Mardi 15 septembre 2009
Tard cet après-midi-là, Janina Mentz les accueille avec le sourire :
– Entrez donc, chers collègues, installez-vous, mettez-vous à l’aise.
Elle leur dit que le ministre a téléphoné après le déjeuner, impatient de savoir s’il y avait eu de nouveaux développements ; elle a pu lui raconter ce qui s’est passé à Walvis Bay. Et il a répondu : « Janina, le président et moi apprécions beaucoup votre travail, et surtout la façon dont vous avez traité cette affaire. Jetez un coup d’œil à votre budget : s’il vous faut un peu plus, vous n’avez qu’à nous en parler. Pour nous, c’est une priorité : une priorité élevée. Et il y a autre chose. Vous avez peut-être entendu parler d’une nouvelle structure pour le renseignement ; on me dit que les couloirs bruissent de rumeurs. Eh bien, Janina, je vous assure que, pour l’instant, votre agence n’est pas concernée par le projet du président. »
Et Janina Mentz se laisse aller dans son fauteuil et regarde les deux hommes avec une profonde satisfaction.
Masilo passe ses pouces sous ses bretelles, un grand sourire éclaire lentement ses traits.
Rajkumar, toujours méfiant, retient surtout les mots « pour l’instant ».
Mentz le rassure, mais cette fois-ci sans froncer les sourcils comme d’habitude ni réprimer une quelconque irritation.
– C’est exactement ce que nous voulions, Raj. C’était notre principal objectif, et nous l’avons atteint… Savourons donc cet instant ! Et permettez-moi de vous remercier pour votre excellent travail. Et aussi, je voudrais que vous transmettiez mes félicitations à l’Équipe Rapport. J’ai trouvé leur contribution remarquable. Que Mme Killian les invite à déjeuner dans un bon restaurant. À mes frais, bien entendu.
Les deux hommes cachent leur étonnement. De mémoire d’homme, ils n’ont jamais vu Janina Mentz dans cet état d’esprit.
Elle braque son sourire sur Masilo.
– Et notre homme à Walvis Bay, comment va-t-il ?
L’avocat rapporte que, selon l’opérateur Reinhard Rohn, Osman a passé la nuit à l’hôtel Protea et qu’il est reparti le lendemain pour prendre le vol de 12 h 55 pour Le Cap. Une équipe l’a donc attendu ici, le filant jusqu’au 15, Chamberlain Street, lieu de réunion du Comité suprême, où il aurait rendu son rapport. Entre-temps, Quinn a demandé à Rohn de rester à Walvis Bay, histoire de voir s’il pourrait résoudre l’énigme.
– Et vous, Raj, qu’avez-vous appris sur Consolidated Fisheries ?
Raj lui passe le rapport volumineux de Jessica, ajoutant que l’Équipe Rapport n’a pas trouvé la moindre trace d’activité illégale.
– Cette société fait partie du Groupe Erongo, qui est coté à la Bourse namibienne. Elle possède une flottille de pêche – neuf chalutiers à rampe arrière – et une usine de traitement et de mise en conserve ; elle opère dans la région de Benguela. Bref, rien de louche.
– Pourtant, dit Tau Masilo, avant tout juriste, écoutez un peu ceci…
Il remet en ordre les papiers devant lui et se met à lire :
– « Tout vaisseau désirant entrer dans le port de Walvis Bay est tenu de fournir par e-mail ou par fax les renseignements suivants au moins soixante-douze heures avant son arrivée : numéro de l’ISSC, à savoir certificat international de sécurité du navire ; état de sécurité du vaisseau ; date de départ du dernier port », et cetera…
Masilo lève la tête, regarde Mentz.
– « Tout vaisseau »… dit-il, en marquant une pause, à l’exception des bateaux de pêche.
– Merde ! dit Rajkumar.
– Je propose, madame, que nous déployions trois équipes à Walvis Bay. C’est là qu’ils envisagent de livrer les armes. Il n’y a aucun doute.
Jeudi 17 septembre 2009
Le micro électroacoustique planté dans le mur du 15, Chamberlain Street donne ses premiers résultats.
Peu après 11 heures, Shahid Latif Osman arrive et entre dans la maison, l’opératrice d’en face enregistre l’événement en vidéo et en photo. Elle porte un casque, mais ne s’imagine pas que le micro dans le béton puisse capter grand-chose : d’habitude, les hommes parlent peu dans les pièces du rez-de-chaussée, ils descendent au sous-sol pour discuter.
À sa grande surprise, elle entend la voix d’Osman :
– Tout est tranquille ?
Transcription : Écoute : S.L. Osman et B. Rayan, 15, Chamberlain Street, Woodstock
Date et heure : 17 septembre 2009. 11 h 04
SLO : Tout est tranquille ?
BR : Complètement, Oom.
SLO : Tu es bien sûr, Babou ?
BR : Sûr.
BR : Oui, Oom, la voiture y entrera facilement.
SLO : Très bien. Toi, tu attendras dans le garage. Quand je te le dirai, tu ouvriras les portes, d’accord ? Quand la voiture sera dedans, tu les refermeras. Baadjies aura un sac sur la tête, mais il a compris que ça devrait se passer ainsi. Tu le mèneras par ici et puis en bas. Ensuite, tu ressortiras. Moins il verra de visages, mieux ça sera. D’accord, Babou ?
BR : D’accord, Oom, je comprends.
L’opératrice s’assure que tout a bien été enregistré sur son ordinateur portable avant de téléphoner à Quinn.
Quinn se précipite à la salle des moniteurs, où il allume en hâte les moniteurs TV et canalise les flux audio et vidéo. Il a juste le temps de voir, au 15, Babou Rayan ouvrir la deuxième porte en bois marron du garage, jeter un coup d’œil rapide pour vérifier que personne ne regarde, et ensuite entrer dans l’obscurité du garage.
Sur ces entrefaites, une Neon Chrysler blanche arrive, remonte la courte allée et s’engouffre dans le garage. Babou Rayan referme aussitôt la porte.
Quinn écoute le flux audio.
Pendant presque vingt secondes, silence. Puis on entend la voix d’Osman :
– Doucement, Terry. Là, tu vas descendre les marches.
Une voix inconnue acquiesce. Bruits de pas traînants, puis silence.
Ils se sont installés sur le toit de Wale Street Chambers, afin que Masilo puisse fumer un cigare, « pour fêter ça ».
Rajkumar, cependant, n’est pas d’humeur festive.
– Le Comité suprême qui fréquente une bande criminelle de la Plaine du Cap ? Mais ça n’a aucun sens !…
– Mais si, objecte Masilo.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?… demande Rajkumar.
Masilo s’explique. Le Comité suprême a déjà Inkunzi Shabangu, qui tente d’intercepter les diamants, mais par ailleurs il discute également avec Terror Baadjies, des Ravens, les acquéreurs potentiels.
– Ils veulent se couvrir à toutes fins utiles : si Shabangu le Taureau réussit effectivement à intercepter les pierres, eh bien, ils lui achètent la camelote, et s’il n’y réussit pas, ils feront affaire avec les Ravens.
Raj n’est toujours pas convaincu.
– Oui, mais à quel prix ?
– Il faut comprendre la nature du jeu. Les contrebandiers de diamants ont tous le même problème : comment obtenir un max de retour sur investissement, alors que désormais il est devenu très difficile – à cause des accords internationaux et de leur application – de trouver des débouchés pour la came. De nos jours, les gros sous se trouvent en Inde ; on y traite davantage de pierres qu’aux Pays-Bas. Mais, pour vendre à des Indiens, il faut passer par trois, quatre intermédiaires, qui prennent chacun leur pourcentage… Les Ravens toucheront sans doute 40 centimes par rand s’ils vendent en utilisant leurs filières. Mais le Comité suprême a un atout en main : Sayyid Khalid bin Alawi Macki. C’est un blanchisseur, ne l’oublie pas ; il a sans doute une ligne directe avec les Indiens. Alors, ils peuvent proposer aux Ravens 50 ou 60 centimes par rand, tout en en touchant 80 en Inde. Or, il est question d’une cargaison de quelque 100 millions de rands. Le Comité envisage donc un bénéfice net de 20 millions de rands, sinon plus. Et davantage si Shabangu le Taureau réussit à intercepter : là, ce serait le jackpot.
– Mais je ne parlais pas du coût monétaire, dit Rajkumar sur un ton résigné. Je parlais de ce qu’il en coûte de faire des affaires avec une bande de gangsters. Traiter avec une organisation qui bosse dans la drogue ? Ça, pardon ! PAGAD en ferait dans son froc ! Voilà ce que je veux dire : il y aurait une levée de boucliers de toute la communauté extrémiste.
Des deux mains, il ramasse ses cheveux et les repousse en arrière.
– Voici l’idée : les enjeux sont très élevés. Ce qui signifie que l’objectif ultime est vraiment très important. Plus important que ce que nous avons envisagé. Tellement grand qu’on pourrait prétendre que la fin a justifié les moyens. Si c’est bien un acte de terrorisme qu’on envisage ici, il va y avoir du vilain. Par conséquent, les nouvelles ne sont pas bonnes du tout.
– Pas bonnes du tout ?… réplique Masilo. On arrêtera ce truc. Mais il faut penser comme notre directrice, Raj : à notre avenir. Et là, je trouve ces nouvelles excellentes !
Jessica vient chercher Milla à son bureau.
– Suis-moi, souffle-t-elle.
Milla la suit jusqu’aux toilettes des dames. La Déesse sort du rouge à lèvres de son sac, se poste devant le miroir et se fait une retouche.
– L’ami d’un ami arrive ce week-end de Johannesburg. Il y est stagiaire dans une grande boîte d’avocats. Très beau. Il adorerait un peu de compagnie.
– Ah, bon ?
– Il a vingt-quatre ans et…
– Vingt-quatre ans ?…
La Déesse s’esclaffe, range son rouge à lèvres.
– L’âge idéal. L’énergie !… Et puis stagiaire dans une grande boîte d’avocats. Là-haut, à Johannesburg. Et très beau, délicieux… Pour le week-end.
– Jess, je ne sais pas…
– Mais laisse-le donc t’inviter dans un club ! Tu bois un verre ou deux, tu danses un peu, tu t’amuses… S’il n’est pas ton genre, eh bien, tu auras passé une bonne soirée, c’est tout. Par contre, si c’est ton genre, eh bien, tu y vas, et tu baises et tu t’éclates !
Milla rougit.
– Allez, Milla, vis donc un peu !
Milla cache sa gêne.
– Je vais y réfléchir.
Mentz pose la seule question qu’ils n’ont pas prévue :
– Mais pourquoi donc Terry Baadjies, la brute de service ?
– Madame ?… dit Tau Masilo, cherchant à gagner du temps.
– Pourquoi donc Tweety de La Cruz aurait-il délégué son général pour traiter avec le Comité suprême ? Pourquoi pas Moegamat Perkins, le comptable ?
Il aurait dû savoir qu’elle étudierait minutieusement les rapports. Il s’en veut, ainsi qu’à Quinn et à Rajkumar, de n’avoir pas anticipé cette question.
– Et de plus, poursuit Mentz, pourquoi le Comité aurait-il accepté de traiter avec Baadjies ? Baadjies représente tout ce qu’ils méprisent. Et d’après ce que j’ai compris, c’est aussi un homme particulièrement dangereux.
Masilo sait qu’il n’arrivera pas à l’embrouiller.
– Je ne sais pas, avoue-t-il.
– Alors, il faut qu’on l’apprenne, Tau, dit Mentz.
Elle a repris son expression habituelle, sourcils froncés.
Milla appelle Jessica dans la soirée à 21 h 30.
– Je ne peux pas, dit-elle. Il est à peine plus âgé que mon fils.
– Voilà pourquoi je ne veux jamais avoir d’enfants, dit la Déesse.
Quand Milla raccroche et s’allonge sur le canapé, elle devine que Jessica connaît sans doute la vérité : elle manque de confiance en elle.