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Mardi 11 août 2009

Il doit être 12 h 55, le clodo descend Coronation Street en poussant de la main gauche un chariot le long de la file de voitures stationnées devant la mosquée. Il titube. Dans la main droite, il tient une bouteille enveloppée dans un sac en papier kraft.

La rue est déserte, les propriétaires des voitures sont à l’intérieur de la mosquée pour la prière de Dhuhr.

Arrivé au niveau d’une voiture blanche en stationnement, une Hyundai Elantra modèle 1998, le clodo trébuche et tombe. Dans un geste désespéré, il lève la bouteille pour éviter de la casser. Il reste couché un instant, sonné, et tente de se relever, mais sans y réussir. Résigné, il cherche à se protéger du soleil, se glisse de côté, la tête sous la voiture, au niveau de la roue arrière. Il attrape la bouteille et boit encore un coup. Ce n’est pas sûr, car on ne voit pas ses mains. Il reste là-dessous un instant, occupé à tripoter sa bouteille, puis ressort lentement.

Il met la bouteille de côté sur le bitume, prend appui sur le bord du pare-chocs et tente, maladroitement, de se relever. C’est manifestement difficile, il s’agrippe à la voiture et n’arrive à se remettre debout qu’au prix d’un effort impressionnant.

Il tente de dépoussiérer les loques dont il est vêtu, ramasse la bouteille, tend un bras vers son chariot et reprend sa progression chancelante.

 

Dans la salle d’informatique de l’Agence présidentielle de renseignement, Rajhev Rajkumar est assis à côté d’un opérateur. Quinn, le chef du personnel, est debout à côté d’eux. Tous les trois regardent fixement l’écran de l’ordinateur sur lequel s’affiche un plan des rues du Cap.

Quinn jette un coup d’œil à sa montre, puis se remet à fixer l’écran.

– Zoom avant, dit Rajkumar.

L’opérateur clique sur l’icône de la loupe, puis sur le petit triangle, deux, trois fois, et fait apparaître clairement le nom de la rue : Coronation.

– Je pense que nous sommes revenus dans la partie, dit Rajkumar en anglais.

– J’attendrai le rapport de Terry, dit Quinn.

– Mais jusqu’ici, ça marche.

 

Quinn rend compte directement à son supérieur, l’avocat Tau Masilo. Vers la fin de l’après-midi, dans le bureau de son chef, il rapporte que l’installation de l’émetteur GPS sur l’Hyundai Elantra de Babou Rayan a été effectuée. Le suivi indique que la voiture est restée plus d’une heure à une nouvelle adresse : 15, Chamberlain Street, Upper Woodstock.

– On va y faire un tour, dit Masilo.

– La moto de la pharmacie ?

– Ça devrait aller.

– Je m’en occupe.

 

Pièce photocopiée : Journal de Milla Strachan

Date d’inscription : 11 août 2009

Le Swing. Un-deux-trois, un-deux-trois, pas en arrière.

Le Fox-trot. Lent. Lent. Rapide. Rapide.

La Valse. Un. Deux. Trois.

Le Tango. Lent… Lent… Lent… Rapide. Rapide. Code morse de la danse. « Figures d’école », d’après Arthur Murray, des pas élémentaires qu’il me faut répéter. Je suis encore très loin de la femme que j’ai vue danser jeudi dernier. Mais il y a quand même quelque chose d’apaisant dans cet exercice infantile : si tu veux arriver là, voilà par où il faut commencer, au début, tout en bas de l’échelle. En n’attaquant qu’une étape à la fois. C’est étrange : ça apaise l’angoisse, le sentiment d’insécurité.

Vendredi 14 août 2009

Janina Mentz est assise dans son bureau avec Rajkumar et Masilo autour de la table ronde, et leur explique la conception qu’a le président d’un service de renseignement unifié. Masilo ne réagit pas. Rajkumar, l’air soucieux, regarde un bout de peau qui se détache près de l’ongle de son pouce.

– Nos carrières son en jeu, dit la directrice.

Rajkumar mordille le bout de peau.

– Sommes-nous les seuls impliqués dans l’affaire du Comité suprême ? demande-t-elle.

– Bien sûr, répond Tau Masilo.

– Alors on doit en tirer parti.

– Donc, vous dites que… dit Raj, en anglais comme d’habitude.

– Oui, Raj, à mon avis, c’est là notre carte maîtresse. Et également notre dernier ressort. À moins que tu ne connaisses un autre domaine où nous avons l’exclusivité…

– Non…

– Alors, il vaudrait mieux que nous l’exploitions. Sinon, nous nous retrouverons relégués quelque part dans l’arrière-boutique de quelque merveilleux hyper-conglomérat du renseignement imaginé par le président. Réduits à nous demander pourquoi nous n’avons pas travaillé un peu plus et un peu plus vite quand nous en avions encore l’occasion !

– Mais alors, si nous avions raison ? S’il ne s’agissait pas d’une action locale, mais seulement d’al-Qaida qui tente désespérément d’expédier une dernière fois quelques AK en Afghanistan ?

– Dans ce cas, Raj, il va falloir trouver le moyen de faire travailler ce petit quelque chose en notre faveur.

 

Milla Strachan est assise, en train de lire quand, à 15 h 30, son portable sonne.

APPEL INCONNU.

– Allô…

– Milla Strachan ?

– Oui.

– Je suis Mme Nkosi. De l’agence. J’ai une bonne nouvelle pour vous. Nous aimerions que vous vous présentiez pour un entretien d’embauche.

– Ah !…

Soulagement, surprise, reconnaissance…

– Cela vous intéresse toujours ?

– Bien sûr !

– Pourriez-vous venir la semaine prochaine ?

– Oui, je pourrai.

– Mercredi ?

– Mercredi, très bien.

Elle a failli dire « magnifique », s’est retenue pour ne pas donner l’impression qu’elle était trop reconnaissante, ou trop impatiente.

– Très bien. À midi ?

 

Peur, peur, peur… Pourquoi donc a-t-elle peur de tout ? Avant Christo, elle n’était pas comme ça ; avant, elle était courageuse, plutôt culottée. Il y a presque vingt ans de ça… Où donc est passée cette Milla-là ? Trop timide désormais pour se présenter à la soirée Rencontres d’Arthur Murray. Mais pourquoi ? Par peur de quoi ?

Finalement, ce qui l’oblige à y aller, c’est la promesse faite à son professeur. Il est déjà tard. Elle se prépare à la va-vite, conduit trop vite, arrive là-bas le cœur battant. Heureusement, tout le monde est déjà en piste, il y a davantage de femmes que d’hommes, il y a des femmes plus jeunes qu’elle… Tout de suite, son professeur l’invite à danser.