Dimanche 2 août 2009
Au sixième étage de Wale Street Chambers, au bureau de l’Agence présidentielle de renseignement, Janina Mentz étudie la transcription très attentivement. Quand elle a fini, elle ôte ses lunettes, les pose sur le bureau, puis se passe les mains sur la figure.
Elle n’a pas bien dormi. Les nouvelles de la soirée la travaillent encore : le bruit qui court au sujet de la fusion est si étrange qu’il pourrait bien se révéler fondé… En partie, du moins.
En ce cas, que deviendrait-elle ?
Certains la perçoivent comme une créature de Mbeki ; c’est lui, l’ancien président, qui a créé l’APR. Bien qu’elle ait évité de prendre parti dans la lutte des chefs, et en dépit du travail remarquable réalisé par son équipe, cette stigmatisation persiste. De surcroît, elle n’est directrice que depuis trois mois et n’a pas encore enregistré les succès qui lui permettraient de briguer un nouveau poste. Et puis, last but not least, elle est… blanche. Voilà.
Dans quelle mesure la rumeur est-elle fondée ? Mo Shaik à la tête de la superstructure ? Mo, le frère de Schabir, le corrompu repris de justice, ancien ami du nouveau président.
Rien n’est impossible…
Tant d’années de service, tant de luttes et d’efforts, tant de travail acharné pour en arriver là où elle est actuellement… pour tout perdre en fin de compte ?…
Non !
Janina Mentz baisse les mains et rechausse ses lunettes.
Elle reprend la transcription de l’interrogatoire d’Ismail Mohammed. Ce dont elle et l’APR auraient besoin pour survivre, c’est un événement sensationnel, une menace majeure, un dossier ultrasensible. Le voilà entre ses mains ! Un don des dieux… Elle n’a plus qu’à l’exploiter.
Elle se tourne vers son ordinateur et se met à chercher les rapports historiques dans la base de données.
Rapport : L’extrémisme musulman sud-africain reconsidéré
Date : 14 février 2007
Rédacteurs : Velma Du Plessis et Donald MacFarland
Qibla sous un jour nouveau
Qibla a été fondé en 1980 par l’imam extrémiste Achmed Cassim dans le but de promouvoir l’établissement d’un État islamique en Afrique du Sud, sur le modèle de la révolution iranienne. Pendant les années 80, Qibla envoie des membres en Libye pour suivre un entraînement militaire ; pendant les années 90, des agents sont formés au Pakistan et se battent au Sud-Liban aux côtés du Hezbollah. Après le 11-Septembre, Qibla recrute des volontaires pour combattre en Afghanistan.
Entre 1998 et 2000, Qibla disparaît pratiquement en raison de l’interdiction de People Against Gangsterism and Drugs (PAGAD), un groupement qui lui est lié, et de l’arrestation de plus d’une centaine de sympathisants accusés de violences criminelles, y compris des assassinats.
Sa place est prise par une nouvelle organisation, encore plus clandestine : le Comité suprême.
Milla Strachan retire la clé de la serrure, pousse la porte d’entrée, mais n’entre pas tout de suite. Elle reste là un instant, immobile, ses yeux sombres dans le vague. Elle aperçoit les pièces vides de l’appartement. Pas de rideaux, pas de mobilier, juste une moquette usée, d’un beige presque incolore.
Elle hésite pourtant avant de franchir le seuil, comme si un grand poids la retenait, comme si elle attendait quelque chose.
Finalement, elle se penche, enfin décidée, ramasse les deux grandes valises à ses côtés et entre.
Elle porte les bagages dans la chambre, vaguement déprimée par tout ce vide. Samedi, quand elle a visité cet appartement, il y avait encore les meubles de la précédente locataire et des piles de cartons préparés en vue d’un retour en Allemagne décidé à la hâte : elle venait d’être rappelée au siège de l’organisation caritative qu’elle représente. « Je suis tellement contente que quelqu’un ait vu mon annonce, a dit la femme avec un geste vers la fenêtre. Vous ne le regretterez pas, regardez un peu la vue. » La baie vitrée donne sur Davenport Street à Vredehoek : les immeubles d’en face encadrent une mince tranche de la ville et de la mer.
Milla a dit qu’elle voulait le logement et qu’elle reprendrait le bail.
« Vous venez d’où ? a demandé la femme.
– D’un autre monde », a répondu Milla, à voix basse.
Ils sont trois, qui ne se ressemblent en rien, autour de la table ronde, dans le bureau de Janina Mentz, la directrice. Avec sa figure sévère – malgré la grande bouche, non maquillée –, ses lunettes strictes cerclées d’acier, ses cheveux tirés en arrière, des vêtements flous gris et blanc, de vieilles traces fines d’acné sur la mâchoire camouflées avec du fond de teint, de longs doigts sans bagues, des ongles sans vernis, elle semble chercher à dissimuler sa féminité. Son expression est insondable.
L’avocat Tau Masilo, directeur adjoint du secteur Opérations et Stratégie : quarante-trois ans, ventre plat, bretelles de couleur vive avec cravate assortie, un brin flamboyant ; visage fortement structuré, une expression grave, le regard intense, les cheveux courts bien coiffés. Ses subordonnés le surnomment Nobody (Personne), par référence au dicton « Nobody’s perfect » (« Personne n’est parfait »). Car Tau Masilo, flegmatique, compétent, est parfait à leurs yeux. C’est un Sotho qui parle sans effort cinq autres langues sud-africaines. Janina Mentz l’a sélectionné avec un soin particulier.
Le troisième est Rajkumar, le directeur adjoint du secteur Systèmes d’information : sa chevelure noire lui descend jusqu’aux fesses. Il est obèse et socialement incapable, mais d’une intelligence phénoménale. Sa connaissance de l’électronique et de la communication numérique est encyclopédique. Les bras sur la table, ses doigts boudinés entrelacés, il fixe ses mains comme si elles le fascinaient. Janina Mentz en a hérité.
Elle lève lentement les yeux.
– D’autres témoignages ?
Rajkumar, prêt et zélé comme toujours, ne s’exprime qu’en anglais :
– Le trafic e-mail du Comité suprême : on constate une nette augmentation. Je pense qu’Ismail a raison : ils mijotent quelque chose. Mais quant à la cible, j’ai des doutes…
– Tau ?
– Ce qui m’inquiète, ce sont les rapports qui arrivent du Zim1. Macki n’est plus dans le jeu : lui et Mugabe ne s’entendent pas du tout.
– Alors, cette fameuse cargaison ne viendra sans doute pas du Zim ?
– Probablement pas… Directement d’Oman, peut-être, ou bien d’une autre source : l’Angola est une possibilité.
– Et le fait qu’ils projettent quelque chose au Cap ?… demande Janina Mentz. Je suis d’accord avec Raj. Premièrement, un terrorisme local gênerait fortement leurs associés. Le Hamas et le Hezbollah bénéficient de la sympathie et du soutien de notre gouvernement et lui en sont très reconnaissants. Deuxièmement, quel en serait l’avantage ? Dans quel but ? Je ne vois rien qu’ils pourraient logiquement attendre. Troisièmement, dans l’état actuel des choses, quelle serait leur motivation ?
– L’Afghanistan, dit l’avocat. C’est le nouveau point chaud. Les moudjahidin ont besoin d’armes et de munitions, mais comment les obtenir ? Aujourd’hui, le Pakistan marche avec les États-Unis, il bloque toutes les issues. L’OTAN surveille d’un œil de faucon le trafic provenant du Moyen-Orient. À cause des pirates, la Somalie n’est plus une option.
– Le prix de l’opium baisse, et ça aussi ça compte, dit Rajkumar. Le cash-flow des talibans n’est plus du tout ce qu’il était.
– Alors, d’où expédies-tu tes cargaisons ? demande Masilo, qui répond aussitôt à sa propre question : D’ici.
– Mais comment ?
– Je ne sais pas. Par bateau ?
– Pourquoi pas ? dit Rajkumar. L’Afghanistan n’a pas d’accès à la mer, mais l’Iran, si.
– Alors, pourquoi ne pas faire partir les armes d’Indonésie ? Là-bas, il y a beaucoup de musulmans très remontés.
– Bien vu. Peut-être parce que c’est ce que les Américains vont sans doute penser, eux aussi. Ils ont une présence navale conséquente…
Ils regardent tous deux Janina Mentz. Elle hoche la tête et rassemble les documents qui sont devant elle.
– Pourtant, d’après Ismail, ils parlent d’une attaque locale…
– Aux niveaux inférieurs, cependant…
– Vous savez bien, Raj, que l’information s’infiltre par le haut et coule vers le bas. (Elle se tourne vers Masilo.) Est-ce qu’il serait facile de remplacer Ismail Mohammed ?
– Non, pas du tout. Ce qui s’est passé avec Ismail leur a fichu la trouille. Ils ne se réunissent plus à Schotschekloof. Il faudra d’abord qu’on repère le nouveau lieu de rendez-vous. S’il y en a un.
– C’est une priorité, Tau. Il faut les localiser. Je veux qu’on remplace Ismail.
– Ça prendra du temps.
– Vous avez moins d’un mois.
Il secoue la tête.
– Madame, pendant trois, quatre ans, ces gens-là n’ont pas été une priorité. Ils forment un cercle fermé. Ismail se trouvait déjà à l’intérieur.
– Il doit y avoir quelqu’un là-dedans que l’on pourrait… atteindre, non ?
– Je vais préparer une liste.
– Raj, pourquoi ne pouvez-vous pas lire leurs e-mails ?
– Ils se servent de codes que nous n’avons jamais vus, et pour l’instant nous n’arrivons pas à les déchiffrer. On va continuer à examiner tous les envois. Tôt ou tard, quelqu’un se trompera, oubliera d’encrypter. Ça finira par arriver.
Elle réfléchit un instant avant de déclarer :
– Messieurs, il y a quelque chose là-dessous. Tous les signes concordent : le trafic e-mail, l’action subite contre Ismail, les rumeurs, la fameuse cargaison ; tout ça après deux années de calme plat. Il faut absolument que je sache ce que c’est. Si vous avez besoin de plus de personnel ou de moyens, vous n’avez qu’à me les demander. Tau, je veux que vous redoubliez la surveillance. Il faut remplacer Ismail. Je veux des rapports hebdomadaires sur notre progression. De la concentration, du dévouement : voilà ce qu’il faut… Merci d’être venus si tôt aujourd’hui.
Elle va chercher encore deux autres valises dans sa Renault Clio blanche stationnée dans la rue, puis le sac de couchage et le matelas gonflable. Elle est mal à l’aise. Que vont penser les gens du coin en voyant emménager une femme seule de quarante ans ? Une angoisse diffuse la guette, reptile somnolant sous la surface de l’eau.
Elle range ses vêtements dans les placards de mélamine blanche bon marché. Dans la salle de bains, l’armoire à pharmacie au-dessus du lavabo est trop petite pour contenir ses affaires de toilette. Elle surprend son image dans le miroir : presque méconnaissable, avec ces cheveux noirs qu’elle ne teint pas, ni longs ni courts, coiffés sans aucun goût, avec du gris qui pointe ici et là ; ce teint méditerranéen bistre, ces rides autour des yeux, ces deux plis creusés aux coins de la bouche… Lasse, sans maquillage, sans vie… Bon Dieu, Milla ! Comment as-tu pu te laisser aller à ce point ? Ce qui t’arrive n’a rien d’étonnant ! Quel homme resterait avec une femme pareille ?…
Elle se détourne vite et rejoint la chambre. Elle s’accroupit, déroule le matelas et souffle pour le gonfler. Un flux de mots lui traverse l’esprit : trop, trop de mots, comme d’habitude. Ce soir, dans son journal, elle en reprendra certains : « Je suis ici parce que imperceptiblement, jour après jour, la femme aperçue dans le miroir a échoué. Comme si je tenais une corde dans mes mains, et qu’un poids invisible l’entraînait peu à peu vers le bord de la falaise, un poids que je sentirais à peine, juste assez lourd pour que la corde glisse furtivement entre mes doigts, jusqu’au bout, et m’échappe tout d’un coup. La raison de tout ça, désormais j’en suis sûre, se trouve ici, sous ma peau, dans la texture de mes tissus, la spirale de mon ADN. Je suis faite ainsi, je me suis laissée devenir ainsi. Incapable… Oui : incapable, en dépit de mes efforts, de mes bonnes intentions… Non : incapable à cause de mes efforts et de mes intentions : c’est une incapacité inhérente, enracinée, à laquelle on ne peut pas échapper. Elle est totale, frustrante, lamentable : je ne peux pas être la femme de cet homme ; je ne peux pas être la mère de cet enfant. Il se pourrait que je ne puisse pas être la femme de qui que ce soit, et que je ne sois capable d’être ni une épouse ni une mère. »
Dans son sac à main, son portable se met à sonner. Elle ferme avec soin la valve du matelas. C’est probablement Christo qui appelle. Il a été son mari. Sur le papier.
L’enveloppe a dû lui parvenir.
Elle sort le portable de son sac, regarde l’écran : oui, c’est le numéro de son bureau.
Elle le voit assis, sa lettre devant lui. Accompagnée des papiers de l’avocat, rassemblés en hâte samedi après-midi. Christo aura fermé la porte, avec cette expression coléreuse, version « espèce de pauvre conne ». Si elle répondait à l’appel, les vannes s’ouvriraient, les grossièretés se bousculeraient : « Bon sang de bordel de Dieu, Milla !… »
Elle regarde l’écran fixement, son cœur bat la chamade, ses mains tremblent. Puis elle range l’appareil dans son sac ; le petit écran en éclaire l’intérieur d’une lueur menaçante.
La sonnerie finit par changer : messagerie vocale ; la lumière baisse. Elle savait qu’il laisserait un message… en l’insultant, bien sûr.
Elle se détourne de son sac et prend une décision : elle va changer de numéro.
Et avant qu’elle ait repris sa place à côté du matelas, un bip annonce l’arrivée d’un message.
Le frigo Ardo a été livré en fin d’après-midi. Ensuite, Milla est restée à en écouter le ronronnement rassurant. Elle contemple cette forme mastoc et pense : Voilà un truc à quoi m’accrocher, le premier rempart solide qui m’empêche de revenir en arrière, contre la dérive, l’engloutissement, la peur d’un avenir informe. Et puis il y a ce souci tout neuf, mais lancinant : l’argent. Le lit qu’elle a commandé, le canapé, la table, les chaises, le bureau, les rideaux : tout cela coûte une petite fortune.
Son matelas de sécurité, son modeste héritage, a nettement diminué.
Elle va devoir trouver du travail. Il y a urgence. Pour l’argent. Mais aussi pour la liberté.
Familièrement, le Zimbabwe.