Vendredi 4 septembre 2009
Assis au Bizerca Bistro, l’élégant avocat noir, Tau Masilo, et l’infroissable femme blanche, Janina Mentz, penchent la tête l’un vers l’autre, comme des amants – une île de sérieux dans l’heure frivole du déjeuner.
Masilo parle doucement :
– Ma source affirme que notre ministre recommande de nous laisser en paix en ce qui concerne la fusion, mais que d’autres membres du gouvernement ne partagent pas cet avis.
– Qui ça ?
– Le ministre de la Défense, paraît-il, et celui de l’Intérieur.
Ils sont importants, Mentz le sait bien. Elle digère l’information, puis demande :
– Et qui nous défend ?
– Le vice-président.
– Personne d’autre ?
– L’information est de deuxième main, bien sûr, et j’imagine qu’elle comporte pas mal de spéculation. Mais l’important, c’est que le président n’a pas encore décidé si nous sommes concernés ou pas.
Ils mangent en silence ; Masilo avec un plaisir évident.
– Pas étonnant que le ministre des Finances déjeune ici, lui aussi, remarque-t-il finalement, tout en posant son couteau et sa fourchette. Madame, puis-je vous faire une suggestion ?
– Oui, Tau, bien sûr.
– C’est le moment de faire parler de nous. Pour emporter la conviction du président…
– Mais comment ?
– En utilisant ce que nous avons en main. Je sais, objectivement, nous n’avons pas grand-chose. Mais un rapport bref, intelligemment rédigé…
– Plutôt risqué, ça…
– Risqué ? Pourquoi ?
– Tau, si nous nous plantions dans cette affaire musulmane, que nous resterait-il de crédible ?
– Est-ce que ça aura de l’importance dans un mois ou deux ?
– C’est simple : nous n’avons pas encore assez de faits, répond-elle, laissant paraître un regret mal déguisé.
– Je ne sais pas, madame, si nous pouvons attendre beaucoup plus longtemps. Une opportunité s’est présentée, et elle ne va pas durer ; d’un jour à l’autre, le président pourrait prendre sa décision…
Janina Mentz rajuste ses lunettes : elle n’est pas convaincue.
Le portable de Masilo sonne. Il répond, écoute et demande :
– D’où ça ? J’arrive.
Il range l’appareil.
– C’était Quinn. Il semble qu’à Johannesburg les écoutes ont donné des résultats.
Quinn, en col roulé noir et pantalon beige, déroule les faits d’une voix douce :
– Inkunzi Shabangu et ses gens sont malins, comme il convient chez des membres du crime organisé. Ils changent de carte SIM toutes les semaines. Il faut trois ou quatre jours à Raj et à son équipe pour isoler les nouveaux numéros, car nous n’avons accès qu’à la maison de Shabangu ; c’est notre seul point de contact. Ça nous laisse seulement trois jours pour écouter avant de devoir tout recommencer. D’ailleurs, ils ne se servent jamais deux fois de suite de la même carte SIM ; nous présumons que chaque nouveau numéro est envoyé par SMS le dimanche soir aux contacts importants. Celui-ci a été noté ce matin. La voix est celle de Shabangu lui-même. L’appel provient de Harare, l’accent est typiquement zimbabwéen…
Quinn clique à l’aide de la souris. Le son est d’une qualité exceptionnelle.
« Allô…
– Mhoroi1, Inkunzi, comment allez-vous ?
– Je vais très bien, mon ami, et vous, vous allez bien ?
– Pas si bien que ça, Inkunzi. Ici les temps sont durs.
– Je sais, mon ami, je sais, les journaux ne parlent que de ça.
– Que peut-on y faire ?…
– Alors, mon ami, ndeipi2 ?
– La nouvelle, c’est que vous aviez raison, Inkunzi. Chitepo travaille sur un nouvel itinéraire qui passera par l’Afrique du Sud. »
Quinn appuie sur la touche « pause ».
– Il s’agit probablement de Johnson Chitepo, chef du commandement des opérations conjointes du Zim et bras droit de Mugabe. Mais écoutez donc ceci…
Il redémarre l’enregistrement.
« Et vous êtes sûr ? dit la voix de Julius Shabangu.
– Presque sûr. À quatre-vingt-dix-neuf pour cent. Mais on a l’impression qu’il ne dit pas tout au camarade Bob3.
– Chitepo ?…
– Yebo4.
– Alors, maintenant il vole Mugabe ?
– Il s’occupe de ses propres affaires.
– D’accord… Ça va se passer quand ?
– Bientôt, je pense. Mais nous essaierons d’en savoir plus.
– Et l’itinéraire ? Il va passer où ?
– Tout ce que je sais, c’est qu’il travaille avec un Sud-Africain, un type qui s’occupe de la conservation de l’environnement. Alors, ça pourrait passer par le Kruger, vous savez, le parc transfrontalier. Ils sont reliés maintenant, Gonarezhou et Kruger. Ils le feront passer par là, à notre avis.
– OK, mon ami, c’est très bien. Mais nous aurons besoin de détails.
– Je sais, Inkunzi. Je vais continuer à écouter.
– Tatenda, my friend. Fambai zvakanaka.
– Fambai zvakanaka, Inkunzi. »
Quinn arrête à nouveau l’enregistrement.
– La dernière réplique signifie « portez-vous bien », en shona. La conversation est assez typique ; délibérément brève, comme la suivante. C’est Shabangu lui-même qui appelle ; le numéro est celui d’une maison ici au Cap, à Rondebosch-Est5, que nous allons mettre sous écoute, naturellement. Elle appartient à un certain Abdallah Hendricks, qui n’est jamais apparu sur notre radar jusqu’ici.
Il clique sur un nouveau dossier électronique.
– Hendricks.
Voix d’Inkunzi, grave et autoritaire :
« J’ai un message pour Inkabi.
– Inka ?… Oui, Inkabi. Quel est le message ?
– Dis-lui qu’il avait raison. Notre ami au Zimbabwe s’est remis dans l’export, mais avec de nouveaux partenaires, et il veut travailler avec l’Afrique du Sud. Dis-lui que c’est sûr à quatre-vingt-dix-neuf pour cent. Mais on n’en sait pas plus. On essaiera d’en apprendre davantage.
– Je le lui dirai.
– OK, mon ami. C’est tout.
– Khuda hafiz.
– OK. »
Bip d’un téléphone qu’on raccroche. Quinn se retourne vers Mentz et Masilo.
– « Inkabi » signifie « bœuf » en zoulou, qui se dit « os » en afrikaans, comme dans le nom Osman, donc « homme-bœuf ». Shabangu et Osman se sont probablement mis d’accord sur ce nom de code quand ils se sont rencontrés. Shabangu aurait donc un certain sens de l’humour.
Masilo est seul à sourire.
– On peut également en déduire que Hendricks a été un peu pris de court : il n’a pas reconnu le code immédiatement. Nous pensons donc qu’il s’agit du premier appel de Shabangu à ce numéro, et de la première fois qu’il utilise le code pour informer Osman depuis qu’ils se sont rencontrés à Johannesburg, explique Quinn.
– Que veut dire khuda hafiz ? demande Mentz.
– C’est une salutation musulmane, quelque chose comme « que Dieu te garde ». Vous aurez remarqué que Shabangu n’a pas compris non plus.
– Nous n’avons aucune idée de l’identité de ce contact de Shabangu à Harare ?
– Non, madame, pas encore. Mais nous savons pas mal d’autres choses : nous savons pourquoi Osman est allé voir Shabangu.
– Vous pourriez nous en faire part ? dit Janina Mentz.
– Le tableau n’est pas encore achevé…
– Ça, je sais, Quinn. Et j’ai l’impression que c’est un tableau plutôt confus.
– Commencez par le début, dit Masilo. Il est très important que nous comprenions tout ce qui se passe.
Quinn hoche la tête et réfléchit un instant, avant de venir s’asseoir en face d’eux.
– D’accord. Il faut voir ça comme un drame, avec deux personnages principaux et deux seconds rôles. Le personnage principal numéro un est Johnson Chitepo, chef du commandement des opérations conjointes au Zimbabwe, et ex-bras droit de Mugabe, l’homme qui a bouclé les accords au sujet des concessions minières des diamants du Congo. C’est également lui qui a vendu les diamants pendant les années où tout était facile. C’est ainsi que lui et le camarade Bob ont mis de l’argent de côté. De très grosses sommes. Mais ça, c’était dans le temps, et aujourd’hui les choses sont sensiblement différentes. Mugabe et Chitepo voient leur pouvoir s’effriter au Zimbabwe, lentement mais sûrement. Leurs ventes de diamants sont limitées par les sanctions et accords internationaux, leurs comptes en banque ont été bloqués, et cet argent n’est plus utilisable. Aujourd’hui, Chitepo veut à tout prix reconstituer son matelas avant que la fin arrive – et la fin arrivera, ce n’est qu’une question de temps. Chitepo se retrouve donc avec au moins 100 millions de dollars de diamants, mais aucun moyen de les convertir. Et voilà qu’il semble avoir trouvé un nouveau partenaire, ce type qui travaille dans l’environnement et qui pourrait faire passer les diamants par le parc Kruger élargi. Est-ce que ça rime à quelque chose ?
Mentz acquiesce de la tête.
– Le personnage principal numéro deux, c’est Sayyid Khalid bin Alawi Macki. Dans le temps, il a aidé Chitepo à écouler ses diamants, il a blanchi l’argent et l’a envoyé vers les comptes suisses de Mugabe et associés. Mais quand ça n’a plus marché, la grande amitié qu’il y avait entre lui et Chitepo a tourné à l’aigre. Avant d’aller plus loin, il y a un tas de choses à savoir au sujet de Macki. Primo, son activité essentielle est le blanchiment ; un service qu’il propose et fournit à l’Afrique entière. Nous savons qu’il le fait pour les pirates somaliens, pour les réseaux de drogue et d’escroquerie du Nigeria, pour les gangs de voleurs de voitures du Mozambique. Secundo, les deux crises économiques l’ont frappé très fort ; il a perdu des investissements gigantesques à Dubai, où son chiffre d’affaires a été réduit de soixante pour cent : à l’heure qu’il est, il bat de l’aile. Tertio, c’est un musulman militant d’Oman, actuellement la première zone de croissance d’al-Qaida. Et, quarto, Macki a quelque faiblesse pour al-Qaida : sa réussite, sa fortune et son appui lui ont valu une certaine position dans ces milieux-là. Or, actuellement, c’est une position qu’il voudrait bien regagner.
Quinn marque une pause pour laisser à Mentz le temps de tout assimiler.
– Maintenant, l’intrigue. La trame principale est un conflit entre le désir de Chitepo de vendre les diamants et la conviction de Macki que les pierres lui appartiennent en fait à lui, ou du moins à cinquante pour cent, en vertu de l’accord initial. D’une manière ou d’une autre, Macki a entendu parler des projets de Chitepo, et il a la ferme intention d’intercepter l’envoi, la fameuse cargaison. Mais il a un problème : il n’a plus d’amis au Zimbabwe. Il reste donc coincé là-haut à Oman. Que faire ? La seule solution est d’agir par l’intermédiaire de contacts qui sont plus près de l’action : ses frères musulmans.
– Le Comité suprême, dit Janina Mentz.
– Ici chez nous, au Cap, enchaîne Masilo.
– Exactement, dit Quinn. C’est pour cette raison que Macki a téléphoné au second rôle majeur de notre pièce : Suleyman Dolly, le président du Comité suprême.
– L’appel que notre taupe Ismail Mohammed a surpris.
– Exact. Macki sait que Dolly et le Comité suprême ont besoin de fonds pour le projet dont ils s’occupent actuellement, et que c’est urgent.
– Le fameux projet local : selon Ismail Mohammed, de la contrebande d’armes.
– Alors entre en scène un autre second rôle : Julius Inkunzi Shabangu. C’est Macki, selon mon intuition, qui aurait suggéré le nom de Shabangu. Souvenez-vous que Macki blanchit de l’argent. Or, les gangs mozambicains de voleurs de voitures ont dû le mettre au courant au moins de l’existence de ce Shabangu, et il a même probablement déjà eu affaire à lui, directement ou indirectement…
– Nous savons aussi, ajoute Tau Masilo, qu’il y a pas mal de Zimbabwéens qui travaillent pour Inkunzi Shabangu au Gauteng : des voleurs de voitures.
– Exactement, dit Quinn. Et, d’après le dossier des Scorpions, il est également soupçonné de fournir de faux passeports à des ressortissants du Zim et du Nigeria, ce qui veut sans doute dire qu’il aurait de bons contacts à Harare… Mais, quoi qu’il en soit, quand Macki parle à Suleyman Dolly, il y a dix chances contre une qu’il recommande Inkunzi comme partenaire possible pour l’intégralité de la combine. Et alors Dolly enverra un des membres de son Comité suprême parler à Inkunzi : Osman, à l’hôtel de Johannesburg. Inkunzi veut faire plaisir à Macki, mais c’est avant tout un homme d’affaires, il exigera un pourcentage à chaque transaction. Or, la proposition de collaboration d’Osman est tout à fait acceptable.
– Mmm… fait Mentz.
– Inkunzi et son nouveau partenaire – plutôt insolite –, le Comité suprême, voudraient donc intercepter l’envoi de diamants de Chitepo, dit Tau Masilo.
– La fameuse cargaison, ajoute Quinn.
– Et Inkunzi doit découvrir la route que la cargaison va suivre. Et aussi les Sud-Africains qui sont impliqués.
Les deux hommes la regardent. Mentz rajuste ses lunettes et se lève.
– Je pense que ça risque de donner un rapport tout à fait intéressant, dit Tau Masilo. Pour le président.
Mentz prend son temps. Les deux hommes attendent, tendus.
– Vous faites une erreur capitale, dit-elle. La façon dont vous attribuez les rôles. Le rapport sera un pétard mouillé si vous mettez Chitepo et Macki en vedette.
Masilo comprend vite.
– Pour servir nos fins, le rôle principal reviendra au Comité suprême et à sa transaction sur les armes.