Mardi 18 août 2009
Tau Masilo ouvre un dossier qu’il tient sur ses genoux, en retire une photo et la place sur le bureau, devant Janina Mentz.
– Prise depuis la moto de la pharmacie, hier en fin d’après-midi, au 15, Chamberlain Street, à Woodstock…
La photo montre le Cheik, le président du Comité suprême, Suleyman Dolly, contournant une voiture dont le devant apparaît sur l’image.
– Très probablement le nouveau lieu de réunion.
Elle étudie les photos.
– Ils l’ont bien choisi.
– En effet. Et ça veut dire quelque chose. Regardez celle-là. Dolly n’utilise plus sa Volvo, ça veut dire qu’il s’est mis à faire très attention. La sécurité de ce nouveau lieu de réunion est devenue « organique », pour ainsi dire : ce matin, nous avons vu Babou emménager dans une des deux maisons jumelées. Le choix de la maison est révélateur en soi : sa situation dans un quartier habité par la classe moyenne et dont la plupart des habitants sont absents pendant la journée, car ils travaillent, donc moins de regards curieux, et aussi des rues calmes, où des voitures inconnues seraient remarquées immédiatement. C’est une maison à étage : de la fenêtre en haut, on peut surveiller à peu près toute la rue.
– En effet, beaucoup de mal. Il doit y avoir une raison.
– Que comptez-vous faire ?
– La seule solution, c’est d’installer quelqu’un dans une des quatre maisons d’en face. Nous étudions actuellement les titres de propriété. L’idéal serait qu’il y en ait une à louer…
– Mais ça servirait à quoi, Tau ?
– Je ne comprends pas.
– Est-il vraiment utile d’installer quelqu’un dans une de ces maisons ? Une photo ou deux de plus des entrées et des sorties de ces gens ne nous apporteraient rien de plus. Ce qu’on veut savoir, c’est de quoi ils parlent pendant leurs réunions.
– Mais, madame, nous prévoyons bien plus qu’un simple appareil photo.
– Ah bon ?…
– Mais oui ! Nous installerons des antennes de téléphone cellulaire, des micros paraboliques…
D’un geste de la main, Janina Mentz écarte la proposition.
Masilo ne se décourage pas.
– Regardez ici, par exemple, sur le mur de devant. Si on pouvait remplacer une de ces vis par un micro électroacoustique…
– Si ?…
– Madame, vous le savez bien, la priorité, c’est la surveillance.
– Tau, j’ai quelquefois l’impression que nous sommes simplement en train de nous amuser avec toute cette histoire d’espionnage technologique. Comme dans un film, c’est excitant, on se distrait, mais quand on arrive aux résultats, ça ne donne pas grand-chose.
– Je conteste…
– Vous pourrez contester tant que vous voudrez, Tau, mais où sont les résultats ? Nous avions Ismail Mohammed à l’intérieur ; ensuite, nous avons tenté des écoutes en utilisant une technologie que parfois je ne comprends pas entièrement. Et voilà où nous en sommes : dans le noir.
– Pas tout à fait, quand même…
Janina Mentz grimace et secoue la tête.
– Donnez-nous donc des résultats, Tau.
Il lui sourit.
– Vous les aurez.
Mercredi 19 août 2009
– Est-ce que vous vous considéreriez comme ambitieuse ? demande Mme Nkosi.
C’est une femme d’un certain âge, maternelle.
Milla réfléchit avant de répondre, craignant un piège.
– Je pense que… si l’on travaille dur, on peut être à la hauteur… si l’on donne le meilleur de soi-même.
Mme Nkosi répond encore par un « Hmm-hmm » satisfait et fait une annotation sur ses documents. Puis elle lève la tête.
– Parlez-moi un peu de vous. De ce que vous avez fait.
Question prévisible, Milla a préparé une réponse.
– Je suis née à Wellington, c’est là que j’ai été élevée et que j’ai fait toute ma scolarité. Ma mère était femme au foyer…
– Créatrice de foyer, corrige Mme Nkosi, comme s’il s’agissait de la plus noble des professions.
– Oui, répond Milla. Mon père était homme d’affaires, si l’on peut dire…
Opération Shawwal
Transcription : Écoute : M. Strachan. Daven Court n° 14, Davenport Street, Vredehoek
Date et heure : 7 octobre 2009, 23 h 09
MS : Lui et ma mère étaient un couple de hippies afrikaners, très excentriques, très différents des parents des autres enfants. Je ne sais toujours pas si… enfin, quelle influence ça a pu avoir sur moi. À une époque, j’avais tellement honte d’eux… Je veux dire, ma mère était… Parfois, par exemple, quand nous étions seules, elle se baladait nue dans la maison ; et mon père, lui, fumait de l’herbe de temps en temps, au salon. Il travaillait à la maison, chez nous : son atelier, c’était le garage. Au début, il a réparé des caisses enregistreuses ; par la suite, des ordinateurs. Il était… excentrique, mais pas seulement, il était aussi très intelligent. Il lisait beaucoup, de la science, de l’histoire, de la philosophie… C’était un grand partisan de Bertrand Russell, il se considérait lui aussi comme un pacifiste relativement politisé. « L’intellect libre est le principal moteur du progrès humain… » C’était sa citation préférée…
– L’année où j’ai obtenu mon diplôme de journalisme, je me suis mariée, et je suis tombée enceinte… et j’ai été « créatrice de foyer »… (Milla sourit timidement, laissant cette expression en suspens, car elle était de Mme Nkosi) pendant dix-sept ans. Maintenant, je vis de nouveau seule. Mais je dois vous avertir qu’officiellement je n’ai pas encore repris mon nom de jeune fille, Strachan, car le divorce n’a pas encore été prononcé.
– Vous avez bien fait, dit Mme Nkosi. Depuis quand vivez-vous seule ?
– Déjà quelques mois.
Milla se sent obligée d’arranger la réalité.
– Très bien, dit Mme Nkosi.
Milla ne comprend pas pourquoi. Toute cette expérience a une allure un peu surréaliste : l’agence de recrutement est décevante, installée au cinquième étage d’un immeuble sans charme de Wale Street, les lettres sur la porte sont petites et sans originalité, Placement Perfect, Agents de recrutement ; meubles et décor sans caractère… Milla se demande de quelle publication il s’agit : le périodique d’une PME ? Un gratuit de banlieue ?
Elles bavardent une heure et demie, et Milla s’explique, un peu gênée, sur son expérience, sa personnalité, ses opinions et son idéologie. Ses réponses sont récompensées par un « Bien » de Mme Nkosi, un « Hmmm ! » enchanté et parfois un « Merveilleux ! » – comme si Milla était exquise, parfaite… Et à la fin :
– Avez-vous des questions à me poser ?
– Oui… j’aimerais bien savoir… De quelle publication s’agit-il ?
– Pour être tout à fait franche, il ne s’agit pas exactement d’une… publication. Mon client recherche des journalistes, d’abord en raison de leur compétence en matière de traitement de l’information. Et aussi, naturellement, parce qu’ils écrivent bien.
Mme Nkosi consulte ses notes.
– Le candidat retenu sera chargé d’intégrer et de structurer les faits, ainsi que de rédiger des comptes-rendus concis, clairs et lisibles à l’intention de la direction. Ces rapports jouent un rôle essentiel dans la prise de décisions de l’entité en question.
– Ah, bon.
Milla est déçue ; cela se sent.
– Il s’agit d’un poste important, dit Mme Nkosi.
Milla hoche la tête, pensive.
– Vous gagnerez exactement la même chose que dans les médias, vous savez. Et même un petit peu plus.
– Quelle est l’entité en question ?
– Pour l’instant, je ne suis pas autorisée à vous le révéler.