Jeudi 6 août 2009
Vers 10 heures du matin, elle va à Durbanville : à cette heure-là, il n’y aura personne à la maison. Le sac de couchage et le matelas pneumatique appartenaient à Christo ; elle veut les ranger dans le garage. Elle veut aussi y laisser ses clés, définitivement.
Herta Erna Street.
Christo s’était moqué d’elle quand elle avait dit : « pas question d’habiter une rue qui porte un tel nom. »
Christo travaille avec des chiffres, il n’a jamais compris ce qu’elle trouve aux mots : il ne comprend pas que les mots vivent, qu’ils ont un rythme, une fonction autre que la simple désignation ; et que la façon dont la bouche et la langue les forment n’est pas séparable de leur sens, de leur contenu émotionnel et de leur sonorité.
La grille s’ouvre lentement, elle s’impatiente. Derrière, la grande villa à un étage. « Developer’s Delight » : délice de promoteur, s’est gaussé un architecte, dans une revue, au sujet de ce style « toscan du Transvaal » et de son « modernisme de banlieue résidentielle ».
Ils étaient venus tous les deux la visiter, après deux mois de recherches dans le secteur où Christo tenait absolument à vivre. Pourquoi là ? « Parce que nous pouvons nous le payer », c’était sa seule raison ; en clair : « Nous sommes désormais trop riches pour n’habiter que Stellenberg. »
Une maison style Durbanville après l’autre ; elle les avait évaluées et rejetées : luxueuses, froides, sans caractère. Pas une seule n’était équipée de rayonnages pour des livres. C’est ce détail qui lui revient le plus clairement en mémoire : tous ces Blancs aisés, et pas un seul livre chez eux. Des bars, si ! Monstruosités coûteuses en bois massif – traverses de chemin de fer retravaillées, bois clair suédois… –, l’éclairage caché, souvent réalisé à grands frais et avec un certain goût ; une discrète pression sur l’interrupteur et voici le bar qui s’anime, se dévoile, se pavane devant vous, sacralisé : un sanctuaire dédié à l’alcool.
Dès qu’ils avaient vu cette maison-ci, Christo s’était prononcé : « C’est celle que je veux. » Parce qu’elle avait l’air chère. Milla avait fait des objections contre tout, même contre le nom de la rue, mais Christo les avait balayées avec une plaisanterie et il avait signé la promesse de vente.
Milla passe la grille en voiture, s’arrête devant le triple garage, une porte pour l’Audi Q7 de Christo, une pour les jouets de Christo et une pour sa Renault à elle. Elle active la télécommande : le battant se lève. Elle prend le matelas et le sac de couchage bien roulés et entre.
L’emplacement de la Q7 est vide.
Heureusement…
Sans perdre de temps elle se dirige vers le fond, là où les affaires de Christo sont rangées en bon ordre, et remet sac et matelas à leur place. Puis elle hésite, consciente que la porte la séparant des pièces d’habitation est là, sur sa gauche. Elle ne devrait pas la franchir ; elle le sait : elle y sentirait l’odeur de Barend ; elle verrait comment vivent les deux hommes ; elle ressentirait à nouveau tout le poids de sa vie avec eux.
On entend des chiens japper dans la rue. La main lourde de la déprime se pose sur son épaule…
Dans ce quartier, les chiens aboient sans arrêt, toute la journée. Dogville : c’était le nom qu’elle donnait à Durbanville, à l’époque où elle osait encore se plaindre à Christo de son sort.
« Mais bordel, Milla ! Tu n’es donc jamais contente ? »
Elle sort en hâte du garage et monte dans sa voiture.
À Durbanville, elle fait un saut au centre commercial Palm Grove pour acheter de quoi déjeuner. Elle se faufile sur la première place de parking qu’elle trouve. Elle sort de sa voiture, son regard tombe sur une pancarte : Cours de danse Arthur Murray. Elle avait oublié qu’Arthur Murray existait : indice – encore un – du brouillard dans lequel elle a vécu.
Au supermarché, elle est assaillie par un parfum de fleurs. C’est comme si elle voyait des fleurs pour la première fois : leur gaieté, la vivacité de leurs couleurs. Elle se rappelle ce qu’elle a écrit dans son journal la veille au soir : « Comment retrouver la personne que j’étais av. C. ? Avant Christo. »
De retour dans sa Clio, elle regarde à nouveau la pancarte.
La danse. Christo ne voulait jamais danser. Même lorsqu’ils étaient étudiants. Pourquoi y avait-elle renoncé, pourquoi s’était-elle soumise à ses choix à lui, à ses préférences ? Pourtant, elle prenait tant de plaisir à danser avant que tout change.
Elle déverrouille la voiture, s’y assied et pose les fleurs et le sac en plastique contenant les courses sur le siège du passager.
Exit Christo !
Elle redescend, referme la voiture et se dirige vers le cours Arthur Murray.
Sur la piste de danse inondée par la lumière qui traverse les fenêtres, il y a un homme et une femme. Ils sont jeunes ; l’homme porte un pantalon noir, une chemise blanche, un gilet noir ; la femme, une robe courte rouge bordeaux ; ses jambes sont longues et belles. Les haut-parleurs diffusent un tango ; le couple glisse sur le parquet, sans effort.
Milla regarde, fascinée par la beauté, la fluidité, le synchronisme parfait, la maestria et le plaisir manifeste des danseurs. Soudain, elle est envahie par le désir d’atteindre cela elle aussi, cette grâce, cette aisance, de s’y consacrer tout entière, de vivre cette expérience et de la communiquer.
Pouvoir danser comme ça ! Si libre !…
Elle se dirige vers l’accueil. Une jeune femme lève les yeux et lui sourit.
– Je veux apprendre, dit Milla.
Vendredi 7 août 2009
Les cheveux coupés, teints, elle s’est habillée avec soin, en recherchant une impression de professionnalisme mais sans formalisme, une élégance décontractée : boots, pantalon, chandail noir, écharpe rouge. Et maintenant, attablée à la cafétéria de Media 24, elle attend sa copine. Elle se sent peu assurée. Son maquillage est-il trop léger ? Ou en a-t-elle trop fait ?
Mais la copine qui arrive s’exclame :
– Milla, tu es magnifique !
– Vraiment ?
– Tu le sais bien, que t’es belle !
Mais non : Milla ne le sait pas.
La copine est une ancienne camarade de fac, cela remonte à dix-sept ans ; elle a fait carrière dans le journalisme. Une jolie femme, directrice adjointe d’une revue féminine bien connue, qui parle avec affectation, en saupoudrant ses remarques de points d’exclamation.
– Bien.
Et Milla ajoute, avec une certaine anxiété :
– Je voudrais travailler.
– Ah ! Écrire ton livre ? Enfin !
– Je cherche plutôt un job de journaliste…
– Non ! Milla ! Mais pourquoi donc ? Tu as des ennuis ?…
Milla, consciente de ne pas pouvoir tout expliquer, hausse les épaules.
– Tu sais, Barend n’a plus besoin de moi à la maison.
– Ma pauvre Milla ! Ce n’est pas une bonne idée. D’abord, tu es blanche, ce qui n’est pas un atout de nos jours, plus du tout la couleur gagnante ! Et tu n’as pas d’expérience ! Pas de CV ! Tes diplômes ne serviront à rien, à notre âge ! Il y a des hordes de jeunes ambitieux très qualifiés prêts à travailler pour des clopinettes ! Tu vas te retrouver en concurrence avec ces gens-là ! Ils connaissent à fond le numérique, ils vivent dedans depuis toujours ! Et puis il y a la conjoncture économique. Les médias sont é-tran-glés ! Littéralement ! Tu sais combien de publications ont fermé ? Recrutement gelé, postes coupés… Difficile de choisir un plus mauvais moment. Dis plutôt à Christo que tu veux ouvrir une boutique, un coffee-shop… Le journalisme, Milla ? Par les temps qui courent ? Laisse tomber !
Dimanche 9 août 2009
Assise sur le canapé tout neuf de son salon, Milla a déplié sur la table basse la section Carrières du Sunday Times. Anxieusement, elle parcourt les annonces de la rubrique Médias. Des sociétés recherchent un directeur des opérations e-commerce, un développeur WordPress/PHP, un développeur Internet, un rédacteur Web (expérience Internet/mobile essentielle)…
L’angoisse monte, le doute aussi. Elle n’y arrivera pas, elle ne survivra pas. Vendredi après-midi, le consultant d’une agence de recrutement lui a dit la même chose, en se cachant derrière un écran de politiquement correct et d’euphémismes d’entreprise… La copine a raison : elle n’a aucune chance.
Mais elle ne pouvait l’accepter, alors elle a quand même téléphoné directement aux publications ; les unes après les autres, par ordre de préférence décroissante, en commençant par les revues et les quotidiens, en afrikaans et en anglais, puis, en se faisant violence, elle a appelé les tabloïds locaux pour finir, désespérée, par les éditeurs de presse d’entreprise.
En vain. Toujours le même message : Nous n’avons actuellement pas de postes vacants, mais envoyez-nous votre CV.
Au bas d’une page intérieure, elle finit par tomber sur un tout petit encadré en anglais : Journaliste. Poste permanent au Cap. Expérience du domaine souhaitable. Compétence confirmée en recherche et rédaction. Doit aimer le travail en équipe. Diplôme universitaire indispensable. Salaire normal. Veuillez appeler Mme Nkosi. Les demandes doivent nous parvenir avant le 31/08/09.
Le « souhaitable » au lieu d’« indispensable » lui donne un peu d’espoir. Elle se redresse, plie le journal pour mettre l’annonce bien en vue, et porte à ses lèvres sa tasse de thé rooibos.