais entendre ta voix.
– Où es-tu ?
– Chez moi, dans ma nouvelle maison. Comment vas-tu ?
– Maman… Mon Dieu, maman !…
– Barend…
Déjà elle regrette d’avoir appelé, se rendant compte que son euphorie n’est pas partagée.
– Tu as donc une maison ?
– Un petit appartement. Est-ce qu’on peut juste bavarder ?
Son fils hésite avant de répondre, finit par accepter.
– Comment ça va ?
– Maman… Tu veux vraiment savoir ?
– Oui, Barend, je veux vraiment savoir. Je t’aime beaucoup, tu sais.
– Alors, pourquoi tu t’es enfuie ?
– As-tu reçu mes lettres ?
– Est-ce que nous sommes vraiment si méchants que ça, maman ?
Quelque chose dans sa façon de parler et dans ses mots semble sortir de la bouche de Christo. Du coup, l’envie de discuter s’évanouit, mais elle n’a plus le choix, il faut poursuivre. Elle se redresse, se concentre.
– J’ai fait de mon mieux pour t’écrire clairement qu’il ne s’agit pas de toi…
– Maman…
– Crois-moi… S’il te plaît, Barend. Il fallait que je parte, parce que je t’aime, Barend : c’est pour ça. Je ne sais pas si tu pourras le comprendre.
Il ne dit rien.
– Est-ce que je peux te raconter quelque chose ?… J’ai trouvé du travail, tu sais ; et aujourd’hui j’ai vécu une journée incroyable, j’avais enfin l’impression d’être quelqu’un…
– Mais, maman, tu aurais pu rester chez nous et trouver du travail quand même. Alors pourquoi a-t-il fallu que tu partes ?
Elle est sur le point de retomber dans l’ornière, elle s’en rend compte juste à temps.
– Comment ça va à l’école ?
– Comment ça peut aller, à ton avis ? Il y a une bonne maintenant, quand je rentre, il y a là cette foutue négresse…
– Barend !…
Il marmonne quelque chose.
– Où as-tu appris à parler comme ça ?
Mais elle le sait bien : chez Christo, ce crypto-raciste. Christo, qui a dû se plaindre devant son fils : « Alors, maintenant il faut rentrer chez nous pour retrouver une négresse, putain ! Voilà ce qu’elle nous a fait, ta mère ! » Sans se demander un seul instant s’il y était pour quelque chose, lui.
– Mais qu’est-ce que ça peut te faire, maman ?
Milla cherche ses cigarettes. Elle doit garder son calme.
– J’espérais qu’on pourrait se parler. Sans reproches. J’ai pensé que si nous pouvions nous parler régulièrement, nous pourrions reconstruire notre relation.
– Alors, c’est donc moi qui t’ai chassée, maman ?…
– Barend, entre toi et moi, ça n’allait plus du tout, c’était fichu. Je suis prête à tenter d’arranger ça… À condition que toi, tu le sois également.
– Tu vas donc revenir ?…
– Ce n’est sans doute pas encore le moment de parler de l’avenir, Barend. Si nous essayions de nous arranger au jour le jour ?… On essaie d’abord de raccommoder un peu, et puis on verra. Qu’en penses-tu ?
Il se tait un long moment. Puis :
– OK.