Pièce photocopiée : Journal de Milla Strachan
Date d’inscription : 20 août 2009
À la fin des six premières leçons de danse – le cycle d’introduction –, je passe dans le groupe de M. Soderstrom, mon nouveau professeur, pour une durée plus longue. Je ne connais pas son prénom – une règle chez Arthur Murray –, on en reste aux conventions d’autrefois : monsieur, madame, mademoiselle ; courtoisie et dignité. M. Soderstrom est mince, un danseur ahurissant. À l’issue d’une séance difficile – j’en ai bavé –, je lui demande s’il pense que j’y arriverai. « Mais bien sûr que vous saurez danser ! » affirme-t-il avec un sourire radieux.
C’est sans doute ce qu’il dit à tous ses élèves.
Passé trois heures devant mon ordinateur à m’efforcer d’écrire mon livre… Rien. Existe-t-il une méthode scolaire pour amateurs permettant de réduire l’écriture d’un roman à un-deux-trois, pas en arrière ?… Mes pensées ont divagué vers d’autres questions : la nature de la liberté, sa relativité… Liberté, limitée par la conscience, par les désirs, par la culpabilité et par la dépendance : de l’argent, de la stimulation, de l’organisation, du talent, des objectifs. Et par le courage. Courage que, moi, j’ai perdu quelque part dans la banlieue Nord, il y a des années de cela.
Milla se trouve dans l’hyper Pick’n’Pay du centre commercial de Gardens lorsque Kemp, son avocat, appelle.
– Deux choses : il y a ici une lettre de votre fils pour vous ; et Christo a appelé, très en colère. Il dit que des gens sont venus à son bureau lui poser des questions. Pour vérifier votre passé.
– Vérifier mon passé ?…
Elle n’y comprend rien.
– Il paraît que vous avez postulé un emploi quelque part.
Elle peine toujours à saisir le rapport.
– Vous l’avez donc fait ? demande Kemp.
– Mais oui…
– Il dit qu’on lui a posé des questions sur vos antécédents politiques.
– Mes antécédents politiques ?…
– Puis-je vous demander où vous avez postulé ?
– J’ai… le… l’agence de recrutement n’a pas pu me dire grand-chose. C’est un poste de journaliste. Qu’est-ce que Christo leur a dit ?
– Ses paroles exactes ?
– Oui.
– Que vous êtes une sale communiste, tout comme votre père. Et aussi dingue que votre mère. Apparemment, il était très contrarié, Christo. Il m’a expliqué que c’était très gênant pour lui, et que vous auriez dû le prévenir…
– Comment l’aurais-je pu ?
Elle entend la sonnerie d’un appel qui arrive.
– Pardon, Gus, il faut que je vous quitte…
– J’envoie notre coursier avec la lettre.
– Merci, Gus.
Il lui dit au revoir. Elle regarde l’écran : APPEL INCONNU.
– Allô, Milla ? C’est Mme Nkosi…
Milla voudrait poser une question au sujet de l’enquête sur son passé, se plaindre poliment, mais elle n’a pas le temps de réagir :
– J’ai une très bonne nouvelle pour vous, annonce Mme Nkosi. Vous êtes sur la liste restreinte. Pouvez-vous venir demain matin pour l’entretien ?
Milla est prise de court :
– Demain ?
– Si ça vous convient.
– Mais… bien sûr !
Elle confirme l’heure et prend congé. Tout en poussant son chariot, elle tente d’assimiler la nouvelle. Les commentaires de Christo sur son communiste de père n’auraient donc pas fait trop de dégâts…
Elle passe à la caisse, va ensuite au kiosque, s’achète un paquet de cigarettes et un briquet Bic. Pour la première fois depuis dix-huit ans…
Dans la salle d’opérations de l’Agence présidentielle de renseignement, sur grand écran, on voit la photo d’un homme en costume qui descend de voiture. Sa peau est foncée, il porte un complet sombre, une chemise blanche et une cravate grise ; il a un sac noir à l’épaule. L’image est grainée, le champ peu profond : la photo a sans doute été prise au téléobjectif.
Janina Mentz et Tau Masilo l’examinent, assis. Le bras droit de Masilo, Quinn, est debout à côté d’eux. Il pointe un doigt vers l’écran.
– Shahid Latif Osman, un des membres du Comité suprême, dit-il. Ce n’est pas souvent qu’on le voit en costume : en général, il porte l’habit musulman traditionnel. La photo a été prise dimanche, vers midi et demi, devant un hôtel cinq étoiles de Morningside, à Johannesburg. Osman y est arrivé samedi, s’est inscrit sous le nom d’Abdoul Galli. Là, il est en train de retourner à l’aéroport. Vingt minutes auparavant, cet homme-ci (Quinn clique sur son ordinateur portable) avait quitté ce même endroit.
Une nouvelle image est apparue à l’écran : devant l’hôtel, un grand Noir, impeccablement habillé – veste bleu marine, pantalon gris –, monte dans une BMW X5 noire, du côté passager.
– Nous l’avons identifié ce matin grâce aux plaques du véhicule. Il s’agit de Julius Nhlakanipho Shabangu. Alias « Inkunzi » : « taureau », en zoulou. Notre principale source d’information à son sujet est la base de données des renseignements généraux, d’après laquelle il est associé à des organisations criminelles de la région de Gauteng. Casier judiciaire : deux condamnations à la prison ferme pour vol à main armée. On pense qu’il est depuis quatre ans le cerveau d’un réseau de vols de voitures, d’agressions à main armée et d’attaques de transports de fonds. Il y aurait d’autres renseignements dans les dossiers des Scorpions1, mais il va nous falloir un peu de temps pour mettre la main dessus.
– D’après un membre de l’équipe de cuisine de l’hôtel, Shabangu et Osman se sont rencontrés dans la bibliothèque, portes verrouillées, ajoute l’avocat.
Quinn indique l’écran du doigt et confirme :
– Shabangu est arrivé à l’hôtel le matin à 10 heures. Son chauffeur a attendu dehors. Deux heures plus tard il en est sorti, suivi peu après par Osman. Depuis la veille au soir, Osman n’avait pas quitté l’hôtel.
– Intéressant… dit Janina Mentz.
– Aucune trace d’une rencontre précédente entre ces deux personnages, dit Quinn.
– Osman se rend souvent à Johannesburg, mais principalement dans des mosquées, à Newtown, Lenasia, Mayfair et Laudium2. Shabangu n’a jamais été vu dans aucun de ces endroits-là.
– Un compagnonnage nouveau alors…
Janina Mentz est ravie. Du progrès, enfin !
– Drôle de confrérie, remarque Tau Masilo.
– Je présume que nous allons surveiller Shabangu désormais ?
– En effet.
Elle voudrait allumer une cigarette avant d’ouvrir la lettre, mais il n’y a pas de cendrier. Elle va chercher une soucoupe à la cuisine, puis allume sa cigarette, tire une grande bouffée. Et tousse…
Elle fume sa cigarette, les yeux rivés sur la lettre posée devant elle, sur la table basse. Elle la prend enfin, à contrecœur, et ouvre l’enveloppe.
Chère maman,
Je regrette beaucoup, maman. J’ai été grossier avec toi, et je ne me suis pas excusé comme j’aurais dû. Je t’ai manqué de respect, maman. Quand je m’en suis rendu compte, il était trop tard. Cela m’a servie de leçon, maman, je te le promets. Si tu pouvais me pardonner, je m’appliquerais à réparer, je te le jure. Papa dit que si seulement vous pouviez discuter ensemble, nous pourrions tout réparer. S’il te plaît, maman, tu me manques. J’ai besoin de toi dans ma vie. Je ne sais pas quoi dire à mes copains.
Appelle-moi, maman.
Barend
Son écriture, d’habitude très négligée et parfois indéchiffrable, semble, sur ce papier fin et coûteux – Dieu sait où il se l’est procuré –, au contraire très soignée… avec quand même une faute d’orthographe.
Milla repousse le papier, tiraillée entre la nostalgie et les affres de la culpabilité.
Tard dans la soirée, couchée dans son lit, elle fixe le plafond, rongée de remords. Elle tente de se défendre contre la culpabilité en composant dans sa tête une lettre à Barend.
Laisse-moi te dire toute la vérité, mon fils : ça ne servirait à rien que nous nous parlions, ton père et moi, car je ne l’aime plus. Et je ne sais plus – et ça me scandalise – si je l’ai jamais vraiment aimé. Mais je ne le déteste pas pour autant ; ça fait longtemps que je suis au-delà de tout cela. Je ne ressens plus rien pour lui, voilà.
Mais toi, je t’aime, car tu es mon enfant.
Et voici ce qu’il faut savoir : l’amour est comme un message ; il faut qu’il passe, il n’existe que s’il est reçu. Et toi, tu dois reconnaître que depuis longtemps tu n’as plus été réceptif du tout. Oui, Barend, toi qui supplies et plaides, plein de remords… Où était tout cela quand, tant de fois, je me suis adressée à toi avec amour et tendresse ? J’ai demandé : Parle-moi gentiment, car la façon dont un homme parle à une femme le définit. Tu es plus grand et plus fort que moi ; physiquement, j’ai même peur de toi. Mais je ne vais pas dresser la liste de tes torts ; je vois déjà la tête que tu fais. Des menus péchés, véniels, insignifiants, des péchés de petit banlieusard de dix ans : la porcherie de ta chambre, ton linge qui traîne par terre à la salle de bains, en dépit de mes prières ; ta bêtise, ton égoïsme, ton mépris à mon encontre, comme si j’étais une sorte de déchet qu’il fallait supporter… Ton manque total de prévenance, ton existence égoïste, tes demandes perpétuelles de plus d’argent, plus de possessions, plus de faveurs… La violence de tes réactions quand je disais non, les explosions, les jurons… Tes accusations, si cruelles, si injustes, tes manipulations, tes mensonges… Car tu es une brute et un tricheur… Mais je t’aime en dépit de tout, ce qui ne veut pas dire que je doive vivre éternellement avec tout cela.
Elle écrit tout cela dans sa tête, sachant que rien ne finira sur le papier.
Demain matin, elle écrira à Barend une vraie lettre. Elle lui dira qu’elle ne l’appellera pas pour l’instant, et lui demandera de lui laisser le temps de reprendre pied ; mais qu’ils pourraient s’écrire, et qu’elle répondra à chacune de ses lettres.
Qu’elle lui a déjà pardonné. Qu’elle l’aime infiniment.