Vendredi 18 septembre 2009
Pour Suleyman Dolly, également connu comme le Cheik, c’est le jour où il va connaître La Date.
Son portable sonne à 7 h 28. Sayyid Khalid bin Alawi Macki le salue selon la coutume musulmane, puis lui dit :
– Cheik, ça a été confirmé : 23 Shawwal 1430.
Le cœur de Dolly bat plus vite, il répète :
– 23 Shawwal 1430. Allahu Akbar.
Dans douze jours, Julius Inkunzi Shabangu sera mort, gisant dans une mare de sang dans sa chambre. Mais, de ces douze jours, il se rappellera surtout le 18 septembre, son « vendredi noir » : le jour où les musulmans l’ont menacé et où ce chien, Becker, a croisé son chemin.
Peu après 9 heures, Abdallah Hendricks, le porte-parole d’Osman, l’appelle.
– Monsieur, il y a du nouveau.
En pleine heure de pointe à Sandton, Inkunzi conduit sa BMW X5 sans oreillette. Son attention est partagée entre la route et l’appel, il ne s’attend pas à ce qu’il y ait des problèmes.
– Quoi ? demande-t-il.
– Eh bien, il semblerait que la loi du marché intervienne, si vous voyez ce que je veux dire ?…
– Non, je ne vois pas ce que vous voulez dire.
– L’offre et la demande : vous savez, ces facteurs qui changent sans arrêt, explique Hendricks, toujours dans un anglais impeccable. Inkabi m’a demandé de renégocier avec vous.
– Renégocier ! ?…
L’attention de Shabangu se concentre désormais sur l’appel ; il flaire une embrouille.
– Oui, monsieur. Malheureusement, nous ne sommes plus en mesure de vous proposer que 30 centimes.
– Quoi ! Vous me prenez pour un con ?…
– Je suis navré, monsieur. Mais ce sont là mes instructions.
– Mais on avait un accord… Vous allez dire à Osman que nous avions un accord !
– Pas de noms, monsieur, s’il vous plaît…
– Vous vous foutez de moi ! Pourquoi Osman me fait-il ça ?
– S’il vous plaît, monsieur, il faut respecter les protocoles convenus…
– Les protocoles, je m’en torche ! Qu’est-ce qu’il est en train de combiner là, Osman ?
– Eh bien, pour être tout à fait franc, monsieur, nous avons des raisons de douter de vos sources. Au sujet de l’itinéraire.
– L’itinéraire ?… J’ai dit dès le départ que ça prendrait du temps, c’est un processus. Attendez un instant… Bande de salauds…
– Pardon ?
– Fumiers ! C’est Tweety l’Oiseleur, n’est-ce pas ? Vous êtes donc de mèche avec lui ! C’est pour ça que vous savez, au sujet de l’itinéraire…
– Non, monsieur, répond Hendricks, calmement et toujours courtois. C’est simplement une question d’offre et de demande. Notre acheteur a baissé son offre, et nous nous trouvons dans l’obligation de…
– Vous êtes en train de m’enculer, oui, bande de…
Hendricks tente de répliquer, mais Shabangu crie plus fort :
– Je vous le dis maintenant, je vais les avoir, ces diamants ! On verra bien ce que vous cracherez ! Je trouverai ce bordel d’itinéraire, et je raflerai tout le bazar, vous entendez ?
– S’il vous plaît, monsieur ! Vous vous servez de votre portable !…
– Allez vous faire foutre ! hurle Shabangu, qui tient le téléphone d’une main tremblante de rage.
Il continue à hurler pendant dix minutes en martelant le volant et en lançant des regards furieux à la circulation autour de lui. Puis il appelle ses deux lieutenants, pour discuter avec eux de la trahison des musulmans. Ensuite, il joint son principal informateur à Harare.
– Et pourquoi je te paie, bordel ?
– Inkunzi ?
– C’est bien ce que je dis : pourquoi je te paie ? Pour l’itinéraire, tu te trompes. Et je te le dis maintenant, si tu ne trouves pas la bonne route en temps utile, moi, je te les coupe en personne, tes couilles de merde ! T’as compris ?…
À 11 heures, Inkunzi Shabangu regagne sa résidence luxueuse, l’humeur adoucie par les assurances de ses lieutenants, ainsi que celles de ses autres contacts au Zimbabwe, qui lui disent tous qu’ils trouveront l’itinéraire, quoi qu’il arrive.
Alors son portable sonne de nouveau.
– Oui ?…
– Mon vieux, je m’appelle Lukas Becker, et par mégarde tu m’as volé mon argent. Je ne suis pas fâché, mon frère, rassure-toi ; mais je veux qu’on me rende mon fric.
Le style laconique, le rythme paisible de la voix, le choix du vocabulaire – typiques d’un Afrikaner blanc – sont tellement saugrenus que Shabangu éclate de rire.
– Avec un homme qui rit, mon vieux, moi, là, je peux m’arranger.
Un opérateur d’écoutes envoie chercher Quinn peu après cette conversation entre Shabangu et Hendricks. Quinn écoute l’enregistrement sur l’ordinateur de l’opérateur et demande qu’il soit placé dans le dossier commun sur le site et qu’il soit transcrit, puis il se dirige vers le bureau de Masilo pour le mettre au courant.
La conversation avec Becker lui est envoyée par e-mail, avec en pièces jointes les deux enregistrements audio. L’opérateur a écrit : « J’ai pensé que ceci vous amuserait. Assez étonnant. »
Quinn écoute.
(Shabangu rit à gorge déployée.)
« Avec un homme qui rit, mon vieux, moi, là, je peux m’arranger.
– Mais qui es-tu donc, putain ! ?
– Lukas Becker. Tes gens m’ont attaqué et ils ont pris ma voiture. Je l’avais louée, mon vieux, alors vous pouvez la garder. Mais mon argent était dedans. Maintenant, je te demande gentiment : je veux mon fric.
– Ton fric ? Mais quel fric ?
– Beaucoup d’argent. En livres sterling. Cash.
– Mes gens ?… Pourquoi dis-tu que c’est mes gens ?
– Il y en a un ici à côté de moi. Il s’appelle Enoch Mangope, c’est celui qui a l’œil blanc. Il me dit qu’il travaille pour toi.
– Je ne connais personne de ce nom.
– Mon vieux, d’abord il ne voulait rien dire, mais quand on s’est arrêtés au poste de police, il a parlé. Je pense qu’il ne ment pas. Écoute, faisons les choses simplement. Je veux juste mon argent, c’est tout.
– Je n’en sais rien, de ton argent.
– Je te crois, mon vieux, mais tes gens sauront. L’argent était dans mon sac à dos, dans le coffre. Vous pouvez garder le sac également ; donnez-moi juste le fric.
– Ou bien ?…
– Mais non, laissons tomber ça : pas de « ou bien », pas de « ou ».
– Voici un « ou » pour toi : va te faire foutre !
– Écoute, mon vieux, cette attitude-là ne peut apporter que des ennuis.
– Des ennuis ? Pour qui tu te prends ?
– Lukas Becker. Je pensais te l’avoir déjà dit. »
(Shabangu rit.)
« Tu blagues, c’est sûr. »
Fin du premier enregistrement. Quinn sourit et lance le second :
« Mon vieux, je comprends ce que tu ressens – un mec, un Blanc, qui tombe du ciel et t’appelle –, mais c’est pas un canular. Je veux régler ce truc poliment. Qu’est-ce que t’en dis ?… »
(Shabangu rit, incrédule.)
« Tu sais qui je suis ?
– Je ne te connais pas, mon frère, mais ton homme ici, Enoch le Borgne, me dit que t’es un Inkosi. Un mec dangereux, quoi.
– C’est vrai. Et je ne suis pas ton frère, bordel…
– Ce n’est que ma façon de parler à moi…
– Si tu me rappelles encore une fois, tu le sauras, que je suis dangereux.
– Je crois que tu es très dangereux, mon frère, mais je veux croire aussi que t’es un homme qui comprendra. J’ai travaillé dur pour cet argent.
– Je m’en fous complètement.
– Hé, hé, mon vieux, ne dis pas ça !
– Qu’est-ce que tu vas faire ? Me casser la gueule ?…
– Je vais continuer de demander poliment, mon vieux. Jusqu’à ce que ça ne serve plus à rien. »
(Shabangu rit.)
« T’es barjo…
– Non, pas encore.
– Écoute, fous-moi la paix. Et dis à Enoch qu’il ne bosse plus pour moi. »