Samedi 12 septembre 2009
– Tu te rends bien compte, n’est-ce pas, que nous sommes tous des rebuts ? dit Jessica la Déesse à Milla en versant du vin rouge, ses paroles floutées par l’alcool. Toutes ces questions auxquelles tu as répondu pendant les entretiens d’embauche, tout ce babil en jargon psy, genre « Êtes-vous quelqu’un d’ambitieux ? » – tout ça, c’est des conneries. Ce qu’ils veulent vraiment savoir c’est : « Êtes-vous au rebut ? » Parce qu’ils aiment ça, les causes perdues, les outsiders… la marchandise avariée, écartée… Voilà.
Milla non plus n’a pas l’esprit très clair ; elle acquiesce avec emphase.
– Regarde, nous, par exemple. Le reste de l’Agence est un parangon de discrimination positive, comme on dit, il reflète parfaitement la Nation Arc-en-ciel… Tu parles ! Nous avons tous plus de quarante ans, nous sommes tous blancs et tous à la masse. Theunie a été licencié d’un quotidien à Johannesburg parce qu’il a plagié un article. Par deux fois… C’est pour ça que sa troisième femme l’a plaqué. Et Mac, qui s’occupait des arts dans un quotidien de Johannesburg, on l’a pris sur le fait avec le coursier. Dans la salle du courrier… Tu vois le genre ? Et toi, tu es la ménagère qui s’est fait la malle. Puis il y a moi, évidemment… T’en veux une ?
Elle tend à Milla un paquet de cigarettes longues et minces.
– Merci.
Jessica se concentre pour en allumer une, puis lève son verre et porte un toast :
– À l’Escadron des scandales !
Milla aussi lève son verre et trinque.
– Tu as fait un scandale ?
– Quelle question ! Mais bien sûr.
Le vin donne du courage à Milla :
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– On ne te l’a pas dit ?…
– Mais non…
– Bizarre… (La Déesse sourit de toutes ses dents parfaites.) Ça a été le plus intéressant, le mien. J’aurais pensé que Mac… Il ne t’a rien laissé entendre ?…
– Mais non, rien, dit Milla.
– Bon, je vais te raconter ça. (Elle tire une longue bouffée.) J’étais la correspondante parlementaire du Times, on ne t’a pas dit ? Et voilà que je couche avec un personnage éminent, très éminent… Non, ne me le demande pas, je ne te le dirai pas… Notre liaison a duré deux ans. Jusqu’à ce que sa bourgeoise nous surprenne… Drame, hystérie, pas mal de petits objets domestiques qui voltigent ; menaces de mort… ça a été charmant… La rombière m’a fait licencier ; lui, il m’a pistonnée pour ce boulot à l’Agence. Ah, les beaux jours ! Mais quel coup, ce mec ! C’était génial… Il était beau ! Et toi, depuis quand est-ce que…
– Moi… quoi ?
– Oui, toi ; tu m’as bien comprise.
– Depuis quand je n’ai pas été baisée ?
Le mot la surprend, comme si elle ignorait qu’il faisait partie de son vocabulaire.
– Oui.
– Je ne sais pas…
– Quoi ! ? Mais comment peux-tu ne pas savoir ?
– Eh bien… je pense que je n’ai jamais été vraiment bien baisée.
– Quoi ! Jamais ?
– OK, peut-être pas tout à fait jamais… La première fois, c’était pas mal.
– Avec ton mari…
– Mon ex-mari.
– Tu n’as jamais couché qu’avec un seul homme ?!
– Eh bien, tu sais comment ça se passe… Je suis tombée enceinte, on a dû se marier…
– Bon sang de bordel !
– Oui, je sais.
– Ça alors, pourquoi tu n’as pas pris un amant ?
– Eh bien… Je ne pense pas… je ne sais pas.
– Tu n’as donc jamais vécu dangereusement ?
– Eh bien, non.
– Et maintenant ? Tu es seule depuis… ça doit faire deux mois déjà ?
– J’ai…
– T’as perdu du temps, ma petite !
– Oui, en effet, je suppose…
– Tu veux que je te présente quelqu’un ?
– Ah non !
Pensive, Jessica regarde Milla.
– Eh bien, moi, j’adore les causes perdues. À ce que je vois, nous avons du pain sur la planche toutes les deux…
Cela fait rire Milla.
– Faudra que je te fasse connaître les plaisirs du couguar.
– Du couguar ?…
– En voici un en face de toi. Je suis, ma chère Milla, un couguar. Je l’avoue sans honte ; voire, je le revendique, et fièrement ! Je pratique la chasse et la capture… d’hommes très jeunes. D’une vingtaine d’années, dans ces eaux-là. Efflanqués, cruels, affamés, secs.
– SEC. Sans entourloupes cachées : la solution parfaite. Corps durs, aérodynamiques, vigoureux… et puis ils sont tellement passionnés… et partagent mon aversion pour le long terme. Tu prends, tu baises… et tu les jettes. Des Kleenex, voilà.
– Ah, bon…
– Je t’organise quelque chose…
– Mais non, Jess, pitié ! Pas question ! Non, non, non !
Opération Shawwal
Transcription : Écoute : M. Strachan. 14 Daven Court, Davenport Street, Vredehoek
Date et heure : 7 octobre 2009, 23 h 32
MS : Christo était beau. Tu sais comment c’est, à cet âge-là, quand un beau mec plein d’assurance vient te chercher, toi parmi toutes les autres, et alors tes amies, c’est : Ouh ! et : Aah ! J’avais des problèmes : image négative de moi-même, j’étais tellement… soulagée qu’il s’intéresse à moi, si… reconnaissante… Il était si… Enfin il semblait tellement à l’aise dans la vie. Est-ce que j’ai jamais été amoureuse de lui ? Je ne sais pas. Mais je me mens peut-être… Ce soir-là j’étais pompette… C’était carnaval. Tout le monde était ivre. Ce n’est pas une excuse : tôt ou tard, j’aurais couché avec lui de toute façon. J’y étais fin prête, je le voulais, ce type, je voulais savoir comment c’était de…
Dimanche 13 septembre 2009
Dix heures plus tard, Milla émerge de son sommeil éthylique. Des fragments de la soirée flottent encore dans sa tête, la voix sensuelle de Jessica, son anglais flou dans une brume d’alcool.
Nous sommes tous des rebuts.
Toi, la ménagère qui s’est fait la malle.
Tu n’as couché qu’avec un seul homme ?
… jamais vécu dangereusement ?
Mon Dieu ! A-t-elle vraiment pris part à ce dialogue ?
Mais oui, elle y a effectivement participé… Et bien plus que ça : elle a raconté toute son histoire, tard dans la soirée, saoule et mélancolique, avec Jessica qui lui tenait la main et pleurait de concert. Ça lui revenait maintenant… La honte monte en elle par vagues et la submerge.
Mais un souci émerge aussi : elle est bien rentrée chez elle, ça oui, mais comment ? Aucune idée…
Elle se lève d’un bond et court à la fenêtre. Ouf !… Sa Clio est là. Mais le soulagement ne dure pas, car une migraine l’assaille. Elle retourne dans son lit, plonge sous les couvertures. Elle a donc conduit en état d’ivresse, elle aurait pu causer un accident… On aurait pu l’enfermer… ce qui aurait arrangé Christo… Mais comment a-t-elle pu prendre le risque de faire ça à son fils ? « C’est donc ton ivrogne de mère qui est là, dans le journal ? Ta mère qui a foutu le camp ? »
On ne fait pas des choses comme ça !
Tout au fond de son lit, elle se morfond… Quand elle ne se supporte plus, elle se lève, enfile sa robe de chambre et ses pantoufles, se traîne à la cuisine et met en route la machine à café.
Et elle réfléchit : hier soir, elle a enfin vécu un petit peu tout de même, non ? Elle a récupéré un petit bout de tout ce qu’elle avait perdu.
Transcription : Écoute, conversation téléphonique : J.N. Shabangu (alias « Inkunzi ») et A. Hendricks
Date et heure : 13 septembre 2009, 20 h 32
S : J’ai un message pour Inkabi.
H : Quel est le message ?
S : L’affaire d’export…
H : Oui…
S : Le type qui veut acheter la marchandise, vous savez ? Il est au Cap. C’est un Inkosi…
H : Je ne comprends pas « Inkosi »…
S : Inkosi, c’est un grand homme. Un chef. Vous savez… d’une société. Comment dire ? Nous sommes dans la même branche, cet acheteur et moi… Mais son activité est au Cap…
H : D’accord.
S : Nous avons entendu dire qu’on l’appelle Tweety l’Oiseleur.
H : Tweety l’Oiseleur.
S : C’est ça. Alors nous pensons que vous pourriez nous aider à le retrouver.
H : D’accord.
S : Et nous pensons aussi que la marchandise va voyager à la fin du mois. N’importe quelle date à partir du 24.
H : Est-ce que vous savez quelque chose de plus sur le mode de transport et l’itinéraire ?
S : Nous pensons que ce sera par camion, mais l’itinéraire, on n’est pas sûr. C’est pour ça qu’il faut repérer ce Tweety l’Oiseleur. Il connaîtra l’itinéraire. Il faut obtenir qu’il nous l’indique.
H : D’accord.
S : Je vais vous donner un numéro. Ce numéro changera dimanche prochain, je vous rappellerai.
H : Quel est ce numéro ?