Mardi 25 août 2009
Même salle d’entretien sans caractère, vaguement déprimante… Mais cette fois-ci avec quatre personnes : la sympathique Mme Nkosi, un homme noir qui se présente comme « Ben » et derrière eux, contre le mur du fond, deux spectateurs non identifiés, un Indien obèse et une Blanche d’une cinquantaine d’années.
– Je dois admettre que votre enquête sur mon passé m’a un peu surprise, dit Milla, s’adressant prudemment à Mme Nkosi.
– Compris. Inévitable. Si on prévenait, ça ne servirait à rien. Ça minerait la crédibilité, dit Ben, dont les phrases en anglais marchent comme des soldats.
Il a, pense Milla, « l’allure maigre et affamée » de Cassius dans le Jules César de Shakespeare.
– La bonne nouvelle, dit Mme Nkosi, c’est que vous êtes désormais sur la liste restreinte… Le poste, je vous l’ai déjà décrit. Maintenant nous pouvons vous en dire un peu plus.
– C’est pour une agence gouvernementale. Très importante. Vous accepteriez de travailler pour le gouvernement ? demande Ben.
– Oui, je… Puis-je savoir à qui vous avez parlé de moi ?
– En général, nous jetons un coup d’œil sur le travail du journaliste. Nous interrogeons les employeurs, les collègues. Votre cas était différent. Nous avons parlé à votre ex-mari, et aussi à un professeur de lycée et à un universitaire. Ils vous ont tous donné la mention très bien. Vous en êtes sortie haut la main.
Elle se demande de quel prof de lycée il peut s’agir : à Wellington, ils étaient tous plutôt conservateurs, membres du Broederbond1…
– Maintenant, le poste. Il s’agit d’une agence dépendant d’un ministère… Cela concerne des affaires d’État. La confidentialité est essentielle. Ici, c’est le facteur dominant. Cela signifie que vous ne pourrez pas parler de votre travail – de votre vrai travail. Vous aurez donc à mentir : à vos amis, à votre famille, en permanence. Cela peut être stressant.
– Au début, seulement au début, en fait, dit Mme Nkosi, apaisante. On s’y habitue.
– Évidemment, vous suivrez une formation pour pouvoir faire face. Mais ce n’est peut-être pas du tout ce que vous aviez envisagé.
– C’est… Je n’avais aucune idée…
– Nous comprenons, c’est arrivé tout d’un coup, c’est inattendu. Ne vous inquiétez pas, vous aurez tout le temps de réfléchir. Mais si d’emblée, maintenant, vous sentez que vous n’êtes absolument pas disposée à…
– Mais non… je… bafouille Milla Strachan. Ça semble… excitant.
Jeudi 27 août 2009
Rajhev Rajkumar connaît bien Janina Mentz. Il sait comment la prendre.
– Au sujet de la nomination à l’Équipe Rapport…
– Celui-ci, à mon avis, est le meilleur candidat.
Du plat de l’ongle, il tape sur un dossier.
– Pourquoi ?
– Elle est intelligente, un peu énervée, mais Ben est parfois difficile. Politiquement, elle est presque neutre, mais avec un penchant plutôt progressiste. Elle vit seule. Et elle pourra commencer au premier du mois, ce qui, bien sûr, représente un bonus.
– Elle n’a aucune expérience réelle qui corresponde à nos besoins.
– Aucun candidat n’en avait. Comme vous savez, malgré les apparences, ça peut être une bonne chose : pas de mauvaises habitudes, pas d’idéologie médiatique, etc.
– Ouais…
Rajkumar attend patiemment, car il sait que Janina Mentz a lu les transcriptions complètes. Il sait quels paragraphes seront déterminants.
Entretien d’embauche : Poste à pourvoir – Équipe Rapport
Transcription : M. Strachan, interviewée par B. B. et J. N.
Date et heure : 25 août 2009, 10 h 30
BB : Vous toucherez une pension alimentaire ?
MS : Non.
BB : Pourquoi pas ? Vous le méritez sûrement. Et votre mari a les moyens.
MS : Accepter de l’argent de lui constituerait une reconnaissance de dépendance et de soumission, de faiblesse. Or, je ne suis pas faible.
– D’accord, dit Janina Mentz. On l’embauche.
Dans la salle de formation, quatorze chaises font face à un bureau, mais Milla et l’instructeur s’assoient côte à côte. Il parle d’une voix monotone, le front plissé, l’air sérieux.
– Votre couverture primaire est ce que vous raconterez à votre famille et à vos amis, explique-t-il en anglais. Dans votre cas, votre couverture est News This Week. C’est une publication qui existe réellement, éditée par le Service de communication du gouvernement à l’intention des ministres, des directeurs généraux et de leurs cabinets. Vous direz aux gens que vous travaillez là, que vous compulsez tous les jours la presse et les médias électroniques pour trouver des infos provenant de la base au Limpopo et au Mpumalanga, votre zone géographique de focalisation, et que vous rédigez une page hebdomadaire là-dessus dans la newsletter. Mais il faut savoir que le gouvernement s’intéresse réellement à ces questions, il veut vraiment être tenu au courant. Il vous faudra donc également étudier la publication chaque semaine pour en connaître le contenu. Et il est également essentiel pour la couverture que cette affectation ait un aspect évolutif, pour que vous puissiez dire aux gens que vous espérez monter en grade un jour en intégrant une section plus importante, comme la zone Cap-Occidental, et éventuellement être nommée assistante éditoriale d’ici quelques années.
Et pourquoi donc, vu que tout cela est fictif, ne pas viser plus haut, prétendre au poste de rédac-chef ? se demande Milla, un peu perplexe.
Il est presque midi quand elle rencontre son nouveau chef, Mme Killian, qui dirige ce que l’instructeur a nommé l’Équipe Rapport. Milla la reconnaît : lors du dernier entretien d’embauche, elle était assise contre le mur du fond, elle avait l’air bienveillant d’une grand-mère. Quant aux autres collègues, elle n’a le temps que d’une rapide poignée de main : la spectaculaire Jessica – chevelure rousse en bataille, poitrine impressionnante – et deux chauves âgés dont les noms sont débités trop rapidement pour qu’elle les retienne.
Elle se rend compte que sa tenue chic détonne, car Jessica porte un vieux pull trop grand et un jean, et l’un des vieux chauves une cravate avec un chandail sans manches à carreaux.
Mercredi 2 septembre 2009
Janina Mentz étudie longuement un article de Die Burger2 intitulé « Nouvelles questions sur les armes ».
C’est presque en souriant qu’elle ouvre un tiroir de son bureau, y prend des ciseaux et découpe l’article.
Avant de le glisser avec soin dans un dossier neuf, elle le relit, en particulier le cinquième paragraphe, qui cite les paroles de David Maynier, député de l’Alliance démocratique3. « Ce que l’on fait en ce moment constitue une erreur : nous sommes sur le point de fournir des combinaisons aux aviateurs du président iranien Mahmoud Ahmadinejad d’Iran. Nous avons déjà vendu au colonel libyen Mouammar Kadhafi des lance-grenades et des missiles capables d’emporter des charges nucléaires, et au président du Venezuela, Hugo Chávez des fusils. Pourquoi vendons-nous des armes – de surcroît illégalement – à une série de “pays parias” ? Le gouvernement devra s’expliquer. »
À 10 h 14, le matin du mercredi 2 septembre, une Toyota Corolla rouge immatriculée dans la province du Cap-Oriental s’arrête devant le 16A, Chamberlain Street. Cette maison fait partie d’un bloc de six. Elles sont jumelées, toutes sans étage et peintes de couleurs claires différentes : le 16A est d’un rose immonde, les pointes de deux colonnettes supportant la grille du jardinet sont rehaussées de rouge vif. Un couple de couleur d’une trentaine d’années descend de la voiture : l’homme et la femme s’étirent, apparemment épuisés par un long voyage, poussent la grille et entrent. L’homme sort des clés de sa poche et ouvre la porte d’entrée. Les deux arrivants disparaissent dans la maison, vide depuis la veille.
À peu près un quart d’heure plus tard, un camion s’arrête devant la maison. Sur ses flancs, on peut lire : Afriworld Removals, Port Elizabeth.
Le couple sort de la maison, salue le conducteur et indique la porte.
À la diagonale de l’autre côté de la rue, Babou Rayan, l’homme à tout faire du Comité suprême, observe attentivement ce qui se passe : l’ouverture des portes du camion, la livraison du mobilier sans prétention, des meubles simples de la classe moyenne.
Lors de la réunion de fin d’après-midi, Tau Masilo rapporte à Mentz que deux opérateurs (Masilo a banni le terme « agent » du vocabulaire de l’agence car « nous ne vendons pas des polices d’assurances ») ont été installés en face de la maison du Comité suprême.
– Profil très bas pendant une semaine ou deux, madame. Demain, l’homme commencera son travail dans une société de pièces détachées d’automobiles de Victoria Street. Ostensiblement, la femme va d’abord faire la ménagère tout en surveillant discrètement le n° 15, en filmant et photographiant. Le système d’écoute téléphonique a été dissimulé dans le mobilier. Ce soir, l’homme va le brancher ; ça devrait être opérationnel dès demain. Il ne restera plus qu’à installer le micro électroacoustique, mais on attendra d’être absolument sûrs des mouvements…
– C’est du bon travail, Tau.
– Merci, madame.
Elle se tourne vers Rajkumar ; elle sait que l’Indien a de bonnes nouvelles : depuis le début de la réunion, il arbore un petit sourire satisfait.
– Raj ?…
– Julius Shabangu est la cheville ouvrière de la criminalité à Johannesburg. Nous avons obtenu quelques renseignements éclairants…
Janina Mentz lève les sourcils.
– La semaine dernière, nous avons détaché, dans le voisinage de Shabangu, deux véhicules présentés comme voitures de patrouille d’une compagnie privée de sécurité, Eagle Eye4 dit Rajkumar, qui attend que Janina Mentz apprécie son humour.
Elle hoche la tête.
– Toujours est-il qu’ils ont suivi le trafic des cellulaires. Nous avons traité beaucoup de données, et la bonne nouvelle, c’est que nous possédons désormais deux numéros de portables qui sont probablement les siens ou ceux de son équipe…
– Probablement ?…
– Madame, il faut savoir qu’il y a dans ce bloc plus de vingt maisons, et pas mal de trafic cellulaire. Les appels en question correspondent aux heures où Shabangu et son personnel se trouvent chez eux. Nous les avons isolés, nous les écouterons à partir de ce soir… Mais voici le plus intéressant : ils sont en contact avec quelqu’un à Harare : deux appels de deux portables différents, tous deux adressés au même numéro au Zim.
– Ça, par exemple !… s’exclame l’avocat.
– Pourtant, nous ne savons pas à qui appartient le numéro à Harare, dit Janina Mentz.
– Au Zim, nous n’avons pas accès à l’infrastructure. Mais nous écouterons désormais tous les appels provenant de ces numéros-là.
Janina lui sourit encore une fois, un vrai sourire.
– Excellent travail, Raj.
– Oui, je sais, répond l’Indien.
Pièce photocopiée : Journal de Milla Strachan
Date d’inscription : 3 septembre 2009
Épuisée… Quelle journée ! Neuf heures de formation : mise à jour informatique, compétence Internet, procédures d’enquête, rédaction de rapports, style de rédaction… Et le tout dans une même pièce, devant un ordinateur, avec quatre instructeurs différents, tous mortellement ennuyeux.
Pièce photocopiée : Journal de Milla Strachan
Date d’inscription : 3 septembre 2009
Le clou de la journée : pour la première fois je vois les mots « Spy the beloved country » ; ils défilent lentement sur l’économiseur d’écran d’Oom5 Theunie, un de mes collègues chauves. Je lui demande ce que ça veut dire. Il sourit. Puis il ajoute que la directrice se nourrit d’informations.
Il fume la pipe, comme mon père.